Notes
-
[1]
Seulement devant les ouvriers artisanaux non qualifiés.
-
[2]
Seulement devant les chômeurs n’ayant jamais travaillé et à égalité avec les anciens ouvriers.
-
[3]
Sur la période 2000-2010, la part des exploitations agricoles pratiquant la vente directe est passée de 9,1 % à 8,3 % de l’ensemble des exploitations.
-
[4]
Il s’agissait ici uniquement des circuits courts au sens du Plan Barnier : voir la section vocabulaire. On observe que environ 98 % des circuits courts sont aussi des circuits locaux, c’est-à-dire de proximité géographique.
-
[5]
Les éleveurs bovins qui vendent tout ou partie de leur viande en circuits courts atteignent un revenu moyen significativement supérieur à la moyenne.
-
[6]
Les données statistiques sur les revenus ci-après peuvent être retrouvées dans cet article.
-
[7]
En complément de l’enquête statistique, une quarantaine d’entretiens libres ont été réalisés au premier semestre 2012 auprès de 8 consommateurs, 12 producteurs en circuit de proximité, 8 distributeurs et 12 acteurs institutionnels limousins.
Les circuits de proximité agroalimentaires bénéficient actuellement d’un engouement médiatique et politique. Ainsi, une recherche du terme « circuits courts » (voir encadré pour le vocabulaire) dans Factiva pour l’ensemble de la presse française renvoie à 3 articles en 2000, 16 en 2003, puis un quasi-doublement chaque année pour atteindre 4511 articles en 2014. Parallèlement, le sujet est arrivé sur l’agenda du gouvernement français avec le lancement d’un plan ministériel de développement des circuits courts en 2009 (Plan Barnier), suivi de plusieurs références aux circuits courts dans le programme national alimentaire (PNA) en 2011, dans la loi de Modernisation Agricole de 2010 et dans la loi d’Avenir pour l’agriculture de 2014.
2Cet engouement médiatique et politique reflète les nombreuses vertus économiques, sociales et environnementales prêtées aux circuits de proximité dont certaines rencontrent les questions de précarité en milieu rural. Ils permettraient aux agriculteurs de redorer une image qui a pu être entachée par divers scandales sanitaires et par la dénonciation de pratiques environnementales peu compatibles avec les nouveaux impératifs écologiques. Les circuits de proximité sont également censés recréer du lien social en réponse au problème d’isolement. Enfin, ils contribueraient à créer de l’emploi et à rehausser les revenus d’une des professions les moins bien rémunérées en France dans un contexte de baisse régulière de la part de l’alimentaire dans le budget des ménages. Ainsi, en 2010, les ouvriers agricoles sont les ouvriers les moins bien rémunérés [1] avec un niveau de vie mensuel de 1 431 € contre 1 521 en moyenne pour l’ensemble des ouvriers, de même que les retraités agricoles [2], avec un niveau de vie moyen des anciens agriculteurs exploitants de 1 482 contre 1 913 € pour l’ensemble des retraités (Observatoire des inégalités, 2013).
3Si ces vertus sont partiellement vérifiées lorsqu’elles sont mises en perspective dans le contexte limousin, leur analyse soulève néanmoins quelques paradoxes en matière de précarité. D’une certaine manière, le premier réside dans le fait que l’attention médiatique et politique qui leur est portée intervient alors que la pratique des circuits courts (en tout cas de la vente directe, seule forme de commercialisation suivie depuis 1979 dans les recensements agricoles) a connu un long et régulier déclin en Limousin, y compris au cours des dernières années [3]. Par ailleurs, en termes de liens sociaux au sein des populations rurales, des travaux récemment menés en Limousin (Richard et al., 2014) montrent que les circuits de proximité concernent souvent des consommateurs et des producteurs de catégories socioprofessionnelles (CSP) supérieures plutôt que des précaires, confirmant ainsi les travaux de Mundler (2007). Loin de rapprocher le consommateur du producteur, les circuits de proximité rapprocheraient un certain type de consommateurs d’un certain type de producteurs, et concerneraient sensiblement moins les populations les plus fragiles. Le présent article aborde donc la question de la précarité du côté des consommateurs et des producteurs.
Impacts économiques des circuits de proximité en Limousin
Vers une sécurisation des revenus des agriculteurs ?
4Comme le notent Kneafsey et al. (2013), l’impact des circuits de proximité sur les revenus de la profession agricole est un sujet encore peu étudié. En 2011, la Direction Régionale Agriculture Alimentation Forêt (Draaf) du Limousin, le Conseil régional Limousin et le laboratoire Geolab ont mis en place une enquête complémentaire au Recensement Agricole auprès de 507 des 1 422 producteurs pratiquant les circuits courts [4] dans la région. La comparaison entre les données économiques de cette enquête et celles du Réseau d’Information Comptable Agricole (RICA), tous modes de vente confondus, montre que les exploitations pratiquant les circuits courts sont plus performantes que celles ne les pratiquant pas, pour ce qui est du secteur des éleveurs bovins [5]. Concrètement, en Limousin, à chiffres d’affaires équivalents (autour de 124 500 € en moyenne), elles dégagent un Excédent Brut d’Exploitation et un revenu respectivement supérieurs d’au moins 18 % et 44 % à ceux des exploitations commercialisant en filières longues. Le revenu par unité de travail annuel non salariée est également supérieur d’au moins 18 % (Chevallier et al., 2014 [6]). Du reste, ces données confortent les exploitants dont la principale motivation à se lancer en circuits de proximité est précisément de dégager un revenu supplémentaire pour l’exploitation sans avoir à agrandir cette dernière (entretiens [7] auprès d’éleveurs bovins et de maraîchers en Limousin).
Vocabulaire : circuits courts et circuits de proximité
La proximité désigne tout ce qui peut rapprocher des consommateurs et des producteurs :
- proximité spatiale : nombre de km parcourus, appartenance géographique (c’est souvent cette seule proximité qui est retenue dans le langage courant) ;
- proximité relationnelle : échanges entre consommateurs et producteurs, interconnaissance (de la simple photo sur l’emballage au chantier chez le producteur). La notion de circuit court, définie par le Plan Barnier en 2009, est donc une sous-catégorie de la proximité relationnelle, car elle est définie par le nombre d’intermédiaires entre le consommateur et le producteur (un au maximum).
- proximité institutionnelle : le fait de partager des valeurs et des préférences sur les modes de commercialisation ou de production.
5De la même manière, la population agricole bénéficie de créations d’emplois : 17 % des 512 exploitations estiment avoir généré de l’emploi en se lançant dans les circuits courts sans que l’on puisse estimer le nombre d’emplois maintenus. Et de fait, à tailles foncière et économique équivalentes, les exploitations pratiquant les circuits de proximité (ici les circuits courts) se caractérisent en moyenne par un plus grand nombre d’emplois par exploitation.
6Enfin, dernier aspect positif des circuits courts vis-à-vis de la précarité, ceux-ci peuvent consolider l’équilibre financier en jouant sur la trésorerie et la confiance des banquiers : « ils nous paient la production de l’année. En avril, j’ai mes chèques jusqu’à janvier 2013. Tous les mois j’ai tant qui me tombe. Ça nous a permis, à un moment où on avait eu une déficience en eau pour l’irrigation de retourner à la banque pour rechercher un crédit pour pouvoir faire un forage, le fait d’avoir des contrats signés avec des chèques qui tombent tous les mois » (maraîchers pratiquant la vente en Amap avec un système d’abonnement avec paiement à l’avance, Corrèze, entretien avril 2012).
7Ces éléments sont donc très encourageants quant à la réalité des bienfaits économiques des circuits de proximité, au point que, tous secteurs confondus, « les exploitants sont globalement satisfaits du revenu qu’ils tirent des circuits courts et ce quel que soit le mode de vente » (données Draaf 2011). Pourtant, ces chiffres ne doivent pas occulter une autre réalité relative aux revenus et en particulier à la distribution des revenus au sein des exploitations installées en circuits courts. En effet, les données disponibles (toujours pour le secteur de l’élevage bovin viande) indiquent des écarts de revenus très importants entre les exploitations respectivement les plus et les moins performantes. Plus encore, l’écart au revenu moyen de l’ensemble des exploitations du secteur est sensiblement plus marqué parmi les exploitations en circuits courts que parmi celles qui sont en filières longues.
8Ainsi, si les circuits courts semblent permettre aux exploitations les plus performantes d’obtenir des revenus en moyenne plus confortables, à l’inverse, ils se traduisent par une aggravation de la précarité des exploitations aux revenus les plus modestes. Autrement dit, en Limousin et pour le secteur bovin viande, la distribution des revenus au sein des exploitations en circuits courts est plus inégalitaire que pour les autres.
Les circuits de proximité concernent-ils les agriculteurs et consommateurs précaires en milieu rural ?
9Les revenus ne sont qu’une des multiples dimensions de la précarité, au même titre par exemple que l’absence ou non de relations sociales. En l’espèce, ces aspects sont fondamentaux puisque les producteurs en circuits de proximité, identifient que le « souhait d’une reconnaissance de [leur] travail et de [leur] produit » ainsi que le « contact clientèle » font partie des 4 principales motivations pour se lancer dans les circuits de proximité, citées par plus de la moitié des exploitants interrogés (données Draaf 2011). Concernant ce dernier aspect des choses, précisons néanmoins qu’un certain nombre de producteurs expriment paradoxalement une certaine méfiance vis-à-vis du consommateur. Certains producteurs craignent par exemple de se faire « envahir » ou que les coups de main des consommateurs soient difficilement gérables, à l’instar de Gaspard, maraîcher : « là par exemple, on a fait du désherbage de carottes, y a eu un monsieur il a dit qu’il avait ses habitudes de jardin. Il voulait tout arracher alors nous non, “n’arrache pas tout la carotte elle a que deux feuilles”, et lui “mais si moi je fais comme ça chez moi”, y a des gens qui viennent et puis ils savent donc c’est vachement dur à gérer (…) maintenant on se dit y a vraiment des travaux qu’on ne peut pas faire faire [par des consommateurs] » (entretien Corrèze 2012).
10Mais pour les producteurs, la reconnaissance peut également s’exprimer en termes « d’utilité sociale » et parfois précisément d’engagement contre la précarité et/ou les inégalités. Concrètement, cette question est spontanément évoquée dans un quart des quarante entretiens réalisés en 2012, à l’endroit aussi bien des producteurs que des consommateurs. Ainsi, ce maraîcher corrézien voit l’intérêt des circuits de proximité bien au-delà de sa propre et seule exploitation : « Moi mon objectif c’est qu’il y ait plein de petits paysans partout. Je connais tellement de gens au RSA qui seraient trop contents de cultiver un bout de terrain. C’est ça qu’il faudrait pousser » (entretien mars 2012). Il en est de même de cet autre confrère, attaché au fait que sa production, « c’est pas plus cher qu’en supermarché. Alors après, ça c’est notre choix, on veut pas de la bio pour les riches, les bobos » (maraîcher corrézien, entretien avril 2012). En l’occurrence, les enquêtes réalisées en Limousin (tableau 1) semblent malheureusement confirmer les résultats cités en introduction, à savoir que les consommateurs des catégories sociales les plus modestes recourent moins aux circuits de proximité que ceux des plus aisées, et ce, que ce soit en milieu urbain ou rural.
Pratique des circuits de proximité par les consommateurs en milieux urbains et ruraux selon la catégorie socioprofessionnelle
Pratique des circuits de proximité par les consommateurs en milieux urbains et ruraux selon la catégorie socioprofessionnelle
CCPI : Chefs d’entreprise, cadres et professions intermédiairesOE : ouvriers, employés
Les enquêtes « Gentioux » ont été réalisées en milieu rural sur une partie de l’ancienne communauté de communes de Gentioux en Creuse. Gentioux permanents est une enquête remplie par 112 répondants en résidence principale dont 24 CCPI et 22 OE. Gentioux secondaires est une enquête remplie par 114 personnes en résidence secondaire dont 17 CCPI et 6 OE (la question CSP a été peu remplie).
L’enquête Limoges a été remplie par 274 consommateurs sur Limoges, donc en milieu urbain.
11Le fait est que du côté des producteurs, la pratique des circuits courts semble également être privilégiée par des exploitants aux profils socioculturels singuliers par rapport à la profession. Concrètement, dans le cas limousin, les producteurs en CCP sont plus diplômés que la moyenne : les bac+2 et plus constituent 29 % des exploitations pratiquant les circuits de proximité, soit plus du double que l’ensemble des exploitations (données Draaf 2011 et Recensement Agricole 2010). Ceci pourrait s’expliquer de deux manières : d’une part, la pratique des circuits de proximité induit une complexité importante nécessitant plus de compétences (plusieurs métiers et ouverture à des logiques non agricoles) ; d’autre part, ces agriculteurs partageraient avec les consommateurs un certain nombre d’attributs, valeurs et objectifs. Une partie des producteurs concernés disposeraient ainsi des capitaux culturels et sociaux susceptibles de faciliter la prise de contact avec les consommateurs puis la pérennisation des débouchés.
12À cet égard, les entretiens réalisés incitent à considérer ces capitaux sociaux comme une condition essentielle de réussite des producteurs misant sur les circuits de proximité. Ainsi, le bouche-à-oreille joue un rôle essentiel dans la mise en relation des agriculteurs et des consommateurs (et ce, d’un côté comme de l’autre) (Chevallier et al., 2014). Pour Corinne, éleveuse en bovin lait, « alors il faut un coup de chance mais ça marche beaucoup du bouche-à-oreille, tu connais untel qui connaît untel, alors ça prend du temps et y a pas de technique pour être sûr d’y arriver ». À l’inverse, l’absence de ce même capital est pointé comme une source de difficulté insurmontable : « Pour commercialiser, y a pas 36 solutions, quand tu connais rien ni personne, ben j’ai essayé d’aller sur les marchés. (…) Dans le premier, y a déjà un maraîcher qui est connu, qui est un gars qui est né là, donc moi je me mettais à côté de lui tu vois, et c’était n’importe quoi donc les gens ils allaient toujours le voir lui. Donc je ne vendais pas. » (maraîcher Corrèze, entretien mars 2012). Enfin, si le capital social permettant l’accès aux consommateurs est un gros atout, les solidarités locales et familiales, le fait de bénéficier d’un environnement humain et technique favorable sont autant de chances supplémentaires de réussir l’installation ou la conversion en CCP : « Y en a qui disent qu’ils y arrivent tout seuls, mais est-ce qu’il a sa femme qui lui file un coup de main, ses gamins, est-ce qu’il a ses parents qui sont encore là sur la ferme. Est-ce qu’il y avait du matériel déjà quand il est arrivé à la ferme, plus tout ça » (éleveur Ovin, Haute-Vienne, entretien avril 2012).
Conclusion
13Du côté des producteurs, la pratique des circuits de proximité est économiquement risquée : les meilleurs s’en tirent mieux, tandis que d’autres courent le risque de l’échec économique, source potentielle de précarité. Mais, la présence croissante des institutions agricoles dans ce domaine peut constituer un atout pour un accompagnement renforcé ou des possibilités de tester les circuits de proximité dans un cadre sécurisé. Il reste que cette démocratisation de l’accès aux circuits de proximité pour les producteurs se heurterait certainement à la volonté d’autonomie, très présente dans les motivations des producteurs interrogés dans l’enquête Draaf en 2011.
14Du côté des consommateurs, malgré une préoccupation constatée de certains producteurs interrogés de ne pas vendre qu’à une clientèle aisée, les catégories socioprofessionnelles supérieures sont nettement surreprésentées parmi les consommateurs.
15Les circuits de proximité ne rapprochent donc pas le consommateur du producteur, mais davantage les producteurs aisés des consommateurs aisés. Cela peut d’ailleurs permettre de formuler une hypothèse à tester : que les difficultés économiques des producteurs se lançant en circuits de proximité proviendraient en partie d’une difficulté à accéder à la clientèle, faute de faire partie du même milieu que ces derniers.
Bibliographie
- Marius Chevallier, Julien Dellier, Gaël Plumecocq, Frédéric Richard, Dynamiques et structuration des circuits courts agroalimentaires en Limousin : distance institutionnelle, proximités spatiale et relationnelle, Géographie, économie, société n° 3 (Vol. 16), p. 339-362, 2014.
- Moya Kneafsey, Laura Venn, Ulrich Schmutz, Balasz Balint, Liz Trenchard, Trish Eyden-Wood, Elizabeth Bos, Gemma Sutton, Mathew Blackett, Short Food Supply Chains and Local Food Systems in the EU. A State of Play of their Socio-Economic Characteristics, Ed Fabien Santini et Sergio Gomez y Paloma, European Commission, http://publications.jrc.ec.europa.eu/repository/handle/JRC80420, 2013.
- Patrick Mundler, « Les Associations pour le maintien de l’agriculture paysanne (AMAP) en Rhône-Alpes, entre marché et solidarité », Ruralia, p. 2-20, 2007.
- Observatoire des Inégalités, Le niveau de vie des catégories sociales, http://www.inegalites.fr/spip.php?article262&id_mot=130, 2013.
- Frédéric Richard, Marius Chevallier, Julien Dellier, Vincent Lagarde, « Circuits courts agroalimentaires de proximité en Limousin : performance économique et processus de gentrification rurale », Norois, n° 230, p. 21-39, 2014.
Notes
-
[1]
Seulement devant les ouvriers artisanaux non qualifiés.
-
[2]
Seulement devant les chômeurs n’ayant jamais travaillé et à égalité avec les anciens ouvriers.
-
[3]
Sur la période 2000-2010, la part des exploitations agricoles pratiquant la vente directe est passée de 9,1 % à 8,3 % de l’ensemble des exploitations.
-
[4]
Il s’agissait ici uniquement des circuits courts au sens du Plan Barnier : voir la section vocabulaire. On observe que environ 98 % des circuits courts sont aussi des circuits locaux, c’est-à-dire de proximité géographique.
-
[5]
Les éleveurs bovins qui vendent tout ou partie de leur viande en circuits courts atteignent un revenu moyen significativement supérieur à la moyenne.
-
[6]
Les données statistiques sur les revenus ci-après peuvent être retrouvées dans cet article.
-
[7]
En complément de l’enquête statistique, une quarantaine d’entretiens libres ont été réalisés au premier semestre 2012 auprès de 8 consommateurs, 12 producteurs en circuit de proximité, 8 distributeurs et 12 acteurs institutionnels limousins.