1Ma pratique professionnelle a ceci de particulier : je suis clown depuis une trentaine d’années, cofondateur du Bataclown, compagnie de clown-théâtre réputée et active sur les terrains de la création, de l’intervention sociale et de la formation. Mon expérience du clown m’a conduit de la scène théâtrale à la scène sociale dans le cadre d’interventions dans les organisations appelées clownanalyse.
2En parallèle, pour prolonger cette expérience et mieux la comprendre, je me suis engagé dans un travail de doctorat universitaire produisant une thèse intitulée Le clown intervenant social (Université de Toulouse-Le Mirail, 1999). Ce travail m’a conduit à mener des enquêtes auprès de nombreux commanditaires qui, ayant engagé des clownanalystes, ont pu formuler les effets produits par leurs interventions dans les assemblées. Enquêtes et observations m’ont alors permis de mieux cerner les fonctions du clown dans les réunions de travail.
3Ce dispositif théâtral s’inscrit dans une longue tradition – la tradition bouffonne –, celle des « amuseurs à résonance profonde » (Serge Martin [1]). Je fais référence ici aux clowns sacrés des sociétés primitives, aux traditions carnavalesques, aux Fous du Roi ou aux traditions théâtrales populaires inscrites au milieu de la vie de la cité (le marché, la place, la rue, etc.) On retrouve dans le dispositif d’intervention clown les mêmes caractéristiques structurelles que dans ces traditions – notamment celle du Fou du Roi – où la scène parodique traverse et bouscule la scène sociale, tel un miroir tendu à ceux qui exercent le pouvoir, le débat, le commerce ou le culte :
- les clowns interviennent dans le lieu même et au cours de la réunion de travail, devant les acteurs sociaux rassemblés là et qui ont des préoccupations professionnelles, institutionnelles, politiques ou économiques ;
- la production des acteurs prend la forme d’un jeu improvisé et masqué, en interaction avec le groupe social reconnu en tant que tel, c’est-à-dire dans son identité sociale (entreprise, corporation, organisation…) ;
- réciproquement, le personnage du clown est reconnu en tant que tel par le public grâce à une image du corps décalée et, en particulier, grâce à ce mini-masque qu’est le nez rouge (celui issu de la tradition des Augustes du cirque).
La clownanalyse : un fil rouge dans les réunions
• Les clownanalystes du Bataclown sont intervenus dans plus de mille cinq cents manifestations que l’on peut catégoriser ainsi :
- réunions d’entreprises : conventions, séminaires de cadres, assemblées du personnel, comités de direction…
- congrès professionnels rassemblant une catégorie professionnelle (agriculteurs, travailleurs sociaux, aides ménagères, avocats, médecins, infirmières, chercheurs, comptables, puéricultrices, etc.) ;
- congrès d’associations, de mouvements ou de syndicats (comme Amnesty international, Attac, Secours populaire français, Emmaüs, Caritas, Chrétiens dans le monde rural (CMR), CFDT, SOS amitié…) ;
- structures de formation : établissements scolaires et universitaires, universités d’été, organismes de formation…
- colloques scientifiques, médicaux, sociaux, de collectivités territoriales, d’organismes européens…
• Comment une intervention de clownanalyse se déroule-t-elle concrètement ?
Les deux intervenants sont présents dans la salle où se tient la réunion, comme de simples participants. Ils observent, écoutent, prennent des notes… Puis, juste avant d’intervenir, ils se retirent dans les coulisses où ils ont disposé leur matériel et leurs costumes. Dans ce lieu où ils peuvent encore voir et entendre ce qui se passe dans la salle, ils se métamorphosent en clowns, prennent les objets et accessoires susceptibles de leur servir, et se préparent à entrer. Ils surgissent alors dans la salle de réunion pour improviser en écho à ce qui vient de se dire et de se passer. Ils peuvent intervenir plusieurs fois au cours de la réunion de travail, et ainsi, le cas échéant, de séance en séance, tisser comme un fil rouge courant le long de la trame des travaux.
4Arrêtons-nous un moment sur la fonction du nez rouge porté par les clownanalystes. Il me semble que, pour le public, il est le signe que le clown n’est pas ce qu’il prétend être. Il le stigmatise comme un personnage excentrique, non sérieux, anormal, décalé… Ce mini-masque établit avec le public une convention de jeu en rapport avec une certaine représentation de l’archétype du clown. Ainsi, le clown peut intervenir dans une réunion en protestant avec véhémence ou en prétendant être un confrère des psychiatres qui viennent de débattre ou un père de famille cherchant une crèche dans un colloque Petite Enfance… mais chaque fois le public sait qu’il ne l’est pas réellement, son nez rouge annonce la couleur à tous : c’est du jeu ! Il donne donc à la fois l’illusion de l’authenticité par sa conviction et sa pertinence – et en ce sens il est support d’identification pour les participants – et la révélation de sa supercherie par son décalage, son impertinence et tout un style de jeu qui a une fonction de distanciation. Le rire est sans doute l’effet de ce cocktail d’identification et de distanciation.
5Bien sûr, le nez ne fait pas le clown, et c’est tout un mode d’improvisation et de dramatisation que le travail du clown amène. Il y a là une spécificité dont j’indique, en bref, deux dimensions :
- la fiction jouée par les acteurs s’inscrit dans la réalité la plus concrète, ici et maintenant, et dans un contact direct avec le public qui, à la fois, est pris comme témoin et s’y trouve immergé ;
- le personnage du clown pousse l’acteur à travailler sur la simplicité, la générosité, la fragilité, le présent, le concret, le dérisoire et l’humilité… Il ne vient pas donner des leçons mais apporter le regard poétique et profond du naïf.
Fonctions de l’intervenant clown : du jeu dans le système
6À mes yeux, l’intervention clown est à saisir comme un processus de création artistique placé au cœur du dispositif de communication que représente la réunion instituée par une organisation sociale. Ce processus se traduit par la mise en œuvre :
- d’un changement de registre et de climat dans la communication ;
- d’un autre traitement de l’information ;
- d’une autre scène d’interaction et de représentation des appartenances et des conflits.
7Ces trois niveaux sont interdépendants et se condensent dans la fonction de miroir symbolique.
Zoom : Journée internationale de la famille au Palais des Nations de Genève
Premier niveau d’analyse : le climat et la mise en scène de la réunion
8Ce niveau concerne les dimensions d’ambiance, de contact, de rapport au rituel : il est à dominante socio-affective. Le clown intervient comme perturbateur et assure une fonction de rupture. À ce niveau, il apparaît que le clown, à la fois, dynamise et dérange la réunion. Il introduit le plaisir et le rire mais, en même temps, il est porteur d’incertitude et de désordre.
9Son entrée représente une véritable irruption dans le rituel établi. Elle symbolise une transgression du sacré institué dans ces lieux où, d’une certaine façon, se déroulent des grand-messes. On peut dire que c’est un perturbateur parodique car il prend effectivement le pouvoir – le président de séance ne contrôle plus une situation qui lui échappe ! –, mais sur le mode de la théâtralisation. C’est le monde à l’envers, comme au carnaval. En ce sens, le clownanalyste est bien un paradoxe vivant, jouant une fiction au cœur même de la réalité sociale. Et justement, sa fonction est bien d’utiliser un masque pour démasquer le fonctionnement social, ou de mettre en scène une fiction, une parodie, pour révéler la mise en scène et la théâtralité sociale qui semblent aller de soi.
Zoom : Colloque sur l’exclusion à Paris
Deuxième niveau d’analyse : le contenu des travaux de la réunion
10Ce niveau concerne les significations exprimées et la question du sens : il est à dominante socio-cognitive. Le clown intervient comme passeur et assure une fonction pédagogique. À ce niveau, il apparaît que le clown, à la fois, renforce et distancie les significations mobilisées dans la réunion. Il les traduit dans une autre langue : le langage poétique, humoristique et dramatique. Cette fonction correspond au traitement que les clownanalystes appliquent à l’information qu’ils reprennent dans leur production. En fait, les participants sont toujours frappés par l’effet de renforcement du message : ils mettent en avant les rôles d’illustration, d’éclairage, de synthèse tenus par les clownanalystes. Mais leur fonction dépasse cette dimension de simple outil pédagogique. Leur langage procède par déformation, distanciation, déplacement, transposition, condensation : ils ouvrent alors un nouvel espace de compréhension et favorisent un autre rapport aux informations.
11Reprenant le contenu des travaux qui viennent de se dérouler, le clown propose d’ouvrir un autre passage vers le sens. En mettant en jeu l’humour et l’imaginaire en contrepoint aux approches rationnelles qui ont précédé son intervention, il aide le public à prendre du recul pour percevoir autrement. Il établit une passerelle entre le rationnel et l’imaginaire. Il provoque une confrontation entre le discours et les situations évoquées qu’il réactive, à sa manière, avec leur charge émotive et concrète. Par exemple, il va personnifier l’absent dont parlent les experts : le bébé, l’adolescent, le malade, le client, le travailleur de base, le militant de base, l’exclu… Je dirais qu’il jette un pont entre le vertige ascensionnel de l’expert et ce qui se trouve en bas et qui est l’ancrage du discours.
Zoom : Congrès national du Mouvement rural de la jeunesse chrétienne (MRJC)
Ayant réussi à tendre le papier en tous sens d’un endroit à l’autre de la salle entre les différents groupes régionaux, les clowns tentent de le dérouler jusqu’à la tribune où se trouvent les responsables nationaux. Suspens : y aura-t-il assez de papier sur le rouleau pour les relier à la base ? Finalement, il se termine in extremis en contact avec le président national qui se trouve justement « au bout du rouleau » ! Les participants ravis se permettent même d’agiter le papier au dessus de leur tête comme une guirlande festive et fragile par laquelle le courant passe.
Troisième niveau d’analyse : les relations sociales et les enjeux institutionnels
12Ce niveau concerne les liens sociaux et les réseaux de communication ainsi que les conflits et les enjeux de pouvoir. Le clown intervient à la fois comme médiateur assurant une fonction synthétique (au sens de réunir et fusionner) et comme révélateur assurant une fonction analytique (au sens de mettre à jour et dissocier). À ce niveau, il apparaît que le clown, à la fois, relie ce qui est manifeste et éclaté, et délie ce qui est latent et bloqué.
13Dans des situations de réunion où les relations et la communication entre les participants sont ordonnées, contrôlées et formalisées, les modalités d’intervention du clown lui permettent d’instaurer, sur le mode ludique et symbolique, un autre type de relation et de communication et, en même temps, d’en éclairer le manque. En effet, d’un côté, bousculant les pesanteurs et les habitudes, le clown active les liens sociaux et, par-là, les stimule. D’un autre côté, cela a pour effet de mettre en lumière la structuration sous-jacente des rapports et des positionnements ainsi que les dysfonctionnements. Prenant le parti du contact, du langage symbolique, de l’action et de l’interaction avec les participants, le clown ouvre sur la scène sociale une autre scène appelant l’interprétation de la part des acteurs sociaux. Ce processus est ce qui nous paraît le plus spécifique de la clownanalyse et que nous trouvons exprimé par le psychanalyste Jean-Pierre Bourgeron dans cette formule : « Le point commun entre le rôle du bouffon et le rôle du psychanalyste : non pas dire la vérité mais faire en sorte qu’elle advienne [2]. »
Zoom : Congrès de médecins homéopathes à Lyon
La fonction de miroir condensateur symbolique
14Le clown, par sa contribution spécifique à la réunion en tant que perturbateur, passeur et médiateur/révélateur, renvoie à l’assemblée une image de son identité. Dans un point de vue englobant les trois fonctions de base, j’ai été conduit à poser la fonction totalisante de miroir comme placée en surplomb des trois précédentes. La notion de miroir-condensateur symbolique permet de rendre compte de l’intervention du clown comme événement artistique placé en écho à la réunion et condensant plusieurs significations dans l’impromptu du jeu en interaction avec les participants. La métaphore du condensateur fait référence aussi bien à l’appareil électrique ou optique qu’au concept de condensation de Freud. L’intervention clown est un moment court et dense qui, après l’accumulation des travaux et en référence à eux, libère une forte énergie dans la réunion et concentre la lumière sur un condensé d’images dont le sens est interprété par les participants.
15L’intervention des clowns propose au groupe réuni le détour par un espace de fiction partagée pour mieux se représenter sa réalité (manifeste et latente). En même temps, le jeu des clowns ouvre à la réflexion sur le changement car il condense et visibilise en images (action dramatique impromptue) la réalité et le mythe du groupe réuni mais aussi son potentiel d’évolution. Alors que le temps d’intervention du clown dans le cours d’une réunion est très restreint, les effets produits sont intenses. Activer le jeu des contradictions représente, comme le dirait Lewin, un petit déplacement qui libère des forces importantes. Encore faut-il que cette pichenette soit placée au bon moment et au bon endroit.
16Mon travail de recherche a mis en valeur que la clownanalyse est une pratique qui combine de façon originale ludicité et (quoi ?) pour spectaculariser les contradictions des réunions d’organisations, les dynamiser et leur permettre de se régénérer. Le clown, décalé et généreux, double dérisoire de l’homme, remet l’homme au centre de l’institution. En suivant la diagonale du clown, j’en suis venu à proposer des repères pour introduire dans la vie sociale des dispositifs de détour par la scène théâtrale, le jeu, la création, l’imaginaire et le rire, qui sont des dispositifs d’ouverture à fonction régénératrice, comme c’est le cas aussi avec les clowns intervenants dans les hôpitaux. Qu’une thèse universitaire s’intéresse à une telle pratique et ouvre de telles perspectives est déjà, en soi, un signe des temps car « aujourd’hui, les bouffons reviennent en tant que tels, peut-être parce que notre époque a un besoin farouche du miroir sonnette d’alarme, de la critique vive et sans concession, du double » (Serge Martin).