Notes
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[1]
Entretien réalisé par l’auteure avec Shane Bernardo en avril 2012 à Detroit.
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[2]
Variété de chou à la mode aux Etats-Unis.
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[3]
« How can soil be a tool for social change ? », peut-on lire inscrit au marqueur d’un tableau blanc dans les locaux de Earthworksen avril 2012.
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[4]
Seule la municipalité de Detroit et non l’aire urbaine sera envisagée dans cet article.
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[5]
Ces réflexions sont issues d’une enquête de terrain basée sur une méthodologie qualitative (entretiens semi-dirigés et observation participante) menée en 2012 et 2013, en particulier dans l’East Side de Detroit, dans le cadre d’une thèse en cours, dirigée par Cynthia Ghorra-Gobin sur « La réappropriation de l’espace et la mobilisation civique environnementale dans les quartiers défavorisés des métropoles états-uniennes à Detroit (MI) et dans le Bronx (NY) ».
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[6]
« Industrial eaters » (Pollan, 2007). Toutes les traductions sont de l’auteur.
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[7]
Les estimations sont très mouvantes puisqu’un jardin peut naître ou disparaître très rapidement.
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[8]
P. Henn, 2000, User benefits of urban agricuture, thesis, MacGill University.
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[9]
« Fringeretailers » (Gallagher, 2007).
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[10]
WIC (Women, Infants, and Children), bons alimentaires, etc.
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[11]
Entretien réalisé par l’auteure avec Kathryn Underwooden juin 2013 à Detroit.
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[12]
Le terme de « beautification » est régulièrement employé par les acteurs.
1Dans certains quartiers de Detroit, le goût de l’aubergine – le fondant de sa chair, l’enveloppe fine qui se déchire – n’évoque pas quelque chose pour tous. Manger des légumes frais n’y est pas une expérience commune. Shane Bernardo l’a compris, tout comme Frère Rick l’avait compris avant lui. Pour l’adolescent avec qui il discutait, dans le jardin potager de son couvent capucin de l’East Side, c’était de la station essence que venaient les légumes [1]. Depuis que les supermarchés ont emboîté le pas aux entreprises et habitants ayant quitté la ville, la station essence a été, et est encore, un haut lieu de l’approvisionnement alimentaire à Detroit. Aujourd’hui Shane Bernardo continue le travail de Frère Rick au sein de la ferme urbaine d’Earthworks. Il éduque les jeunes au goût de l’aubergine, du kale [2], des épinards, ainsi qu’au travail de la terre et de ses productions. Il leur apprend aussi comment la maîtrise du sol peut être un outil propice au changement social [3], à travers un engagement contre l’« injustice alimentaire ».
2L’agriculture urbaine est aujourd’hui l’initiative citoyenne la plus populaire et la plus médiatisée de Detroit. Mais le discours médiatique doit être dépassé pour interroger la diversité des formes de cette agriculture et pour évaluer les options de sortie de crise qu’elle propose. Elle prend place dans le contexte d’une métropole désindustrialisée en situation de crise urbaine généralisée depuis la fin des années 1960 (Sugrue, 2005), et touchée durement par les crises immobilières et économiques de 2007-2009. Principale ville du Michigan, forte d’1,8 million d’habitants en 1960, elle en compte un peu moins de 707 000 [4], en 2012, notamment suite à l’effondrement de l’industrie automobile et de ses Big Three. Elle est à la fois fortement ségréguée – la population y est afro-américaine à 83 % – et extrêmement défavorisée – 38 % des habitants sont sous le seuil de pauvreté. La municipalité en faillite croule sous une dette de plus de 18 milliards de $.
3En 1996, le Programme de Développement des Nations Unies (PNUD) a défini l’agriculture urbaine comme « une industrie qui produit des biens alimentaires et énergétiques, pour répondre surtout à la demande quotidienne des consommateurs urbains ». Cette définition rappelle que l’agriculture urbaine est au départ un phénomène de pays en développement, devenue aujourd’hui une réalité des villes du Nord, à l’image de Detroit, véritable food desert (Pothukuchi, 2004). Mais l’agriculture urbaine ne constitue pas seulement un enjeu de production alimentaire en temps de crise ; elle est par essence une pratique multifonctionnelle (Morgan, 2014) qui cache d’autres enjeux non nutritionnels majeurs, qui sont territoriaux, sociaux, environnementaux. L’agriculture urbaine à Detroit nourrit certes les communautés, mais participe tout autant à une réappropriation du territoire par ces communautés [5].
État des lieux de l’urban ag’ à Detroit en contexte de crise
L’avant-garde de l’agriculture urbaine dans les quartiers défavorisés ? L’essor de l’agriculture urbaine aux États-Unis dans le cadre de l’émergence du food movement
4Aux États-Unis, l’agriculture urbaine – couramment abrégé en urban ag’ – a connu un essor manifeste dans le cadre d’une émergence globale des questions de sécurité et de justice alimentaires dans les villes du Nord (Morgan, 2014). Detroit est présentée depuis la fin des années 2000 comme la ville à l’avant-garde de cette pratique (Pothukuchi, 2004 ; Gallagher, 2010) même si d’autres villes sont touchées par le phénomène comme Oakland, New York, Milwaukee, Los Angeles, San Francisco, Chicago, Minneapolis, Philadelphia ou Seattle. Cette agriculture urbaine – dans la tradition des community gardens new-yorkais installés dans les années 1970 sur le mode de la green guerilla – s’adresse en grande partie aux classes moyennes supérieures blanches soucieuses de la qualité de l’alimentation comme un des paramètres du bien vivre (Alkon & Agyeman, 2011). Elle s’inscrit dans l’émergence du food movement qui prône un ensemble d’habitudes alimentaires – manger « bio » et local – considérées comme justes et adéquates, et rejette le système alimentaire global, considéré comme injuste et nocif, ainsi que les « commensaux industriels » [6], ceux qui consomment une nourriture transformée par l’industrie agroalimentaire (Pollan, 2007). Or si les commensaux industriels se trouvent dans toutes les classes sociales, ils sont surreprésentés parmi les classes les plus pauvres.
Detroit, une ville en crise urbaine désormais plus célèbre pour ses jardins que pour ses voitures ?
5Detroit a la double particularité d’abriter une agriculture urbaine dans un contexte de crise urbaine généralisée, mais aussi un nombre très élevé de jardins ou de fermes urbaines, ce qui est rendu possible par l’immense quantité d’espaces vacants disponibles. Pour ce qui est du premier point, Detroit a connu une désindustrialisation ainsi que les effets de sélection territoriale engendrés par la globalisation : elle est un cas d’école de la crise urbaine (Sugrue, 2005), processus sociospatial qui explique la prégnance de quartiers centraux largement défavorisés dans les métropoles américaines. Or Detroit apparaît comme la ville pionnière dans l’utilisation de ses espaces déqualifiés pour la mise en place d’un système agro-alimentaire alternatif (Deverre & Lamine, 2010), avec une impressionnante visibilité médiatique et paysagère de l’agriculture urbaine et de la mobilisation qui l’accompagne. Là où l’industrie automobile régnait jadis, jardiner dans Motown est devenu une option de sortie de crise et une caractéristique de la ville presque mainstream. Pour ce qui est du second point – et il est en partie explicatif du premier – l’incroyable immensité des espaces vacants disponibles distingue Detroit des autres métropoles où l’agriculture urbaine est en essor : un tiers de la ville est en friche (Detroit Future City, 2012), soit le double de la superficie de Manhattan.
6Les estimations actuelles permettent de prendre la mesure du phénomène : 1 600 jardins communautaires et fermes urbaines ont été recensés [7] (Gallagher, 2010) contre environ 490 jardins communautaires à New York en 2009 pour un peu plus de 8 millions d’habitants. Avec une production alimentaire de 165 tonnes/an en 2009 par les jardins et fermes de la ville – alors qu’elle est de 300 000 tonnes/an à La Havane [8] –, Detroit est peut-être la ville la plus productive du pays en termes d’agriculture urbaine (ibid., p 46) quand cette dernière n’occupe que 0,4 % des terrains vacants appartenant à la municipalité (ibid., p 61). Detroit peut actuellement subvenir aux besoins de 275 personnes/an, mais en convertissant 75 % des 44 000 terrains vacants appartenant à la municipalité, elle pourrait produire 76 % des légumes et 42 % des fruits pendant un an pour un million de personnes (soit plus que la totalité des 707 000 habitants actuels) (ibid., p. 66). C’est donc par son potentiel productif – rendu possible par un dispositif territorial hors du commun – que l’agriculture urbaine à Detroit fait figure de tête de pont parmi les métropoles américaines.
De crises en crises : la résurgence de l’agriculture urbaine comme moyen de subsister : Du temps de guerre au temps des crises
7Detroit a connu ses premières expériences d’agriculture urbaine pendant la crise économique de 1892-97 avec le projet agricole municipal Potato Patch Plan ; puis pendant la 1re Guerre Mondiale où fleurirent des Victory gardens. La place historique de l’agriculture urbaine y est aussi imbriquée dans son histoire raciale et migratoire : selon Monica White la Great Migration des afro-américains du Sud rural vers le Nord-Est industriel a charrié toute une série de pratiques culturelles, comme l’habitude d’avoir un jardin potager et d’y cultiver certains légumes de la cuisine afro-américaine (2010). Dans les années 1980, dans un contexte de déclin déjà avancé, l’activiste Grace Lee Boggs fédère les Gardening Angels, groupe de retraités qui plantent et s’occupent de potagers dans la ville, afin d’occuper les parcelles vacantes (2012). Mais au-delà de ces moments paroxystiques, les Américains défavorisés ne sont pas à l’abri de problèmes chroniques d’insécurité alimentaire : en 1999, 10 % des foyers américains, soit 19 millions d’adultes et 12 millions d’enfants étaient en état d’insécurité alimentaire (Pothukuchi, 2004).
Des initiatives grassroots pour une pratique alternative
8L’agriculture urbaine à Detroit répond à un problème d’insécurité alimentaire, et correspond à une pratique émanant largement de la société civile, représentée par des organisations à but non lucratif, communautaires ou non. Ces groupes sont en majeure partie « grassroots », soit le fruit de mobilisations populaires locales, aux moyens limités mais ciblés sur le quartier et dont l’impact à une échelle microlocale peut s’avérer décisif. Les nombreuses organisations qui y participent – comme Greening of Detroit, Detroit Black Community Food Security Network, Detroit Food Policy Council, Earthworks, Keep Growing Detroit etc. – dessinent une nébuleuse associative aux postulats idéologiques variés : certaines se focalisent sur des problématiques à consonances sociales, d’autres plutôt raciales, d’autres encore écologiques.
9Cette agriculture urbaine communautaire doit être comprise comme une pratique parmi d’autres telles que les processus de réparation, de recyclage ou de nettoyage du bâti : des « pratiques économiques alternatives » rendant compte de l’essor de nouvelles cultures économiques post-crise économique de 2008, qui correspondent à l’adaptation spontanée des modes de vie des gens aux contraintes et aux opportunités émanant de la crise (Castells et al., 2012). Cela se traduit à Detroit par l’épanouissement de pratiques qui se revendiquent du Do-It-Yourself (DIY). Au sens pragmatique du terme, le DIY peut s’entendre comme une disposition humaine tendue vers la résolution de problèmes pratiques : il est en cela un équivalent du système D. L’idée est de mieux connaître et de s’approprier les processus de fabrication : l’auto-production et l’auto-organisation s’imposent comme les principes essentiels de l’agriculture urbaine telle qu’elle est pratiquée à Detroit.
L’enjeu de la production alimentaire : l’agriculture urbaine au prisme de sa fonction nutritionnelle
Atténuer l’effet food desert - Detroit, un « désert alimentaire »
10Le phénomène de ségrégation sociospatiale et raciale aux États-Unis crée des espaces de relégation urbaine dans lesquels la sécurité alimentaire n’est pas assurée pour tous. Ces food deserts, espaces urbains pauvres où les habitants ne peuvent pas se procurer des aliments sains à des prix abordables, cumulent très faible présence de supermarchés et dépendance des populations défavorisées à l’automobile en la quasi-absence de transports en commun. Entre 1978 et 1984, la chaîne de supermarchés Safeway a fermé plus de 600 magasins dans les inner-cities, les délocalisant vers la banlieue où les clients étaient plus fortunés et où il y avait de la place pour installer des parkings (Allen, 2013, p. 20). Le résultat est une consommation excessive de nourriture transformée, saturée en sucres, en sel, en graisses et en ingrédients artificiels disponibles dans des fastfoods, stations essence, petites épiceries de nuit et magasins de vente d’alcool. Selon les travaux de Marie Gallagher, 90 % des bons alimentaires fédéraux à Detroit sont dépensés dans des « détaillants marginaux » [9] (commerces d’alcool, stations essence, bazars tout-à-un-euro) et plus de 500 000 habitants doivent se déplacer deux fois plus loin pour rejoindre une épicerie alimentaire plutôt que l’un de ces détaillants (Gallagher, 2007).
Approvisionner les plus pauvres en produits frais
11Ainsi à Detroit l’agriculture urbaine tente-t-elle de répondre à ce manque d’accessibilité et de diversification alimentaires qui s’accompagne aussi de maladies nutritionnelles comme l’obésité et le diabète. Elle propose de fournir des produits frais et abordables pour les résidents à faibles revenus. Un régime alimentaire de 2000 calories quotidiennes constitué de junkfood peut coûter 3,50 $/jour contre 10 fois plus pour un régime équilibré (Allen, 2013, p 143). Les stratégies des familles défavorisées sont orientées vers de multiples sources : le système agro-alimentaire dominant, les aides fédérales [10], et les banques alimentaires (Pothukuchi, 2004, p. 362). Mais même dans les programmes fédéraux, les habitants rencontrent des difficultés pour l’inscription aux programmes ou l’obtention d’une alimentation adéquate à leurs habitudes et besoins (ibid.). À Detroit les associations d’agriculture urbaine vendent leur production à prix modiques voire les distribuent gratuitement, au détail ou via des soupes populaires : cela permet d’alimenter les familles les plus pauvres en produits frais et de suppléer au manque d’épiceries ou de supermarchés dans la ville. Elles s’inscrivent ainsi dans un mouvement de justice alimentaire, orienté vers l’amélioration de l’accès alimentaire des populations et territoires défavorisés (Gottlieb & Joshi, 2010 ; Alkon & Agyeman, 2011 ; Morgan, 2014).
L’émergence d’un système agro-alimentaire urbain alternatif – Synergie ou concurrence des jardins communautaires et des fermes urbaines ?
12Il existe plusieurs types d’agriculture urbaine à Detroit, qui coopèrent mais sont aussi en conflit. Les jardins communautaires sont des jardins ouverts au public, gérés collectivement par leurs membres, qui peuvent comporter un jardin potager. C’est le cas de Georgia Street Community Garden, fondé en 2002 dans l’East Side et géré par Mark Covington, un afro-américain d’une quarantaine d’années natif de Georgia Street. Ce jardin potager, partagé avec chèvres et poules, jouxte un centre communautaire équipé d’ordinateurs et d’une bibliothèque dédiés aux enfants du quartier. On trouve aussi des fermes urbaines à petite échelle. Une des plus connues est celle d’Earthworks, fondée en 1997 en collaboration avec la Capuchin Soup Kitchen – organisme religieux consacré à la soupe populaire, fondé en 1929 – géré par Patrick Crouch, habitant de Detroit d’origine irlandaise. Ce projet qui repose sur un idéal de justice alimentaire fonctionne à partir de donations et de bénévolat, organise de nombreux programmes éducatifs et vend la production hebdomadairement à la ferme et au marché d’Eastern Market. Si la plupart des initiatives d’agriculture urbaine sont sur ce modèle associatif, elles coexistent avec quelques fermes urbaines qui ont un statut commercial comme Rising Pheasant Farms. Hantzest le seul projet de ferme urbaine à grande échelle : il s’agit d’une plantation d’arbres de 144 hectares répartie entre 1 500 parcelles (Hantz Woodlands) dans l’East Side. Cette installation en 2012, très controversée, a poussé la municipalité à établir des normes juridiques et un statut foncier pour l’agriculture urbaine. Pour Kathryn Underwood, urbaniste municipale, « Hantz Farms a changé la donne » [11] en raison de l’ampleur du projet : faire la plus grande ferme urbaine du monde avec 30 millions de dollars en jeu.
Un système de production en construction
13À la base du mouvement naissant de la « sécurité alimentaire communautaire » réside le postulat que les systèmes alimentaires communautaires renforcent les territoires locaux et régionaux et offrent des alternatives viables aux autres flux d’approvisionnement alimentaire (Pothukuchi, 2004, p. 356). Ce système agro-alimentaire alternatif (ibid., p. 357) vise des objectifs d’équité territoriale associés à la santé et à la durabilité, entendue comme la volonté de créer des liens proches entre différents segments des systèmes alimentaires (production, transformation, consommation, traitement des déchets), de les rendre plus respectueux de l’environnement, et d’inclure des acteurs traditionnellement exclus tels que les petits producteurs et les consommateurs défavorisés (ibid., p. 366). À Detroit, le marché alimentaire d’Eastern Market constitue le cœur du système agro-alimentaire alternatif naissant. Existant depuis le début du XXe siècle, fermé pendant plusieurs décennies et ayant rouvert dans les années 1990, il est dirigé depuis 2007 par le charismatique Dan Carmody. Pièce majeure de la requalification du quartier, il abrite un marché hebdomadaire très fréquenté (aussi bien par les habitants de la ville que par ceux des banlieues aisées) très lié à l’agriculture urbaine et locale : des stands « Grown in Detroit » y sont installés, cherchant à asseoir la place des fermiers locaux plutôt que celle de revendeurs.
Une agriculture urbaine multifonctionnelle : par-delà la dimension nutritionnelle
14Pour Kevin Morgan, l’agriculture urbaine a le mérite de ne pas réduire la question alimentaire à une simple question nutritionnelle, en rendant justice à la « multifonctionnalité de la nourriture » (2014, p 12). Ce n’est pas minorer l’importance de la dimension nutritionnelle de l’alimentation, ni l’ampleur du problème de la malnutrition, mais c’est affirmer d’autres enjeux alimentaires liés à l’agriculture urbaine (de justice, de durabilité, d’occupation du territoire, etc.). À Detroit, la création de systèmes agro-alimentaires alternatifs tente ainsi de répondre à d’autres problèmes que ceux nutritionnels.
Se réapproprier les friches pour lutter contre la déprise et stabiliser des quartiers en déclin
15La présence massive d’espaces vacants crée un appel d’air pour toutes pratiques nécessitant de l’espace disponible. L’agriculture urbaine est l’une de ces pratiques, mais outre le fait qu’elle diminue le nombre de parcelles inoccupées en leur redonnant une fonction, elle apporte un certain nombre de bénéfices territoriaux non alimentaires permettant de réduire les effets négatifs de la vacance.
16D’abord l’agriculture urbaine occupe le territoire et signifie qu’il n’est pas abandonné : cela permet de ralentir le cycle des départs des habitants, à l’échelle d’un block ou d’une rue. À cette micro-échelle, le moindre départ d’une famille, le moindre accaparement considéré comme nuisible d’un terrain vague – devenu squat ou dépotoir, abritant des activités illicites telles que la drogue – dans ces quartiers déjà très faiblement peuplés (taux de vacance de plus de 80 % sur certains blocks) conduit à de nouveaux départs. Elle permet ensuite de repaysager le territoire, d’apporter un « embellissement » [12], même si une grande partie de la population est sceptique sur ce point. Dans une ville qui subit un ré-ensauvagement de certains quartiers, l’agriculture urbaine vient requalifier certains territoires tout en imprimant la marque de l’humain. Elle nourrit certes des angoisses de déplacement et d’expulsion des habitants pour lui laisser la place : l’enjeu de ce débat est notamment lié au projet de planification urbaine de Detroit Future City, qui propose des spécialisations territoriales par grands quartiers pour recréer des îlots de densité (Detroit Future City, 2012). Elle pourrait aussi permettre une stabilisation, voire une hausse de la valeur du foncier et de l’immobilier. Une étude de chercheurs a montré que l’ouverture d’un jardin communautaire à New York fait monter les valeurs immobilières dans un rayon de 300 mètres (Been & Voicu, 2006). À Detroit, la valeur du foncier et de l’immobilier est si déprimée – une maison est mise à prix à 500 $ aux enchères – qu’elle maintient les habitants paupérisés dans un cycle de pauvreté et de faible mobilité : ceux qui sont propriétaires ne peuvent pas vendre pour déménager ; ils ne peuvent pas emprunter sur la base d’un prêt hypothécaire pour financer des études ni acheter une voiture. Enfin elle permet d’améliorer la sécurité en permettant une présence plus fréquente – car l’agriculture requiert une permanence intense – et en cultivant des terrains vacants qui dans leur désordre passé – la présence d’herbes hautes, de débris enchevêtrés ou de maisons abandonnées – abritaient des activités potentiellement dangereuses pour les habitants d’une ville en tête des statistiques nationales de criminalité.
Maintenir les liens dans la communauté : un tissu de liens sociaux et un réseau d’entraide
17Sur le plan social, l’agriculture urbaine participe à la création de liens communautaires et favorise les interactions sociales à l’échelle du block et du quartier. Certains auteurs comme Kami Pothukuchi insistent sur la dimension communautaire des systèmes agro-alimentaires (2004) au sens où ils prennent appui sur et sont pris en charge par la communauté locale. Cela permet de créer des lieux et des structures favorisant des interactions sociales dans des quartiers dépourvus d’espace public. Ils fonctionnent comme des réseaux d’entraide et de solidarité concernant les questions alimentaires, mais aussi dans des domaines plus vastes, l’agriculture urbaine étant souvent couplée à des centres communautaires (Georgia Street Community Garden) ou des ateliers de réparation de vélo (Earthworks). Trois spécificités en termes de liens sociaux communautaires y sont observables : l’éducation des enfants et des jeunes aux pratiques agricoles et alimentaires ; la participation des retraités ; et l’importance du bénévolat. L’agriculture urbaine, constitue certes un filet de sécurité alimentaire pour une partie de la population pauvre, mais aussi un réseau social d’entraide non négligeable dans une ville dont le tissu social est fortement déstructuré.
Conclusion
18Le temps où l’agriculture urbaine était réduite à une pratique de production et de consommation alimentaires est révolu. Le cas de Detroit est éloquent. L’agriculture urbaine y permet certes de proposer des systèmes agro-alimentaires alternatifs communautaires, afin de répondre aux problèmes chroniques d’insécurité alimentaire et de manque d’accès à une alimentation saine. Mais loin d’aborder la seule question de la malnutrition, elle connaît un tournant spatial en réorientant ses objectifs vers une atténuation de l’effet d’enclavement alimentaire. L’agriculture urbaine territorialise donc, mais aussi socialise les questions alimentaires : à Detroit, la majorité des associations responsables de jardins communautaires et de fermes urbaines s’adressent à des populations défavorisées et cherchent à réorienter le système alimentaire vers une plus grande justice alimentaire. Le contexte spécifique de Detroit conduit finalement l’agriculture urbaine à faire partie d’un dispositif d’occupation des espaces vacants, voire de réappropriation du territoire, participant à la stabilisation démographique et foncière des quartiers de la ville. Loin d’être la seule pratique urbaine à pouvoir mener cette ville vers une sortie de crise, elle reste une option riche de potentiels majeurs, à articuler avec d’autres pratiques, dont la ville de Detroit apparaît comme un laboratoire contemporain.
Bibliographie
Bibliographie
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- Castells M., Caraca J., Cardoso G. (2012). Aftermath. The Cultures of the Economic Crisis, Oxford, OUP Oxford.
- Deverre C., Lamine C. (2010). « Les systèmes agroalimentaires alternatifs. Une revue de travaux anglophones en sciences sociales », Économie rurale, n° 317, p. 57-73.
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- White M. (2010). « Shouldering Responsibility for the Delivery of Human Rights : A Case Study of the D-TownFarmers of Detroit », Race/Ethnicity : Multicultural Global Contexts.
Notes
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[1]
Entretien réalisé par l’auteure avec Shane Bernardo en avril 2012 à Detroit.
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[2]
Variété de chou à la mode aux Etats-Unis.
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[3]
« How can soil be a tool for social change ? », peut-on lire inscrit au marqueur d’un tableau blanc dans les locaux de Earthworksen avril 2012.
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[4]
Seule la municipalité de Detroit et non l’aire urbaine sera envisagée dans cet article.
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Ces réflexions sont issues d’une enquête de terrain basée sur une méthodologie qualitative (entretiens semi-dirigés et observation participante) menée en 2012 et 2013, en particulier dans l’East Side de Detroit, dans le cadre d’une thèse en cours, dirigée par Cynthia Ghorra-Gobin sur « La réappropriation de l’espace et la mobilisation civique environnementale dans les quartiers défavorisés des métropoles états-uniennes à Detroit (MI) et dans le Bronx (NY) ».
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[6]
« Industrial eaters » (Pollan, 2007). Toutes les traductions sont de l’auteur.
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[7]
Les estimations sont très mouvantes puisqu’un jardin peut naître ou disparaître très rapidement.
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[8]
P. Henn, 2000, User benefits of urban agricuture, thesis, MacGill University.
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[9]
« Fringeretailers » (Gallagher, 2007).
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[10]
WIC (Women, Infants, and Children), bons alimentaires, etc.
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[11]
Entretien réalisé par l’auteure avec Kathryn Underwooden juin 2013 à Detroit.
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Le terme de « beautification » est régulièrement employé par les acteurs.