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Cet article est issu d’une étude menée sur les jardins de Widou-Thiengoly, Mbar Toubab, Tessékéré et Syer (région de Louga, Sénégal) du 14 février au 30 avril 2014 dans le cadre d’un mémoire de Master 1 de géographie à l’ENS de Lyon (Université de Lyon) sous la direction de Mme Julie Le Gall. Le travail de terrain s’est effectué à l’Unité Mixte Internationale 3189 du CNRS à Dakar sous la direction de M. Gilles Boetsch. Il a bénéficié du soutien financier du Labex DRIIHM 2014 en réponse à l’appel à projet lancé par le réseau des Observatoires Hommes-Milieux (OHM) du CNRS. L’auteur remercie M. Gilles Boetsch pour son suivi au long de ce travail de terrain et Mme Julie Le Gall pour son suivi et ses relectures attentives.
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La tontine est une organisation socio-économique très répandue en Afrique de l’Ouest et essentiellement féminine qui permet la pratique d’une forme de micro-crédit.
1Si la précarité rurale est moins visible et moins étudiée que la précarité urbaine dans les Nords, elle constitue un phénomène bien connu dans les milieux ruraux des Suds où elle a précocement fait l’objet de programmes de développement par les pouvoirs publics ou les institutions internationales. La lutte contre la pauvreté est devenue un leitmotiv des politiques publiques et de l’action des ONG dans le Sahel depuis les grandes sécheresses des années 1970. Dans le Ferlo sénégalais, vaste bande présahélienne traversant le pays d’Est en Ouest au Sud de la vallée du Fleuve Sénégal, de nombreux programmes de développement visant à promouvoir une gestion durable des ressources naturelles ont été mis en œuvre.
2Le dernier en date, la Grande Muraille Verte (GMV), a été lancé en 2005 et se donne pour objectif de lutter contre la désertification et, à terme, de contribuer à la réalisation d’un « développement harmonieux » dans les zones arides de onze pays africains. Dans le Ferlo sénégalais, les « jardins polyvalents villageois » constituent l’un des leviers mobilisés par la GMV pour répondre à ses objectifs. La spécificité des jardins féminins de la GMV réside dans le fait qu’ils ciblent une population particulière – les femmes – à travers une activité originale dans la région – l’horticulture – censée proposer une solution à des formes spécifiques de précarité et de marginalité. On compte à ce jour onze jardins répartis dans la région, exploités par des groupements de femmes appuyés financièrement et techniquement par la GMV [1] (image 1).
Carte de localisation des onze jardins polyvalents villageois de la Grande Muraille Verte
Carte de localisation des onze jardins polyvalents villageois de la Grande Muraille Verte
3La précarité en milieu rural prend de multiples formes : le cas du Ferlo nous permet d’en appréhender la complexité en s’intéressant non seulement à la précarité économique, mais également à la précarité alimentaire, à la pénibilité des conditions de vie et de mobilité, à la marginalisation sociale. Elle permet également de souligner les inégalités, notamment de genre, devant ces différentes formes de précarité. La complexité et la multiplicité de ces situations appellent des réponses publiques différenciées, à l’écoute des différents territoires concernés.
Le Ferlo : une précarité genrée et multidimensionnelle. Une approche par les capacités
4À partir de la grande sécheresse de 1973, on assiste à une mobilisation de la communauté internationale en direction du Sahel, désormais associé à une situation de pauvreté qui se traduirait par une détresse alimentaire. Dans le Ferlo sénégalais, cette situation concernerait surtout les éleveurs peuls, majoritaires dans la zone, dont l’activité professionnelle est menacée par l’appauvrissement des pâturages sous l’effet de la désertification. Ces discours de la communauté internationale s’appuient sur une conception de la pauvreté réduite à l’évaluation du revenu individuel qui s’avère insuffisante pour comprendre la complexité de la situation économique, sociale et culturelle des Peuls du Ferlo. Nous proposons ici d’ouvrir le champ de l’investigation à d’autres indicateurs afin de se faire une idée plus fine d’une situation de précarité multidimensionnelle.
5Le contexte socio-économique du Ferlo peut être décrit à travers une approche par les « capacités » (Sen, 1999). Un certain nombre de facteurs privent les populations du Ferlo de leur « capacité » à réaliser un ensemble de modalités qui, une fois accomplies, participeraient à leur « bien-être » (Sen, 1992) : un accès difficile aux infrastructures de base (faible nombre de forages, absence quasi totale d’un réseau électrique, éloignement des services de santé, etc.), mais aussi des contraintes environnementales (rareté de la ressource en eau et en pâturages), qui, ajoutées à celles de l’activité pastorale, conduisent à adopter des modes de vie favorisant la précarité (éloignement des centres, transhumances, etc.)
6Dans une société où le nombre de têtes de bétail a longtemps été – et reste largement – le marqueur principal de richesse et de dignité sociale, le capital financier représenté par le cheptel n’est pas toujours investi dans l’amélioration d’un « bien-être » conçu sur la base de la satisfaction des besoins essentiels. La précarité des Peuls du Ferlo doit donc être réévaluée à l’aune d’une dimension culturelle qui place le bétail au sommet de l’échelle des valeurs sociales. Or le bétail constitue un capital essentiellement masculin, ce qui nous invite à mettre en lumière le caractère genré de la précarité dans cette région : elle concerne davantage les femmes que les hommes, les femmes ayant peu de marge de manœuvre face à leur mari dans le secteur de l’élevage. Si une femme possède quelques têtes mais que celles-ci sont élevées avec le troupeau de son mari, ce n’est ni elle qui décide de la vente, ni qui l’accomplit, et elle ne reçoit qu’une maigre partie des bénéfices (Ancey et al., 2009). Ainsi les femmes ont rarement de revenus propres et n’ont pas accès au capital nécessaire pour lancer une activité qui permettrait d’en générer.
7La précarité des femmes dans le Ferlo ne se manifeste pas seulement par une faible capacité à mobiliser un capital financier. Trois autres dimensions spécifiquement féminines de cette précarité doivent être interrogées pour rendre compte de l’impact différencié des jardins de la GMV sur chacune de ces dimensions :
- le régime alimentaire traditionnel peul est à l’origine de carences en vitamines et en protéines animales. Les femmes sont encore davantage concernées que les hommes par cette précarité alimentaire : dans un bol familial commun comprenant déjà une quantité faible de légumes et de viande, elles réservent les plus beaux morceaux aux hommes.
- La pénibilité des mobilités est une autre composante de la précarité féminine dans le Ferlo : ce sont en effet les jeunes femmes qui sont concernées par la corvée de l’eau. L’habitat peul s’organise en campements dispersés sur un rayon de 15 km autour d’un village-centre qui accueille le forage. Les femmes doivent donc accomplir des allers-retours réguliers entre le campement et le forage pour alimenter les réserves en eau du campement, avec parfois des temps d’attente de plusieurs heures à côté du forage.
- Enfin la précarité féminine dans le Ferlo s’analyse en termes de marginalisation sociopolitique. Du fait de leur faible marge de manœuvre sur l’économie pastorale, les femmes perdent la main sur la plupart des enjeux de décision politique de la zone, les interlocuteurs privilégiés des instances politiques et institutionnelles restant les éleveurs, donc les hommes.
L’impact des JPV sur les dimensions alimentaire et financière de la précarité féminine dans le Ferlo sénégalais
8Les jardins ont été mis en place par la GMV dans le double but de lutter contre la pauvreté et la sous-nutrition. Il s’agit d’étendues de 5 à 7 ha, exploitées par des groupements d’environ 100 à 300 femmes qui produisent ensemble des fruits et des légumes. La GMV a fourni aux groupements le capital nécessaire pour lancer les jardins : une clôture et un système d’irrigation au goutte-à-goutte relié au forage le plus proche ont été installés dans chacun des jardins. La GMV fournit également chaque année les intrants nécessaires à l’exploitation et couvre les frais d’alimentation du jardin en eau depuis le forage. Enfin, elle met à disposition des femmes un agent horticole chargé de leur apporter un accompagnement technique. Par ce dispositif, la GMV entend d’une part améliorer le régime alimentaire des femmes du Ferlo en améliorant l’accessibilité en fruits et légumes frais, et d’autre part initier une activité économique qui leur permette de générer quelques revenus complémentaires.
9Les femmes du groupement ne se partagent pas les légumes gratuitement : les productions du jardin sont vendues, mais quasiment intégralement aux femmes du groupement. La vente des légumes s’accomplit dans l’espace du jardin, après chaque récolte (image 2). Les prix sont fixés pour chaque jardin par une commission de vente à environ 50 % au-dessous des prix du marché. Ce choix de vendre, mais de vendre à bas prix, est le résultat d’un compromis entre deux objectifs : il faut vendre afin que la caisse du groupement soit alimentée et que le jardin puisse à terme se passer de l’aide financière de la GMV, mais il faut vendre à bas prix pour répondre aux objectifs de lutte contre la pauvreté et la sous-nutrition de la GMV. Il en résulte une tension entre deux objectifs : la lutte contre la pauvreté et l’ambition de permettre la pérennisation des jardins.
Vente de gombo et d’aubergines le 14 mars 2014 au jardin de Mbar Toubab
Vente de gombo et d’aubergines le 14 mars 2014 au jardin de Mbar Toubab
10La caisse du groupement alimentée par la vente des légumes et les cotisations des femmes à leur entrée dans le groupement permet d’entretenir un système de prêt sur le modèle de la tontine [2] (image 3). Celle-ci prend différentes formes selon les villages. À Mbar Toubab, il existe trois tontines qui mettent en jeu des sommes d’argent différentes, chaque femme pouvant choisir à quelle tontine elle participe. Chacune est ainsi libre de choisir le montant qu’elle estime pouvoir rembourser suivant sa situation économique.
Le fonctionnement de la tontine intermédiaire du groupement de Mbar Toubab
Le fonctionnement de la tontine intermédiaire du groupement de Mbar Toubab
11Les femmes investissent de façon variée ce petit capital : certaines achètent quelques moutons qu’elles élèvent et vendent indépendamment de leur mari, accédant ainsi à un capital culturellement valorisé dans la zone. D’autres investissent dans quelques denrées à haute valeur ajoutée (huile, sucre, biscuits, etc.) et les revendent : le petit commerce est en effet considéré comme plus « féminin » et leur laisse un espace de liberté plus grand que l’élevage. Mais faute d’un système d’appui et de conseil à l’investissement, cette forme de tontine favorise l’enrichissement des femmes les plus aisées et les plus entreprenantes, tandis que les femmes les plus démunies se limitent à des emprunts moins ambitieux. Paradoxalement, ce dispositif qui apporte une réponse à la précarité financière des femmes du Ferlo est difficilement mobilisable par les femmes les plus touchées par cette précarité.
12Le jardin offre donc une solution à deux dimensions de la précarité des femmes dans le Ferlo sénégalais : il permet une amélioration de leur régime alimentaire en quantité et en qualité et favorise l’accès à un capital. Cependant, il faut en prendre la mesure. D’une part, les femmes restent dépendantes du marché hebdomadaire pour l’achat de leurs légumes, car le rythme des récoltes du jardin ne suit pas forcément les besoins alimentaires et certains légumes n’y sont pas cultivés. D’autre part, le capital financier disponible grâce au système de tontine est trop faible pour permettre un entreprenariat féminin durable, les investissements étant réalisés à court terme pour s’adapter à l’échéance du remboursement. L’élevage reste l’activité principale de la zone et l’échelle de ces jardins est trop modeste pour qu’ils constituent autre chose qu’un filet de sécurité.
La marginalisation des femmes en question dans le Ferlo sénégalais : les jardins créateurs de lien social
13Les jardins sont situés à proximité des forages : ils tendent donc à multiplier des mobilités féminines déjà pénibles (image 4). Mais cette position centrale du jardin comme lieu de convergence des mobilités en fait un lieu de réunion très apprécié des femmes. Les femmes viennent aussi au jardin pour le plaisir de travailler ensemble et de discuter une fois le travail terminé. Cette fonction sociale de l’horticulture n’est pas présente dans les discours officiels de la GMV : c’est pourtant l’une des premières fonctions que lui donnent les femmes.
Carte des mobilités des femmes du jardin de Widou
Carte des mobilités des femmes du jardin de Widou
14Ce lien social activé par les jardins est formalisé par les groupements, organisés sur le modèle associatif et sous l’égide de bureaux élus. Ce type de groupement n’est pas nouveau dans le Ferlo : ils se sont constitués sous l’impulsion des premiers projets de développement menés dans la zone dans les années 1970. Le retrait de ces projets de développement dans les années 2000 avait entraîné un essoufflement de ce mouvement féminin au Ferlo faute d’activités à mener ensemble. Les jardins ont été l’occasion de le restructurer sur la base du même réseau de femmes. La structure du groupement permet aux femmes de porter ensemble des revendications auprès des acteurs institutionnels du territoire : par exemple, l’acquisition de la parcelle du jardin a fait l’objet d’une demande collective au conseil rural et l’approvisionnement en eau du jardin est une réclamation récurrente des femmes auprès du comité de gestion du forage. La présidente du groupement du jardin est reconnue par ces acteurs comme une interlocutrice privilégiée : elle devient de fait la représentante des femmes sur le territoire. Le groupement participe ainsi à une revalorisation de la position sociale et politique des femmes dans le Ferlo.
Conclusion : les politiques de développement à l’épreuve des mille visages de la précarité féminine au Ferlo
15Les jardins polyvalents villageois de la GMV dans le Ferlo constituent donc un bon exemple d’initiative institutionnelle dans la lutte contre la précarité rurale. Il met en lumière une précarité multidimensionnelle, soumise à des remodelages constants, qui s’appréhende à travers des indicateurs multiples : la richesse du régime alimentaire, la capacité d’investissement, mais aussi la marginalisation spatiale et la capacité d’influence politique. Cet exemple souligne aussi la difficulté pour les acteurs institutionnels de prendre en compte l’ensemble des formes que prend la précarité en milieu rural. Cette prise en compte suppose un dialogue constant avec les populations concernées à l’amont comme à l’aval du projet : l’enjeu reste en effet d’assurer la pérennisation des jardins en prévision du retrait à moyen terme de la GMV au Ferlo et ainsi d’achever l’appropriation par la base d’un projet de développement à l’origine très volontariste.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Véronique Ancey, Alexandre Ickowicz, Christian Corniaux, Claire Manoli, Sergio Magnani, « Stratégies pastorales de sécurisation chez les Peuls du Ferlo (Sénégal) », Journal des africanistes, vol. 78, n° 1-2, p. 105-119, 2009.
- Chantal Crenn, Abdou Ka, « ‘En quête’ d’alimentation dans la zone Tessékéré/Widou au Sénégal », Les Cahiers de l’Observatoire International “Homme-Milieux” Tessékéré, n° 2, p. 37-48, 2012.
- Audrey Fromageot, Yves Coppieters, Florence Parent, « Femmes, cultures maraîchères et recours aux soins en Afrique de l’Ouest », Sciences sociales et santé, vol. 23, n° 4, p. 49-70, 2005.
- Hélène Guetat-Bernard, « Mobilités spatiales, organisation familiale et ruralité des Suds : un regard par les rapports de genre », Géocarrefour, vol. 88, n° 2, p. 91-95, 2013.
- Amartya Sen, Repenser l’inégalité, Paris, Seuil, « L’histoire Immédiate », 320 p., 1992.
Notes
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Cet article est issu d’une étude menée sur les jardins de Widou-Thiengoly, Mbar Toubab, Tessékéré et Syer (région de Louga, Sénégal) du 14 février au 30 avril 2014 dans le cadre d’un mémoire de Master 1 de géographie à l’ENS de Lyon (Université de Lyon) sous la direction de Mme Julie Le Gall. Le travail de terrain s’est effectué à l’Unité Mixte Internationale 3189 du CNRS à Dakar sous la direction de M. Gilles Boetsch. Il a bénéficié du soutien financier du Labex DRIIHM 2014 en réponse à l’appel à projet lancé par le réseau des Observatoires Hommes-Milieux (OHM) du CNRS. L’auteur remercie M. Gilles Boetsch pour son suivi au long de ce travail de terrain et Mme Julie Le Gall pour son suivi et ses relectures attentives.
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La tontine est une organisation socio-économique très répandue en Afrique de l’Ouest et essentiellement féminine qui permet la pratique d’une forme de micro-crédit.