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2014 est l’Année internationale de l’agriculture familiale. La majorité de la nourriture produite dans le monde provient des fermes gérées par plus de deux milliards de petits exploitants agricoles cultivant des terres dégradées et vivant souvent dans une extrême pauvreté, principalement dans les pays en voie de développement (Tutwiler 2014). Dans ces systèmes socio-écologiques complexes, l’utilisation et la gestion des ressources naturelles sont régies par des règles socio-culturelles, façonnées par le genre, qui diffèrent selon les époques entre cultures, régions (Pélissier, 1980). Comme l’explique Goebel (2003: 177, traduction de l’auteure) : « la subsistance est intimement liée à l’utilisation des ressources naturelles, et s’organise par conséquent, d’un point de vue écologique, non seulement en fonction des saisons et de l’environnement physique, mais aussi en fonction des multiples strates des institutions et des autres relations sociales. »
2 Ces facteurs socio-culturels ont généralement favorisé le développement, l’utilisation et le transfert des connaissances et des compétences nécessaires pour gérer la complexité des petites exploitations agricoles selon le genre. Dans ces petites exploitations, les membres du ménage peuvent avoir ainsi des connaissances et des compétences différentes. Les travaux et les activités exécutés par chaque membre du ménage varient en fonction du sexe et de l’âge. Ces différences entre les sphères d’activités et d’expertise entre les femmes et les hommes favorisent le développement de connaissances, préférences et de priorités distinctes mais imbriquées dans le domaine de la biodiversité agricole et forestière (Rocheleau 1991 ; Rocheleau et al. 1996).
3 Dans les communautés où on pratique l’agriculture de subsistance, les femmes demeurent les principales gardiennes de la biodiversité agricole et forestière. Elles sont les principales exploitantes et transformatrices des denrées de base (maïs, riz, blé, sorgho, igname, etc.), les principales collectrices, transformatrices et vendeuses des ressources alimentaires forestières. Elles détiennent ainsi des savoirs spécialisés sur les plantes forestières utilisées aussi pour le fourrage et en pharmacopée traditionnelle (FAO, 1999 ; Howard 2003). Elles cultivent et conservent également de multiples espèces sous-utilisées, qui augmentent de manière significative la biodiversité du milieu agricole tout en contribuant à la sécurité alimentaire et aux moyens de subsistance des populations locales (Sasvari et al. 2010). Ces espèces sous-utilisées, et d’une façon générale la biodiversité endogène agricole et forestière, sont essentielles à la survie du ménage car elles améliorent la résistance aux nuisibles et pathogènes, aux catastrophes naturelles et aux intempéries climatiques et économiques dans un contexte où ces ménages tentent, dans la mesure du possible, d’être auto-suffisants en limitant l’utilisation des intrants externes.
4 Les terres marginales et les interstices entre les champs cultivés, espaces typiquement féminins, reçoivent moins d’attention de la part des chercheurs et ne bénéficient presque pas d’action de développement comme c’est le cas des terres cultivées et contrôlées habituellement par les hommes. Pourtant, ces espaces sont des havres de biodiversité où les femmes collectent et exploitent d’importantes espèces à valeur alimentaire, thérapeutique, économique et culturelle pour leurs communautés. Par exemple, le jardin potager, qui relève généralement du domaine des femmes, est un espace privilégié pour la conservation de l’agrobiodiversité. C›est fréquemment dans ces jardins potagers que l’on retrouve des variétés précoces permettant aux ménages de régulariser leur consommation et de gérer les risques au fil des saisons et durant la période de soudure qui précède la récolte des cultures de base. Ces jardins sont également des sites de conservation in situ, où les femmes jouent un rôle prépondérant dans la préservation des espèces et des variétés jugées utiles dans un contexte culturel précis (Jiggins 1986).
5 Howard (Howard, 2014), explique ainsi que la production dans les champs n’est pas concevable sans son homologue, le jardin potager, qui représente une station expérimentale endogène et une banque de gènes. Ces jardins potagers contiennent de nombreuses espèces semi-domestiquées. Ils fournissent aux agriculteurs la variété de produits végétaux qui leur sont nécessaires à petite échelle pour subvenir à leurs besoins tout au long de l’année. Les jardins potagers sont ainsi un exemple du rôle indéniable que jouent les femmes en tant que phytogénéticiennes, gestionnaires et conservatrices des ressources génétiques végétales. Avec le temps, les pratiques traditionnelles d’amélioration des espèces végétales ainsi que la gestion, la culture et la sélection des plantes par les femmes — aussi bien dans les jardins potagers qu’en dehors — ont favorisé la régénération, la domestication et la dissémination de plusieurs espèces importantes (Turner et al., 2000 ; Zimmerer, 2003), ainsi que la conservation in situ de matériel génétique végétal dans les champs, les jachères et les forêts (Greenberg, 2003 ; Carney and Elias, 2006).
6 Le rapport étroit des femmes avec les plantes et la biodiversité est aussi nourri par leurs responsabilités de transformation, de préservation et de stockage des plantes (Howard, 2014). Les besoins pour la transformation de chaque espèce, tels que la main-d’œuvre, les intrants (eau, bois de chauffe pour la cuisson ou le séchage des aliments, entre autres) requis pour rendre l’espèce comestible, sont pris en compte au moment de choisir quelles espèces ou variétés de plantes seront cultivées ou collectées. En fait, la majorité des facteurs sur lesquels reposent la sélection et la conservation des plantes est liée aussi bien aux qualités de transformation, d’entreposage, de goût ou encore aux valeurs nutritives des espèces qu’à leurs caractéristiques agroécologiques, telles que la résistance aux ravageurs ou à la sécheresse. La cuisine — espace spécifiquement féminin où les femmes acquièrent et mobilisent des savoirs spécialisés sur les plantes — est donc inextricablement liée au maintien de la culture et de l’agrobiodiversité, et reste l’un des sites les plus sous-valorisés de la conservation des ressources génétiques végétales (Howard, 2014).
7 Au-delà de ces domaines de spécialisation sexo-spécifiques en matière de biodiversité, les savoirs et les intérêts des femmes et des hommes dans la gestion de la biodiversité s’entrecroisent. À cet égard, le modèle d’Amartya Sen, qui porte sur les négociations ayant lieu au sein du ménage, permet d’approfondir notre compréhension du genre dans la gestion de la biodiversité. Comme l’affirme Sen, les relations conjugales englobent à la fois des dimensions coopératives et conflictuelles, alors que mari et femme(s) « vivent ensemble sous un même toit, partageant ainsi leurs préoccupations et leurs expériences et agissant conjointement » (Sen 1990 : 147). Ce modèle de « conflit coopératif » englobe la notion-clé de « connectivité sociale » entre mari et femme(s), et reconnaît que, même si les femmes et les hommes ont différentes sphères d›activités et de prise de décision, ces sphères sont inséparables. Résumant cette idée, Razavi et Miller (1995 : 15-16) affirment que « bien que la division du travail en fonction du sexe implique que les hommes et les femmes entreprennent des activités distinctes, elle comporte aussi un système complexe et mutable de coopération et d’échange. »
8 Malheureusement, la contribution essentielle qu’apportent les femmes aussi bien que les hommes à la gestion et à la conservation de la biodiversité agricole et forestière continue à être négligée dans de nombreux projets et programmes de recherche pour le développement et de politiques portant sur l’agriculture et la biodiversité. De nombreuses interventions axées sur l’agriculture et les ressources naturelles ont échoué pour n’avoir pas accordé d’importance aux relations sociales et au genre dans les domaines liés à l’expertise, l’accès, la prise de décision et le partage des avantages qui découlent de la conduite des exploitations agricoles et de l’exploitation des ressources naturelles (voir, par exemple, Schroeder 1999 ; Meizen-Dick et al. 2011). Le cas décrit ci-dessous en est un exemple.
Lorsque les femmes sont exclues de la gestion de l’agrobiodiversité : le cas du Maroc
9 Dans les montagnes de l’Atlas du Maroc central, des femmes se sont spécialisées au fil des générations dans l’exploitation des espèces aromatiques et médicinales qu’elles cueillent dans les forêts communautaires. Elles récoltent, transforment et échangent ces plantes pour leur propre bénéfice et celui de leur ménage. Il y a une décennie, l’Union Européenne avait financé un projet de mécanisation du traitement de ces plantes sauvages. L’association locale des agriculteurs, reconnue par l’État et composée uniquement d’hommes, s’est intéressée au projet et a accepté de créer une coopérative, condition préalable à la réception de l’équipement et au renforcement des capacités locales que le projet fournirait. Les membres des coopératives, étant toujours tous des hommes, se sont engagés à recueillir une quantité suffisante de matériau de plantes aromatiques et médicinales dans leurs environs pour approvisionner l’usine de traitement, dont la construction allait coûter 150 000 euros.
10 Puisque les femmes, qui exploitaient et transformaient les plantes recherchées, n’étaient représentées ni dans l’association des agriculteurs, ni dans la coopérative, où les discussions menant à la conception du projet et plus tard aux engagements de la coopérative avaient lieu, il n’est pas surprenant que les estimations en ce qui concerne la disponibilité de la matière première aient été surévaluées. La coopérative s’est retrouvée en crise lorsque les engagements pris n’ont pas pu être respectés. Les membres ont alors supplié leurs épouses de faire plus de collecte afin de pouvoir garder l’usine en activité. Bien qu’elles aient aidé leurs maris à maintenir l’unité de transformation ouverte quelques années de plus, les femmes ont perdu leur source indépendante de revenus. De plus, leur condition et statut sont passés d’une position de gestionnaires qualifiées et innovantes de ressources forestières à celle de fournisseuses de travail non rémunéré à la coopérative. En 2010, l’usine a été abandonnée à la rouille à la périphérie de la ville, la coopérative est tombée en plein désarroi et les femmes ont alors essayé de s’organiser pour comment récupérer l’espace socio-économique perdu (Fernandez, non publié).
11 Conceptualiser le ménage paysan comme une entreprise familiale où il y a autant convergences que de conflits d’intérêts a des implications pour les interventions et les politiques de développement qui visent à améliorer la gestion et la conservation de la biodiversité agricole et forestière. Un tel modèle implique qu’il est nécessaire d’identifier et de concilier les intérêts distincts et souvent sexo-spécifiques des membres du ménage qui sont concernés par une intervention. La mesure dans laquelle l’intervention risque de renforcer ou de déstabiliser les relations de pouvoir entre les hommes et les femmes en ce qui concerne l’accès, le contrôle et les bénéfices liés à la biodiversité doit être évaluée. Par exemple, l’intervention augmentera-t-elle le travail des femmes pour générer des avantages (financiers ou autres) qu’elles ne seront pas en mesure de réclamer ou de contrôler, comme dans le cas du Maroc décrit ci-dessus ? Quels compromis les politiques engendreront-elles entre les différents membres du ménage ? Et est-ce que les droits et les responsabilités des membres de la famille pourront être (re)négociés afin d’améliorer l’égalité des sexes plutôt que de renforcer des rapports de pouvoir inéquitables ?
12 Dans cette optique, les projets, les programmes et les politiques sont mis au défi de trouver des façons d’élargir les domaines de collaboration entre hommes et femmes dans l’entreprise agricole familiale, afin d’élargir la gamme d’options de gestion et d’utilisation de la biodiversité au-delà de ce qui serait possible pour chaque membre séparément. Des analyses détaillées selon le genre peuvent aider à identifier ceux et celles qui devraient être mobilisés dans les interventions et les meilleures façons de les mobiliser, afin de promouvoir les résultats sociaux et écologiques « gagnants-gagnants » souhaitables. Par exemple, il a été démontré au Honduras que de plus grandes avancées vers la sécurité alimentaire et l’égalité des sexes ont eu lieu quand le mari et la femme sont directement impliqués dans les plates-formes agricoles participatives mixtes, telles que les équipes de chercheurs paysans et les écoles de terrain paysannes, que lorsqu’un seul conjoint (homme ou femme) est impliqué (Humphries et Classen 2012).
13 L’élaboration d’approches novatrices pour sauvegarder la biodiversité et les systèmes de savoirs traditionnels sous-jacents est d’une importance primordiale de nos jours. La biodiversité est actuellement confrontée à plusieurs menaces importantes, dont l’intégration des marchés, et le développement des institutions politico-économiques et des infrastructures favorisant la monoculture de rente dépendante des intrants externes (Wooten, 2003), l’exode rural des jeunes, le vieillissement de la population rurale et la féminisation de l’agriculture, entre autres (FAO 2004 cité dans Deda et Rubian 2008 ; FAO, 2005). Pour relever ces défis, les interventions et les politiques devront reconnaître l’expertise et les innovations qu’hommes et femmes de différents groupes socio-économiques et culturels peuvent apporter et encourager l’action collective pour la meilleure gestion de la biodiversité et la promotion de sociétés équitables et durables.
Remerciements
Nous remercions Marius Ekué pour son aide éditoriale.Bibliographie
Références bibliographiques
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