1C’est pour « mettre à jamais à l’abri de l’enrichissement personnel quelques bouts de terre » que trois collectifs ruraux ont inventé une structure juridique inédite qui protégera leurs fermes durablement de la spéculation foncière. Terres communes est une Société par actions simplifiée (SAS), une forme de société de capital qui présente de nombreux avantages comparée aux autres montages de propriété collective.
2Dans la montagne du Mercantour (Alpes-Maritimes), la dernière maison habitée avant l’Italie est une ferme fromagère, située à 1 200 m d’altitude. Une dizaine de personnes y élèvent des vaches, chèvres et brebis, animent des chantiers de bénévoles et des événements culturels. Au fil des années, ils ont entièrement reconstruit ce petit hameau, trouvé en ruine il y a vingt ans. La coopérative Cravirola, du nom du torrent qui borde la ferme, a un fonctionnement autogestionnaire. On y partage non seulement la vie et le travail, mais également responsabilités et revenus qui sont entièrement mis en commun.
3Au début de l’année 2005, le groupe prend une décision lourde de conséquences. Face au frein que présentent pour son développement l’isolement géographique, l’absence d’accès carrossable ou encore l’éloignement des réseaux qu’il fréquente, le collectif se met à la recherche d’une nouvelle implantation, plus adaptée à ses ambitions, avec la possibilité d’agrandir le groupe et de diversifier ses activités.
4Après quelques mois de prospection, le constat est sans équivoque : l’évolution des prix fait que l’immobilier rural, la terre même, est devenue inaccessible aux agriculteurs qui souhaitent s’installer. Les fermes dotées de terres de bonne qualité, assez vastes pour pratiquer la polyculture-élevage, seul mode d’exploitation susceptible d’éviter les erreurs qui conduisent l’agriculture moderne au bord du gouffre, sont presque systématiquement démantelées. Les terres se partagent entre voisins, qui ajoutent chacun quelques dizaines d’hectares (et les primes qui vont avec) à leur monoculture de blé dur ou de maïs irrigué. Les bâtiments avec un bout de jardin partent au prix fort, bien souvent pour des néo-ruraux fortunés prêts à prendre l’avion deux fois par semaine pour se rendre au bureau. Restent les terres peu productives et très éloignées, mais, même là, le marché des résidences secondaires a fait flamber les prix, si bien qu’elles sont inaccessibles à tout jeune agriculteur dépourvu de patrimoine.
5Néanmoins, dans le cas de la coopérative Cravirola, un tel investissement ne semble pas complètement impossible. La force du groupe, son expérience, sa solidité économique et humaine, font que la réunion des compétences et des fonds permet malgré tout d’envisager une acquisition, même onéreuse.
6Le site où réaliser leur projet, ils le trouvent durant l’été 2005 dans l’Hérault : le domaine du Bois, près du village de Minerve. Situé sur les premiers causses du Minervois, entre Carcassonne et Narbonne, il comprend deux hameaux sur 270 hectares de pâturages et de forêts. Un site vraiment exceptionnel, son prix, loi du marché oblige, l’est aussi : un million deux cent mille euros.
7Vendre la ferme des Alpes-Maritimes selon les barèmes immobiliers serait alors la solution la plus immédiate pour jouir des fonds propres demandés par les banques pour financer l’achat du nouveau lieu. Mais la ferme Cravirola deviendrait alors à son tour la résidence de vacances d’un riche citadin. Après vingt ans d’investissements financiers et personnels, cela paraît tout bonnement intolérable, les coopérateurs ne peuvent se soumettre à une logique en complète contradiction avec leurs convictions.
8Ils se lancent alors un défi : financer leur nouveau projet sans vendre le hameau de Cravirola, transmettre la ferme à un groupe ayant un projet agricole et retirer définitivement de la spéculation foncière à la fois la ferme Cravirola et le domaine du Bois.
9Leur volonté est de créer une forme de propriété durablement collective, où le patrimoine, réparti entre un grand nombre de personnes, sera mis à la disposition de ceux qui y vivent et y travaillent. Ils l’appelleront les Terres communes.
Le choix difficile d’une forme juridique
10Toute la difficulté était de trouver une forme juridique adaptée aux objectifs. Très vite, les structures de propriété collective habituellement utilisées s’avérèrent inappropriées au cas précis.
11Une forme associative n’est pas assez crédible vis-à-vis des banques pour pouvoir emprunter une somme à la hauteur de ce qui sera nécessaire pour l’achat du domaine. Une fondation, outre la complexité et la lenteur de sa mise en place, a un fonctionnement assez peu démocratique. Soumise au contrôle de l’État, dirigée par un conseil instauré par les fondateurs, elle ne laisse pas aux usagers la place qui doit leur revenir. Impossible d’encourager la discussion, la recherche permanente d’un équilibre entre des intérêts divergents.
12La SCI, comme toute autre société de personnes, présente l’inconvénient que ses associés sont solidairement responsables des dettes de la société. Il aurait été de ce fait immoral de faire appel au soutien de sympathisants, car ceux-ci se seraient trouvés redevables, y compris sur leur patrimoine personnel, en cas de difficulté de la société. La solution aurait alors logiquement été celle d’une société de capital, où la responsabilité des sociétaires se limite à l’apport effectué en achetant des actions. Encore fallait-il pouvoir instaurer un fonctionnement démocratique sans que le pouvoir soit associé au capital apporté.
13Un avocat fiscaliste, habitué aux montages peu scrupuleux, donne la piste : une Société par actions simplifiée. Comme son nom ne l’indique pas, c’est une forme de société plutôt complexe : inventée en 1994 par le Medef, elle est la seule où la loi autorise la libre structuration, dans les statuts, des rapports internes entre associés. Il serait alors possible de l’utiliser pour des fins plus libertaires que libérales !
14Comme ce type de société est de plus avantagé fiscalement (ses frais d’enregistrement sont limités à 3 029 euros, comparés à un taux d’environ 5 % pour des transactions immobilières classiques), le casse-tête est résolu : Terres communes sera une SAS.
La mutualisation d’un outil
15Au début de l’année 2006 un autre collectif entend parler du projet Terres communes. Le groupe est installé sur une colline ardèchoise, au hameau du Suc, au lieu-dit Terres de Brunel. Le site a été acheté dans les années 1990 par deux personnes, et celles-ci cherchent aujourd’hui, comme la coopérative Cravirola, à partager la propriété entre tous ceux qui y vivent et y travaillent, y compris ceux arrivés après l’achat du lieu.
16Quand les deux groupes se rencontrent pour la première fois, ils sympathisent immédiatement. Ils partagent les mêmes luttes et leurs idéaux sont proches. Tous deux mêlent leurs utopies libertaires à un solide pragmatisme de paysans bâtisseurs. Rapidement, ils se rendent compte que la SAS Terres communes est un formidable outil à partager. Non seulement l’apport des Terres de Brunel à la société pérennise leur usage agricole et collectif, mais il permettra aussi à la SAS d’augmenter son capital propre et de pouvoir ainsi plus facilement emprunter aux banques pour l’achat du domaine du Bois. Comme une SAS a, par contre, des frais de fonctionnement relativement élevés, la mutualisation réduit les coûts de chaque collectif.
17La décision est donc prise de créer ensemble la SAS Terres communes, avec en son sein trois propriétés rurales utilisées par trois collectifs différents. Car depuis l’automne 2006 un groupe de jeunes paysans a décidé de prendre la relève sur la ferme du Mercantour et y développer son projet FAR, la Ferme autogérée de la Roya.
Le fonctionnement de la SAS Terres communes
18Pour atteindre son objectif : mettre durablement à l’abri de la spéculation les biens de sa société, Terres communes utilise la liberté accordée par le code du commerce aux SAS quant à la rédaction des statuts. À la grande surprise des avocats fiscalistes, experts comptables et autres analystes financiers, il est tout à fait possible de constituer une société de capital sans capitalistes !
19Terres communes est donc une société par actions. Elle est constituée de deux types d’actionnaires, correspondant à deux collèges.
20Au premier collège, représentant les structures utilisatrices des trois lieux, sont attribués 48 % des voix, soit actuellement :
- 16 % à une entreprise coopérative, la Scop Cravirola, qui assurera l’exploitation agricole et commerciale du domaine du Bois, dit Le Maquis, à Minerve dans l’Hérault ;
- 16 % à l’association loi 1901 Les Caracoles du Suc et d’autres lieux, qui aura à sa charge la gestion des Terres de Brunel à Saint-Fortunat en Ardèche ;
- 16 % à l’association loi 1901 La Montagne en mouvement, gestionnaire de la ferme Cravirola dans les Alpes-Maritimes.
21L’autre collège est constitué d’un nombre croissant de personnes physiques ou morales. S’y trouvent tous ceux, sympathisants d’origines diverses, qui expriment ainsi leur soutien au projet, ainsi que les individus anciennement propriétaires des terres et bâtis apportés en nature à la SAS (ferme Cravirola et hameau de Suc). Ce collège détient 52 % des voix attribuées selon le principe coopératif « une personne = une voix », indépendamment du nombre d’actions détenues et donc de la valeur du portefeuille. Le fait qu’un très grand nombre des actionnaires de ce collège n’aient aucun autre intérêt que le maintien de la propriété collective et l’usage éthique des terres, est la garantie que l’esprit initial sera durablement maintenu.
22La représentation importante des trois structures utilisatrices concrétise l’idée que la terre doit bénéficier à ceux qui la travaillent. Cette disposition les protégera contre une éventuelle revente, contre une révocation de leur bail ou encore contre la liquidation de la société. De telles décisions pourront cependant être prises, mais seulement dans la mesure où elles emportent un large consensus lors de l’Assemblée générale, correspondant à une majorité statutaire de 75 % des voix.
Répartition des voix
Répartition des voix
23L’autre décision qui ne pourra être prise sans une majorité renforcée de trois quarts des voix, est la distribution de dividendes. C’est pourquoi les détenteurs des actions ne pourront espérer raisonnablement voir leur capital fructifier. Les bénéfices seront toujours utilisés pour le développement des lieux.
24La disposition statutaire la plus importante s’apparente à l’expropriation volontaire de ceux qui ont apporté un capital à la société : ni un autre actionnaire, ni la SAS elle-même ne seront obligés de racheter les actions de quelqu’un qui voudrait vendre ses parts. Celui-ci devra lui-même présenter un acheteur potentiel à l’Assemblée générale qui pourra de surcroît décider de le refuser.
25De tout cela découle que même les gros actionnaires, notamment les apporteurs de la ferme Cravirola et des Terres de Brunel ou leurs héritiers, ne pourront dorénavant récupérer la contre-valeur de leurs apports. Autant dire que les actions ont perdu leur valeur marchande.
L’usage des terres
26Terres communes met, au travers de baux ruraux, ses biens à la disposition de collectifs qui restent chacun complètement indépendants dans la gestion de ses projets, mais adhèrent à une charte décidée en commun. Celle-ci stipule que les personnes morales, locataires d’un bien appartenant à Terres communes :
- adoptent un fonctionnement autogestionnaire sans hiérarchie institutionnalisée ;
- maintiennent les terres en usage agricole ;
- pratiquent l’agriculture paysanne ;
- recherchent l’autonomie économique de leur projet ;
- s’engagent dans les combats de société et récusent les comportements sectaires ;
- règlent les conflits entre collectifs par la discussion et la recherche d’un consensus.
27Avec cette charte, Terres communes se donne la spécificité de regrouper uniquement des collectifs engagés, ayant des activités agricoles. Elle a pour vocation d’accueillir encore deux ou trois groupes similaires au maximum. Ses fondateurs veulent en effet empêcher qu’un jour la SAS ne devienne une administration anonyme et éloignée de ses usagers. Ils encouragent plutôt à multiplier les formes de propriété collective et prêteront leur concours à ceux qui voudront s’inspirer de Terres communes pour créer leur propre SAS.
28Évidemment, cette structuration juridique pourrait s’appliquer à d’autres types de projets, et elle est d’ailleurs largement utilisée dans le monde des affaires par ceux qui ne partagent certainement pas les mêmes valeurs.
L’engagement en tant qu’actionnaire de la SAS
29La durabilité de la propriété collective sous forme de SAS repose sur la participation d’un grand nombre d’actionnaires qui deviennent ainsi les garants du maintien de l’esprit initial. Être actionnaire de Terres communes est un acte militant en faveur d’une forme solidaire et équitable de propriété, le soutien à des projets alternatifs, à l’agriculture paysanne, à des expériences sociales, écologiques et culturelles innovantes.
30Le seuil minimum pour l’achat d’actions de la SAS Terres communes est de 500 euros, l’équivalent de 10 actions. Cette somme permettra de garder à long terme un rapport positif entre le montant du soutien et son coût car chaque souscription engendre des frais d’enregistrement (3,75 %) et de gestion. Pour ceux qui ne peuvent se permettre une contribution à cette hauteur, d’autres formes de soutien sont possibles : l’achat des produits des fermes évidemment, un séjour dans leurs structures d’accueil ou la participation à l’un de leurs chantiers, aideront également à faire avancer les projets.