Notes
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Emmanuel Négrier, Julien Préau et Philippe Teillet (sous la dir. de), L’Intercommunalité culturelle en France, Grenoble, Observatoire des politiques culturelles, février 2008. (http://www.observatoire-culture.net/etudeinterco2)
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Nous avons largement développé cette idée dans un article précédent ; Cf. E. Marest, « L’Intercommunalité, une aventure humaine très humaine », POUR n° 204, mars 2010.
1Le développement territorial engage l’ensemble des partenaires du territoire – élus communautaires, élus municipaux et habitants – à entamer un « saut culturel » : passer d’une relative permanence ou, à tout le moins, d’une évolution lente à une dynamique volontariste de changement. Dès lors, à quel titre la culture peut-elle être associée au développement territorial ?
2Il serait facile d’avancer que la culture – ou, plutôt, l’action culturelle – est un parfait allié des élus qui ont en charge les destinées d’un territoire, y compris lorsque ce territoire est à l’échelle d’une intercommunalité. Certes, les élus n’en prennent pas toujours la juste mesure. La culture peut bien apparaître à certains comme une charge à laquelle il leur faut consentir, un peu à contre cœur, persuadés que la culture de leurs concitoyens ne relève pas de la sphère publique. Il peut aussi apparaître à certains que l’argent employé là serait bien mieux investi ailleurs. D’autres, au contraire, ont compris qu’une politique culturelle bien pensée est un auxiliaire de poids dans la gestion d’une collectivité, par la dynamique qu’elle génère auprès de la population, l’image qu’elle renvoie à ses propres habitants, voire l’attractivité qu’elle entretient auprès des territoires qui l’environnent. Une étude réalisée par l’Observatoire des politiques culturelles consacrée aux nouveaux rapports des intercommunalités et de la culture montre que celles-ci, de façon contrastée il est vrai, manifestent une croissante volonté d’agir dans le champ culturel [1].
3Notre propos sera différent. Il veut promouvoir l’idée que la culture peut être conviée par les élus à une mission d’un autre ordre. Celle qui consiste à donner au territoire les moyens de sa transformation. Notamment lorsque ce territoire est à dominante rurale et que, comme on le sait, la disposition ou la capacité de sa population au changement est quelquefois moindre. Cette question intéressera en particulier les élus qui engagent ou ont engagé la communauté de communes dont ils ont la charge dans un projet de développement de territoire. En effet, un tel projet de développement nécessite impérativement que ces élus ne se bornent pas à imaginer que le projet en son contenu – les perspectives qu’il promet, les avancées qu’il laisse présager, les objectifs qu’il donne à espérer – suffira à convaincre les habitants, voire les élus des communes qui composent l’intercommunalité, de sa pertinence. Et encore moins qu’il suffira à les voir le rejoindre. Encore faudra-t-il que ces mêmes habitants et ces mêmes élus des communes soient encouragés à opérer individuellement et, bien sûr, collectivement les mutations que tout changement d’envergure suppose. C’est à cet égard qu’une approche par la culture nous paraît constituer un élément de réponse fort et approprié. Et qu’elle nous paraît être un adjuvant de tout premier ordre. Et, dès lors, comme un réel levier de développement.
4Quelle est en effet la situation ? Quelle est la question posée aux élus qui ont décidé d’engager leur territoire dans un projet de développement ? Cette question est la suivante : comment le changement s’opère-t-il ? Autrement dit : comment un territoire fait-il pour se transformer ? Comment sa population fera-t-elle pour opérer la ou les mutations que requiert le développement de ce territoire voulu par les élus ? Ces interrogations sont dans la plupart des cas insuffisamment posées. Elles sont peut-être le plus souvent ignorées. Or, l’expérience nous montre qu’elles constituent là – quelle que soit la configuration même du projet engagé – l’essentiel des conditions de la réussite ou de l’échec du développement auquel ce territoire est appelé par ses élus.
5Car – et, encore une fois, quelle que soit la valeur intrinsèque du projet engagé – il est une donnée qui ne doit pas être occultée : il n’est pas de développement qui s’opère seul. Nous voulons dire : indépendamment des hommes et des femmes qui le portent, tout autant que de celles et ceux auxquels il est destiné. Un projet de développement de territoire est avant toute chose un projet de développement humain : pour les humains, par les humains, avec les humains [2]. Qu’il s’agisse de tourisme, de voirie, d’environnement, de nouvelles technologies, de transport ou encore de rénovation de l’habitat… Rien n’est assuré d’obtenir une efficience s’il n’est pas accompagné du sentiment – partagé ! – de participer au développement de chacun et, ce faisant, de tous. Dès lors, nous ne saurions trop encourager les élus à accorder leur attention à cette dimension incontournable et qui est la condition sine qua non de toute réalisation : la dimension humaine. Le développement c’est d’abord la volonté d’hommes et de femmes à se porter en avant, à réorienter leur trajectoire, à se construire un destin nouveau, à forcer les limites dans lesquelles ils se trouvent enserrés… Le développement, c’est parfois d’abord un combat contre soi-même. C’est prendre le risque de quitter une position connue, pour une autre qui ne présente pas que des certitudes.
6Dans un article précédent, nous avons mis en évidence le rôle des « facteurs marquants défavorables ». Ces facteurs qui marquent une population négativement et entravent sa capacité à se dépasser elle-même. Ils témoignent à certains égards de sa culture. D’une culture que l’on peut dire collective dans la mesure où ces facteurs révèlent des comportements reconnus pour caractériser cette population ; au-delà de toute comparaison avec une autre. Ils sont les traits marquants qui conditionnent le rapport des individus à leur vie propre et, bien entendu, à leur vie avec leurs semblables. Par exemple, l’insuffisance de mobilité. Celle-ci relève autant de la mobilité géographique des personnes (notamment pour se déplacer sur des bassins d’emplois ou faire des études) que de leur capacité à faire évoluer leurs compétences professionnelles afin de répondre aux contingences économiques. Il en va de même du manque d’intérêt pour l’autre, que l’on peut aussi traduire par le repli sur soi et qui rend inapte à une adaptation à de nouveaux arrivants susceptibles d’importer de nouvelles activités ou exprimant de nouveaux besoins. Cette tendance, l’élu intercommunal la connaît bien, elle se traduit tout autant par l’esprit de clocher contre lequel il doit si souvent lutter. Elle se traduit encore par la difficulté des adultes à dialoguer avec les jeunes générations. Il en va de même du faible niveau de formation initiale de l’ensemble d’une population. Ou encore, dans un autre registre, de la tentation des personnes à se poser en victimes, et donc à se réfugier dans l’attentisme plutôt que de s’engager dans un sursaut capable de modifier une situation désavantageuse.
7Les obstacles au développement, on le voit, se logent plus souvent chez les individus et les populations qu’ils ne relèvent de questions techniques ou administratives, voire même quelquefois économiques. Quoi qu’il en soit, l’élu aurait tort de se réfugier derrière un dépit affiché ou un sentiment d’injustice face au manque d’empressement qu’il ressent de la part de ses partenaires et de ses administrés à l’égard des ambitions de développement qu’il conçoit pour son territoire. Car, s’il s’en tenait là, il ne pourrait prétendre réaliser que la moitié de sa tâche. Et réduirait ses chances de parvenir à faire aboutir son projet. Sa tâche, elle consiste non seulement à avoir un projet de développement et à le porter, mais elle consiste également, elle consiste sûrement, à aider ses partenaires élus et administrés à franchir les pas et les paliers qui les rendront aptes à devenir des partenaires de son projet. C’est-à-dire capables de le prendre à leur compte ou, tout au moins, de s’y inscrire pour accéder au statut d’acteurs et de bénéficiaires du développement collectif et partagé du territoire.
La culture au service du développement territorial
8Bien sûr, pour atteindre ces résultats, l’élu, les élus devront mettre en œuvre un modèle de gouvernance qui favorisera, autant que faire se peut, la participation vraie des partenaires. Cette gouvernance devra considérer que le développement des personnes est une pièce maîtresse. Et que, à cet égard, les différentes phases de l’élaboration du projet de développement territorial seront autant d’étapes qu’il s’agira de négocier avec soin. En ayant toujours à l’esprit qu’elles sont autant de phases de construction des compétences.
9Mais nous voulons en revenir à la culture. Nous voulons en effet sensibiliser les élus au levier que représente la culture – l’action culturelle, cette fois – comme auxiliaire de transformation sociale, intellectuelle et, pour le coup, culturelle. La culture pour apporter un souffle nouveau, pour élargir vers de nouveaux horizons, pour secouer les territoires connus. Pour apporter de la souplesse ou de la mobilité dans les têtes, encourager la curiosité pour ce qui est différent, donner du jeu dans les représentations figées… La culture non comme un simple divertissement (quoique !), mais comme un partenaire de l’élu qui s’est donné pour mission d’entraîner ses concitoyens sur la voie du développement. Découvrir d’autres peuples, d’autres cultures, d’autres œuvres, d’autres façons de penser la vie humaine, d’autres esthétiques… Découvrir des artistes d’aujourd’hui, qui ne craignent pas de déplacer les références, les valeurs ou les codes reconnus pour en explorer d’autres. Découvrir ceux qui interrogent la modernité.
10L’action culturelle n’est-elle pas précisément cet auxiliaire qui mieux que tout autre travaille au cœur des transitions ? De ces transitions qui déplacent les sensibilités, qui secouent les courants de pensée, font bouger les valeurs morales et esthétiques, accompagnent les évolutions sociales… Les œuvres témoignent la plupart du temps de ces transitions au fil des époques, elles en ont quelquefois été parties prenantes.
11N’ont-elles pas souvent contribué à éclairer les consciences, à imposer les valeurs humanistes ? La culture est ainsi convoquée comme partenaire des élus communautaires pour apporter des réponses aux freins que bien des fois leurs concitoyens et les élus des communes leur opposent. Non pas, dès lors, pour continuer d’ignorer ces freins ! Au contraire, parce qu’on sait que des moyens d’y répondre existent. Alors on peut les considérer calmement pour en faire des auxiliaires de transformation, s’appuyer sur eux pour organiser l’évolution des esprits et des mentalités, les respecter pour mieux construire leur dépassement.
12Un exemple ? Prenons le cas d’une communauté de communes rurales à forte dominante agricole et dépourvue de toute activité industrielle. Sa population active trouve la majorité de ses emplois dans deux bassins au sud et au nord de son territoire. Et, bien qu’elle soit distante de plus de 100 kilomètres des portes de l’Île-de-France, certains habitants n’hésitent pas faire le trajet matin et soir pour aller y travailler. Dans le cadre de son projet de développement territorial, les élus souhaitent favoriser le développement d’un tourisme vert, porté sur les chemins de randonnée, les cours d’eau et la découverte de quelques édifices architecturaux. En effet, en plus de paysages vallonnés et boisés, le territoire dispose de quelques atouts : en particulier les vastes vestiges d’un château médiéval et d’importants remparts, quelques églises, un canal navigable et quelques lieux insolites. Mais ces atouts demeurent largement insuffisants pour espérer encourager un élan touristique susceptible de dépasser les quelques dizaines de voyageurs qui, en période favorable, transitent par le site le plus attractif : le château médiéval. Un seul hôtel bénéficie de ce tourisme de passage, ainsi que des chambres d’hôtes en nombre réduit.
13Le territoire souffre de son peu de visibilité géographique. Enclavé à l’écart de grands axes routiers, il demeure épargné par les flux migratoires et les échanges commerciaux. Son espace en est d’autant préservé, mais il pâtit par conséquent de son relatif isolement.
14Dès lors, comment espérer créer un effet d’entraînement capable de démultiplier l’activité touristique, développer le réseau des gîtes et des chambres d’hôtes, accroître le nombre de restaurants et, par ailleurs, contribuer à maintenir et redynamiser un tissu de commerces dont la population elle-même bénéficiera, créer des emplois sur place, etc. ? Une réponse peut-elle être apportée par la culture ?
15Cette réponse devra nécessairement fournir un surcroît de visibilité là où le territoire en manque cruellement. Elle devra accorder à ce territoire une image renouvelée susceptible de détourner les voyageurs de leur droit et court chemin afin qu’ils consentent à consacrer une à deux journées de leur itinéraire à réaliser une halte en forme de ressourcement culturel et naturel.
16Cette réponse ne devra par conséquent pas apparaître sur un mode en demi-teinte, auquel cas elle raterait sa cible. Il faudra au contraire qu’elle affirme une volonté forte en matière culturelle et/ou artistique, afin qu’elle construise une identité attractive aux yeux de vacanciers ou touristes pour qui l’offre devra valoir en quelque sorte le détour. Cette offre originale devra constituer un gage d’exigence pour des consommateurs, eux-mêmes en demande d’une exigence en la matière.
Pourquoi pas le Land Art ?
17En ce domaine, beaucoup de choses sont faites dans l’Hexagone. En particulier en période estivale. Festivals de musiques : classique, sacrée ou populaire, folklorique ou moderne, rock, jazz… Festivals de théâtre, festivals des arts de la rue, d’opéra… Fêtes des fleurs, des moissons, etc. Beaucoup de choses qui ont acquis, parfois depuis longtemps, une pleine notoriété, et qu’il serait naïf de tenter d’imiter au risque d’apparaître comme un sous-produit d’une marque déposée. Par ailleurs, ces manifestations culturelles et festives n’ont qu’une durée de vie relative : un long week-end pour quelques-unes et jusqu’à trois semaines pour un festival comme celui d’Avignon qui vient de fêter son soixantième anniversaire.
18Pourquoi, dans le cas de notre communauté de communes, ne pas imaginer chaque année une exposition Land Art (appelé aussi Art environnemental) qui courrait de mai à septembre ? Des œuvres forcément contemporaines joueraient avec l’environnement naturel et quelques lieux insolites (un canal enjambant une rivière, un ancien site d’industrie agroalimentaire, une voie ferrée désaffectée, des remparts médiévaux en surplomb, un champs de bataille de la Première Guerre mondiale…). Ces œuvres d’artistes renommés seraient disposées selon un ou des itinéraires favorisant aussi bien une déambulation à vélo, à cheval ou en voiture qu’une savante randonnée pédestre avec arrêts restauration et, peut-être, poursuite par voie navigable… Il pourrait être entendu qu’elles devraient répondre à un certain esprit environnemental. Ces œuvres n’auraient évidemment qu’une durée de vie estivale. Et, par conséquent, à chaque nouvelle saison, un nouvel itinéraire et de nouvelles œuvres viendraient prendre place. Avec, comme il se doit, vernissage, conférence de presse et articles dans les médias régionaux et si possible nationaux, radios, télés… Des surprises seraient évidemment attendues, des audaces, des œuvres prêtant à polémique peut-être : soit la vie d’une manifestation d’art vivant qui dialogue avec la société de son temps.
19À l’échelle d’une communauté de communes, une manifestation de ce type marquerait résolument l’ambition d’associer un patrimoine naturel préservé, mais aussi des espaces agricoles qui modèlent une partie du paysage, avec une effervescence artistique qui n’hésite pas à interpeller son époque. Faire entrer de plein pied dans le monde contemporain, où l’actuel rencontre le passé et joue avec le futur. Cette manifestation marquerait par ailleurs l’ambition d’accorder au territoire une visibilité nouvelle. Par une image suffisamment forte, capable de capter des marges touristiques : celles des gens sensibles aux choses de l’art et disposant d’un potentiel économique supérieur. Et, par ailleurs, de faire venir de nouveaux arrivants au profil rajeuni, peut-être créatifs et entreprenants, peut-être férus de nouvelles technologies : attirés par un contexte de créativité précisément jumelé à un environnement protégé.
20Certes, l’on voit d’ici les obstacles à franchir ! Comment un territoire rural, agricole, pourra-t-il s’identifier à un espace d’œuvres contemporaines forcément dérangeantes ? Ou peut-être, simplement déroutantes ! (Mais n’était-ce pas cela, déjà, le but de l’opération : dérouter les voyageurs ?) Nous laisserons la question en suspens pour préférer nous recentrer sur l’idée suivante. Avec la culture, les élus adressent un message à leurs concitoyens : c’est avec la modernité qu’ils veulent engager le développement du territoire. C’est aussi par conséquent avec la modernité qu’ils veulent engager le futur des plus jeunes.
Si la culture est une fête
21Les élus engagés dans un projet de développement auraient tort de négliger la force d’inertie d’une population. Mais aussi – pourquoi ne pas le dire ? – celle d’autres élus pour qui l’intercommunalité n’est pas encore chose entendue. Ils auraient tort de négliger le pouvoir de résistance à toute intention de changement auquel est soumis le développement. Certes, les spécialistes du changement le disent : « Nous changeons ou nous apprenons à changer en changeant ! » Et il n’y a là rien d’une lapalissade : simplement un constat pratique et, le cas échéant, une formule précieuse qu’il est bon de se rappeler. Mais encore faut-il que le changement soit enclenché et que ceux qui vont être concernés par lui aient accepté de s’y engager. C’est alors que, selon nous, raisonner en termes de culture s’avère utile. D’un côté, la culture comme marqueur d’une population donnée et, d’un autre côté, la culture comme adjuvant pour accompagner une mutation nécessaire à une dynamique de développement. D’un côté, comprendre et reconnaître les attributs d’hommes et de femmes et, d’un autre côté, donner du sens à une politique culturelle en en faisant un levier de transformation sociale.
22Ensuite, la culture n’a plus qu’à être une fête ! Lier le plus savamment possible tourisme et art. Confronter la population locale à des œuvres vivantes, réalisées par des artistes bien vivants eux aussi et qui discourent avec leurs contemporains. Donner à voir le territoire sous un angle nouveau aux yeux du monde extérieur : un territoire capable, sans rien renier de son caractère rural et agricole par exemple, de faire un saut dans la modernité et d’adresser cette nouvelle aussi largement que possible. Être convaincus que l’esprit de créativité, la capacité d’étonnement, le pouvoir de déplacer les idées reçues et les formes installées sont des vertus qui rendront le territoire et ses habitants plus inventifs, plus entreprenants, plus enclins à échafauder des activités nouvelles, voire inédites.
Notes
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[1]
Emmanuel Négrier, Julien Préau et Philippe Teillet (sous la dir. de), L’Intercommunalité culturelle en France, Grenoble, Observatoire des politiques culturelles, février 2008. (http://www.observatoire-culture.net/etudeinterco2)
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[2]
Nous avons largement développé cette idée dans un article précédent ; Cf. E. Marest, « L’Intercommunalité, une aventure humaine très humaine », POUR n° 204, mars 2010.