Notes
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[1]
Cette recherche a été financée par l’ANR (Agence nationale pour la Recherche) via le projet DAUME (Durabilité des Agricultures Urbaine en Méditerranéen, 2011-2015).
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Elles sont inscrites dans le Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme (SDAU) comme non constructibles sauf dérogation.
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[3]
La topographie et l’exiguïté des parcelles imposent un travail du sol en traction animale.
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[4]
La récolte de légumes et fruits est vendue « sur pied », les acheteurs se chargeant de la cueillette et de l’acheminement.
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[5]
Un recensement a été effectué par la RADEM (Régie autonome de distribution d’eau et d’électricité à Meknès) avec l’assistance de la Direction provinciale de l’agriculture entre 2002 et 2003 et montrait que 724 exploitations agricoles irriguaient avec les eaux usées, ce qui correspond à 4 850 personnes concernées.
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[6]
Il serait aussi possible de laisser se développer un écosystème naturel dans la vallée sans intervention de l’homme mais avec une forte probabilité d’embuissonnement et de feux en été.
1La recherche a mis en avant le rôle de l’agriculture urbaine et périurbaine (AUP) dans l’établissement de la sécurité alimentaire. Les études insistent sur les multiples fonctions de cette agriculture, arguant qu’elle est à même de constituer une source locale d’approvisionnement alimentaire pour des villes et d’apporter, notamment aux ménages pauvres, un supplément de produits frais et de revenu (Temple et Moustier 2004 ; Zeeuw et al. 2011). Elles insistent également sur la contribution de cette agriculture à la préservation des paysages. Des initiatives locales appuyées par des politiques publiques ont pu déboucher sur des formes d’AUP dynamiques, dans certaines grandes villes de pays du Sud (Smit, 1996). Mais dans la majorité de ces pays, les situations de pauvreté et de précarité sont fréquentes chez ces agriculteurs de l’urbain et du périurbain en particulier en Afrique Subsaharienne (Moustier et Pagès 1997). Ces situations dépendent d’une combinaison de facteurs qui fragilisent fortement leur activité productive : l’insécurité foncière liée à l’ambiguïté du droit foncier en milieu urbain et à l’urbanisation rapide, la concurrence pour l’usage du sol et de l’eau entre activités urbaines et agricoles, et les préoccupations environnementales associées (pollutions industrielles, irrigation avec des eaux usées, etc.). L’insécurité foncière touche plus particulièrement les agriculteurs locataires et métayers qui ne sont généralement pas indemnisés après la vente des terres par leurs propriétaires.
2Cet article aborde la question de la précarité des agriculteurs de l’urbain et du périurbain en Afrique du Nord. La plupart des grandes villes y étaient jusque dans les années 1950 ceinturées par une agriculture prospère lorsqu’elle pouvait être irriguée par des oueds et des sources. Nous avons choisi de nous intéresser [1] à la ville de Meknès (Maroc), dont la configuration spatiale réserve à l’agriculture trois vallées intra-urbaines inconstructibles.
3Qu’est-ce qu’être agriculteur intra-urbain à Meknès ? Nous montrons que la situation de ces agriculteurs relève à la fois de la marginalité et de la précarité. Dans un premier temps, nous décrivons succinctement les formes de cette agriculture et les situations de précarité et de marginalité avant de développer dans un deuxième temps ce qui nous semble être les causes directes ou indirectes de cette marginalité. Nous concluons en essayant d’ébaucher des scénarios d’évolution de ces territoires comprenant l’AUP.
Agriculteurs de la vallée de l’oued Boufekrane : formes de précarité et de marginalisation
4Dans ces trois vallées les activités agricoles se maintiennent en dépit de l’urbanisation rapide de ces 20 dernières années, les caractéristiques du milieu physique (pentes, risques d’inondation) freinant sinon empêchant l’urbanisation (figure 1). Ceci et la présence permanente d’eau dans deux des trois oueds permettant l’intensification de l’agriculture par l’irrigation (maraîchage, arboriculture, fourrage d’été), sont les principales raisons du maintien de l’agriculture au sein de la ville. Mais l’activité agricole y est aujourd’hui résiduelle : les terres ne sont pas menacées par une urbanisation prochaine [2], mais ne sont pas non plus susceptibles d’accueillir une intensification plus poussée de la production, en raison de la difficile mécanisation [3] des parcelles, en pente et morcelées, d’un système d’irrigation gravitaire en mauvais état et de l’absence d’investissement dans ce domaine (pas de conversion à l’irrigation goutte à goutte, pas de contrôle de la qualité des eaux, etc.). Parmi les trois vallées, nous nous focalisons sur la vallée de l’oued Boufekrane, s’étalant sur près de 900 ha dont 560 sur la commune urbaine de Meknès au sens strict, et accueillant plus de 1 000 agriculteurs (Recensement général agricole, DPA Meknès, 1996).
Les trois vallées intra-urbaines de Meknès (Maroc)
Les trois vallées intra-urbaines de Meknès (Maroc)
5Dans la partie intra-urbaine de cette vallée les exploitations sont de très petite taille, variant de 0,75 à 3 ha. Leurs systèmes de production comprennent principalement le maraîchage et un peu d’arboriculture, avec quelques têtes de bétail (bovin et/ou ovin). L’intensification concerne principalement le maraîchage avec l’utilisation de pesticides et d’engrais minéraux complétant les apports de fumier. Le faire-valoir indirect y est dominant, les exploitants locataires et métayers sont largement majoritaires. Les propriétaires fonciers ne s’impliquent pas dans la conduite des activités de production. Le foncier, souvent issu d’un héritage, représente une réserve qu’ils espèrent pouvoir revendre à bon prix plus tard, si la zone devient constructible, ou transformer en espace de loisirs. Ils conservent ainsi les terres et les louent à des familles qui sont, pour certaines, présentes dans la vallée depuis 20, 30 ans et parfois depuis plusieurs générations. De fait, la marchandisation de la terre a précarisé encore plus ces locataires et métayers, car le prix de la terre a fortement augmenté, avec l’impossibilité pour eux, non propriétaires, de le devenir.
6Les revenus issus de l’agriculture sont très faibles et souvent inférieurs au salaire minimum observé en ville (200 à 230 €/mois). Mais cela est compensé par la production d’une partie de l’alimentation familiale (lait, fruit et légumes), la possibilité de disposer d’un logement en bordure de champs gratuitement bien que souvent en mauvais état, et fréquemment, une pluriactivité au sein du ménage ou de la famille. L’accès à l’électricité et à l’eau potable fait défaut, bien que régulièrement demandé aux autorités publiques. Les faibles performances de ces exploitations s’expliquent par les petites surfaces cultivées et l’absence d’appui technique et organisationnel de la part des services agricoles. Ainsi la commercialisation des produits ne tire pas profit de la proximité urbaine et d’un grand nombre de consommateurs (environ 700 000 habitants) : deux tiers des agriculteurs enquêtés dans l’intra-urbain vendent les légumes, les fruits et le lait à des intermédiaires soit au champ [4], soit aux marchés de gros comme le font les producteurs ruraux. Un un tiers seulement approvisionne en légumes les détaillants des marchés de quartiers (souikas), et la vente directe aux consommateurs n’est quasiment jamais pratiquée.
7La question de l’accès à l’eau d’irrigation illustre bien la marginalisation des agriculteurs urbains de cette vallée. La réduction des disponibilités en eaux claires (sécheresses fréquentes et prélèvements non autorisés par de petites entreprises installées le long de l’oued) va de pair avec une augmentation du volume des eaux usées liée à la croissance démographique : la ville de Boufekrane située 20 km en amont, certains quartiers de Meknès, ainsi que des industries, rejettent des eaux polluées dans l’oued sans traitement préalable. Des analyses bactériologiques de l’eau ont ainsi révélé sa pollution par des matières fécales, suggérant des problèmes sanitaires liés à la contamination des produits cultivés et irrigués par cet oued.
8Les producteurs de cette vallée sont bien conscients du caractère illégal et nocif de l’irrigation par des eaux polluées. Mais avec de si petites surfaces cultivées, l’intensification de leurs systèmes de production passe par l’irrigation quelle que soit la qualité des eaux [5], les apports en nutriments de ces eaux limitant les apports et achats d’engrais. Certains d’entre eux cassent volontairement les canalisations d’eaux usées surtout en été lorsque le débit de l’oued diminue. Les services publics ne sont jamais venus formellement interdire de produire des légumes dans la mesure où des centaines de familles vivent grâce à ces eaux polluées. Ils n’ont jamais étudié non plus la possibilité de creuser des puits, de faire des forages ou des mini-retenues collinaires pour fournir un complément d’eau d’irrigation de qualité. La canalisation de l’ensemble des eaux usées de la ville de Meknès vers la station d’épuration (STEP) construite depuis trois ans mais toujours non opérationnelle, est souhaitable pour des raisons de santé publique mais va soustraire une bonne partie de l’eau d’irrigation des agriculteurs urbains des vallées de Meknès, accentuant leur précarité.
Agriculteurs urbains et politiques publiques : de l’ignorance au rejet
9Au-delà des conditions difficiles d’exercice de l’agriculture au sein de la ville, la précarité manifeste de ces agriculteurs urbains est à relier à leur marginalisation par les pouvoirs publics. L’AUP est souvent avancée comme une forme de lutte contre la pauvreté en ville en permettant aux urbains les moins aisés de produire pour obtenir un revenu régulier et pour se nourrir. L’attitude des pouvoirs publics vis-à-vis de cette agriculture est ici primordiale et varie selon les contextes. Dans les pays en développement, des initiatives existent depuis déjà de nombreuses années. Par exemple à Accra, où l’approvisionnement des marchés était précaire, la municipalité a mis en place des mesures de protection de l’AUP, notamment en lui réservant des terres. L’opération « Feed Yourself », lancée en 1972, témoigne d’un intérêt pour la capacité des populations urbaines très pauvres à produire une partie de leur alimentation (Obosu-Mensah 2002). Dans les pays industrialisés, la création de jardins communautaires poursuit des objectifs convergents de développement social et de lutte contre la pauvreté.
10Mais à Meknès, et ailleurs au Maroc, on constate très peu d’actions en faveur de ces agriculteurs pauvres valorisant des espaces non bâtis en ville (Valette et Philifert, 2014). Au contraire, les acteurs de l’agriculture (Direction provinciale de l’agriculture, Chambre d’agriculture) sont réticents à appuyer cette activité : la trop petite taille des exploitations, le faible volume des productions, l’irrigation illégale par des eaux de mauvaise qualité et la probable mauvaise qualité de certains légumes ne plaident pas en sa faveur. Ces acteurs institutionnels sont tournés préférentiellement vers l’appui à une agriculture plus productive, mécanisable que l’on trouve dans la très fertile plaine du Saïss environnant Meknès (figure 1).
11Par ailleurs, si le rôle économique et social de l’agriculture urbaine peut être souligné (par les acteurs de la gestion urbaine ou environnementale notamment), la majorité des acteurs publics insistent sur ses nuisances environnementales et sanitaires. Est ainsi mise en avant la nécessaire conversion des espaces actuellement agricoles en espaces verts de récréation, et l’abandon de la fonction agroalimentaire.
12Plus largement, cette absence de reconnaissance tient à la conception de l’agriculture défendue par la politique agricole marocaine. Le récent Plan Maroc Vert (2008), proposant une stratégie de développement agricole pour le pays, implique la valorisation première d’une agriculture compétitive, irriguée, mécanisée, à destination des marchés nationaux et d’exportation. Dans ce contexte, la contribution à la sécurité alimentaire de l’agriculture urbaine, bien que faisant vivre des milliers de familles au Maroc, est perçue comme insuffisante et est exclue des débats. De même la contribution de ce type d’agriculture au maintien des paysages historiques des villes impériales comme Meknès (les jardins et vergers au pied de la médina) est très rarement abordée par les pouvoirs publics. Enfin, ces agriculteurs se situent sur le territoire d’une commune urbaine et à ce titre ne peuvent pas bénéficier des politiques de lutte contre la pauvreté en milieu rural (surtout en termes d’accès à l’eau et à l’électrification) relativement bien développées au Maroc depuis 2003. Ils ne peuvent davantage compter sur les politiques publiques urbaines tournées préférentiellement vers le logement social.
Conclusion : quel avenir pour ces agriculteurs ?
13Entre la précarité des conditions de vie, l’indifférence ou l’hostilité de la part des autorités publiques, et la complète éviction des programmes de soutien à l’agriculture ou au monde rural, comment envisager l’avenir de ces petits agriculteurs intra-urbains à Meknès ?
14Plusieurs scénarios peuvent être imaginés.
15Le 1er scénario est celui du maintien de l’activité agricole sans évolution notable à court terme. Ce scénario est peu probable à moyen terme car les enfants de ces agriculteurs, globalement assez âgés, reprendront-ils l’exploitation familiale ? Rien n’est moins sûr. Sans évolution des conditions de production, de commercialisation et de logement, il est probable que ces enfants chercheront plutôt un emploi urbain ou dans l’agriculture productiviste de la plaine toute proche ainsi que les commodités d’un logement en ville.
16Le 2e scénario tient à l’émergence de politiques publiques relatives à l’environnement et au développement durable. Un scénario « environnemental » tendrait paradoxalement à organiser la disparition de l’agriculture intra-urbaine pour transformer la vallée en un vaste espace vert [6] accessible aux urbains. Ce scénario intègre la gestion des eaux usées en canalisant l’ensemble de ces écoulements vers la STEP. Il n’est pas improbable mais impliquerait, pour des questions d’équité, de déplacer les agriculteurs de la vallée en aval de la STEP qui devrait alors leur fournir de l’eau de qualité agricole. Mais qui entretiendrait la vallée dans ce cas et avec quelles ressources financières ?
17Un 3e scénario enfin impliquerait la reconnaissance de la contribution de la multifonctionnalité de l’agriculture urbaine par les politiques urbaines, et mènerait non seulement au maintien des agriculteurs dans la vallée, mais aussi à la transformation partielle du métier d’agriculteur pour remplir ces nouvelles fonctions agri-urbaines. Le plan paysager de la vallée de l’oued Boufekrane conçu par l’Agence urbaine en 2008 pourrait aider les pouvoirs publics à aller dans ce sens. Mais ce plan propose une conception très paysagère de l’espace actuellement occupé par des agriculteurs ou en voie de déprise. Il réserve néanmoins près de 25 % de la superficie concernée au maraîchage sans toutefois préciser l’origine des producteurs ni les dispositifs pour les appuyer. Il serait plus logique d’accorder dans ce plan d’aménagement plus de place aux agriculteurs déjà installés dans la vallée en conservant la diversité de production (maraîchage, arboriculture, élevage). Ainsi en pratiquant leur métier mais aussi en améliorant leurs pratiques, ils contribueraient à entretenir ces espaces intra-urbains. Ce scénario serait probablement moins coûteux que le précédent. Ces paysages agricoles devenus accessibles à tous seraient à la fois un atout touristique supplémentaire de la ville et bénéficieraient aux urbains en manque d’espaces verts. Mais la volonté politique de voir aboutir ce projet est très faible. La transformation des fonctions actuelles de l’agriculture intra-urbaine des vallées en vue de coller aux normes défendues par le projet (ouverture au public, organisation de circuits courts, gestion raisonnée des intrants, etc.) risque fortement de rester un vœu pieux.
Bibliographie
Références
- Paule Moustier, Jacques Pagès, « Le péri-urbain en Afrique : une agriculture en marge ? », Économie Rurale, vol. 241, n° 1, 1997, p. 48-55.
- Kwaku Obosu-Mensah, « Changes in official Attitudes Towards Urban Agriculture in Accra », African Studies Quaterly, vol. 6, n° 3, 2002.
- Ludovic Temple, Paule Moustier, « Les fonctions et contraintes de l’agriculture périurbaine de quelques villes africaines (Yaoundé, Cotonou, Dakar) », Cahiers Agricultures, vol. 13, n°1, 2004, p.15-22.
- Elodie Valette, Pascale Philifert, « L’agriculture urbaine : un impensé des politiques publiques marocaines ? », Geocarrefour, vol. 88, n° 4, 2014, p. 75-83.
- Henk De Zeeuw, René Van Veenhuizen, Marielle Dubbeling, « The role of urban agriculture in building resilient cities in developing countries », Journal of Agricultural Science, vol. 149, 2011, p. 153-163.
Notes
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[1]
Cette recherche a été financée par l’ANR (Agence nationale pour la Recherche) via le projet DAUME (Durabilité des Agricultures Urbaine en Méditerranéen, 2011-2015).
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[2]
Elles sont inscrites dans le Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme (SDAU) comme non constructibles sauf dérogation.
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[3]
La topographie et l’exiguïté des parcelles imposent un travail du sol en traction animale.
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[4]
La récolte de légumes et fruits est vendue « sur pied », les acheteurs se chargeant de la cueillette et de l’acheminement.
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[5]
Un recensement a été effectué par la RADEM (Régie autonome de distribution d’eau et d’électricité à Meknès) avec l’assistance de la Direction provinciale de l’agriculture entre 2002 et 2003 et montrait que 724 exploitations agricoles irriguaient avec les eaux usées, ce qui correspond à 4 850 personnes concernées.
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[6]
Il serait aussi possible de laisser se développer un écosystème naturel dans la vallée sans intervention de l’homme mais avec une forte probabilité d’embuissonnement et de feux en été.