1Dans un contexte où les exigences environnementales se font de plus en plus pressantes, non seulement le conseil aux agriculteurs, mais aussi le mode de production de connaissances se modifient. C’est ce constat qui traverse les différents articles regroupés dans cette partie. Leur intérêt, en traitant d’aspects différents de l’activité du conseil, est de donner à voir comment les choses sont en train de se modifier, ou parfois de se réaffirmer, sur ces deux aspects.
2En effet, les agriculteurs ne pouvant plus produire comme ils le faisaient antérieurement sont conduits à, voire quelquefois sommés de modifier leur façon de faire. Pour autant, les connaissances technico-scientifiques à disposition pour engager ces changements ne sont pas toutes déjà là, et doivent donc être construites par les agriculteurs eux-mêmes. De plus, elles ne peuvent être qu’insuffisantes par rapport à la diversité des situations et des problèmes auxquels sont confrontés ces agriculteurs. Il en ressort, en quelque sorte, une forme d’incomplétude intrinsèque du savoir technico-scientifique pour l’action, incomplétude qui nécessite alors un engagement propre des agriculteurs dans l’identification des problèmes spécifiques et la production de savoirs pertinents.
3Par ailleurs, ce nouveau contexte de production amène aussi les agriculteurs à rendre des comptes. Il s’agit pour eux de montrer que ce qu’ils font correspond à ce que les pouvoirs publics, garants d’un bien commun, attendent qu’ils fassent. Cette « monstration » se fait alors par l’intermédiaire d’outils qui visent à donner trace, sous une forme condensée, d’un certain nombre de leurs pratiques. Ces pratiques se trouvent naturellement dispersées dans le temps et dans l’espace, et ne sont pas forcément connectées entre elles dans l’esprit des agriculteurs. Ces outils obligent alors les agriculteurs, non plus à affronter un monde matériel pour élaborer de nouvelles connaissances, mais à entrer dans le cadre de connaissance qui transparaît dans l’outil de traçabilité réglementaire pour définir le monde matériel de leur exploitation qui y correspond.
4Face à ce nouvel horizon, la façon dont les agriculteurs s’y prennent collectivement pour mettre en œuvre des changements et élaborer des connaissances pertinentes se trouve interrogée. Deux articles de cette partie mettent ainsi l’accent sur le rôle que joue, dans la dynamique de changements de pratiques des agriculteurs, la capacité de ces derniers à échanger sur ce qu’ils font. L’un, avec une tonalité militante, fait apparaître, dans ce nouveau contexte de production, l’actualité des démarches des CIVAM dans la façon de poser et de résoudre collectivement, par l’échange, des problèmes (Follet-Sinoir et al.). L’autre révèle comment cette dynamique de changements dans des réseaux locaux est portée par des agriculteurs fortement interconnectés (Compagnone). Le constat est fait que les ressources cognitives étant socialement distribuées, elles ne sont accessibles dans leur diversité pour un même individu qu’à travers les liens qu’il peut nouer avec d’autres personnes. La définition de ce qui fait problème émerge de ces collectifs formels et informels.
5Mais ce nouvel horizon questionne aussi la façon dont les conseillers peuvent être amenés aujourd’hui à intervenir auprès des agriculteurs s’ils n’ont pas, ou s’ils n’ont plus, un savoir surplombant sur les choses qui peut leur permettre de définir les problèmes en fonction des réponses qu’ils ont déjà à disposition. L’activité de conseil doit donc être reconstruite. Cette reconstruction peut s’opérer à travers la réaffirmation de la place du conseiller dans l’accompagnement des groupes d’agriculteurs pour un travail de production de connaissances (Follet-Sinoir et al.). Elle peut aussi passer, dans le cadre d’un conseil individuel, par l’acquisition par les conseillers de nouvelles compétences afin d’aider les agriculteurs à répondre eux-mêmes aux questions qu’ils se posent par le biais d’un « travail d’enquête » (Olry). Ce mode de conseil vise à favoriser et à cadrer le travail d’invention des agriculteurs. Il ne va pas de soi, et ne peut être appris qu’à travers une formation pensée en tant que telle (Olry). Il repose sur une certaine symétrie statutaire dans la production de connaissances entre ceux qui se font accompagner et ceux qui les accompagnent, et sur un élargissement de l’objet de l’attention technique qui prend une dimension systémique.
6Mais le travail de conseil vise aussi à aider les agriculteurs à faire face aux contraintes réglementaires qui leur sont imposées. Ces contraintes ouvrent un vrai marché de l’appui aux agriculteurs, que ce soit dans le travail de traçabilité ou dans le suivi plus strict des productions auxquelles elles amènent (Petit, Compagnone). Les agriculteurs se font alors aider pour connaître ces réglementations, pour mettre en œuvre les techniques qui permettent d’y répondre ou pour montrer à l’administration qu’ils y ont répondu. Cette aide peut aller jusqu’à assumer ces tâches à la place des agriculteurs. Les agriculteurs délèguent alors une partie de leur travail aux conseillers. Cette délégation semble marquer une relation statutairement asymétrique, que les agriculteurs soient dépendants des conseillers pour assumer ces tâches ou qu’ils s’en débarrassent, les jugeant peu valorisantes, en les leur confiant. L’activité de conseil s’en trouve alors plus ou moins atteinte, la possibilité même de prodiguer un conseil technique par ceux qui la conduisent pouvant complètement disparaître.
7Ces changements dans l’activité de conseil et dans la manière dont les agriculteurs peuvent avoir recours à un conseiller jouent, enfin, non seulement sur la façon dont les agents du conseil positionnent leur activité par rapport à celle des autres, mais aussi sur comment, selon les interconnexions qui les relient, les agriculteurs peuvent faire appel à un type de conseiller plutôt qu’à un autre (Compagnone). La structure locale des échanges entre les agriculteurs influence la structure locale de l’intervention des conseillers. Dans un contexte où des pratiques plus respectueuses de l’environnement doivent être mises en œuvre, et où différentes ressources doivent alors être utilisées, des logiques collectives d’accès au conseil apparaissent.