Notes
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[1]
Le processus de privatisation, qui devait se terminer en 2013, n’est pas achevé et nombre de parcelles restent encore officiellement propriété de l’État.
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[2]
C’est-à-dire Kazan et les régions limitrophes.
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[3]
Cotisations que doit verser chaque propriétaire à l’association du collectif pour l’entretien des espaces et infrastructures collectives.
1Les jardins collectifs russes sont une forme ancienne et spécifique d’agriculture urbaine. Elle ne débouche pas sur une activité rémunératrice (du moins pas légalement), se fait essentiellement dans le cadre de la cellule familiale, et concerne une majorité de la population urbaine (contrairement aux jardins familiaux français). Les jardins collectifs russes peuvent être définis comme des regroupements de parcelles individuelles (faisant en moyenne 600 m²) où des familles urbaines pratiquent le jardinage pour leurs besoins ou leurs loisirs. Sur ces parcelles se trouvent des maisonnettes ou abris plus ou moins grands suivant les moyens des propriétaires. Présents à différents degrés dans toutes les villes russes, ces jardins sont également implantés dans Kazan et sa périphérie.
2Kazan est la capitale de la République Autonome du Tatarstan, située à 800 kilomètres à l’Est de Moscou. C’est une ville industrielle, culturelle et universitaire de plus d’un million d’habitants. Depuis l’élargissement de ses limites administratives en 2010, elle fait l’objet de réaménagements importants avec un étalement urbain conséquent. L’accueil en 2013 des Universiades (compétition internationale universitaire multisport) a contribué au développement de la ville et de sa périphérie, mettant parfois les jardins collectifs en danger. Dans ce contexte particulier, les jardins collectifs font face à de nouveaux enjeux et engendrent de nouvelles relations avec la ville et sa périphérie.
3Nous analyserons tout d’abord le cadre général de cette agriculture spécifique au travers des travaux de Marcel Marloie et Louiza Boukharaeva (2013). Nous verrons ensuite le rôle de cette agriculture dans le quotidien des habitants et les transformations récentes des jardins collectifs à partir d’exemples précis tirés de notre travail de terrain.
Les jardins collectifs en Russie : évolution et symbolique
4En Russie le jardinage est une activité qui concerne entre 54 % à 67 % de la population urbaine avec environ 73 000 collectifs de jardins (Marloie et Boukharaeva, 2011). Ils sont apparus à partir de 1917, lors des premières pénuries alimentaires. Considérés par le pouvoir soviétique comme non conformes à son idéologie, car impliquant des pratiques individuelles ou du moins familiales, les jardins collectifs sont rapidement encadrés par l’État. Ils sont contrôlés et gérés localement par les entreprises d’État qui divisent le foncier (accordé par l’État fédéral) en parcelles égales et les distribuent aux employés, sans passer par les autorités locales. L’attribution d’un jardin ne requiert aucune exigence particulière si ce n’est de travailler dans une de ces entreprises d’État. Les parcelles demeurent officiellement la propriété de l’État jusqu’en 2006 [1], le jardinier n’en ayant que le droit d’usage. Ces espaces ont pendant longtemps fait l’objet de restrictions strictes comme l’interdiction d’y construire des abris en dur ou de vendre les récoltes produites.
5À la suite de la désorganisation des structures économiques survenue avec la chute de l’URSS en 1991, les entreprises d’État ne gèrent plus les jardins collectifs, laissés sans structure administrative ou juridique. Ce changement brutal entraîne la disparition de nombreux groupements de jardins, même si la proportion reste difficile à évaluer. Certains vont se réorganiser autour d’associations locales. En 1998, ils acquièrent un nouveau statut juridique et deviennent des « collectifs de jardins non commerciaux » (en russe Sadovye Nekommertcheskie Tovarichestva). Ce statut spécifie qu’ils ne peuvent donner lieu à la marchandisation des récoltes, rattachant définitivement ce type d’agriculture à l’agriculture familiale.
6Au-delà de cette évolution historique, les jardins russes sont fortement ancrés dans l’histoire collective, et ce bien avant la période soviétique, au travers de la notion de « datcha ». Ce terme désignait à l’origine les terres données par le Tsar à ses fidèles en récompense de leurs services (Traven, 2005). Avant 1917, les Russes nobles appelaient ainsi leur résidence secondaire. Aujourd’hui le terme désigne toute résidence secondaire en périphérie de la ville, de la simple parcelle cultivée de 200 m² jusqu’au pavillon individuel construit en dur sur une parcelle de 1 000 m² (figure 2). Dans ce cadre, les jardiniers sont appelés datchniki, ce qui rattache les espaces de jardins collectifs à la tradition plus ancienne de la résidence d’été.
L’agriculture familiale des jardins collectifs : un apport alimentaire essentiel pour les habitants de Kazan
7Les jardins collectifs de Kazan se sont véritablement développés en 1946, lors des grandes pénuries alimentaires suite aux efforts de guerre de la Seconde Guerre Mondiale. Dans les années 1990, certains disparaissent et on estime aujourd’hui leur nombre à 236 (Marloie et Boukharaeva, 2011). La majorité se situe sur des délaissés, des terres pauvres et peu propices à l’agriculture intensive comme les berges sableuses de la Volga, les terrains escarpés ou proches des axes de communications (près de la voie ferrée principalement) (figure 1).
8Leur activité principale reste l’agriculture en dépit de l’amélioration de la situation économique de la région. Celle-ci, du fait du climat continental, se concentre surtout pendant la période estivale entre mai et octobre ; mais elle demande un travail régulier une grande partie de l’année.
9Les espèces cultivées sont nombreuses avec comme invariants les pommes de terre, les tomates, les concombres et les poivrons et pour les fruits essentiellement des baies. À ces cultures vivrières s’ajoutent des fleurs souvent annuelles. Si la mise en culture proprement dite commence à partir de juin, le travail agricole débute avec la préparation des semis dès mars. Peu de jardiniers font aujourd’hui leurs semences, préférant du fait de leur prix relativement modique les acheter dans des enseignes spécialisées ou dans des supermarchés.
10La terre est travaillée à partir d’avril afin de la préparer pour les semis, et d’organiser le plan du jardin : les espèces changent de localisation chaque année pour éviter l’appauvrissement du sol. La plupart des datchniki souhaitent avoir des produits « propres », donc naturels, si bien qu’ils ont peu recours aux intrants chimiques, souvent très chers, ou aux pesticides, exception faite de problèmes graves pouvant menacer toute la production. L’utilisation de pesticides est plus importante lorsque la récolte sert de revenu (non déclaré et officiellement interdit par la loi). Les pratiques les plus courantes en matière d’intrants sont la fabrication d’engrais naturels et la récupération de déchets (provenant du jardin même ou du fumier vendu par des agriculteurs) pour la confection de composts. L’entretien du jardin demande aussi un travail de surveillance et de réparation de la maisonnette pendant l’hiver et au début du printemps, car la neige peut faire effondrer le toit de ces constructions souvent en bois et donc peu résistantes.
11Ce travail agricole, conduit dans la durée, devient un élément de définition des habitants-jardiniers de Kazan : ils se considèrent comme acteurs, producteurs d’un résultat concret (ici la production de fruits et légumes) qui permet la construction de soi. Cette dimension est particulièrement importante avec la revendication, chez les jardiniers du travail bien fait malgré le manque de moyens. Le jardin permet de montrer le talent du propriétaire et sa capacité à s’adapter aux difficultés. Il est un objet de fierté qui prouve la valeur et l’ingéniosité de celui qui l’entretient, d’où la valorisation fréquente des techniques et des objets de récupération pour la construction des abris ou autres bâtisses sur la parcelle. Le jardin aide également à la structuration de la famille car il fait collaborer les différentes générations, la transmission étant fondamentale dans les pratiques agricoles. Leur enseignement par les parents ou les grands-parents participe à la construction de systèmes d’échanges, d’entraides et de services qui lient les membres d’une même famille (la famille pouvant être considérée au sens large et intégrer des amis proches). Le jardin est donc, plus qu’un lieu de production, un lieu d’appropriation forte pour les familles urbaines.
12Cette agriculture familiale est un phénomène massif qui concerne la majorité des habitants de Kazan. Ainsi la fréquentation saisonnière des jardins collectifs a-t-elle un impact fort sur les communes rurales qui les abritent (quand ils ne sont pas situés dans les limites administratives de Kazan) avec parfois des problèmes de gestion pour les petites communes qui n’ont pas assez de moyens. La commune rurale d’Oriol située à la limite sud de Kazan (figure 1) possède dix-sept collectifs de jardins, ce qui peut multiplier sa population par 200 ou 300 l’été. Cet afflux de population dans un temps limité rend difficile la gestion des déchets (souvent jetés autour des collectifs et dans les espaces naturels avoisinants) ou encore la prévention des feux (la forte chaleur, les barbecues et l’utilisation massive du bois comme matériau de construction rendent ces espaces très vulnérables à ce type d’incidents).
Du potager traditionnel à la résidence secondaire : les nouvelles dynamiques des jardins collectifs
13Ces dernières années, avec la hausse du niveau de vie, le bâti des jardins collectifs se densifie avec la construction, à l’intérieur de ces groupes de jardins, de véritables pavillons appelés en russe « cottage » (figure 2). De surcroît, la part dédiée au potager tend à diminuer au profit du gazon, de la piscine ou de la mare et de la gloriette. La plupart des familles qui en ont les moyens réduisent fortement leurs cultures vivrières, n’en conservant qu’une partie par tradition familiale. Les jardins collectifs évoluent donc vers le modèle de quartier pavillonnaire européen que nous connaissons en France.
14Cette transformation du bâti est complétée par une mutation des collectifs dans leur ensemble avec la numérotation des maisons, l’élargissement des parcelles par regroupement, l’installation du gaz et de l’électricité. Ces collectifs deviennent de véritables quartiers périphériques de la ville avec l’installation à l’année de certains datchniki qui y voient un intérêt financier. Même si ce phénomène reste minoritaire, il donne l’espoir d’un développement de ces communes par l’économie présentielle. La maire d’Oriol espère ainsi que l’installation définitive des jardiniers revitalisera l’école de la commune. Ainsi dans certains cas, le jardin ajoute à sa fonction de production celle de résidence, d’abord secondaire puis principale dans un pas de temps variable.
Exemple d’une datcha traditionnelle et d’un « cottage »
Exemple d’une datcha traditionnelle et d’un « cottage »
15La mutation des jardins collectifs de Kazan se renforce plus largement à l’échelle de la région de Kazan [2] au travers de l’étalement urbain de la ville. À Kazan les regroupements de jardins sont soumis à une pression foncière croissante qui met en danger leur existence en tant qu’espaces agricoles. Ceux situés près du front urbain de la ville sont convoités par les promoteurs de lotissements et les particuliers à la recherche d’un terrain pour construire leur cottage. Le foncier de ces jardins est à la fois moins cher car pas toujours bien relié aux axes de communications, mais en même temps il peut être facilement valorisable quand les réseaux de gaz et d’électricité sont déjà installés. Ainsi, le foncier limitrophe des jardins est massivement urbanisé (avec la construction de cottages), encerclant complètement ces derniers sans parfois conserver les axes routiers qui pourraient desservir les parcelles, comme c’est le cas pour le collectif « Noksa-Avia » (figure 3). Ce type de situation peut provoquer des conflits entre l’association du collectif et les jardiniers d’une part, les promoteurs immobiliers et les particuliers désirant un cottage, d’autre part.
16Cette évolution des jardins collectifs remet également en question leur statut juridique. En 2014, l’État fédéral a affirmé sa volonté de considérer les parcelles comme des espaces résidentiels, ce qui impliquerait le payement de taxes d’habitations. Ce projet de loi est fortement contesté par les associations de jardins collectifs.
Le collectif de jardins « Noksa-Avia » menacé par le front urbain de Kazan et les quartiers pavillonnaires périphériques
Le collectif de jardins « Noksa-Avia » menacé par le front urbain de Kazan et les quartiers pavillonnaires périphériques
17Toutefois, ce phénomène de périurbanisation des jardins collectifs est à nuancer car il ne concerne que certains jardins spécifiques : ceux qui se trouvent déjà dans le tissu urbain dense et ceux qui sont à la limite de celui-ci, à l’image du collectif « Noksa-Avia » (figure 3). Les collectifs plus éloignés et surtout peu ou mal reliés aux axes de transports menant à la ville restent peu touchés : ainsi le collectif de jardins « Polimer » situé administrativement dans Kazan, mais très éloigné du tissu urbain et relié à l’autoroute la plus proche uniquement par des chemins de terre. L’attractivité des jardins collectifs peut également être renforcée par la proximité de sites naturels remarquables comme les rives de la Volga ou des lacs. Le collectif « Borovoe Matiouchino », par exemple, offre un accès privilégié aux rives de la Volga (il regroupe les cottages particulièrement somptueux de toute l’élite de Kazan). La localisation, par rapport à la ville, au réseau routier et ferré et aux espaces naturels remarquables, est donc déterminante pour les évolutions futures des jardins collectifs. La concentration de populations plus aisées dans certains collectifs semble également favoriser la périurbanisation de ces espaces. De fait, les populations pauvres refusent l’installation du gaz ou d’autres améliorations car cela entraînerait l’augmentation des cotisations annuelles [3].
18Toutes nos études ont confirmé l’importance de l’agriculture familiale pour les propriétaires des jardins, même quand les datchniki construisent des cottages. Si les cultures vivrières ont tendance à diminuer avec l’augmentation du niveau de vie, elles peuvent réapparaître en cas de besoin et la possession d’un jardin permet une grande flexibilité de pratiques. Cette capacité d’adaptation s’observe ces derniers mois avec les tensions géopolitiques entre l’Occident et la Russie : le manque de denrées alimentaires lié au blocus russe a, de fait, relancé les pratiques agricoles sur les parcelles. Ainsi, l’agriculture familiale des jardins collectifs est certes menacée par de nouveaux modes de vie et les aspirations des habitants, mais elle peut rapidement ressurgir car elle fait partie d’une tradition ancrée dans la vie quotidienne des Russes.
19Les jardins collectifs de Kazan sont les lieux de pratiques agricoles anciennes : essentiels à la vie quotidienne des familles, ils fonctionnent comme un espace que s’approprient les urbains qui pendant toute la période soviétique n’ont pas eu le droit, légalement, à la propriété.
20Fortement ancrés dans les modes de vie urbains, ils sont aujourd’hui aux prises avec l’urbanisation croissante de Kazan. Ils changent également de rôle pour les urbains : de parcelles agricoles pour la survie alimentaire, ils deviennent de véritables résidences secondaires accessibles à tous. Les jardins collectifs proches du tissu urbain ou bien reliés à lui, riches en espaces naturels de qualité ou possédant une population déjà très aisée sont les premiers à se transformer en quartiers pavillonnaires périphériques à la ville. Cette urbanisation des jardins modifie également les relations entre Kazan et les bourgs périphériques qui parfois voient ces jardins collectifs comme un moyen de dynamiser leur territoire.
21Pourtant cette évolution n’est pas représentative de l’ensemble des collectifs de jardins de Kazan : beaucoup restent des espaces permettant d’améliorer le quotidien alimentaire, surtout pour les familles pauvres, et la dimension de « nature » (revendiquée au travers de la grande place accordée au jardin sur la parcelle par rapport à la maisonnette) demeure essentielle pour la majorité des datchniki. La possession même d’une parcelle par la grande majorité des familles urbaines permet à celles-ci d’adapter les pratiques agricoles en fonction de leurs besoins, les rendant plus autonomes. Les jardins collectifs apparaissent donc aujourd’hui comme des espaces hybrides et flexibles entre l’urbain et le rural.
Bibliographie
Bibliographie
- Marloie M., Boukharaeva L. (2011). « Des sols agricoles au service de la résilience urbaine : réflexions à partir du cas de la Russie », Espaces et sociétés, n° 147, p. 135-153.
- Marloie M., Boukharaeva L. (2013). L’utilisation des sols urbains et périurbains pour le développement humain durable des villes : une alternative au modèle pavillonnaire, Rapport fait dans le cadre du programme GESSOL, Fondation Maison des Sciences de l’Homme, 195 p. Rapport consulté sur : http://www.gessol.fr/
- Traven V. (2005). La datcha en Russie de 1917 à nos jours, Éditions du Sextan, Paris, 232 p.
Notes
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[1]
Le processus de privatisation, qui devait se terminer en 2013, n’est pas achevé et nombre de parcelles restent encore officiellement propriété de l’État.
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[2]
C’est-à-dire Kazan et les régions limitrophes.
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[3]
Cotisations que doit verser chaque propriétaire à l’association du collectif pour l’entretien des espaces et infrastructures collectives.