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Le Cermosem, plate-forme du développement territorial, est une antenne de l’université Joseph-Fourier (Grenoble 1), implanté à Mirabel, dans l’Ardèche méridionale. Depuis 1994, le Centre développe des travaux sur la ressource territoriale, associant des acteurs et des chercheurs.
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Entretien avec un des acteurs créateurs de la filière.
1L’innovation s’applique tout autant à des objets qu’à des services, des dispositifs, des méthodes et des organisations. Un nouvel objet technique peut être qualifié d’innovant parce qu’il marque une rupture avec un objet préexistant. Un service pourra être qualifié d’innovant lorsqu’une activité nouvelle se développe sur la base de son usage. Un dispositif innovant peut être issu d’un simple transfert d’un dispositif déjà existant dans un autre secteur. Une organisation peut également innover dans son processus de production, sans pour autant modifier l’objet produit.
2L’innovation en agriculture s’inscrit dans ces dynamiques, qu’il s’agisse de la sélection variétale, des modes de production, des dispositifs d’appui technique, des services aux exploitations ou de leurs organisations individuelles ou collectives. En géographie, deux questions nous intéressent : existe-t-il des territoires de l’innovation, puis quels sont les impacts de l’innovation sur ces territoires ?
3Les modes actuelles ont tendance à privilégier la proximité comme condition indispensable à l’innovation. Émerge un modèle standard, où l’innovation est associée par l’Insee à des « emplois métropolitains supérieurs », qui associent onze fonctions parmi lesquelles l’art, l’information, la recherche, l’informatique, les services aux entreprises, le commerce, les télécommunications, les transports… La métropole en est la forme idéale, au sein de laquelle vont se développer des proximités entre recherche, industries et services, réduisant l’incertitude et favorisant l’innovation. La politique publique y a associé la création de pôles de compétitivité et clusters, à partir desquels le développement devrait diffuser sur l’ensemble du territoire.
4Du fait de son caractère diffus, la transposition à l’espace rural de ces approches pose question. Pour y répondre, nous nous interrogerons sur les liens entre innovation et décentralisation, pensée comme un renforcement du pouvoir de décision des acteurs locaux. Puis, à partir de l’observation d’un processus localisé de conversion à l’agriculture biologique, nous proposerons quelques caractéristiques des territoires de l’innovation en agriculture.
La décentralisation en agriculture : un mouvement sous contrôle
5La décentralisation a déjà une histoire : celle d’un mouvement de fond, qui traduit une volonté de transfert de pouvoirs de décision et de moyens d’action à des échelons locaux, dotés d’une certaine forme d’autonomie aux niveaux humain, financier et organisationnel. En France, le mouvement est récent. Il part d’un système très centralisé, au sein duquel la décentralisation se traduit par des transferts de compétences par blocs, auxquels sont associés des transferts de personnel et de moyens financiers de l’État vers les collectivités territoriales, en leur laissant une marge plus ou moins importante de redéfinition d’une politique plus adaptée aux enjeux repérés au niveau local. Si les textes fondateurs de 1982 et 1985 définissent des transferts importants dans les secteurs de l’aide sociale, des équipements et des infrastructures, le mouvement reste très limité dans l’agriculture.
6Pour les départements, il se cantonne à des interventions précises et marginales : l’habitat rural et l’habitat autonome des jeunes agriculteurs, la petite hydraulique en zone de montagne (lacs collinaires) et le financement des travaux de remembrement. L’anecdote dira que le ministère de l’Agriculture avait dû répondre en urgence à la sollicitation du ministère chargé de la Décentralisation. Les consultations menées en quelques heures avaient abouti à ce résultat. Le remembrement restait sous la maîtrise des services de l’État qui contrôlaient le processus d’élaboration, le conseil général n’ayant à s’occuper que du financement. Les régions se voient dotées de compétences générales d’aménagement du territoire et de développement économique, au travers desquelles la contractualisation devient une des formes possibles de la décentralisation.
7En dépit de la faiblesse de ces transferts, les départements et les régions ont élaboré des politiques à destination de l’agriculture. En 2000, les dépenses représentent 5 % des soutiens publics à l’agriculture, parmi lesquelles les compétences légales représentent 44,1 % des dépenses des conseils généraux et 53,1 % des dépenses des conseils régionaux (Berriet-Solliec, 2000, citée par Esposito-Favra, 2011). Les collectivités ont mis en place des politiques agricoles qui leur étaient spécifiques, au-delà des compétences transférées par l’État.
Une tendance à l’inhibition de l’innovation
8Ce processus de décentralisation pose plusieurs questions au regard de celle de l’innovation. En premier lieu, la complexité croissante des circuits décisionnels et la superposition des niveaux d’intervention conduisent chacun des partenaires (Europe, État, région, département) à établir des règles d’intervention qui lui sont propres, afin de bien identifier sa participation. La coopération entre collectivités est remplacée par la concurrence entre les différents niveaux d’intervention, au sein desquels chacun veut s’occuper de tout. Les espaces ruraux deviennent des réceptacles de normes décidées à l’extérieur et non coordonnées, limitant les possibilités d’initiatives et de création. La tendance lourde des collectivités reste celle de l’homogénéisation des interventions, au risque de rendre inopérants les mécanismes d’innovation. La réplication des services agricoles de l’État au sein des collectivités, insérés dans des organigrammes en râteau proches de ceux des préfectures, a renforcé ce processus.
9En second lieu, les organisations professionnelles agricoles sont restées la plupart du temps muettes sur ces questions de décentralisation. Accrochées à la défense ou à la critique du système d’exploitation dominant, et donc du système de cogestion qui y est associé au niveau national, elles n’ont pu participer à la territorialisation des politiques. Cette appréciation doit être modulée selon le niveau de collectivité concernée. Les organisations professionnelles majoritaires connaissent et utilisent l’échelon départemental, de par le mode de désignation des chambres d’agriculture et la composition des conseils généraux, par réplication du système de cogestion existant au niveau étatique. Elles maîtrisent beaucoup moins le fonctionnement des deux niveaux émergents : les régions et les intercommunalités, encore moins les intercommunautarités que constituent les Pays. Cette situation limite les possibilités de relations entre des acteurs qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble, freinant ainsi la recherche de pratiques et dispositifs nouveaux.
10Enfin, si les élus locaux ont su faire preuve d’un véritable atavisme pour l’innovation, ils en ont fait les instruments de multiples compétitions menées localement. L’innovation est devenue un critère de sélection de nombre de projets, au risque de privilégier leur visibilité au détriment de processus plus longs et moins affirmés d’innovations incrémentales, faites d’une succession de changements mineurs. Alors que l’innovation résulte dans la plupart des cas de micro-projets, « trop axés sur la seule technique, nous sommes prisonniers d’une conception de l’innovation par sauts, ruptures… » (Veltz, 1994).
L’émergence de territoires de l’innovation
11Si la décentralisation en agriculture n’a pas été l’occasion d’une rencontre fructueuse avec l’innovation, la période a été marquée par l’émergence de nouveaux rapports à l’innovation. Les marchés et les territoires ont souligné les limites du modèle dominant. Côté marché, les négociations internationales mettent en évidence la contradiction entre les régimes d’aide à l’exportation et les règles de l’organisation commune des marchés. Côté territoires, l’agrandissement des exploitations et la désertification mettent en question le maintien de services publics nécessaires à l’équilibre des espaces ruraux. L’effet négatif des systèmes de production devient mesurable : pollution azotée, excès de pesticides, maladies animales sont autant de signaux indicateurs d’une nécessité de tenir compte des milieux sur lesquels se développe l’agriculture et de la préservation des ressources qu’elle mobilise.
12C’est dans ce cadre que vont émerger des changements portant sur une réappropriation des ressources issues des territoires, au travers de la diversification des productions et particulièrement leur spécification, au travers de signes de qualité distinctifs. Dans d’autres cas, les changements ont pu porter sur les modifications des systèmes de production à partir d’une réduction des intrants. Enfin, certaines exploitations ont développé des activités complémentaires, reposant sur la production de services en lien avec les territoires (agrotourisme, protection de l’environnement, services à la personne). Émerge un modèle d’exploitation territorial, caractérisé par un ancrage au territoire et à ses patrimoines, résultant de concours d’acteurs coordonnés autour de ressources spécifiques.
13Un exemple a pu être analysé dans le cadre de l’étude du processus de reconversion à l’agriculture biologique dans le département de la Drôme. Entre 1985 et 2000, le département a acquis la première place nationale au regard de la superficie agricole ayant fait l’objet d’une reconversion. L’analyse permet de décrire différentes phases, qui renseignent sur la relation entre innovation et construction territoriale. À l’origine du processus, on trouve des individus isolés, poussés par des choix strictement personnels d’origines diverses, allant du refus d’adopter certaines techniques (ex : adjonction d’antibiotiques dans les aliments) à des considérations plus philosophiques. S’ensuivent des trajectoires individuelles, sans lien avéré avec les territoires.
14Au sein du département, le pays Diois se démarque nettement. Situé en zone de montagnes sèches, confronté à l’impact négatif de plus de 150 ans d’exode, il a développé depuis les années 1990 un projet visant à modifier la représentation de son devenir, passant d’un statut d’« arrière-pays de l’époque productiviste » à celui « d’avant-pays de la période de la qualité » (Charte du pays Diois, 1995). En l’espace de dix années, ce sont près de 20 % des agriculteurs du territoire qui se convertissent à l’agriculture biologique, à partir de la filière des plantes aromatiques et médicinales, répondant au développement d’une forte demande sur le marché du bien-être. Sept opérateurs de transformation se développent sur la zone, à l’origine de la création de plus de 270 emplois. Ce ne sont pas les plantes aromatiques et médicinales, ni l’agriculture biologique qui font à elles seules l’innovation, mais aussi la masse de la production, sa qualité, sa force d’image et l’intensité des liens avec les opérateurs industriels. Si à l’origine du processus on trouve la nécessité de diversifier les productions en réponse à une grave crise de la lavande, différentes phases peuvent être identifiées.
15La révélation de la ressource a été le fait de trois agriculteurs néo-ruraux d’origine étrangère, installés sur le territoire depuis les années 1970. Ces nouveaux arrivants introduisent une nouvelle perception du territoire reposant sur un renouvellement du rapport à la nature, qui devient une ressource pour des choix de vie et la création d’activités. Porteurs d’un changement de regard sur le territoire, leur culture scientifique leur permet de détecter l’importance du matériel végétal disponible, du fait d’une situation géographique privilégiée à l’interface entre Vercors et Provence : « botaniquement, c’est une région exceptionnelle à l’échelle de la planète [2] ». Leurs réseaux culturels leur permettent de détecter les potentiels de commercialisation, répondant à des demandes nouvelles de bien-être et de qualité des produits.
16L’ancrage de la ressource au territoire s’est réalisé au travers de la mise en place d’organisations coopératives associant des producteurs locaux, détenteurs de savoir-faire anciens comme la distillation, mais aussi des techniques de mise en culture. C’est à ce stade qu’émergent les premiers soutiens publics, qui restent discrets, et relèvent de procédures plutôt ordinaires. Le développement des productions, de leur transformation et commercialisation a suivi. La combinaison sur un espace limité de fonds importants issus de l’Europe, de l’État et des collectivités territoriales, coordonnés autour des acteurs du projet, accompagne la construction d’un projet de territoire ambitieux. À l’issue du processus, on trouve l’élargissement à d’autres territoires de plaine, moins handicapés, susceptibles d’offrir des complémentarités avec les productions de montagne, au risque de la banalisation de la ressource.
17L’innovation peut être assimilée à la construction d’une ressource spécifique au territoire. Ce processus est conditionné par un mode d’organisation reliant des agriculteurs, des acteurs publics et des organisations coopératives, se traduisant par l’ouverture à des marchés dépassant largement les limites locales.
L’innovation : quels territoires pertinents ?
18L’innovation résulte d’une « confrontation avec l’ailleurs, l’autre, la différence, confrontation qui produit de la nouveauté et de la diversité, c’est-à-dire aussi de l’innovation » (Crevoisier, 2009). Si à l’origine on trouve des problèmes productifs, on trouve aussi une localisation spécifique : celle de zones de montagne, à l’époque marginalisées, qui sont investies par de nouveaux habitants et acteurs, porteurs de projets. Parmi les leviers de ces innovations, l’action culturelle permet la construction de regards différenciés sur le territoire ; les coordinations entre des acteurs différenciés, ou les liens avec l’ailleurs, qu’il soit proche où très éloigné, sont essentiels. Ces ressorts leur confèrent une capacité à coordonner, voire transcender des systèmes de normes extérieures au territoire, au service de leur propre projet.
19La filière des plantes aromatiques et médicinales se caractérise par l’absence de toute protection, générant des liens très intenses entre des zones de production et de transformation. Se forment ainsi des réseaux d’acteurs, qui s’émancipent de polarités de proximité et se constituent en réseaux mondialisés, générateurs d’innovation. Peut-on, à l’instar de « l’urbanité rurale » (Gorgeu et Poulle, 1997), prendre le risque de parler de « métropolisation rurale », porteuse de fonctions supérieures telles que l’action culturelle et la création artistique, la recherche, la formation et les services ? Cela nécessite un bouleversement des rapports entre les acteurs des territoires ruraux, les grands équipements culturels, les universités et centres de formation, mais aussi les entreprises. C’est en cela que la question des liens entre ville et campagne est d’actualité, à la condition d’être fondée sur une exigence relationnelle respectueuse de chacune des parties.
À lire
- Roberto Camagni, Denis Maillat, Andrée Matteaccioli, Ressources naturelles et culturelles, milieux et développement local, éd. Edes, 2004.
- Olivier Crevoisier, « La pertinence de l’approche territoriale », Revue d’économie régionale et urbaine, éd. Armand Colin, 2010.
- Aurélien Esposito-Fava, « Territorialisation et action agricole : quelles ressources et dispositifs pour quelles gouvernances ? », Thése de doctorat en géographie de l’université de Grenoble, 2010. http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/53/66/54/PDF/these_Esposito-Fava.pdf.p
- Pierre-Antoine Landel, « D’une agriculture modernisée à une agriculture territorialisée : quelle place pour l’expertise agronomique dans les politiques décentralisées », in P. Prévost, Agronomes et Territoires, éd. L’Harmattan, coll. « Biologie, écologie, agronomie », 2005.
- François Poulle et Yves Gorgeu, Essai sur l’urbanité rurale, Cinq territoires ruraux et leurs modes de gouvernement, Mairie Conseils, Caisse des dépôts et consignations, Fédération nationale des parcs naturels régionaux de France, Syros, 1997.
- Pierre Veltz, Des territoires pour apprendre et innover, éd. de l’Aube, coll. « Monde en cours », 1994.
Notes
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[1]
Le Cermosem, plate-forme du développement territorial, est une antenne de l’université Joseph-Fourier (Grenoble 1), implanté à Mirabel, dans l’Ardèche méridionale. Depuis 1994, le Centre développe des travaux sur la ressource territoriale, associant des acteurs et des chercheurs.
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Entretien avec un des acteurs créateurs de la filière.