Notes
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[1]
Médecin de santé publique, docteur en anthropologie sociale et ethnologie. Chercheur associé, Institut de recherche et documentation en économie de la santé, Paris.
Adresse pour correspondance : Dr Caroline Desprès, Institut de recherche et documentation en économie de la santé, 10, rue Vauvenargues, F-75018 Paris.
E-mail : despres@irdes.fr -
[2]
Dans le cadre d’un appel d’offres du fonds de financement de la CMU.
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[3]
Précisons que dans cet article, les refus de soins correspondent à des refus d’accorder une consultation lors de la prise de rendez-vous par téléphone mais ils peuvent survenir à d’autres moments de la rencontre entre un médecin et un patient.
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[4]
À ceux qui n’ont pas de travail et ne sont pas ayant droits ou bénéficiaires d’allocations ouvrant des droits.
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[5]
La compatibilité entre les logiques devait être assurée par le plein emploi.
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[6]
Dans le sens où elle ne s’adresse pas à tous.
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[7]
La CMU prend en charge le ticket modérateur dans le cadre des soins de ville, les dépassements pour les prothèses dentaires ou appareillages (dentaires ou optiques) dans les limites d’un forfait.
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[8]
Sous-entendu CMU complémentaire qui constitue l’immense majorité des bénéficiaires.
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[9]
Ils ont été classés en 3 catégories : 3,5 % de bénéficiaires de la CMUC pour les taux les plus faibles, 4,5 % pour les taux moyens et autour de 8/9 % pour les taux les plus élevés.
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[10]
Nous n’avons pas retenu les communes de petite taille, semi-rurales au sein desquelles nous ne pouvions procéder à un tirage au sort des médecins généralistes et dentistes (quelques-unes d’entre elles n’en ont pas du tout).
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[11]
Soit pédiatres, gynécologues, ophtalmologues, psychiatres.
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[12]
Dans la majorité des cas, le refus est annoncé d’emblée comme relié à la CMU.
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[13]
Quelques entretiens, malgré une annonce initiale de refus, ont amené, en fin de conversation, à des prises de rendez-vous du fait d’une négociation entre le patient et le médecin.
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[14]
Ces dernières ont été classées comme réponses positives dans l’analyse statistique, même s’il s’agit d’accord sous réserve ou conditionnel.
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[15]
Il a été rehaussé depuis : arrêté du 30 mai 2006 (JO du 2 juin 2006).
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[16]
L’un est installé dans une cité, l’autre a son cabinet situé dans un environnement mixte mais proche aussi d’une cité et une troisième est installée en secteur 2 dans une ville cossue.
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[17]
Il s’agissait d’une étude dans les centres d’accueil de la CPAM du Val-de-Marne fondée sur une observation des pratiques d’accueil (des bénéficiaires de la CMU versus autres usagers) et des entretiens avec les agents. Cette phrase « tout leur est dû » était alors prononcée par une large majorité de ces agents.
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[18]
Le tricheur se démarquerait alors de l’image « du pauvre » par l’absence d’attributs marquant la pauvreté.
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[19]
Catégories qui présidaient aux règles de l’assistance avant la révolution française comme le rappelle R. Castel [17]. Les indigents, malades, handicapés, vieillards, femmes ayant charge de famille pouvaient en bénéficier mais pas les vagabonds, les fainéants.
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[20]
Comme nous l’avions montré pour des agents sociaux de la Sécurité sociale, voir aussi LEDUC [23].
Introduction
1Les refus de soins à l’encontre des bénéficiaires de la Couverture maladie universelle (CMU) complémentaire sont attestés par différentes études [1, 2, 3]. Même s’ils ne concernent pas la majorité des professionnels de santé, ils sont loin d’être marginaux. Ils constituent un problème social puisqu’ils empêchent certains citoyens de faire valoir leurs droits et posent un problème de santé publique. En effet, ces refus peuvent, au minimum, produire un retard aux soins ; parfois ils sont à l’origine d’un renoncement ou un repli sur les structures publiques, notamment l’hôpital. Ces pratiques condamnables sur le plan juridique et déontologique interpellent les ordres (médecins et dentistes) et les syndicats de professionnels de santé. L’existence de telles attitudes est difficile à établir et leur mesure nécessite des méthodes spécifiques. Une étude réalisée en 2005 [4] dans le Val-de-Marne [2], auprès de médecins et de dentistes a permis de confirmer l’existence de refus de soins par la méthode du test de discrimination (testing). Si l’objectif premier de cette étude était de confirmer les refus de soins et de mesurer leur fréquence, la méthode couplant une analyse statistique des variables rattachées aux refus et une analyse qualitative des échanges téléphoniques (secrétaires ou professionnels de santé) a suggéré des pistes de compréhension des mécanismes à l’œuvre dans le refus.
2L’origine des refus des praticiens à l’égard des bénéficiaires de la CMU [3] est mal documentée. Elle est multidimensionnelle. Les attitudes des praticiens apparaissent liées, tout d’abord, à des logiques individuelles (leur parcours personnel et professionnel, leurs valeurs, leur éthique), un certain rapport à la loi (respect ou non) qui ne sont pas abordées dans cet article, la méthode utilisée (testing) se prêtant mal à l’analyse des parcours des professionnels. Les attitudes comportent aussi des dimensions structurelles. La pratique médicale impose des contraintes économiques, temporelles mais aussi cognitives (structuration autour d’une clinique qui construit une approche individuelle de la prise en charge) qui expliquent une part des refus. D’autre part, la loi, ses objectifs et les modalités concrètes de sa mise en œuvre viennent se heurter aux routines de la pratique médicale ordinaire de ville et produisent des effets pervers allant à l’encontre des objectifs escomptés de réinclusion et d’accès aux soins. « Le résultat final de l’activité politique répond rarement à l’intention primitive de l’acteur. On peut même affirmer qu’en règle générale, il n’y répond jamais et que, très souvent, le rapport entre le résultat final et l’intention originelle est tout simplement paradoxal. » [5] Nous allons voir que ces effets sont aussi induits par la manière dont les professionnels de santé ont appréhendé la loi. Les modes de représentations en découlant expliquent en partie les postures des praticiens.
1 – Contexte : Une loi inscrite entre assistance et assurance
3Rappelons que la CMU s’inscrit dans les lois contre l’exclusion et pour la promotion du droit. La CMU de base étend l’accès à l’Assurance maladie obligatoire [4] dont certains groupes sociaux demeuraient exclus et la CMU complémentaire (CMUC) offre une protection sociale complémentaire à ceux qui n’avaient pas les moyens de la financer ; cet accès est affirmé dans la loi comme un droit. Les remboursements insuffisants de la couverture maladie obligatoire rendent de plus en plus nécessaire la souscription à un second régime assumé par des assureurs ou des mutuelles. Elle réduit l’exclusion en permettant aux personnes qui renonçaient, pour raisons économiques, d’accéder aux soins et celles qui se tournaient vers les structures spécialisées, dans l’accueil des plus démunis, de se réinscrire dans les dispositifs de droit commun. L’effectivité des droits est assurée par le tiers-payant qui garantit la gratuité totale : le patient n’avance pas les frais liés à la consultation, aux examens ou médicaments, contrairement à la majorité des assurés. Le professionnel est alors directement rémunéré par les caisses.
4Le système de protection sociale actuel est le fruit d’un long processus de transformations et d’aménagements dans une perspective à la fois de maîtrise des coûts et d’adaptation aux changements de la société. Il s’agissait d’étendre progressivement les droits d’un noyau central de salariés à l’ensemble de la population dans un souci de globalité et de cohérence. La couverture sociale contre la maladie est donc le résultat de superpositions, de fragmentations, comme d’autres segments de la protection sociale [6]. La CMU en constitue une couche supplémentaire [7]. Le système de protection sociale, à l’origine d’inspiration bismarkienne (les droits sociaux sont acquis par des cotisations salariales, donc rattachés au travail), se donnait d’emblée une vocation d’universalité propre au système de Beveridge [5] : « le but final à atteindre est la réalisation d’un plan qui couvre l’ensemble de la population du pays contre l’ensemble des facteurs d’insécurité. » [8]. La CMU reprend ce désir, depuis sa création, de parvenir à l’universalité de la protection sociale. Dans le volet CMU de base, elle ouvre une nouvelle logique au système de protection sociale français contre la maladie. L’accès à la protection contre la maladie est détaché du statut du travail et relié au critère de résidence, mais il ne s’applique que par défaut. « Le projet de loi ne substitue pas le critère de résidence au critère professionnel mais l’y superpose (…). » [9] Malgré son nom prometteur, la CMU n’a donc qu’une vocation d’extension des droits à la protection sociale (CMU de base) et non d’universalité [6]. Dans son volet complémentaire, elle vise à assurer une effectivité des droits par des mesures ciblées. Établie comme système subsidiaire, elle crée alors une nouvelle catégorie d’ayants droit fondée sur de nouveaux référentiels. Les changements introduits procèdent de logiques institutionnelles et d’orientations diverses comme le rappelle Mireille Elbaum [10] amenant « un brouillage des frontières entre Sécurité sociale, aide sociale et action sociale ». Si le caractère hybride de l’État-providence a existé depuis son origine [11], son caractère assistanciel semble prendre le pas ces dernières années sur la logique assurantielle avec une réduction des prestations universelles au profit des prestations ciblées. De plus en plus, celles-ci sont accordées que le bénéficiaire ait cotisé ou non (allocations familiales, CMU, Revenu minimum d’insertion (RMI)) et sous condition de ressources. De plus en plus aussi, les financements pour la protection sociale n’ont plus pour base exclusive le salaire (contribution sociale généralisée, par exemple). Résultat de ce brouillage, de son caractère soumis à condition de ressources et de son financement (allocation tutélaire et non plus contributive), mais aussi parce qu’elle vient supplanter l’aide médicale gratuite, la CMU est perçue comme une assistance par de nombreux agents sociaux incluant les professionnels de santé. Pourtant, elle ne s’apparente pas, à proprement parler, aux catégories traditionnelles de l’assistance, dans le sens où elle ne vient pas répondre à un besoin, besoin de soins en l’occurrence, mais relève plus d’une Assurance sociale permettant la couverture du risque maladie, incluant notamment des mesures de protection de la santé et de prévention. Comme le précisent Destremeau et Messu [12], « elle est explicitement une forme d’assistance à l’Assurance maladie », une forme hybride participant des nouvelles catégories du droit social.
5Enfin, dans un souci de maîtrise des dépenses mais peutêtre aussi dans une crainte d’abus de la part des professionnels, il a été prévu un plafond de remboursement, fondé sur le tarif de remboursement de la Sécurité sociale (tarif opposable) [7]. Les praticiens conventionnés (secteur 1 ou secteur 2 avec dépassement d’honoraires) sont dans l’obligation de respecter les tarifs de la Sécurité sociale ainsi définis. Ce plafonnement contribue à faire des bénéficiaires de la CMU une catégorie à part.
Méthodes
2 – Une analyse des refus s’appuyant sur des méthodes mixtes
6La méthode de recueil des attitudes des professionnels de santé s’est appuyée sur un test de discrimination scientifique. La procédure était la suivante : un acteur appelait au téléphone des médecins (généralistes et spécialistes, conventionnés en secteur 1 et 2) et des dentistes et demandait un rendez-vous en s’annonçant comme bénéficiaire de la CMU [8]. L’enquête a été réalisée dans six villes du département du Val-de-Marne, qui ont fait l’objet d’une sélection raisonnée en fonction de taux de précarité différenciés [9] et de tailles démographiques variables [10]. Elle n’est représentative que des six villes concernées et ne constitue en aucun cas, un échantillon représentatif des pratiques de refus dans le département. Les médecins généralistes et les dentistes ont été tirés au sort avec des taux de sondage différents en fonction des catégories professionnelles sélectionnées, distinguant notamment les médecins généralistes de secteur 1 et 2. Les médecins généralistes de secteur 2, peu nombreux, ont été surreprésentés de manière à être en nombre suffisant pour permettre des comparaisons avec leurs confrères du secteur 1. Les médecins spécialistes (quatre spécialités d’accès direct [11]) ont été tous interrogés car leur nombre était trop faible dans chaque ville pour permettre de réaliser un tirage au sort. Les dentistes ont été, quant à eux, sous-représentés par rapport aux médecins parce que nous attendions un taux de refus important, ce qui a été confirmé a posteriori. L’analyse a porté sur 215 appels. Au début de l’entretien téléphonique, nous avons veillé à introduire le moins possible de variations dans la procédure de présentation de manière à traiter les données, toutes choses étant égales par ailleurs. La réponse concernant l’attribution d’un rendez-vous était alors recueillie. En cas de refus, l’échange était poursuivi de manière à en comprendre l’origine. Quand l’explication donnée ne mettait pas en cause a priori de relation avec la CMU [12], un deuxième appel était effectué (autre voix et personne ne s’annonçant pas comme bénéficiaire de la CMU) de manière à vérifier les informations délivrées et écarter l’éventualité de refus déguisés. Cette manière de procéder nous a permis d’affirmer ou d’infirmer le caractère imputable à la CMU des refus. Les taux de refus présentés concernaient exclusivement les refus reliés à la CMU. Le nombre de refus s’élevait à 66 praticiens dont neuf n’étaient pas imputables à la CMU (essentiellement des praticiens débordés) et sept d’entre eux constituaient des refus déguisés. Les taux de refus sont décrits par catégories de professionnels, dans la mesure où des taux de sondage différents ont été appliqués en fonction des catégories (tableau I).
7L’analyse qualitative des échanges téléphoniques a complété l’analyse statistique. Soixante-dix interactions téléphoniques ont été analysées, comptant donc 66 refus [13]. Elle a permis de saisir les enjeux d’une prise de rendez-vous dans sa dimension structurelle mais aussi interactionnelle. Lors du testing, les réponses recueillies étaient, en elles-mêmes, productrices d’information sur les attitudes des praticiens en en révélant les nuances. En effet, si les réponses des secrétaires étaient binaires, rattachées à une position de principe des praticiens qui leur avaient transmis des consignes, celles des praticiens apparaissaient au travers des mots utilisés plus contrastées, parfois ambivalentes. Les échanges ont permis alors de mieux saisir les logiques de pensée sous-jacentes aux discours. Les réponses ont été classées en trois catégories, des refus fermes à la demande de rendez-vous témoignant d’une position de principe, des réponses mitigées sur lesquelles nous reviendrons [14], et des réponses positives, parfois accompagnées d’un commentaire montrant une perception favorable vis-à-vis de la loi.
8Une vingtaine d’entretiens auprès de professionnels a complété ces données. Au sein de cet échantillon, seulement cinq praticiens ont déclaré des refus. Cet échantillon, bien que de taille peu importante, a contribué à l’analyse, permettant notamment de saisir les représentations de la loi et des bénéficiaires qui ont éclairé leurs attitudes, même quand elles concernaient des praticiens qui acceptaient de recevoir les bénéficiaires de la CMU.
Résultats et discussion
1 – Les professionnels refusant : la logique économique au cœur des refus des praticiens
9Les résultats de l’analyse statistique a montré que les taux de refus variaient significativement en fonction du secteur de conventionnement des médecins. En effet, on est passé respectivement en secteur 1 et en secteur 2 d’un taux de 1,6 % à 16,7 %, pour les généralistes et de 23,1 % à 49,1 % chez les spécialistes, ceci pour les refus imputables à la CMU (p < 0,001). Les taux de refus des dentistes étaient à peu près comparables aux taux observés parmi les spécialistes de secteur 2.
10Rappelons que les médecins du secteur 2 n’ont pas le droit d’appliquer de dépassement d’honoraires à leurs patients titulaires de la CMUC. Les discours révélaient une appréhension quant à l’impact possible de ces dispositions sur leur chiffre d’affaires. Plus qu’un constat réel, il s’agissait d’une inquiétude a priori, couramment exprimée par ceux qui refusaient. Pour que leur revenu soit touché, il faudrait théoriquement que le pourcentage de titulaires de la CMU dans leur clientèle soit suffisamment important. Quant aux dentistes, une partie de ce chiffre repose sur les bénéfices liés à la réalisation de prothèses dentaires. Celles-ci font l’objet d’un forfait pour ces patients, forfait qu’ils considéraient alors comme insuffisant [15] (discours relayé par les syndicats de dentistes).
11Lors des échanges téléphoniques ayant donné lieu à des refus, les discours recueillis ont confirmé la relation entre le refus et la pratique de dépassements d’honoraires. Dans bien des cas, il était proposé au patient de régler la consultation pour être reçu. Ces échanges n’allaient pas alors dans le sens d’une logique d’éviction de certaines catégories sociales (ou culturelles) mais renvoyaient plutôt à la solvabilité des patients. Deux échanges illustrent ces observations :
12– Le Dr P. ne prend pas la CMU. Je vais vous dire simplement pourquoi, c’est que les patients qui ont la CMU ne sont pas suffisamment remboursés. Parce que le docteur a des honoraires avec des dépassements. Je peux vous envoyer vers quelqu’un d’autre qui, lui, risque plus facilement de vous prendre. (secrétaire d’un psychiatre en secteur 2)
13Elle suggérait alors au patient de s’adresser à un psychiatre de secteur 1.
14– Le docteur ne la prend pas !
15– Alors comment il faut faire ?
16– Eh bien, il faut payer une consultation normale.
17– Ah oui ! Mais on m’avait dit qu’avec la CMU…
18– Oui mais M. X. prend l’engagement de ne pas la prendre. Après c’est à vous de voir si vous voulez consulter mais lui, en l’occurrence, ne prend pas la CMU. (secrétaire d’un spécialiste)
19Il ne s’agissait donc pas stricto sensu de refuser l’accès aux soins au patient (même si concrètement cela revient à cela puisque les patients n’ont pas les moyens de payer) mais de refuser d’appliquer le tarif opposable. Si les échanges téléphoniques laissaient peu de doute quant à la prévalence d’une logique économique, dans les entretiens réalisés avec des médecins, il n’en a jamais été fait mention sauf à deux reprises (un médecin psychiatre et un gynécologue). De manière plus édulcorée, quelques-uns d’entre eux expliquaient qu’un nombre important de bénéficiaires de la CMU, dans leur clientèle, serait à même de désorganiser leur activité.
20Les chirurgiens-dentistes avaient un discours plus direct et la plupart d’entre eux (parmi ceux qui refusaient) déclaraient, sans détour, qu’ils perdaient de l’argent en recevant des bénéficiaires de la CMU car les bases de remboursement des prothèses dentaires étaient inférieures au prix coûtant de réalisation de la prothèse. Quelques-uns ont accepté alors de recevoir mais uniquement dans le cadre de soins classiques. Ils étaient peu nombreux dans ce cas et le plus souvent l’accord n’était pas négocié en fonction du type de soins demandés.
21Quelques praticiens ont exprimé explicitement une angoisse largement partagée, même si elle n’était pas formulée par tous, d’être rapidement envahis par une demande exponentielle : « Compte-tenu de mon lieu d’exercice, si j’ouvre ma clientèle à la CMU, je serais rapidement submergé et cela désorganiserait mon activité (jusqu’à 40 % à 50 % de CMU à prévoir). » (Chirurgien-dentiste). Pour parer à cette éventualité, certains cabinets ont instauré des quotas, – ce qui explique certains refus : « Là en fait, la CMU… on a dépassé le quota. (…) On en accepte un peu mais pas trop. Désolée ! (…) Par rapport à la loi, on doit en prendre tant par mois. On en a pris trop par rapport à la loi, donc on doit attendre deux mois. C’est par rapport à la loi. La loi dit qu’il faut en prendre qu’un certain nombre. » (Secrétariat d’un gynécologue)
22Plus qu’un coût dont il considèrerait que la société leur reste débiteur, c’est avant tout un éventuel retentissement sur leur chiffre d’affaires qui serait donc en cause : le quota instituerait une limite évitant qu’une masse critique de patients puisse peser sur celui-ci. La rentabilité se mesure aussi dans une adéquation entre le temps passé et le tarif de la consultation ou de l’acte réalisé : « Si je prends la CMU juste pour des soins, je perds du temps, de l’argent. » (chirurgien-dentiste) L’argument invoquant un temps de prise en charge supposé plus long pour un patient titulaire de la CMU a été très couramment entendu et relèverait de la même logique. Il en est de même de la proposition de créneaux horaires peu chargés : « Pour la CMU, la seule restriction que je fais, c’est de venir avant 17 h et pas le samedi matin. Normalement, c’est des gens qui ne travaillent pas et les plages horaires de fin de journée et de samedi matin sont demandées par les patientes qui rentrent tard, je leur demande de venir dans la journée et c’est ce qu’elles font habituellement. » (gynécologue). À l’inverse, les praticiens qui gardaient quelques plages horaires pour les urgences, pouvaient accepter en dernière minute un patient ayant la CMU pour assurer le remplissage de leur carnet de rendez-vous.
23Cet écueil avait été anticipé par quelques chercheurs ou juristes dès la mise en œuvre de la loi. Ainsi, dans un article datant de janvier 2000, Levy, Mony et Volovitch [13] expliquaient que l’un des points forts de la CMU était la prise en charge intégrale avec tiers payant des dépenses de soins qui, dès lors, serait remis en cause par le plafonnement des dépenses prises en charge dans le cadre de la CMU. Selon eux, il aurait fallu faire coïncider la base de revenu du professionnel et la prise en charge : « Si l’on est cohérent avec cette affirmation [d’une prise en charge intégrale], l’écart entre les dépenses remboursées et la dépense qui sert de base au revenu des professionnels disparaît. (…) Avec l’acceptation de cette demande [le plafonnement], on ira vers une situation où le revenu tiré par le professionnel de la prise en charge d’un bénéficiaire de la CMU sera plus faible que le revenu tiré de la prise en charge d’un autre malade. » (p. 58) De même, le niveau de prestation des soins dentaires a été défini a minima par rapport à la réalité du coût moyen des prothèses.
24Le plafonnement des remboursements a donc contribué à constituer les bénéficiaires de la CMU comme catégorie singulière et a été un facteur favorisant les refus.
2 – Des acceptations mitigées : charité individuelle versus solidarité redistributive
25Nous avons évoqué l’existence de réponses ambiguës aux demandes de rendez-vous. L’une des plus fréquentes a été l’acceptation d’un rendez-vous revêtant un caractère unique et ne s’inscrivant pas dans une position de principe du praticien : « Je vous reçois en dépannage. », « Je vous la ferai exceptionnellement. ». Ce type de réponses s’inscrivait dans deux ordres de logique, soit le médecin ou le chirurgien-dentiste voulait éliminer une urgence – l’interrogatoire ne l’avait pas définitivement rassuré – mais refusait d’inscrire le patient dans une prise en charge au long cours, soit sa démarche prenait la signification d’une forme de charité.
26Une autre réponse a été entendue à plusieurs reprises : « Je vous recevrai gratuitement. » Le fait, notamment, de ne pas utiliser le dispositif légal en ne transmettant pas de feuille de soins à l’Assurance maladie serait une manière de décourager le patient, entraver l’inscription dans une relation de soins plus durable, là encore, tout en gardant une attitude acceptable déontologiquement. Mais elle pourrait prendre une autre signification, celle d’une charité individuelle à l’opposé du droit auquel pouvaient prétendre les bénéficiaires de la CMU et renvoyant à la dimension individuelle de cet accord. D’une loi inscrite dans le cadre d’une justice redistributive et relevant de la solidarité nationale, « qui entend s’affranchir de la bienfaisance discrétionnaire » (12), certaines modalités d’acceptation ramenaient l’accès aux soins pour les bénéficiaires de la CMU à une charité rattachée à la valeur personnelle du patient. En proposant parfois de recevoir gratuitement, en fonction de ses disponibilités, le médecin renforçait la dimension caritative de sa pratique. Cette modalité d’acceptation suppose un arbitrage individuel. L’accord possible obtenu lors de l’échange relève de l’arbitraire, d’un jugement individuel – accepter un individu plutôt qu’un autre –. Nous avions remarqué que quelques praticiens, disposant d’un secrétariat, géraient eux-mêmes les rendez-vous concernant les bénéficiaires de la CMU ; ils étaient alors en mesure de sélectionner les bons patients. Ainsi, lors d’un échange avec un médecin spécialiste, le secrétariat transmit la demande du patient ; le médecin l’a interrogé alors sur la nature de ses troubles de manière assez précise. Il a fini par proposer une date de rendez-vous et concluait par ces quelques paroles : « Je prends quand on me demande gentiment. »
27L’idée que ne devraient bénéficier de l’assistance sociale que ceux qui sont méritants et dont « le comportement est vertueux » [14] n’est pas neuve. Aurélien Purière (15) explique que pour différencier les bons pauvres des mauvais deux critères prévalent, le critère d’incapacité à travailler et celui du mérite. Maladie, infirmité et âge permettent de définir ceux qui ne peuvent pas travailler. Cette approche donne tout son sens à l’interrogatoire des patients ayant la CMU par les professionnels réticents. Celui-ci visait à évaluer la situation clinique, l’existence d’une maladie avérée justifiant alors la légitimité de la demande de rendez-vous mais il donnait aussi l’occasion au praticien d’apprécier les mérites et qualités du patient.
28La posture des praticiens était confortée par leur perception de la CMU comme une forme d’assistance, soumise à une logique de besoin de soins. La question du besoin structurait en partie les modalités de prise en charge proposées aux patients ayant la CMU, restriction des consultations à certains types de soins et exclusion de ceux qui auraient relevé d’un confort : refus d’une prescription de lentilles (versus lunettes), de soins d’acupuncture (versus traiter le mal au dos par des anti-inflammatoires), etc. Pour les médecins, une maladie qui pourrait s’avérer grave est la plupart du temps une cause légitime à recevoir, rattachée à une éthique des soins. Il en est tout autrement quand il s’agit d’inscrire les soins dans une relation durable, dans la prévention ou des soins jugés plus de l’ordre du confort. Ces demandes relèveraient de l’abus – abus qui n’est pas posé comme tel pour l’ensemble de la population. Ce positionnement des praticiens doit être remis en perspective avec le fait qu’un certain nombre de ces limitations s’expliquerait parce que les soins ne font pas partie du panier de soins proposé pour les bénéficiaires de la CMUC. Par exemple, la pose d’implants dentaires ne fait l’objet d’aucun remboursement par l’Assurance maladie, a fortiori non plus par la CMUC. Par contre, l’acupuncture est bien remboursée par l’Assurance maladie à hauteur d’une consultation de médecine générale et la CMUC vient assurer le remboursement du ticket modérateur. L’un des médecins rencontrés lors des entretiens considérait que sa pratique engendrait des coûts supplémentaires, comme par exemple l’achat des aiguilles et leur stérilisation, qui restaient à sa charge. Ces éléments ne suffisaient pas à expliquer toutes les restrictions, comme la prescription de lentilles, qui sont remboursées dans la limite d’un forfait. Ces exemples témoignent de l’intrication de multiples facteurs déterminants des formes de discrimination à l’égard des patients CMU.
3 – Les professionnels qui acceptaient
29L’analyse statistique a montré que les médecins en secteur 1 acceptaient plus souvent que leurs confrères du secteur 2 et les médecins généralistes plus souvent que les spécialistes. Aucune différence statistique en fonction du genre ou de l’âge du praticien n’a été observée.
30Le testing a apporté peu d’éléments concernant le profil des professionnels qui acceptaient sans réserve. L’échange qui suivait l’accord était consacré au recueil du nom, parfois d’un numéro de téléphone et éventuellement à la délivrance de conseils pour venir au cabinet.
31Dans notre corpus d’entretiens, les discours révélaient que tous les praticiens reconnaissaient le bien-fondé d’une loi visant à améliorer l’accès aux soins des populations défavorisées. Ils se différenciaient sur la manière dont ils envisageaient la mise en œuvre de cet objectif. Quelques-uns considéraient que la loi ne devrait pas concerner les praticiens libéraux. Quelques dentistes et médecins relayaient les demandes vers leur consultation hospitalière ou celle de leurs confrères ; ce type de réponses a révélé une vision de la prise en charge des plus pauvres qui allait à l’encontre des principes de réinclusion promus par la loi. La majorité des praticiens ne reniait pas le principe de leur participation, mais estimait que les modalités concrètes d’application posaient problème.
32Les entretiens ont révélé aussi une grande méconnaissance de la loi et par là-même de ses ayants droit. Ils témoignaient aussi d’une certaine homogénéité de ces praticiens concernant leurs représentations de la loi et de ses bénéficiaires. Les entretiens – à trois exceptions près [16] – révélaient des représentations communes des bénéficiaires de la CMU. Ils employaient le même langage, les mêmes mots et mobilisaient les mêmes figures stéréotypées que leurs confrères qui refusaient.
4 – Représentations communes aux praticiens : des patients au statut illégitime
33Les patients titulaires de la CMU étaient considérés de manière singulière par la majorité des praticiens rencontrés. La manière de qualifier les bénéficiaires s’exprimait à travers une phrase récurrente dans les entretiens : « tout leur est dû », termes déjà entendus auprès de nombreux agents d’accueil de la Sécurité sociale, lors d’une recherche antérieure [17] [16]. C’est une phrase polysémique, suggérant plusieurs niveaux d’interprétation que nous allons exposer. Elle renvoie à l’attitude prétendue des titulaires de ce droit mais suggère également le caractère illégitime de ce droit à la protection sociale complémentaire aux yeux des professionnels concernés.
34Que les praticiens aient accepté de recevoir ou non les bénéficiaires de la CMU, les figures du tricheur [18] ou de l’assisté étaient immanquablement évoquées au cours des entretiens, nuancées en fonction des praticiens. À ces catégories les qualifiant en fonction de leur rapport à la loi, étaient associés des préjugés relatifs à leurs conduites vis-à-vis des praticiens, surtout les retards ou les rendez-vous non honorés et sans prévenir. Ces conduites relèveraient d’un manque de respect à leur égard fréquemment relié au statut social de ces personnes. « On peut attacher ça à des cas sociaux, manque de culture, manque d’éducation. Il y a sûrement des éléments qui poussent ces gens-là à être un petit peu moins responsables que les autres. Il y a sûrement d’autres facteurs ; pourquoi sont-ils à la CMU ? Il y a sûrement des cas sociaux, la plupart n’ont pas les moyens, sont au chômage, ainsi de suite. On devient un petit peu… on peut laisser aller ; on a l’impression que tout est dû. » (Chirurgien-dentiste refusant les patients relevant de la CMU)
35L’homogénéité des propos des praticiens, quelle que soit leur attitude à l’égard des bénéficiaires de la CMU, semblait s’expliquer par une méconnaissance partagée de la loi, de ses objectifs, de ses enjeux – la majorité d’entre eux a admis ignorer les conditions d’accès à la CMU, de même pour les barèmes –. Elle serait aussi un effet du ciblage qui contribue à considérer comme relevant d’une même catégorie des individus connaissant des situations et des conditions de vie très disparates.
36Si tous les praticiens rencontrés reconnaissaient l’intérêt de légiférer pour améliorer l’accès aux soins des plus pauvres, ils jugeaient que la loi n’avait pas visé les bonnes personnes et ils remettaient en question la logique de la gratuité des soins. Concernant le premier point, en effet, n’ayant qu’une idée assez vague de la population ciblée par la loi, une majorité d’entre eux considérait qu’elle aurait manqué son objectif : « La loi est bonne mais ce ne sont pas les bonnes personnes qui en bénéficient. » (Gynécologue, secteur 2, qui accepte avec quota)
37« Je n’ai pas eu l’impression que la CMU ait été donnée à vraiment ce que j’appelle un pauvre c’est-àdire vraiment quelqu’un qui a du mal à manger. Dans mon coin… Dans certains endroits sûrement. » (Médecin généraliste secteur 2, qui accepte pour les soins de base)
38Les discours révélaient une perception de la légitimité des ayants droit reposant sur les représentations de la pauvreté, dont ils devaient porter les stigmates apparents (tenue vestimentaire, par exemple). Les pauvres seraient les « sans », pour reprendre l’expression de Castel (17), sans toit, sans travail surtout (chômeurs, bénéficiaires du RMI): « Beaucoup de gens que je connais qui ont la CMU partent en vacances, ont une voiture, et ne vivent pas si mal que ça. Je ne dis pas que tous sont comme ça mais on présente la pauvreté et la CMU… je ne suis pas convaincu.» (Médecin généraliste en secteur 2, acceptant pour les soins de base) ou « Quand je leur dis, venez demain à 14 h, je vous prendrai en plus… Elles ne se gênent pas pour dire : non, je ne peux pas, je travaille. Ça, c’est assez agaçant. » (Gynécologue, secteur 2, refusant)
39Les travailleurs pauvres (salariés à temps partiel, intérimaires ou salariés au SMIC) n’entraient pas à leurs yeux – à tort – dans la catégorie des ayants droit légitimes. Ces représentations s’appuyaient sur une méconnaissance des difficultés rencontrées par cette catégorie sociale, notamment pour financer une mutuelle et/ou pour prendre en charge le ticket modérateur. Ces décalages ont contribué à ce que certains praticiens estiment que la CMU ferait l’objet d’une fraude de grande ampleur, d’autant que certains signalaient qu’ils ne rencontraient pas les plus précaires. Ces propos révèlent aussi une ignorance des problématiques de la précarité : en général, la population la plus précaire ne fréquente pas les praticiens libéraux mais sollicite les structures publiques ou humanitaires ; fréquemment, elle n’accède aux soins qu’en cas d’urgence, voire d’urgence extrême [18, 19].
40Ces représentations des ayants droit expliquaient également certains refus, dans une crainte de voir des pauvres – qui porteraient alors les stigmates de la pauvreté – faire irruption dans leur salle d’attente. Cela expliquerait une plus grande fréquence des refus chez les spécialistes que chez les généralistes. Quand ils étaient amenés à recevoir quelques bénéficiaires de la CMU, ils étaient alors surpris et pensaient qu’ils avaient menti sur leur situation afin d’obtenir des droits. Quelques cas de tricherie avérée confortaient ces représentations.
41La distorsion dans la perception des bénéficiaires de la loi crée une nouvelle raison de penser les usagers comme illégitimes : s’ils travaillaient ou s’ils manifestaient par leur apparence quelque signe d’une prospérité révolue (un collier, une montre), ou en tous cas une absence d’altérité radicale, les praticiens imaginaient qu’ils avaient triché pour obtenir leurs droits. Dans le contexte actuel de maîtrise des dépenses de santé, les professionnels se feraient alors les garants de l’application de la loi quand ils ont le sentiment de l’existence d’une fraude.
42En second lieu, la logique dominante du système de protection sociale contre la maladie, contributif par les cotisations reliées au travail pour le volet obligatoire mais aussi par le financement d’une assurance complémentaire est remise en cause par cette nouvelle catégorie d’ayants droit. Les attitudes de ce type de patients étaient fréquemment rapportées à la gratuité des soins qui générerait un manque de responsabilisation, particulièrement à l’égard des dépenses de santé, notamment une surconsommation des soins que les études réalisées par l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé démentent [20] : « C’est vrai que l’absence de participation porte les patientes à surconsommer. » (Gynécologue secteur 2, acceptant les bénéficiaires de la CMU)
43La notion de contrepartie apparaît structurante dans les discours, comme elle l’était dans ceux d’agents d’accueil de la Sécurité sociale dans l’étude citée plus haut [16]. Ce dentiste expliquait : « Ce qui est choquant, c’est cette gratuité sans contrainte. » Cette peur de la surconsommation des assurés n’est pas nouvelle. Elle était déjà présente lors de la création de l’Assurance maladie et fut à l’origine de l’institution du ticket modérateur.
44Le système de protection sociale français s’est structuré à l’origine autour du couple solidarité/responsabilité. En termes de santé et d’accès aux soins, cette responsabilité consisterait, dans l’esprit des professionnels, à ne pas surconsommer dans un contexte de pénurie et d’inquiétudes quant à l’avenir du système de protection sociale. Une contribution minimale devrait alors garantir une certaine responsabilisation dans les dépenses de soins.
45La notion de responsabilité a évolué depuis cette époque. La notion existait depuis le 18e siècle et était fondée sur la faute dans le cadre du droit civil [11]. Le paupérisme du 19e siècle a amené à repenser la notion de responsabilité, notamment concernant les pauvres. Ils n’étaient plus jugés alors comme responsables de leur sort et de leur condition. Celle-ci apparaissait soumise à des déterminismes sociaux. De même, les évolutions de la société ne permettaient plus de désigner un responsable de la faute mais renvoyaient plus volontiers à une chaîne de déterminations. La société admettait alors que cette responsabilité lui incombait, faisant passer alors de la responsabilité civile de droit commun fondée sur la faute à une responsabilité sociale fondée sur le risque [11]. La responsabilité était avant tout une responsabilité sociale de la collectivité envers tous, face à des sociétés qui produisaient du risque et notamment des risques sociaux inégalement répartis. Pour P. Ricœur (21), la substitution de l’idée de risque à celle de faute pourrait aboutir à une totale déresponsabilisation de l’action. La responsabilité individuelle face au droit social ayant évacué la notion de faute, s’incarne alors avant tout dans le devoir de travail, selon Bec et Procacci. « Bien que peu évoquée pendant les Trente Glorieuses car implicite, elle reste cependant une contrepartie tacite dans une économie des droits et des devoirs. » [22, p. 12] Les deux auteurs rappellent alors que si la responsabilité apparaît absente des institutions de l’État-providence, ce n’est pas tant qu’elle a disparu mais qu’elle est impossible à mettre en œuvre. Or, depuis les dernières décennies, alors que la crise de l’emploi s’aggrave et le chômage devient structurel, on observe un retour de la question de la responsabilité. Les politiques actuelles cherchent à remobiliser la responsabilité citoyenne en mettant en place des mesures d’activation. Les discours des médecins à cet égard s’inscrivaient dans ces évolutions qui parcourent la société. Peut-être chez certains révélaient-ils une méfiance irréductible à l’égard du social. « Le social apparaît comme un mélange d’assurance et de protection qui va devenir un obstacle à l’efficacité économique, une incitation à la croissance incontrôlée de l’État, un principe d’oppression de l’individu par excès de protection. » [22, p. 14] Malgré les évolutions de la société depuis la fin du 19e siècle, l’idée n’a jamais disparu dans l’esprit de certains acteurs sociaux que celui qui reçoit une allocation ne déploie pas tous les efforts nécessaires pour se sortir de sa situation. Elle révèle ce que certains auteurs appellent une culture du soupçon [7].
46Avec le retour de la notion de responsabilité, il s’agit alors pour le bénéficiaire de « mériter l’aide reçue » et de s’extraire de l’état de besoin dans lequel il est [11]. C’est ce que l’on observe dans le cas du RMI mais que serait cette responsabilité dans le cadre de la CMUC ?
47La crise de légitimité est reliée à une nouvelle définition des ayants droit qui n’auraient pas à répondre aux principes de responsabilité. Face à ce type de patients, les praticiens évaluaient par eux-mêmes la situation du demandeur, afin de se mettre en accord avec leurs principes. En procédant à une gestion au cas par cas, ils cherchaient à accéder à des bribes d’informations sur l’histoire individuelle permettant de dévoiler les déterminants ayant amené l’individu à sa condition actuelle, montrant qu’il n’est pas responsable de son état et dès lors de sélectionner des bons et des mauvais pauvres [19].
48Enfin, l’illégitimité perçue serait encore renforcée par le fait que les conditions d’accès aux soins fournies à ces usagers du système de santé apparaissaient injustes aux yeux des professionnels eu égard à d’autres groupes sociaux. [20] « Il existe une forme d’injustice entre ceux qui travaillent et doivent payer une mutuelle et ceux qui ont une gratuité entière des soins. » (Chirurgien-dentiste refusant). L’injustice perçue était aussi largement inscrite par rapport à une logique médicale structurée autour du besoin de soins : dans cette perspective, la loi est donc passée à côté des personnes qui en avaient le plus besoin, soit les personnes âgées qui bénéficiaient, en général, au moins du minimum vieillesse et à ce titre dépassaient le seuil. En appréhendant la loi autour de la notion de besoin, les praticiens passaient à côté des objectifs de la loi qui s’inscrivait dans une série de mesures contre l’exclusion.
Conclusion
49Les manières de concevoir et d’engager la réforme participent à la production des refus de la part des professionnels de santé de délivrer des soins aux bénéficiaires de la CMU. En effet, en réalisant un ciblage, elle contribue à construire les bénéficiaires de la CMU complémentaire en tant que catégorie sociale [18]. Le plafonnement des remboursements des praticiens tend également à en faire une catégorie singulière, dispensée de payer les dépassements d’honoraires, le delta n’étant alors pas pris en charge par les pouvoirs publics mais assumé par les praticiens. Les refus analysés s’inscrivaient dans une dialectique entre le contexte légal (et ses incohérences) et les contraintes tant matérielles que cognitives que subissent les praticiens. Les aspects moraux de la question du refus n’ont pas été abordés dans cet article.
50Par ailleurs, les nouvelles logiques à l’œuvre, l’accès à l’Assurance maladie sur critère de résidence et la gratuité de la complémentaire pour les plus pauvres, produisent une nouvelle manière de penser l’accès à la protection sociale. Cependant, l’immense majorité des praticiens n’a pas saisi ce bouleversement, ni le véritable enjeu de la loi qui est d’établir l’accès à la protection sociale comme un droit, et un droit effectif (accès aux soins). Les praticiens ont tendance à penser l’accès aux soins du côté d’une éthique reliée intimement à l’idée de souffrance et de besoins de soins. Pour une partie d’entre eux, la prise en charge des plus pauvres reste encore inscrite sous le régime de l’assistance et de la charité individuelle. Les pratiques professionnelles en s’inscrivant dans une logique d’assistance sont alors différentes de celles qui sont inscrites dans le droit. « Le droit est le garant des rapports de réciprocité entre individus responsables et égaux dans l’échange que le contrat sanctionne. À l’inverse, les pratiques d’assistance se déroulent dans le cadre d’un échange inégal. » [24]
51De plus, l’accès aux structures de droit commun s’appuyant en France, essentiellement sur la médecine de ville, garantit aussi l’accès à la prévention qui échapperait à la logique d’un système construit autour du besoin.
52Enfin, la crise de légitimité peut être rattachée à une nouvelle position des ayants droit qui n’auraient pas à répondre aux principes de responsabilité. La gratuité totale des soins renvoie à la notion d’un droit auquel aucun devoir ne serait rattaché, aucune contrepartie attendue. Cette conception va dans le sens des représentations dominantes, qui sans être nouvelles [15] semblent se renforcer dans les discours politiques et les politiques publiques. La loi sur la CMU qui a près de dix ans, irait alors à contre-courant des réformes actuelles.
53Cette dé-légitimation des individus qui s’inscrit, comme nous venons de le dire, dans les nouvelles conceptions de l’aide sociale et une remise en cause progressive de la solidarité telle qu’elle avait été pensée au lendemain de la seconde guerre mondiale, permet aussi de légitimer les pratiques de discriminations de quelques-uns.
54Cependant, en regard de ces évolutions, la CMU réfère au droit à la santé, principe universel qui bénéficie d’une légitimité sociale incontestable bien que ses contours restent encore flous. La réception polémique dans la société civile des résultats de tests de discrimination relatifs à l’accès aux soins qui se multiplient aujourd’hui, témoignent d’une économie morale construite autour du corps souffrant. Les refus des professionnels apparaissent, aux yeux de beaucoup, comme intolérables par rapport à cette problématique, bien plus que par rapport aux questions du droit des plus démunis bafoué par quelques-uns.
Bibliographie
Références
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- Leduc S. Le non recours et les logiques discriminatoires dans l’accès aux soins. Le rôle des agents de l’Assurance maladie en question. Vie Sociale. 2008;(1).
Notes
-
[1]
Médecin de santé publique, docteur en anthropologie sociale et ethnologie. Chercheur associé, Institut de recherche et documentation en économie de la santé, Paris.
Adresse pour correspondance : Dr Caroline Desprès, Institut de recherche et documentation en économie de la santé, 10, rue Vauvenargues, F-75018 Paris.
E-mail : despres@irdes.fr -
[2]
Dans le cadre d’un appel d’offres du fonds de financement de la CMU.
-
[3]
Précisons que dans cet article, les refus de soins correspondent à des refus d’accorder une consultation lors de la prise de rendez-vous par téléphone mais ils peuvent survenir à d’autres moments de la rencontre entre un médecin et un patient.
-
[4]
À ceux qui n’ont pas de travail et ne sont pas ayant droits ou bénéficiaires d’allocations ouvrant des droits.
-
[5]
La compatibilité entre les logiques devait être assurée par le plein emploi.
-
[6]
Dans le sens où elle ne s’adresse pas à tous.
-
[7]
La CMU prend en charge le ticket modérateur dans le cadre des soins de ville, les dépassements pour les prothèses dentaires ou appareillages (dentaires ou optiques) dans les limites d’un forfait.
-
[8]
Sous-entendu CMU complémentaire qui constitue l’immense majorité des bénéficiaires.
-
[9]
Ils ont été classés en 3 catégories : 3,5 % de bénéficiaires de la CMUC pour les taux les plus faibles, 4,5 % pour les taux moyens et autour de 8/9 % pour les taux les plus élevés.
-
[10]
Nous n’avons pas retenu les communes de petite taille, semi-rurales au sein desquelles nous ne pouvions procéder à un tirage au sort des médecins généralistes et dentistes (quelques-unes d’entre elles n’en ont pas du tout).
-
[11]
Soit pédiatres, gynécologues, ophtalmologues, psychiatres.
-
[12]
Dans la majorité des cas, le refus est annoncé d’emblée comme relié à la CMU.
-
[13]
Quelques entretiens, malgré une annonce initiale de refus, ont amené, en fin de conversation, à des prises de rendez-vous du fait d’une négociation entre le patient et le médecin.
-
[14]
Ces dernières ont été classées comme réponses positives dans l’analyse statistique, même s’il s’agit d’accord sous réserve ou conditionnel.
-
[15]
Il a été rehaussé depuis : arrêté du 30 mai 2006 (JO du 2 juin 2006).
-
[16]
L’un est installé dans une cité, l’autre a son cabinet situé dans un environnement mixte mais proche aussi d’une cité et une troisième est installée en secteur 2 dans une ville cossue.
-
[17]
Il s’agissait d’une étude dans les centres d’accueil de la CPAM du Val-de-Marne fondée sur une observation des pratiques d’accueil (des bénéficiaires de la CMU versus autres usagers) et des entretiens avec les agents. Cette phrase « tout leur est dû » était alors prononcée par une large majorité de ces agents.
-
[18]
Le tricheur se démarquerait alors de l’image « du pauvre » par l’absence d’attributs marquant la pauvreté.
-
[19]
Catégories qui présidaient aux règles de l’assistance avant la révolution française comme le rappelle R. Castel [17]. Les indigents, malades, handicapés, vieillards, femmes ayant charge de famille pouvaient en bénéficier mais pas les vagabonds, les fainéants.
-
[20]
Comme nous l’avions montré pour des agents sociaux de la Sécurité sociale, voir aussi LEDUC [23].