1Cet article aborde la question de la formation des agriculteurs, et des acteurs du monde agricole, à partir d’un chantier actuel qui touche au plus près les agriculteurs d’aujourd’hui et ceux de demain ainsi que l’enseignement agricole : à savoir ce qui est désigné aujourd’hui par l’expression « produire autrement » dans les travaux préparatoires à la loi d’« avenir pour l’agriculture, l’agroalimentaire et la forêt » et « enseigner à produire autrement », pour l’Enseignement agricole.
2Ce texte part de plusieurs idées : a) il ne paraît guère possible de réfléchir à enseigner à produire autrement sans inscrire cet objectif dans le cadre de l’objectif plus large qu’est celui de produire autrement ; b) il est nécessaire de réfléchir ensuite à ce que peut signifier « apprendre » à produire autrement : quels types d’apprentissages et de questions d’apprentissage sont en jeu ? qu’est-ce qui est à apprendre ? qui cela concerne-t-il ? comment organiser les conditions pour qu’apprendre à produire autrement puisse se faire et se développer, à la fois dans les milieux de formation, mais aussi dans les milieux de vie et de travail ? 3) quelles conséquences peut-on en tirer pour l’organisation des programmes, des parcours, des contenus et des méthodes d’enseignement et de formation ?
3On abordera aussi le sujet important de la diversité des formes d’apprentissage et de formation. Tout ne s’apprend pas dans le cadre des systèmes et des institutions de formation. On pourrait dire que « de la formation se fait » et que des apprentissages s’effectuent dans toutes les situations de la vie sociale et professionnelle. La formation se fait dans les groupes de pairs, dans les interactions de la vie sociale et professionnelle, par le moyen des médias professionnels, techniques, scientifiques, par l’action et l’expérimentation.
4Pour ceux qui sont déjà engagés dans des formes de « produire autrement », des connaissances, des pratiques, des modes de raisonnement et d’action, mais aussi des conditions d’apprentissage, se sont construits hors des institutions de formation et d’enseignement. Un point d’attention, cependant : lorsqu’on dit que « de la formation » se fait dans toutes les situations de la vie, on peut aussi y inclure tout ce qui forme les modes de pensée et les modes d’action, ce qui forme les attitudes et les habitudes, celles qui peuvent devenir socles et ressources des transformations, et celles qui peuvent constituer des obstacles, des limites aux apprentissages et à l’engagement dans l’apprentissage.
Produire autrement : qu’est ce que cela signifie ?
5Dans le cadre de cet article on ne fera qu’esquisser quelques grandes lignes de ce que pourrait signifier « produire autrement ». L’expression est, de toute manière suffisamment ouverte pour accueillir une large gamme de significations.
6Le rapport 2013 de l’Observatoire national de l’enseignement agricole (ONEA, 2013, p. 17) précise la signification de ces termes : « La loi en préparation d’avenir pour l’agriculture, l’agroalimentaire et la forêt et son “produire autrement”, va donner une place essentielle à l’enseignement agricole en tant que vecteur de la nouvelle politique agricole, qui combinera performance économique et performance environnementale. ».
7Et encore (p. 13) : « Le “produire autrement”, au-delà de l’injonction, traduit l’émergence d’un nouveau paradigme de développement porté par l’agroécologie, concept qui ne se réduit pas à une technique agronomique, mais qui induit un projet de transformation sociétale. »
8Plusieurs enjeux principaux concernant ce projet de transformation sociétale peuvent être retenus parce qu’ils sont ce à quoi la formation et l’enseignement sont confrontés :
- Première série d’enjeux liés à ce qu’on appeler une « approche » agroécologique. Elle consiste à la fois à produire, à utiliser les propriétés spécifiques du vivant pour produire avec le vivant, et non malgré ou contre lui, et à protéger l’environnement et la diversité des ressources naturelles ; ce qui se concrétise par la réduction des impacts négatifs tels que les pollutions, l’artificialisation, les dépenses d’énergie, etc. (ONEA, 2013, p. 15.).
- Deuxième enjeu, la diversité. « L’agriculture doit aussi faire face au défi de la biodiversité, dimension essentielle du vivant, qui peut être entendue comme l’ensemble des gènes, des espèces et des écosystèmes. Aujourd’hui, il convient que chaque agriculteur pense son modèle de développement et parvienne à combiner les outils de production mis à sa disposition avec les ressources naturelles dont il bénéficie. L’agriculteur doit se positionner dans le domaine de la création et non plus de l’exécution. C’est un métier à haute responsabilité sociétale : “un métier privé qui s’exerce dans un espace public” (Jean Salmon) » (ONEA, p. 15). Dans ces propos, on peut souligner d’abord la place occupée par la diversité qui fait de chaque territoire ou de chaque situation, une situation spécifique qui ne peut plus être pensée ni conduite de manière standardisée. On peut relever ensuite qu’il s’agit pour chaque agriculteur de penser son modèle. On doit prendre penser au sens le plus ambitieux pour l’enseignement et la formation, l’ambition sans cesse reprise par John Dewey, fixant pour but ultime de l’éducation, le développement des capacités de penser. Le même John Dewey déclarant aussi que la pensée est une chose rare. Enfin, la création doit prendre le pas sur l’exécution.
- Troisième enjeu, celui de « l’alliance entre agriculteurs et société », qui entraîne, on y reviendra plus loin, des transformations essentielles des manières de percevoir et de penser le monde et sa place dans le monde. À ce sujet, le rapport de l’ONEA explique encore (p. 15) que « pour les agriculteurs, dont la finalité du métier est centrée sur la production, le territoire n’est perçu que comme support ; en revanche, pour les agriculteurs qui ont une vision multifonctionnelle de leur métier, le territoire est au cœur du système d’exploitation en tant qu’espace de production et espace de vie ; il ne s’agit plus de maximiser les pratiques productives d’un espace donné, mais d’imaginer collectivement de nouvelles modalités pour travailler et vivre ensemble dans un territoire. »
Construire les conditions pour créer un nouvel état d’esprit
Un état d’esprit ne « s’enseigne » pas
9Comme le souligne Michel Griffon, l’un des principaux initiateurs de la notion d’agriculture écologiquement intensive, « produire autrement » est à la fois une question de connaissances et de compétences, dont on peut penser qu’elles peuvent s’apprendre, et une question d’« état d’esprit ».
10La notion d’état d’esprit est une notion courante, qui correspond, par exemple dans une approche pragmatiste défendue par John Dewey ou Georges Herbert Mead, à la notion d’attitude, autrement dit un ensemble de manières de ressentir, de penser, d’apprécier, d’agir, ou encore, un ensemble de dispositions à ressentir, à apprécier, à penser, à agir. Pour une situation en évolution, on pourrait écrire aussi : un ensemble de dispositions à adhérer à des idées et à des projets, à croire, à s’engager, à apprendre, à modifier des attitudes actuelles pour adopter ou construire des attitudes nouvelles.
11Les attitudes sont construites dans l’expérience et elles sont construites socialement, c’est-à-dire dans et avec les mondes sociaux qu’un individu, ou un groupe, est amené à fréquenter (pour vivre, apprendre, travailler). Les attitudes caractérisent un milieu, définissent un sens commun, concernent à la fois les groupes ou groupements d’individus et les individus eux-mêmes. Elles prédéfinissent ce qui est important ou pas, ce qui a de l’intérêt ou non. Enfin, les attitudes sont des habitudes. Leurs évolutions et leurs transformations sont étroitement liées aux milieux et à leurs propres évolutions et transformations. Une attitude est un mode de pensée, de croyance, de comportement envers le monde, envers certains objets ou phénomènes, envers certaines situations de la vie, et, dans ce sens, tout ce qui constitue une attitude est concerné lorsque des situations de changement interviennent. Ces situations mettent en question des manières de ressentir, de croire, de juger, de penser, d’agir et cela peut entraîner des dispositions défavorables vis-à-vis de ce qui suscite le changement et vis-à-vis de ce qui est à changer. Une attitude n’est ni bonne ni mauvaise en soi. Pas plus qu’un changement ne peut être, a priori, défini comme bon ou mauvais.
12Pour toutes ces raisons, selon l’état d’esprit, à la fois individuel et ambiant, c’est-à-dire l’état d’esprit qui se dégage des modes de pensée et d’action d’un certain milieu, les transformations comme celles qui sont induites par le projet de « produire autrement », vont plus ou moins susciter l’adhésion ou le rejet, l’indifférence ou les passions. On sait que les processus d’apprentissage sont étroitement liés aux facteurs de mobilisation dans l’apprentissage (Métral, 2013). S’il faut apprendre à produire autrement, il faut que l’état d’esprit de ceux qui sont concernés les prédispose à s’engager et à se mobiliser dans l’apprentissage. Si la découverte, la connaissance, la compréhension qui résultent de la formation peuvent entraîner des changements d’attitude, l’engagement dans l’apprentissage et l’action supposent aussi des dispositions individuelles, et des dispositions favorables de l’environnement dans lequel se situent ceux qui sont amenés à devoir apprendre. La formation et l’enseignement ont donc aussi pour fonction de contribuer à créer un milieu favorable à l’évolution ou au soutien d’attitudes favorables au projet.
13Or, pour un système d’enseignement et de formation, il est important de partir de l’idée qu’un état d’esprit ne s’enseigne pas. Un état d’esprit (et surtout une évolution d’états d’esprit d’un grand nombre de gens) peut apparaître, évoluer, se transformer et il est possible de contribuer à la création et à l’entretien d’un milieu qui fasse évoluer un état d’esprit. Comment le milieu que représente l’enseignement agricole peut-il donc contribuer à créer et développer un certain état d’esprit ? Et comment le milieu agricole ou plus exactement, le milieu composé par les relations entre le milieu agricole et l’enseignement agricole peut-il contribuer à créer un milieu favorable pour enseigner et apprendre à produire autrement ?
14Bien évidemment, les connaissances et les savoir-faire, qui, eux, peuvent s’apprendre et s’enseigner, peuvent être des facteurs actifs vers la transformation de l’état d’esprit, mais un état d’esprit peut aussi être soit une base puissante pour entraîner vers des apprentissages rapides, susciter l’envie d’apprendre à penser et agir autrement, soit, à l’inverse, créer une série d’obstacles tout aussi puissants pour entraver les processus d’apprentissage et l’action de l’enseignement. Comme l’écrit James Wertsch (1998), les processus d’appropriation ne sont pas seulement des processus d’apprentissage, mais aussi des processus d’adhésion. Si des élèves, stagiaires, étudiants ou apprentis ne sont pas enclins à partager une certaine idée de ce que peut être « produire autrement », ils risquent de ne pas être enclins non plus à apprendre à produire autrement. Des facteurs multiples peuvent intervenir pour conforter leur méfiance, leur refus ou tout simplement leur indifférence, tout comme des facteurs multiples peuvent entraîner leur intérêt, leur enthousiasme et leur adhésion : par exemple, produire autrement peut demander plus de temps et plus d’efforts, susciter des incertitudes angoissantes, faire craindre un isolement ou une réprobation sociale, paraître inutile, apparaître trop complexe ou pas sérieux, ou être tout simplement impensable ou impossible. Dans la suite de ce texte, nous retrouverons une série d’éléments à propos desquels des évolutions d’attitude sont plus particulièrement en jeu, même si ces évolutions sont déjà en cours ou concernent déjà une partie des individus et des milieux.
Apprendre à produire autrement, un triple objectif pour tout un milieu
15Enseigner à produire autrement suppose de revenir à l’objectif visé par cet « enseignement », à savoir : « apprendre à produire autrement » pour produire autrement.
16« Apprendre » ne concerne pas que les élèves, apprentis, étudiants, ou même professionnels en formation. Le milieu composé de tous les acteurs concernés a « à apprendre » au moins trois choses : a) comment faire pour produire autrement ? b) comment apprendre à produire autrement dans les milieux de vie et de travail et dans les milieux de formation et dans les interactions entre eux ? c) quoi et comment enseigner pour « apprendre à produire autrement » ?
17Apprendre à produire autrement comporte aussi quelque chose comme l’idée d’apprendre à apprendre à produire autrement, c’est-à-dire non plus seulement à apprendre des modes de raisonnement et d’action bien identifiés et pré-adaptés aux situations d’action qui seraient, elles aussi, bien définies, bien catégorisées, et donc bien identifiées et identifiables, mais à apprendre aussi à identifier et à définir des situations problématiques, et à trouver et ajuster des moyens de penser et d’agir pas toujours encore répertoriés. C’est en tous les cas à ce type de situations et à ce type d’apprentissages que les professionnels, individuellement, mais aussi le milieu agricole dans son ensemble, agriculteurs, chercheurs, conseillers et techniciens, semblent déjà se trouver confrontés.
18Comme on l’a vu, une des manières de faire avancer ensemble l’état d’esprit et les connaissances et compétences, consiste à créer un milieu homogène et cohérent, autrement dit qui va dans le même sens. En matière d’enseignement, ou, plus exactement, de système d’enseignement, le milieu de l’enseignement agricole, parce que c’est un enseignement professionnel d’abord, et parce que c’est un enseignement lié aux mondes professionnels ensuite, est « sensible » aux influences des milieux avec lesquels, dans lesquels et pour lesquels il agit. En outre, les milieux socioprofessionnels agricoles ou qui concernent l’enseignement agricole ne sont pas eux-mêmes homogènes et cela peut constituer des sources de tension et produire des incohérences.
19Enseigner à produire autrement ne concerne donc pas seulement le milieu de l’enseignement. Les conclusions de la concertation sur l’avenir de l’enseignement agricole vont aussi dans ce sens : l’insistance sur la mobilisation de la recherche et de l’enseignement supérieur, la mobilisation des expérimentations et des pratiques qui correspondent déjà aux objectifs du produire autrement et la nécessité pour les chercheurs et agronomes de s’appuyer sur les connaissances et les expériences déjà constituées par certains agriculteurs et par leur entourage.
Éviter les tensions et les divergences entre le monde de l’enseignement et de la formation et les mondes professionnels
20Il paraît nécessaire de penser à construire les conditions pour renouveler le pacte entre les milieux professionnels et l’enseignement agricole, afin que n’apparaissent pas de tensions trop fortes pour ceux qui apprennent. On peut en identifier deux principales :
- celles que l’on connaît et qui touchent les directeurs des EPL, ou, de manière plus sensible encore, les directeurs d’exploitations des lycées : comment assurer ses missions dans et avec le territoire et ses acteurs, si les différences entre pratiques enseignées, pratiques montrées et pratiques du milieu professionnel sont trop fortes et occasionnent tensions ou critiques, entraînant une réduction des relations avec les milieux professionnels ?
- celles qui sont moins souvent ressenties et exprimées et qui concernent pourtant une modalité structurante de toutes les formations professionnelles : elle concerne les séquences en milieu professionnel, et donc toutes les formations par apprentissage et par alternance. Or, dans un enseignement professionnel, ce qui est appris dans le milieu de formation ne peut trouver son plein effet qu’à condition d’entrer en cohérence avec ce qui se pratique et s’apprend en milieu professionnel. Les élèves, apprentis et étudiants sont sensibles à cette cohérence, et, en cas de tensions et de contradictions, on sait aussi que, dans un certain nombre de cas, ce sont plutôt les professionnels qui sont l’objet d’identification et sont perçus comme porteurs des pratiques légitimes (Chaix, 1993). Dans tous les cas, une cohérence insuffisante aboutit à dissocier le monde de la formation et le monde professionnel, à créer des séparations et des tensions, pas seulement entre ces mondes, mais dans l’esprit même des élèves, des apprentis et des étudiants, à construire chez eux des modes de pensée qui intègrent ces tensions et séparations. Cela risque d’aboutir à développer, par exemple, chez les élèves, apprentis et étudiants, une méfiance pour les sciences et les technologies, voire à les rejeter durablement. Au pire, encore, ils peuvent ne plus accorder de légitimité aux uns et aux autres, et encore moins à leur propre formation.
Faire vivre des expériences diversifiées et ouvertes
21On doit aussi pouvoir accompagner les élèves, apprentis, étudiants pour qu’ils puissent effectuer leurs séquences dans un milieu professionnel ouvert aux différentes formes de pratiques, trouver des maîtres d’apprentissage qui sont engagés dans des changements de pratiques, ou qui, pour le moins, n’y sont pas délibérément hostiles.
22Ensuite, si l’on admet qu’apprendre à produire autrement suppose, non plus l’application ou l’adaptation simple d’un modèle général et relativement standardisé de pratiques et de raisonnements, mais la capacité à inventer et à adapter des pratiques en relation aux conditions environnementales et sociales spécifiques, alors on doit aussi penser les séquences en milieu professionnel comme découverte d’environnements et de pratiques différents, comme temps d’apprentissage des raisonnements et des façons de problématiser, et non plus seulement d’apprentissage d’exécution des protocoles et des procédures. Or on tend déjà parfois à réduire les stages et les séquences en milieu professionnel, à l’apprentissage du « faire », comme on dit parfois, un faire réduit aux opérations d’exécution de l’action, aux procédures. Les élèves, stagiaires ou apprentis étant eux-mêmes enclins à chercher d’abord à faire et à montrer qu’ils peuvent faire, préoccupés par l’exécution de l’action plus que par l’intelligence de l’action.
23Les exploitations des lycées sont désignées comme « étant, devant être, seront, “au centre” du projet ». Or, si, en effet, l’exploitation peut être un lieu d’expérimentation local, cela n’en fait pas pour autant un lieu d’apprentissage. Une vitrine du produire autrement n’en fait pas nécessairement un espace pour apprendre à produire autrement, sauf à croire qu’il suffit de regarder la vitrine, de faire quelques observations, de visiter respectueusement les lieux où l’expérimentation faite par des personnes autorisées est mise en scène. Une des tensions tient à ce que les objectifs et contraintes de production et d’innovation-démonstration sont à peu près incompatibles avec les conditions pédagogiques nécessaires pour apprendre à expérimenter, qui signifie essayer, se tromper, recommencer, ajuster, observer les effets de son action…
24Expérimenter est un terme qui a des significations différentes : par exemple, expérimenter pour produire des connaissances, comme ce peut être l’objectif de la mission d’expérimentation des exploitations. Mais cette première forme d’expérimentation, proche de l’expérimentation scientifique, est bien différente de la seconde forme d’expérimentation qui a pour but de trouver des solutions pratiques et de résoudre des problèmes. C’est encore différent d’expérimenter pour apprendre qui correspond à un mode d’enseignement ou de formation qui combine les deux premières formes. La distinction est essentielle, même lorsque l’objectif éducatif est aussi de montrer que ces trois formes entretiennent des continuités. Or on finit par confondre les différentes formes du fait des missions multiples qui sont assignées aux exploitations.
25Pour les élèves, étudiants et apprentis, un risque de limitation des possibilités de faire des expériences ouvertes et diversifiées tient à ce qu’une exploitation de lycée ne présente souvent qu’un système, un type de pratique, dans un seul type d’environnement. C’est la même critique que l’on pourrait faire à l’apprentissage lorsqu’un apprenti ne peut faire l’expérience que d’une seule entreprise et donc des mêmes situations pendant tout le temps de son apprentissage. Alors même que, pour développer des capacités à comparer, à adapter, à choisir, à raisonner, les élèves, stagiaires et apprentis doivent pouvoir vivre la plus grande diversité possible des conditions agronomiques, écologiques, économiques et sociales. On ne peut pas apprendre à faire l’expérience de la diversité en ayant une seule et même expérience à vivre.
26Dans les exploitations des lycées, on perçoit, avec plus d’acuité, que la mission de production qui impose un choix de production, une permanence et une homogénéité de pratiques risque de s’opposer à ce qui pourrait être un milieu d’apprentissage et d’expérimentation pour apprendre. Un milieu au potentiel d’apprentissage élevé pourrait être fait de parcelles aux conditions et aux modes de production diversifiées, constituant une gamme riche de situations différentes sur le plan agroécologique, sur le plan des types de production et des choix de production. On pourrait imaginer des parcelles de transition où des élèves pourraient essayer des pratiques différentes de celles qu’ils connaissent et en observer les effets. Ces parcelles auraient aussi pour vocation d’essayer, de constater les effets des actions, d’ajuster celles-ci, de se familiariser avec d’autres façons de penser et de faire, de changer d’état d’esprit vis-à-vis de ce qui paraît inconnu et menaçant. On retrouve, là encore, la nécessité de l’alliance avec les milieux professionnels pour que des exploitations qui ne peuvent pas multiplier leurs systèmes trouvent des relais et des compléments pour ouvrir l’esprit et cultiver la pensée de ceux qui apprennent, hors des murs, auprès des entreprises qui se trouvent sur le territoire d’un lycée, d’un CFA ou CFPPA et qui soient ouvertes pour la formation et pour l’enseignement.
Généraliser l’objectif de « produire autrement » à toutes les formations
27L’une des autres voies de construction d’une politique cohérente tient à la nécessité de mettre en route le projet « produire autrement » pour toutes les formations de l’enseignement agricole. On courrait plusieurs risques à limiter le projet aux enseignements et formations strictement « agricoles ». Premier risque : alors même que l’évolution de l’agriculture doit se faire parce qu’elle doit se penser et penser avec les autres acteurs de la société, et prendre en compte les interactions entre ses activités et intérêts et ceux des autres acteurs, il paraîtrait étrange que les établissements d’enseignement agricole, leurs programmes et référentiels, leurs orientations et valeurs, ne concernent pas tous les métiers, professions et emplois concernés. L’impact social et environnemental serait, en outre, moindre si seuls les agriculteurs l’étaient.
28Agir avec et pour tous ces métiers, professions et acteurs, c’est aller vers l’objectif de créer un milieu social propice aux évolutions. Au sein des établissements, c’est aussi favoriser les relations (les bonnes relations) entre élèves, apprentis, étudiants de filières différentes, construire les conditions de coopération pendant les formations et ce, pour l’avenir entre les agriculteurs et leurs partenaires, mais aussi entre les agriculteurs et les habitants et usagers des espaces ruraux et, plus largement, des territoires.
29Par ailleurs, les formes de connaissances et de pratiques parfois déjà éprouvées, mais aussi les états d’esprit développés dans et pour des métiers et professions non directement agricoles peuvent contribuer à enrichir la base de concepts, de raisonnements, de pratiques utiles à la transition agricole. Enfin, il serait assez compliqué, au niveau des référentiels et des programmes, de proposer différentes lignes d’orientation et d’action.
30On peut ajouter que dans les secteurs de l’aménagement paysager, de la forêt, de la pêche, etc. apprendre à produire autrement est tout aussi important et urgent que dans l’agriculture proprement dite et il est bien possible que les capacités de changement des agriculteurs que l’on peut voir à l’œuvre depuis bien longtemps permettent aussi d’entraîner des évolutions dans les autres secteurs.
Évolutions du travail et évolutions des modes de connaissance, de raisonnement et d’action
31Sans entrer dans tous aspects de ce qu’entraînent les évolutions visées par « produire autrement », on doit pointer quelques aspects critiques pour les apprentissages et l’enseignement.
32Les formes d’agricultures intensives, techniquement et chimiquement intensives ont eu pour objectif de neutraliser une partie des phénomènes propres au vivant. De ce fait, cela a simplifié le travail. Simplifier s’oppose ici à complexifier. Simplifier le travail peut être défini de plusieurs manières.
33Dans toute l’histoire du travail, et notamment du travail agricole, une part de l’activité, de plus en plus grande, est prise en charge par des systèmes techniques. On inclut, dans les systèmes, et, par exemple, dans le cas de l’usage de produits phytosanitaires, les effets des produits utilisés eux-mêmes : en agissant sur certains facteurs, on inhibe, par exemple, l’apparition de phénomènes qui auraient entraîné inquiétudes, risques et nécessité d’actions.
34La simplification concerne d’abord la part exécutive de l’action : il y a moins d’opérations à effectuer, moins d’efforts physiques à fournir, moins de temps à consacrer, moins de gestes répétitifs à reproduire. La simplification concerne aussi la part de raisonnement de l’action. Si on réduit la complexité des phénomènes, ou si on dispose des instruments pour les traiter, on réduit la complexité à laquelle des activités de raisonnement auraient à s’appliquer. Bref, le travail est aussi simplifié et sollicite moins la pensée, les calculs, les diagnostics, la recherche d’indices et d’informations, les raisonnements, l’élaboration de scénarios, etc. La simplification constitue aussi une réduction de l’incertitude, de l’imprévu, de l’aléatoire, des risques. De ce fait, ce sont aussi les sources d’inquiétude et d’angoisse, de stress, de découragement, les problèmes qui engendrent un sentiment d’impuissance qui sont mieux maîtrisés, et, pour partie, évités.
35En outre, au fil du temps, on peut observer qu’une part des diagnostics, décisions d’intervention, essais, expérimentations, construction de scénarios et de stratégies ont eu tendance à être davantage pris en charge par d’autres acteurs que les agriculteurs eux-mêmes : coopératives, commerciaux et techniciens des fournisseurs de matériels et de produits, sous-traitants, ou donneurs d’ordres, conseillers… Tout cela aboutit à soulager les agriculteurs de ces aspects du travail, mais aboutit aussi à les en dessaisir. Sur le plan des connaissances et des compétences, une série d’actions et d’opérations n’étant plus à réaliser, elles ne sont plus des occasions d’apprentissage ni de maintien en état des connaissances, ni de mise à jour de celles-ci. Par connaissances, on n’entend pas seulement les connaissances générales, mais aussi toutes les connaissances spécifiques ou « locales ». Par exemple, la connaissance spécifique et opérative qu’un éleveur peut avoir de son troupeau et de chaque animal de son troupeau : son caractère, sa sensibilité à telle maladie, à tel environnement ou à tel traitement, les risques qui lui sont propres en matière d’alimentation, d’hygiène, de comportement, de santé.
36Le travail agricole est un travail dans lequel une tâche est aussi l’occasion de réaliser d’autres tâches, autrement dit, de réaliser plusieurs buts. Effectuer une tâche dans un champ est aussi l’occasion d’effectuer des tâches de surveillance, en réalisant un ensemble d’actions de prises d’information.
37On peut donc ainsi constater que, même si le travail agricole reste complexe, une part des connaissances, une part des formes de raisonnement sont prises en charge par les systèmes d’instruments et les systèmes d’organisation sociale de la production. Il faut insister ici sur une idée souvent difficile à saisir : les instruments ne sont pas que les moyens d’une action que des individus réaliseraient. Les instruments participent à la réalisation d’une action à laquelle les individus participent également. Les évolutions de l’agriculture et ses effets sur le travail agricole se sont orientés vers une réduction de l’action propre du vivant et vers un accroissement considérable d’une action contrôlée (relativement) de l’extérieur et par des moyens artificiels, et vers une réduction de la participation directe des agriculteurs à cette action, du fait de la prise en charge de l’action par des moyens techniques et chimiques.
38On peut mesurer, à partir de là, la difficulté et les réticences légitimes des professionnels à s’engager dans des pratiques beaucoup plus exigeantes en matière de raisonnements, et donc de connaissances pour raisonner, en terme de quantité et de qualité de travail, en termes de préoccupations et d’inquiétude. Des pratiques différentes, plus écologiques, sont plus risquées, ou considérées comme plus risquées et peuvent entraîner un surcroît d’inquiétude et de stress. Elles exigent des connaissances et des raisonnements, des modes d’action susceptibles de compenser ce qui n’est plus pris en charge par les techniques plus chimiques de production. C’est donc bien la nature du travail qui peut être profondément affectée et la nature des connaissances, raisonnements et compétences exigées pour le faire.
Le monde change-t-il en permanence ?
39On doit noter ici que se développe une série d’idées qui sembleraient, pour certains, avoir valeur d’évidence : l’incertitude serait partout, chaque exploitation, chaque parcelle et chaque pratique serait totalement singulière. Enfin, il n’y aurait que des ruptures à opérer, des mutations sans continuité. Cela risque de brouiller l’esprit. Ces discours laissent croire que l’on passerait d’un soi-disant modèle unique à un modèle infini et toujours différent : non seulement, il n’y aurait plus d’invariants des pratiques, des raisonnements et des connaissances, et donc chacun devrait tout inventer pour sa situation, toujours singulière, mais en outre, il n’y aurait plus de permanence, et tout devrait être sans cesse réinventé, rien ne valant plus d’une année sur l’autre. Or l’observation des pratiques montre que des modèles différents existent en même temps, qu’ils se situent dans un continuum, même si des ruptures de modes de pensée interviennent. Elle montre aussi que certains modes de pensée et d’action restent vrais, pertinents et opérants. C’est, d’un point de vue didactique, essentiel et il s’agit d’identifier clairement dans quelles continuités on doit agir : quelles sont les connaissances qui restent valides et structurantes, comment évoluent-elles ? Quelles sont, au contraire, les ruptures épistémologiques qui doivent être « travaillées », aussi bien dans l’action en situation que dans les programmes et les pratiques de formation ? Autrement dit : qu’est-ce qui est tenu pour vrai, quels modes de pensée et d’action pertinents et opérants dans un modèle de pratiques deviennent-ils obstacles pour l’action et obstacles pour réaliser de nouveaux apprentissages ?
40Même si les évolutions sont nombreuses, certaines connaissances sont et seront encore valides pour un certain temps. Toutes les transitions sont faites de filiations et de ruptures : qu’est-ce qu’il est utile de savoir et de savoir faire qui est déjà enseigné ? qu’est-ce qui doit être abandonné ? qu’est-ce qui doit être ajusté ? qu’est-ce qui doit être ajouté que l’on peut facilement faire entrer dans les programmes, et qu’est-ce qu’il s’agit d’inventer ?
41À cet égard, un risque de confusion et de renforcement de l’idée selon laquelle tout devrait changer tient au développement des connaissances scientifiques et à leur expansion. Si, pour les scientifiques, ces connaissances sont bien des connaissances, pour les autres usagers de ces connaissances, ce sont d’abord des informations. De plus en plus d’informations sont disponibles. Personne n’en devient spontanément plus savant. Or, en matière d’enseignement professionnel, il faut rappeler que les connaissances pour l’action ne sont pas les connaissances scientifiques des laboratoires, et que les connaissances à enseigner ne sont pas non plus les connaissances qui viennent d’être produites par les scientifiques. Une question essentielle se pose : quelles sont les connaissances à partir desquelles peuvent se construire et se structurer de nouvelles connaissances ?
Un corps de savoirs robustes pour produire autrement
42L’objectif pour l’enseignement professionnel, à chacun de ses niveaux et pour toutes ses formations, consiste à identifier ce que l’on peut appeler un corps de savoirs que nous qualifierons ici de « robustes ». « Robustes » signifie ici qu’ils sont suffisamment reconnus pour leur pertinence vis-à-vis des situations futures que les apprenants devraient avoir à vivre, soit dans leur parcours de formation, soit dans leur parcours professionnel. « Robustes » signifie aussi que ces savoirs constituent des éléments consistants, que l’on va retrouver dans un ensemble de situations d’apprentissage ou d’action (et donc de réflexion) et qui sont de nature à éclairer et à outiller la compréhension, l’action et l’apprentissage. « Robustes » signifie encore que ces savoirs ne vont pas être soumis à une obsolescence rapide ni être voués à l’oubli faute de trouver le moindre usage dans une activité professionnelle, éducative, culturelle ou sociale.
43Sur le plan professionnel, ce sont des savoirs pour penser et pour agir en situation professionnelle : pour diagnostiquer, pour contrôler et ajuster son action, pour discuter et négocier avec ses partenaires, pour interpréter des phénomènes concrets, pour expérimenter et décider, pour imaginer et anticiper des effets et des conséquences des choix, pour s’informer sans se laisser influencer. Ces savoirs peuvent être d’origines différentes : issus de la science, mais aussi des disciplines et des techniques, issus de l’action, et des pratiques efficaces inventées puis ajustées par des professionnels.
44Ces savoirs sont robustes parce qu’ils constituent des formes solides, éprouvées, mobilisables. Le taux d’oxygène pour les métiers de l’aquaculture n’est pas seulement un savoir scientifique, mais un concept pratique, un instrument pour raisonner, prendre des informations, organiser le travail et les installations, etc. Il est robuste parce que, quel que soit le mode de production choisi, ou subi, il est pertinent et efficient. D’autres connaissances lui sont liées, mais, pour un certain nombre de situations, il contribue à les relier et à les structurer. De nouvelles connaissances, de nouveaux instruments peuvent s’intégrer au réseau conceptuel qu’il structure.
45Parler de savoirs robustes, ce n’est pas parler de savoirs dévalorisés ou peu complexes ou de moindre valeur. Même les scientifiques les plus en pointe et les plus originaux, font reposer leurs raisonnements, leur imagination, leurs intuitions et leurs découvertes sur un système réduit de concepts et de méthodes qui constitue leur mode d’appréhension des choses, la structure fondatrice, mais aussi créatrice de leur pensée, même si parfois c’est cette structure même qu’ils sont amenés à modifier grâce à leur action de chercheurs. Deux remarques peuvent être ajoutées ici : premièrement, contrairement à ce qu’on imagine parfois, les « savants », pour reprendre un terme un peu démodé, ne sont pas ceux qui savent uniquement beaucoup de choses, mais sont ceux qui sont capables de relier des connaissances, des phénomènes, des informations éparses et diversifiées en une structure cohérente et organisée qui leur donne sens et démultiplie leur puissance. Il n’est pas utile de rappeler que la science simplifie le réel en le modélisant. Deuxièmement, les travaux en psychologie ergonomique montrent que les professionnels les plus compétents sont précisément ceux qui ont construit une structure de pensée (ou un modèle mental) organisée, finalisée, simplifiée. Le reste peut n’être que savoir encyclopédique, qui n’est que la part auxiliaire de la pensée.
46Pour l’enseignement, quelques conséquences peuvent être tirées de ces remarques :
- La première étape est d’identifier le corps de savoirs robustes et nécessaires pour raisonner et agir de manière à produire autrement. Ce n’est pas penser qu’il faut accroître la quantité de connaissances à faire acquérir. C’est identifier ce qui est nécessaire et pertinent et se tenir à ce corpus. Il faut peut-être même réduire la quantité de connaissances à « vouloir » faire apprendre, car il ne faut pas confondre l’accroissement de la quantité de publications scientifiques ou de connaissances disponibles et le corps de savoirs professionnels efficaces pour raisonner et agir en situation.
- L’objectif est l’apprentissage des raisonnements. Or raisonner n’est pas une application de savoirs. C’est l’utilisation de concepts et de connaissances tenues pour vraies, pour interpréter, lire, essayer, constater, comparer, anticiper, décider, etc. On sait qu’en matière de processus d’apprentissage, la maîtrise des savoirs se développe par l’exercice de la pensée et de l’action avec ces savoirs, et que les capacités de raisonnement se construisent et se développent avec l’entraînement : entraînement par confrontation à l’obligation de raisonner, de résoudre des problèmes, de construire des problèmes, d’essayer, d’anticiper, de vérifier… Ce qu’on pourrait appeler des savoir-faire de pensée, sont les connaissances à part entière dont la construction et le développement sont visés. Insistons encore sur le fait que les scientifiques et les professionnels les plus compétents ne sont pas seulement savants et experts parce qu’ils auraient des connaissances sur les situations, les objets et les phénomènes de leur champ, mais parce qu’ils ont construit et exercent les « gestes » de pensée et de méthode qui leur permettent de discerner l’essentiel de l’accessoire, de repérer une modification dans un état ou dans un processus, de faire une hypothèse, de mettre en place des moyens de la vérifier, etc. Gérard Vergnaud (2011) rappelle que la pensée est « un geste », c’est-à-dire une forme d’action. Cette conception est très intéressante pour l’enseignement professionnel. Elle implique que l’apprentissage des gestes de pensée n’est pas différent de l’apprentissage des gestes pour agir directement sur le monde, les gestes des mains et du corps. Cette conception vient en complément de la conception selon laquelle toute action implique des connaissances et des raisonnements.
- Les savoirs robustes sont aussi ce à partir de quoi les connaissances nouvelles peuvent s’acquérir, à partir de quoi le flux anarchique des informations peut être un tant soit peu appréhendé. En effet, l’activité essentielle pour utiliser activement la masse d’information disponible suppose de savoir ce qu’on cherche, de savoir distinguer l’essentiel de l’accessoire, de relier des informations isolées ou de dissocier des informations mêlées. Cela suppose de disposer des moyens « robustes » de trier, de hiérarchiser, d’éliminer, d’organiser et de finaliser et rendre utiles et efficaces ces informations. Apprendre à apprendre suppose aussi de disposer des connaissances pour apprendre d’autres connaissances.
- Si on alourdit les programmes avec seulement des connaissances-informations ou avec trop de connaissances, l’enseignement visera à faire acquérir des connaissances, mais cela réduira d’autant le temps consacré à l’apprentissage et à l’exercice des savoir-faire de pensée. Il est, en outre, plus facile d’enseigner des savoirs que d’enseigner à utiliser des savoirs pour raisonner et de raisonner avec des savoirs. C’est un point critique du projet « enseigner à produire autrement ».
- Les savoirs robustes ne sont pas seulement disciplinaires. Ils portent sur des dimensions du monde en interaction entre elles qui ne se réduisent en rien à des approches disciplinaires, même si des disciplines se créent pour chercher à rendre compte de ces phénomènes pluridimensionnels (agroécologie par exemple).
- Parmi les caractéristiques des savoirs robustes, on ne doit pas négliger une fonction que nous avons déjà évoquée : ils donnent des capacités pour discuter avec les scientifiques, avec les spécialistes des différentes disciplines, avec les partenaires commerciaux, avec les techniciens et conseillers, mais aussi avec les différents usagers de la société. Discuter est ici une capacité professionnelle, au sens où l’on parle de pouvoir discuter d’égal à égal. Non pas parce qu’on en saurait « autant » ou qu’on saurait la même chose de la même manière que les autres, mais parce qu’on aurait de quoi penser un peu mieux par soi-même. Dans cette perspective, ce sont des savoirs sociaux.
- Il peut être utile de réfléchir à deux types de connaissances et de compétences : ceux qui sont utiles pour raisonner et agir en situation « de croisière », c’est-à-dire une fois que la transition vers un système est à peu près réalisée, pour un producteur donné, et ceux qui sont les savoirs de la transition. On sous-estime le fait que les connaissances et les compétences nécessaires pour les phases de prise de fonction et pour les phases de mutation ou de transition professionnelles ne sont pas exactement les mêmes que pour les phases « de croisière » à laquelle sont parvenus les professionnels expérimentés. Il est ainsi très important d’apprendre « comment on s’y prend » quand on entre en phase de transition, comment les choses peuvent se passer, les points critiques auxquels s’attendre et comment y faire face, les périodes de risques propices au découragement, les ressources documentaires, institutionnelles et humaines, le rôle de la coopération. On doit aussi penser à aider à comprendre les phénomènes de groupes, les phénomènes d’influence pour aider à affronter les premiers temps de la différence avec des voisins, des collègues, pour pouvoir expliquer, tisser d’autres liens. Là encore, il s’agit de savoirs robustes.
- Si l’apprentissage des raisonnements, de l’analyse, de l’enquête, sont bien les objectifs fixés, alors, les capacités pour le faire doivent être sollicitées, dans toutes les matières d’enseignement, et dans toutes les situations non disciplinaires. Poser des problèmes, identifier des situations et leur état, imaginer des scénarios, expérimenter, bref, penser l’action, tout cela peut se faire dans toutes les matières de l’enseignement et de la formation, à toutes les occasions. On se trouve bien devant un objectif qui est d’apprendre autrement, et d’apprendre autre chose. On soulignera ici que, dans les enquêtes internationales, ce sont précisément ces compétences pour lesquelles les élèves français sont très mal placés.
Science et enseignement
47Les questions et problèmes de la société qui conduisent à envisager de produire autrement et d’enseigner à produire autrement concernent sans doute les relations entre agriculture et société, bien qu’il faille sans doute plus justement dire : les relations entre agricultures au pluriel et différents plans de la société. Toutefois, il est tout aussi essentiel de considérer également les relations entre sciences et société. Celles-ci ne sont ni simples ni faciles, et apparaissent souvent plutôt tendues. Là encore, il ne s’agit pas seulement des relations entre une science ou la science, et la société, mais entre des sciences dans et pour des champs différents et des plans diversifiés de la société.
48On doit considérer à ce titre, trois aspects importants qui pourraient faire obstacle pour l’enseignement :
- la méfiance, les incompréhensions, entre monde des sciences et autres acteurs de la société ;
- le très faible niveau de connaissances scientifiques dans la société et notamment celui des élèves, stagiaires et apprentis entrant en formation professionnelle. Leur rapport aux savoirs et aux apprentissages scientifiques est souvent dégradé, mauvais, indifférent ou à peu près inexistant, en tous les cas sur le plan des préoccupations, des intérêts, des connaissances effectivement maîtrisées ;
- enfin la nécessité, pour construire les transitions vers produire autrement, de ne pas donner à penser que les solutions techniques et pratiques (autrement dit professionnelles) descendent, doivent descendre, de la science qui dirait, comme dans le modèle précédent, ce qu’il s’agit d’appliquer (dans tous les sens du terme).
49Les établissements d’enseignement et les diplômés des niveaux post-bac, notamment, ont peut-être vocation à devenir ce qu’Isabelle Stengers (2012) appelle « un public cultivé », c’est-à-dire capable de discuter avec les scientifiques, avec les pouvoirs publics et avec les professionnels praticiens. Ce qui suppose là encore de moins viser à former des scientifiques au sens de chercheurs que des professionnels qui puissent accéder aux sciences, interpréter la recherche, suggérer des pistes de recherche, articuler la recherche et l’action.
50Même si les ingénieurs forment a priori une population apte à constituer cette population cultivée, on peut aussi penser que les autres acteurs sont concernés, et, s’agissant de l’enseignement, les professeurs et formateurs ne sont pas moins aptes à le faire, pour peu qu’on les sollicite, qu’on les reconnaisse et qu’on les forme dans ce sens. À ce titre, on pourrait se demander s’il ne serait pas fructueux de penser la formation des enseignants comme celle de futurs ingénieurs pour l’éducation, autrement dit, associant étroitement la connaissance des milieux sociaux et professionnels et la connaissance fine des processus d’apprentissage et de développement des jeunes et des adultes.
Deux idées trompeuses : observation et expérimentation
51Évoquons deux points étroitement liés à la question de la science et de la différence entre monde scientifique, d’un côté, et apprentissage et développement des connaissances et des capacités de raisonnement, de l’autre. Il s’agit d’observation et d’expérimentation. Nous avons déjà abordé plus haut ce deuxième point.
52Observer n’est pas une capacité générique qui serait universelle et détachée de l’action : observer avec un microscope dans un cadre expérimental de laboratoire ne prépare pas nécessairement à observer les signes d’alerte sur la santé d’un troupeau au pré. Observer n’est pas regarder passivement, mais déployer une activité particulière de prise d’informations sur des objets et des processus pour répondre à des buts. L’observation entre dans une succession d’actions, de raisonnements, d’anticipations, et s’appuie sur des connaissances. Ce n’est pas une capacité générique et elle s’exerce de manière différente dans les différents domaines de la vie, du travail ou des sciences. Il s’agit donc d’apprendre à observer certaines choses dans un certain domaine, et pour réaliser certaines tâches ou résoudre certains problèmes.
53Même si ce n’est pas une capacité universelle, l’observation doit cependant s’apprendre et s’exercer dans des domaines différents. Car certaines formes d’observation entretiennent des ressemblances entre elles, d’une part, et d’autre part, parce que le fait de réaliser des opérations d’observation et d’apprendre à le faire dans différentes situations et sur différents phénomènes, rend plus sensible et éduque à penser à observer dans d’autres catégories de situations. Toutes les situations d’enseignement sont donc concernées. Quand une équipe éducative et les maîtres de stages, d’apprentissage ou tuteurs suscitent des actions d’observation, chacun selon les buts et les logiques de leurs domaines respectifs, ils coopèrent à une éducation et à la construction d’une grande gamme de manières d’observer qui pourront être mobilisées ou recombinées dans des situations même inédites.
54L’expérimentation a deux sens, on l’a déjà évoqué plus haut : l’expérimentation scientifique, qui vise à manipuler et à contrôler des variables pour vérifier des hypothèses concernant la relation entre des phénomènes déjà bien identifiés et l’expérimentation au sens d’expérimentation pratique, inscrite dans les situations de la vie sociale et professionnelle. Dans celles-ci, précisément, il n’est pas possible (ni souhaitable), de neutraliser les multiples variables qui sont à traiter et à gérer, par un groupe, un individu ou une société. Les compétences consistent précisément à traiter le système complexe des variables en interaction, y compris, et même le plus souvent, des variables dont on voudrait se débarrasser au plus vite.
55Les exploitations des lycées (et leurs directeurs en premier lieu) semblent parfois embarrassées par la double signification d’expérimenter : d’un côté, ils ont à assurer la mission d’expérimentation assignée aux exploitations. Ils disent alors éprouver le sentiment de ne pas être à la hauteur des exigences scientifiques de leurs partenaires. De l’autre, ce qu’ils expérimentent, grandeur nature, quand ils se lancent dans une transition importante de leurs modes de production, ils ne savent pas toujours le mettre « en expérimentation » ni en tirer tous les enseignements. Pour les élèves, étudiants, professeurs, professionnels, ingénieurs, les deux formes d’expérimentation doivent être distinguées et apprises. Parce qu’en situation, s’il faut pouvoir, avec les scientifiques, organiser des expérimentations pointues, ou interpréter celles-ci, il faut aussi pouvoir essayer, et expérimenter, c’est-à-dire envisager et interpréter l’action et ses conséquences, les relations entre conditions complexes de l’action et ajustements de celle-ci. C’est même là une capacité critique des phases de transition comme le sont celles qui sont ou seront concernées par l’ambition de produire autrement.
Apprendre à raisonner et à agir avec des systèmes
56L’approche systémique a constitué un point fort de l’enseignement agricole, grâce à la mise au point et à la diffusion de l’AGEA (Approche globale de l’exploitation agricole). Ce point fort constitue un point d’appui. Toutefois, il peut être important de mesurer quelques-unes des transformations profondes des modes de pensée requis pour entrer dans une forme agroécologique de raisonnements et d’actions.
57Tout d’abord, alors que l’approche globale est fortement orientée par la conception d’une exploitation au centre d’un système, l’approche globale dans une perspective différente place l’exploitation comme un élément d’un système plus vaste, élément qui est amené à penser des interactions non seulement avec plus d’objets et de phénomènes « naturels », mais aussi avec les acteurs et usagers de l’espace plus large dans lequel l’exploitation est insérée. On a là une forme complexe de pensée, mais une forme très différente de la forme antérieure. En termes d’apprentissage et de didactique, ces sauts cognitifs sont toujours difficiles et concernent tous les acteurs et tout l’enseignement.
58L’approche agroécologique suppose aussi une autre « révolution » de pensée : le passage d’une conception de l’homme maître et transformateur, dominateur de la nature, au centre du monde à une conception de ce qu’on peut désigner comme « agir avec ».
59Enfin, la transition vers « produire autrement » suppose non plus une attitude « applicative », qui applique des procédures ou des modes de raisonnement décidés et inventés d’en haut (sciences, industries chimiques, agroéquipement, groupe social de référence), mais une attitude définie comme : penser, discuter, agir « avec » ces acteurs. Or il est nécessaire que les modes d’enseignement ne soient pas ceux de l’imposition de savoirs et savoir-faire tous prêts, d’application de procédures, d’apprentissage de savoirs sans apprentissage des raisonnements et de l’action. La cohérence entre enseigner autrement et apprendre autrement à produire autrement pour, in fine, produire autrement est aussi un défi de l’enseignement.
La formation ne se fait pas seulement… en formation
60Une large part de ce qui constitue nos manières de penser et d’agir n’a pas été apprise « en formation ». C’est peut-être particulièrement le cas pour tous ceux qui, en agriculture, ont été amenés à apprendre pour produire autrement et qui ne disposaient pas des conditions organisées pour pouvoir le faire. C’est aussi vrai pour l’ensemble, même très diversifié, des agriculteurs : une part des conditions par lesquelles les agriculteurs apprennent, ou, plus précisément, des conditions par lesquelles leur pensée et leurs manières d’agir se forment, se transforment et se maintiennent en état, se situe hors des institutions d’enseignement et de formation : groupes de pairs, réunions, interactions avec les conseillers, les vendeurs, les vétérinaires, les voisins et collègues, les lectures de supports différents, les expérimentations individuelles ou collectives, les essais et erreurs…
61Il y a deux versions de ce qu’on peut entendre par « se former » : une version forte où la pensée est active et où la pensée et l’action se forment, dans un certain état de conscience, une version faible, dans laquelle, par imprégnation implicite et sans que la conscience intervienne, où les modes de pensée et d’action, les attitudes et les manières de raisonner et d’agir se forment de manière passive. Les mêmes phénomènes peuvent survenir aussi bien dans un milieu de formation que dans un milieu de vie ou de travail. Une relation d’échec avec l’école forme une méfiance envers ce qui vient de l’école, par exemple. Dans ce sens, apprendre à produire autrement ne dépend pas que de l’enseignement et de la formation, mais aussi des conditions de vie et de travail et de leur potentiel d’apprentissage à produire autrement. L’enseignement et la formation sont presque toujours en complémentarité, ou en concurrence avec les autres situations.
62Sur le plan de la formation permanente, on peut penser que les apprentissages nécessaires ne se font pas et ne se feront pas seulement par la formation au sens de formation instituée dans les lieux dédiés à la formation. Dans les conditions que nous avons citées, on trouve cependant de nombreux acteurs, tous susceptibles de jouer un rôle dans les situations potentielles d’apprentissage des agriculteurs. Acteurs avec lesquels l’enseignement et la formation ont à entretenir des liens, acteurs qui bien souvent sont eux-mêmes issus de l’enseignement agricole.
Pour terminer…
63Malgré sa longueur ce texte n’a fait qu’esquisser quelques grandes lignes pour les réflexions et pour l’action. Comme le proposait John Dewey dans un livre intitulé Expérience et Éducation, l’éducation n’a pas d’autre finalité que l’éducation et, dans cette idée, l’éducation est d’abord destinée à développer les capacités de penser. Produire autrement suppose de penser autrement le rapport au vivant, et le rapport à son environnement (naturel et social) pour trouver les moyens d’agir autrement avec le vivant et avec son environnement. Peut-être une des conséquences de cette orientation conduit-elle à fixer à nouveau une certaine direction : enseigner à penser autrement, comporte certainement d’abord l’idée d’enseigner à penser tout court. Enseigner à produire autrement n’entraîne pas seulement à enseigner autre chose de la même manière. Cela ne changerait pas grand-chose aux capacités de penser. Mais cela suppose aussi d’enseigner autrement. C’est aussi la conséquence de ce que nous avons essayé de montrer tout au long de ce texte. La transition vers enseigner autrement suppose les mêmes types de conditions que la transition vers produire autrement : en premier lieu la reconnaissance du fait que l’enseignement et la formation peuvent être assimilés à du travail d’orfèvre : quelque chose qui se réalise avec des connaissances pointues sur les conditions et les processus d’apprentissage et d’éducation, avec des compétences fines et diversifiées pour agir avec ceux qui sont là pour apprendre. La transition suppose accroissement des connaissances et des compétences, changements des modes de penser, formation, temps et possibilités d’expérimenter.
Bibliographie
Bibliographie
- Chaix M.-L., Se former en alternance, Paris, L’Harmattan, 1993.
- Dewey J., Démocratie et éducation, Paris, Armand Colin, 2011 (1916).
- Mead G. H., L’esprit, le soi et la société, Paris, Presses universitaires de France, 2006 (1934).
- ONEA 2013, « Rapport 2013 de l’Observatoire national de l’enseignement agricole », Ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt.
- Stengers I., Une autre science est-elle possible ? Paris, Les Empêcheurs de penser en rond / La Découverte, 2013.
- Vergnaud G., « Expérience et science s’opposent-elles ? », Travail et apprentissages, 8, 2011.
- Wertsch J., Mind as action, New York, Oxford University Press, 1998.