Notes
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[1]
Sur ce point, je renvoie à la présentation de Julien Damon, « Introduction à A. Alesina et E.L. Glaeser, La lutte contre la pauvreté et les inégalités des deux côtés de l’Atlantique : un monde de différences », publiée dans Horizons stratégiques, n° 2, octobre 2006.
-
[2]
Jean-Claude Barbier, « Au-delà de la ‘flex-sécurité’ une cohérence sociétale solidaire au Danemark », in Paugam S., Repenser la solidarité, l’apport des sciences sociales, Paris, PUF, Le lien social, p. 473-490.
-
[3]
« La perception de la pauvreté en Europe depuis le milieu des années 1970. Analyse des variations structurelles et conjoncturelles », Économie et statistique, n° 383-384-385, décembre 2005, p. 283-305.
-
[4]
Prêt Locatif Social. Les opérations financées par des PLS sont destinées à accueillir des ménages dont les ressources excèdent celles requises pour accéder aux logements financés par les prêts PLUS (Prêt Locatif à Usage Social) et qui rencontrent des difficultés pour trouver un logement, notamment dans des zones de marché tendu.
-
[5]
Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey (dir.), Dictionnaires Le Robert, 2000.
-
[6]
Gardella Édouard, 2003 « Au-delà des lectures sociologiques et psychiatriques de l’exclusion ? », Terrains & Travaux, n° 5 (« Urbanités ») p. 165-176,
-
[7]
Soutrenon Emmanuel, 2005, « Offrons-leur l’asile ! Critique d’une représentation des clochards en « naufragés », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 159, p. 88-115.
Population, précarité, pauvreté
1Responsable de la rubrique Kamel Kateb
2Avec le concours de Dominique Diguet Du Service de la Documentation de l’Ined
Eurostat, Living Conditions in Europe. Data 2002-2005, Luxembourg, Publications de la Commission européenne, Pocketbooks, 2007, 107 p.
3Ce cinquième rapport de l’Office statistique des communautés européennes, fondé sur les données statistiques Eurostat 2002-2005, constitue un document de travail des plus utiles pour une approche comparative des conditions de vie en Europe. Sont compris dans l’étude non seulement les 25 États membres, mais aussi la Bulgarie et la Roumanie qui ont rejoint l’UE en 2007, trois pays candidats (la Croatie, l’ancienne République yougoslave de Macédoine et la Turquie) ainsi que quatre pays extérieurs à l’Union (l’Islande, le Liechtenstein, la Norvège et la Suisse). Les données présentées ici sont découpées en six grands thèmes : la population, l’éducation, le marché du travail, la pauvreté et l’exclusion sociale, la protection sociale, la santé et la sécurité. Au-delà des données 2002-2005, le rapport fait aussi place à des analyses de séries longues et à des projections : vieillissement de la population européenne, ratio actifs/retraités, stabilité des taux de fécondité, diminution tendancielle des demandes d’asile, allongement de la durée des études.
4Parallèlement à ces tendances lourdes, la persistance d’importantes inégalités apparaît clairement, entre les nouveaux entrants et le reste de l’Europe, entre le nord et le sud de l’Europe. Par exemple, les dépenses publiques en faveur de l’emploi opposent nettement les nouveaux États membres (auxquels il faut cependant adjoindre le Royaume-Uni) et les 15 anciens membres de l’Union européenne, qui investissent deux à trois fois plus, en pourcentage de leur PIB, dans les politiques publiques et les services à destination des chômeurs. Les taux de sortie précoce du système scolaire, en revanche, opposent d’une part les pays du Nord de l’Europe, où le pourcentage de jeunes de 18 à 24 ans ayant au mieux un diplôme du secondaire est toujours inférieur à 14 % (à l’exception de l’Islande), aux pays du Sud d’autre part, où ce même taux dépasse les 20 % en Italie, en Espagne, au Portugal, à Malte, en Bulgarie, en Roumanie et en Turquie. On remarquera que, selon les indicateurs observés, l’Europe du Sud se rapproche tantôt des anciens États membres, tantôt des nouveaux entrants, éclairant sous un jour nouveau les différences internes à l’Union européenne. Certains indicateurs mettent encore en évidence des rapprochements surprenants. Ainsi, les différences de salaires entre hommes et femmes (calculées sur la base du revenu horaire moyen) sont les plus faibles en Italie, à Malte, au Portugal et en Slovénie ; elles sont les plus fortes en Estonie, en Allemagne, au Royaume-Uni, à Chypre et en Slovaquie. Les nombreux tableaux et graphes qui figurent dans le rapport d’Eurostat sont ainsi l’occasion de réinterroger les inégalités intra-européennes.
5L’intérêt de ce document est également de souligner le rôle des politiques publiques. Celles-ci apparaissent relativement disparates en matière d’éducation, de protection sociale, de politiques de l’emploi… Les indicateurs sont présentés de manière à rendre la comparaison opérationnelle. Ainsi, s’agissant du revenu minimum, celui-ci est exprimé en parité de pouvoir d’achat, ce qui permet de distinguer trois grands ensembles : le premier comprend les pays candidats et la plupart des nouveaux entrants ; le second est constitué par la Slovénie, Malte, le Portugal, l’Espagne et la Grèce ; le troisième groupe, le plus favorisé, comprend l’Irlande, la France, le Royaume-Uni, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg. Le rôle des transferts sociaux en tant que protection contre le risque de pauvreté apparaît particulièrement bien. Les auteurs du rapport soulignent qu’une politique de coordination européenne, comportant la définition d’objectifs communs et la mise en place de plans d’action à l’échelle nationale, s’avèrerait plus efficace dans la perspective de l’objectif d’éradication de la pauvreté en 2010, fixé par le Traité de Nice de décembre 2000.
6Au final, peu de commentaires dans ce rapport, mais l’ambition des Pocketbooks est avant tout de rendre disponibles des données statistiques rigoureuses – dont les modalités de mesure sont explicitées – sur les disparités et les convergences entre les nations européennes. On appréciera en outre les références bibliographiques aux autres publications de la Commission européenne, qui rendent l’approfondissement de tel ou tel sujet d’autant plus aisé.
7Murielle Bègue
Laurence duboys fresney, Atlas des Français d’aujourd’hui : Dynamiques, modes de vie et valeurs, Préface de Christian Baudelot, Paris, Éditions Autrement, 2006, 184 p.
8Cet ouvrage s’inscrit dans la continuité des travaux réalisés à l’Observatoire français des conjonctures économiques par le groupe Louis Dirn, initié par Henri Mendras, à qui Laurence Duboys Fresney rend hommage. Elle poursuit ici le projet de faire le diagnostic de la société française en distinguant les principales évolutions sociétales qui expliquent la France d’aujourd’hui et permettent d’anticiper ce que sera celle de demain. Christian Baudelot met l’accent dans la préface sur l’utilité d’une vision d’ensemble pour comprendre la complexité, les contradictions et les changements de la société française.
9Ce projet ambitieux explique les choix méthodologiques affichés par l’auteur : approche thématique, accent mis sur les tendances lourdes plutôt que sur des éléments plus médiatisés mais jugés moins significatifs et, surtout, utilisation de sources statistiques de qualité (Insee, Ined, Eurostat, Eurobaromètre…) et d’enquêtes longitudinales qui permettent de véritablement observer les constantes et les transformations à l’œuvre dans la société. L’une des grandes qualités de l’ouvrage, qu’il convient d’emblée de souligner, réside dans l’esprit pédagogique de l’atlas et la clarté des illustrations qui rendent accessibles à tous des résultats, certes déjà publiés, mais souvent connus des seuls spécialistes.
10L’?ouvrage s’ouvre sur une analyse sociologique consacrée aux classes moyennes, « constellation centrale de la société française » (Mendras). L’auteur confronte, chiffres à l’appui, les différentes définitions de la classe moyenne, son hétérogénéité intrinsèque, qui conduit à parler des classes moyennes, ses évolutions contradictoires qui font qu’« une partie de la classe moyenne est en ascension sociale, tandis qu’une autre partie vit aujourd’hui dans la crainte du déclin et de la stagnation » (p. 19). La place à part occupée par cette réflexion dans l’ouvrage indique bien la centralité accordée au rôle joué par les classes moyennes dans les transformations sociales. Anciennement considérées comme un élément innovateur décisif, elles ont été fragilisées par le chômage de masse et le ralentissement voire l’inversion de la promotion sociale. L’horizon s’éclaircit cependant avec la perspective du départ à la retraite des baby-boomers, qui laisse présager une amélioration sur le marché de l’emploi, favorable aux classes moyennes et à la société dans son ensemble.
11Pour le reste, qui constitue l’essentiel de l’ouvrage, l’Atlas des Français s’organise en cinq grandes parties. La première, mêlant de façon très classique géographie, démographie et économie, trace les grandes structures de la société. Se dessinent ainsi une France des villes qui concentrent les richesses et le pouvoir en dépit de la décentralisation, une France vieillissante mais qui se distingue de ses voisins européens par une forte fécondité, une France encore dominée par le modèle de la famille nucléaire mais profondément transformée par l’émergence de nouvelles formes de parentalité, une France durablement dégradée sur le plan économique mais où la consommation reste forte et la croissance supérieure à la moyenne de la zone Euro.
12Dans le prolongement de ces structures, la seconde partie se concentre sur les institutions qui encadrent la société : renforcement du rôle protecteur de l’État, déchristianisation et développement parallèle de spiritualités « à la carte », professionnalisation des armées, encombrement des tribunaux, explosion des coûts de la santé. L’?école, déterminante pour les futures générations, a beaucoup évolué, avec des aspects positifs tels que la démocratisation et l’élévation des niveaux, mais aussi des effets négatifs comme l’inadéquation entre formation et marché du travail, et l’échec du rôle d’ascenseur social d’une école où se concentrent tous les maux de la société. Ces bouleversements institutionnels provoquent le désenchantement d’une part croissante de la population, qui se traduit par la baisse du militantisme syndical et politique, la hausse tendancielle de l’abstention et l’érosion du clivage gauche/droite.
13Ces évolutions structurelles et institutionnelles s’accompagnent de transformations sociales que l’auteure s’efforce de synthétiser dans une troisième partie, dont la tonalité générale est pessimiste. Elle fait le constat d’une fragmentation de la société, tout d’abord avec l’affirmation de la jeunesse et du troisième âge comme des catégories à part entière de plus en plus influentes (et particulièrement suicidaires). Elle montre également les conséquences sociales de la crise économique actuelle : malaise des cadres, difficultés d’insertion, émergence d’une « nouvelle pauvreté », multiplication des « quartiers sensibles », diffusion du sentiment d’insécurité et explosion de la délinquance. Pourtant, grâce à la prolongation de la scolarité, à l’augmentation des niveaux de vie et à l’enrichissement des plus âgés, les inégalités de revenu et de patrimoine ont reculé depuis 20 ans. Parallèlement, la pauvreté a régressé depuis les années 1970. « En revanche, derrière cette amélioration se cache l’émergence d’une “nouvelle pauvreté” issue de la dégradation de la condition salariale. Le développement du chômage et de l’activité à statut précaire (temps partiel contraint, intérim, emplois aidés, CDD, etc.) conduit aux bords de la pauvreté une importante partie de la population » (p. 110). Cette précarité économique se trouve à l’origine du sentiment de régression souvent constaté en France. D’autres indicateurs incitent également à un bilan en demi-teinte : la fluidité sociale s’est accrue, l’intégration des immigrés se poursuit, les femmes rattrapent progressivement les hommes dans le champ professionnel.
14La quatrième partie écarte sans transition les difficultés économiques et sociales précédemment inventoriées au profit d’une vision passablement idyllique de l’évolution des modes de vie et des valeurs des Français. La description de la société de loisir, dont le développement accompagne la réduction du temps de travail, fait la part belle au sport, à la cuisine, aux nouvelles pratiques culturelles (dominées par l’écran), aux nouvelles formes de communication, à la diversité des moyens d’accès à la culture et à un « mélange des genres » culturels présenté sous un angle très positif. Les inégalités dans l’accès aux biens culturels, sans être oubliées, sont singulièrement relativisées, l’auteur allant jusqu’à écrire que « l’offre télévisuelle contribue à transmettre des contenus de qualité aux plus démunis de ressources culturelles » (p. 145), une assertion qui apparaît peu fondée et contestable.
15La cinquième partie sert de conclusion à l’ouvrage en contextualisant quelques éléments de la société française dans le cadre plus large de l’Union européenne, soulignant en particulier les différentes manières d’entrer dans l’âge adulte, les différents modèles familiaux, les manières diverses dont les sociétés européennes gèrent la question du chômage. Si les valeurs et les modes de vie des Européens évoluent dans un même sens, ils le font à des rythmes variés et selon des modalités qui restent nationales. Ainsi, « la société française est la plus sécularisée d’Europe (avec les Pays-Bas, la Suède et l’Angleterre) ; mais elle a créé un modèle laïque de valeurs sociales : l’homme éclairé, raisonnable et sociable, libéré de l’emprise de sa religion, doit être solidaire, il doit être un humaniste. Valeur qui le rapproche des pays protestants du Nord de l’Europe, avec celle de l’attachement à la liberté privée. » (p. 172). On peut regretter que cette partie, qui permet de mieux comprendre la situation française en regard de ses voisins européens, soit trop succincte – peut-être un Atlas des Européens devrait-il venir compléter cet ouvrage.
16L’?Atlas des Français dresse un panorama de la France d’aujourd’hui, confrontée à des changements durables qui s’inscrivent dans une perspective séculaire (éducation, consommation, institutions, urbanisation, tertiarisation) ou plus récente (violences urbaines, 35 heures, nouvelles formes de parentalité, téléphonie mobile). Même si l’ouvrage est richement documenté, on peut regretter que les données soient parfois juxtaposées sans que les liens entre elles soient clairement explicités, l’essentiel du travail interprétatif étant laissé au bon vouloir du lecteur. Dans cet ouvrage clairement destiné au grand public, le lecteur plus averti soulèvera nombre d’imprécisions et de raccourcis, même s’il y trouve également matière à réflexion quant aux évolutions de la société française.
17Murielle Bègue
Alberto Alesina, Edward L. Glaeser, Combattre les inégalités et la pauvreté. Les États-Unis face à l’Europe, Paris, Flammarion, 2006, 224 p. (traduction de : Fighting Poverty in the US and Europe. A World of Difference, Oxford, Oxford University Press, 2004, 250 p.)
18L’ouvrage des deux chercheurs de l’université Harvard, Alberto Alesina et Edward L. Glaeser, traduit en Français sous le titre Combattre les inégalités et la pauvreté. Les États-Unis face à l’Europe cherche à expliquer pourquoi la redistribution est plus élevée en Europe qu’aux États-Unis. Bien que certains modes d’administration de la preuve – essentiellement statistiques – qui y sont mobilisés puissent sembler totalement étrangers aux enjeux de la recherche comparatiste sur les États-providence européens, la thèse des auteurs est de première importance pour comprendre les évolutions de la solidarité de ce côté-ci de l’Atlantique. Elle a d’ailleurs été récemment introduite en France pour alimenter la réflexion de forums de prospective [1] et prend une place croissante dans le débat intellectuel.
19Pour les auteurs, la redistribution dans une société est d’autant plus faible que l’hétérogénéité « raciale » y est forte. C’est le fractionnement de la société et notamment la division raciale entre Blancs et Noirs qui explique, avec un faisceau d’autres facteurs historiques, la bien moindre générosité de la redistribution opérée par les politiques sociales aux États-Unis par rapport aux pays européens. Si, concernant les États-Unis, leur travail s’avère essentiel pour comprendre le passé, pour l’Europe, leur propos s’avère plutôt descriptif du présent et anticipateur de l’avenir. Ainsi, selon les auteurs, leur thèse est heuristique, aussi bien pour comprendre le développement de mouvements populistes et xénophobes opposés à la redistribution de l’État-providence en Europe depuis vingt ans que pour identifier le défi majeur auquel est aujourd’hui confronté cet édifice fragile.
20Pour parvenir à établir ce point, les auteurs commencent par poser un diagnostic précis des différences qui séparent l’Europe et les États-Unis en matière de redistribution. Les dépenses publiques sont plus importantes en Europe et, à l’intérieur de celles-ci, la part consacrée à la redistribution est également supérieure. La fiscalité y est plus progressive et le taux de prélèvements obligatoires plus élevé.
21Une fois ce constat posé, les auteurs invalident les hypothèses que la théorie économique peut mobiliser pour rendre compte du phénomène. Tout d’abord, l’inégalité des revenus avant impôts devrait engendrer une plus importante redistribution compensatoire. Or, tant avant qu’après transferts, les inégalités sont beaucoup plus importantes aux États-Unis. L’?argumentation rebondit sur le degré de mobilité sociale : une société plus mobile a moins besoin de redistribuer puisque les individus peuvent y trouver des opportunités d’ascension sociale plus grandes. Cette théorie trouve un écho indéniable dans les représentations sociales de part et d’autre de l’Atlantique. Ainsi, l’idée selon laquelle les pauvres pourraient améliorer leur sort par le travail est partagée par 71 % de la population des États-Unis alors que seulement 40 % des Européens ont cette opinion. Le problème est que cette différence dans les représentations ne correspond en aucun cas à une différence dans la réalité des taux de mobilité entre ces sociétés. L’Europe serait même un petit peu plus mobile que les États-Unis. Les différents degrés de fluctuation et d’ouverture des économies sont également invoqués comme des facteurs possibles, avant d’être invalidés.
22Les auteurs se tournent ensuite vers l’examen de facteurs explicatifs liés aux institutions politiques. C’est parmi ces derniers que se trouvent les clés de l’explication du « monde de différences » (pour reprendre le sous-titre de la version originale) qui existe entre les États-Unis et l’Europe. Alesina et Glaeser évoquent d’abord des éléments institutionnels pour rendre compte de la moins grande perméabilité de la société états-unienne au mot d’ordre de redistribution. Le scrutin proportionnel, plus développé en Europe, y a selon eux donné une plus grande force aux mouvements ouvriers égalitaires et une importance accrue aux partis politiques de gauche favorables à la redistribution. Les auteurs tirent de comparaisons des systèmes politiques l’idée que plus le scrutin proportionnel est développé et plus les dépenses publiques et la redistribution sont importantes.
23En Europe, la guerre, les révolutions et le développement du mouvement ouvrier au tournant du xxe siècle ont déstabilisé les autorités traditionnelles et levé les freins à l’édification d’États-providence « institutionnels » – et pas seulement « résiduels », pour reprendre la distinction classique de Titmuss. À l’opposé, le triple caractère fédéral, décentralisé et majoritaire du système politique des États-Unis lui a permis de résister aux pressions issues d’un mouvement ouvrier d’ailleurs structurellement beaucoup plus faible. L’?ancienneté et la relative inamovibilité des institutions états-uniennes depuis la fondation du pays ont été des garde-fous en permanence opposés aux revendications sociales plus égalitaires. Les auteurs mentionnent ainsi le rôle des jugements de la Cour suprême, ces derniers étant au besoin appuyés par une répression armée de l’action syndicale, comme ce fut le cas dans les années 1930, pour maintenir la prééminence de la propriété privée. Des éléments géographiques complètent cette explication institutionnaliste. Ils mettent l’accent sur les conséquences de l’existence d’une frontière ouverte et des possibilités d’ascension sociale individuelle auxquelles elle a été associée dans l’imaginaire collectif des Américains. L’?extension du territoire américain a de plus éloigné les mouvements sociaux des centres de pouvoir et réduit leur impact politique.
24Enfin, la fragmentation raciale constitue le facteur explicatif décisif des différences dont les auteurs cherchent à rendre compte. Aux États-Unis, la diversité raciale entre Blancs et Noirs a constitué un obstacle structurel au développement de politiques de redistribution collectives. Les auteurs rappellent utilement que l’opposition à la mise en œuvre de politiques sociales à grande échelle est venue du Sud, parce qu’elles auraient avant tout bénéficié aux Noirs. Ils cherchent alors à établir une corrélation qui soit valide lorsque l’on compare aussi bien les différents pays que les différents États des États-Unis entre eux, et soulignent que le degré de redistribution est directement lié à l’homogénéité raciale. Plus le fractionnement de la population est grand et moins le système de redistribution est généreux. L’hétérogénéité raciale des États-Unis constitue ainsi une explication importante du faible niveau de redistribution et donc d’une « exception » de ce pays au sein de la modernité occidentale. Cette explication a d’autant plus de poids que les divisions raciales constituent un terreau favorable pour une instrumentalisation politique de l’hostilité envers l’autre. Celle-ci sert à justifier le refus de la redistribution et remporte une large adhésion. Pour résumer, les populations acceptent des politiques sociales si elles bénéficient à ceux qui leur ressemblent et non aux autres. Les partis politiques démagogiques ont, quant à eux, le rôle central d’opérer l’amalgame des enjeux liés aux politiques sociales avec les lignes de couleur existant ici ou là.
25L’idée d’une articulation entre l’hétérogénéité culturelle de la population et le degré de redistribution supportable par celle-ci permet d’éclairer deux points récemment mis en lumière par les recherches sur l’État-providence en Europe. D’une part, elle permet d’aller au-delà de la valorisation quelque peu naïve du modèle de flexisécurité grâce auquel les pays scandinaves ont réussi à maintenir une forte redistribution dans le contexte d’une contrainte économique plus sévère sur l’État-providence. En effet, les travaux qui se sont penchés sur la cohérence sociétale dans laquelle s’enracine cette solidarité renouvelée mettent l’accent sur la difficulté que rencontrent des pays comme le Danemark à intégrer les populations d’origine étrangère à leur modèle de citoyenneté sociale [2]. D’autre part, la thèse d’Alesina et Glaeser aide à établir une relation entre le caractère de plus en plus hétérogène de l’Europe et le fait que les représentations des Européens s’alignent de plus en plus sur celles en vigueur aux États-Unis quant au poids relatif des responsabilités individuelle et collective pour expliquer la pauvreté [3].
26Nicolas Duvoux
Pierre Naves (dir.), Économie politique de l’action sociale, Paris, Dunod, 2006, 328 p.
27Pour traiter l’aspect multidimensionnel de l’économie politique de l’action sociale, cet ouvrage propose d’adopter plusieurs approches et de mobiliser les compétences de plusieurs auteurs. Il offre à la lecture les contributions transdisciplinaires de Pierre Naves, inspecteur général des affaires sociales et professeur associé à l’Université de Marne-la-Vallée, de Hervé Defalvard, économiste, maître de conférences et chercheur associé au Centre d’études de l’emploi, de Patrick Pétour, également économiste et de Katia Julienne, ancienne élève de l’Ena et aujourd’hui gestionnaire d’un établissement public national. La cohérence et l’efficacité de leur analyse de l’action sociale, perçue à travers le prisme de l’économie politique, tiennent notamment à l’enchaînement diachronique de dix chapitres répartis en trois moments.
28Dans la première partie, le recours à l’histoire, à la sociologie et à la philosophie de l’action permet de définir la notion d’action sociale et d’en comprendre la teneur et la finalité. Ce secteur, « le plus ancien des politiques sociales » (p. 11), est généralement défini comme étant « un ensemble d’aides obligatoires et facultatives versées par les collectivités publiques aux personnes qui n’ont pas de protection et/ou de moyens suffisants d’existence » (p. 11). Exit les termes d’assistance et de charité, très fortement connotés. Néanmoins, il faudra attendre l’article premier de la loi 2002-2 rénovant l’action sociale et médico-sociale pour lire la première définition « officielle » de l’action sociale. Dorénavant, « elle tend à promouvoir (…) l’autonomie et la protection des personnes, la cohésion sociale, l’exercice de la citoyenneté, à prévenir les exclusions et à en corriger les effets ».
29L’?ouvrage présente ainsi et analyse l’action sociale comme un vaste champ, autant en termes de domaines d’activité qu’au regard de la population bénéficiaire, dans la mesure où elle concerne chaque citoyen, et ce, souvent, depuis sa vie intra-utérine, notamment dans le cadre du suivi par la Protection maternelle et infantile (PMI). La seconde partie place alors au centre de sa réflexion « Les acteurs et les institutions » tout en s’intéressant aux profils nombreux et divers des bénéficiaires de cette action. La troisième partie, enfin, concerne « Les politiques publiques et leur mise en œuvre » et répond aux questions relatives aux « chiffres » de l’action sociale.
30Dès l’introduction, l’accent est mis sur l’aspect peu commun de l’association des termes du titre de l’ouvrage. Si « réconcilier l’économique et le social est un mot d’ordre porté haut » (p. 2), une question subsiste : « où est l’économie politique de l’action sociale ? » (p. 2). Alors que l’économie de la santé est dorénavant reconnue, la dimension économique de l’action sociale est, elle, souvent occultée. L’?ambition de cet ouvrage est donc de révéler la place de l’économique dans le domaine social et de ce fait de faire reconnaître que les vocables « d’efficacité et d’efficience » ont une place à prendre. D’où l’intérêt que les auteurs manifestent pour les chiffres, que ce soit en amont ou en aval de l’action sociale : les données qui permettent la mise en place d’une politique et celles qui sont produites par sa mise en œuvre. L’action sociale en effet ne peut se départir d’une analyse de ses chiffres. Combien de personnes concernées par un type d’intervention ? Combien de professionnels pour résoudre ces questions ? Quels critères pour définir la pauvreté ? Les indicateurs de pauvreté monétaire suffisent-ils à mettre au jour la pluralité des situations difficiles ?
31Néanmoins, parler d’économie politique de l’action sociale ne revient pas nécessairement à déshumaniser ce secteur. Ce peut être également se doter d’outils pour juger de l’opportunité d’une action, en mesurer la portée et l’efficacité et, à terme, permettre les révisions nécessaires. La richesse de cet ouvrage, due au nombre et à la compétence des contributeurs, participe au renouvellement du regard porté sur l’action sociale et met bien en évidence la pluralité de ses acteurs, ainsi que ses multiples dimensions et ressorts.
32Abdia Touahria-Gaillard
Nicolas Roinsard, Sociologie d’une société intégrée. La Réunion face au chômage de masse, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, 314 p.
33L’ouvrage de Nicolas Roinsard est issu d’une thèse. Son titre, Une sociologie des réaffiliations. Les effets sociaux du RMI à la Réunion, indique le concept auquel l’auteur se propose de réfléchir – et ce à l’aune de l’étude de l’impact du revenu minimum d’insertion sur l’intégration sociale dans la société réunionnaise. Il s’agit de la désaffiliation, concept forgé par Robert Castel pour rendre compte du caractère processuel et multidimensionnel de « l’exclusion », caractéristique de la « nouvelle question sociale » dans la France des années 1980 et 1990. Relativiser ce concept constitue, pour Nicolas Roinsard, le geste théorique de déplacement fondateur à partir duquel il devient possible de comprendre comment la société réunionnaise a intégré le RMI à partir de sa logique propre. La notion de « pauvreté intégrée » se révèle, selon lui, bien plus pertinente pour penser les formes de vie et de survie qui se déploient dans l’île, à la marge du salariat.
34Ce réexamen critique est opéré à partir d’une démarche de recherche singulière. Celle-ci consiste à identifier l’impact, dans une société particulière, de l’application d’une mesure – le RMI – conçue pour une société profondément différente. À partir d’enquêtes ethnographiques effectuées pendant plusieurs années, Nicolas Roinsard montre comment le système social dont l’île a hérité est parvenu à intégrer le choc exogène qu’a constitué à l’origine l’introduction du RMI. La Réunion, en effet se singularise dans sa régulation du chômage de masse par la reproduction d’une « pauvreté intégrée » dans des cercles concentriques de protections rapprochées, au sein desquels le RMI s’est intégré tout en les infléchissant.
35La relecture du concept central de Robert Castel, que l’on trouve dans l’introduction, constitue un apport essentiel pour l’étude de la pauvreté. L’auteur rappelle d’abord que ce concept a été élaboré pour penser une « double vulnérabilité économique et relationnelle » dont le RMI n’est finalement que le « réceptacle ». L’?approche en termes de désaffiliation est saluée à plusieurs égards, en particulier pour la « clarification d’un processus collectif de déqualification et de marginalisation des chômeurs de longue durée » (p. 16) auquel elle a donné lieu.
36Cependant, l’objet de Nicolas Roinsard étant d’étudier « la validité d’une telle sociologie passé le cadre de l’Hexagone » (p. 16), il effectue un décentrement de l’approche de la pauvreté à la fois par une extension dans l’espace et une réévaluation de l’ancrage historique de la société salariale. Sur ce dernier point, l’auteur commence par indiquer les risques qu’il y a à se référer à la norme de l’intégration salariale caractéristique des Trente glorieuses alors qu’en métropole même, ce modèle est « beaucoup plus une parenthèse dans l’histoire (…) qu’un modèle social et économique fortement ancré et aujourd’hui fragilisé » (p. 17).
37La comparaison avec d’autres sociétés salariales invite également à interroger la portée du concept de désaffiliation. Si la corrélation entre chômage des individus et isolement relationnel est valide en France métropolitaine, il semble au contraire que dans les pays méditerranéens (Italie, Portugal, Espagne) et, dans une moindre mesure, dans les pays de tradition protestante (comme les Pays-Bas et le Royaume-Uni), ce sont les individus qui occupent un emploi stable qui connaissent la plus grande probabilité de vivre un isolement relationnel familial. Or, les pays latins et la société créole de la Réunion partagent de nombreux traits communs qui, selon Nicolas Roinsard, « rendent cette idée de désaffiliation peu opérante ». C’est que le phénomène de pauvreté intégrée y constitue, selon lui, une véritable alternative à l’intégration salariale ; il existe plusieurs circuits économiques et des solidarités privées destinées à la protection sociale des familles et des groupes d’inter-connaissance.
38Ces différentes critiques débouchent logiquement sur l’idée que « c’est d’abord au prix d’une relativisation de l’intégration par le travail salarié que nous sommes amenés à relativiser la notion de désaffiliation » (p. 20). Cette relecture introductive serrée est également stratégique dans la mesure où les critiques formulées annoncent les principales dimensions de l’intégration sociale de la « société intégrée » de la Réunion dont une sociologie est proposée dans l’ouvrage. Ainsi, le premier chapitre montre que dans un contexte social donné, l’intégration sociale est le produit de l’emboîtement de différents types d’appartenance sociale. Dans le cas de la Réunion, le groupe familial, le groupe résidentiel et le groupe ethno-religieux sont des vecteurs d’obligations réciproques de solidarité solidement intégrées dans les systèmes de valeurs qui définissent les groupes.
39Le second chapitre indique que cette multi-appartenance, qui laisse la plus grande part aux solidarités privées pour réguler une pauvreté relativement généralisée, a été construite historiquement et culturellement dans le cadre d’un système de la plantation – dont l’auteur livre une description aussi utile que précise. Le statut et la fonction sociale du travail, en effet, sont marqués par l’héritage de l’économie de plantation qui a dominé l’île pendant plusieurs siècles. Celle-ci, longtemps bâtie sur l’esclavage, a ensuite recouru aux « engagés » recrutés en Asie et en Afrique dans des conditions qui les soumettaient, en fait, au travail forcé. S’est ainsi construite « une image négative et traumatisante du travail » (p. 67) qui permet en partie de comprendre que la société réunionnaise se réfère assez peu au modèle d’intégration par le travail salarié.
40C’est dans ce contexte que s’est opérée la justement nommée « révolution RMI » dans l’île. Le dispositif y a en effet connu un développement immédiat qui ne s’est jamais démenti. Ainsi, fin 2004, la part des personnes couvertes par cette prestation dans la population locale était de 26 %. Et l’auteur de chercher à « comprendre la nature et l’étendue des effets qu’a produit cette prestation auprès de ses bénéficiaires » par la voie de l’approche ethnographique. Celle-ci s’est déroulée dans deux types de quartiers emblématiques des deux formes contrastées de l’habitat contemporain réunionnais (quartier traditionnel d’habitat horizontal en tôles ou parpaings et quartier vertical de type HLM) et couvrant la diversité des formes sociales de l’île : société paysanne ; société de plantation ; micro-société des pêcheurs.
41Le recours massif à la solidarité nationale transforme sans les détruire les solidarités privées. La société réunionnaise a opéré une appropriation du dispositif RMI au point que celui-ci est devenu « le ciment d’un nouveau lien social dans la société réunionnaise en compensant la faiblesse des revenus du travail et en confortant l’exercice des solidarités familiales et amicales » (p. 25). Ainsi, les nouvelles affiliations à l’État providence et à leur relais sur le territoire (mairies et associations notamment) impulsées par le RMI et l’insertion ont conduit à un ajustement des solidarités préexistantes et au renforcement de la distance vis-à-vis du travail salarié comme principal vecteur d’intégration sociale. Ce résultat est bien entendu paradoxal par rapport à la visée d’insertion sur le marché du travail des promoteurs du dispositif.
42Il faut saluer l’originalité méthodologique de ce travail qui, à partir de l’examen de l’impact d’une mesure conçue pour une société profondément différente, entend prendre le contre-pied des démarches qui étudient la portée des politiques sociales à l’aune de l’arrière-plan idéologique dans lequel elles ont été forgées. Cependant, on peut se demander si l’auteur interroge assez le prix de cette absorption du choc exogène qu’a représenté l’introduction du RMI par la société réunionnaise. Son souci, louable, d’éviter l’ethnocentrisme occidentaliste le conduit peut-être à minorer les effets délétères, notamment en termes d’image – et d’intériorisation d’une image négative – de l’intégration dans la « dépendance ».
43Si, comme l’auteur l’affirme en conclusion, il y a « dépendance et dépendance » et si « l’impact du RMI à la Réunion peut être interprété comme un facteur essentiel d’une relative autonomisation des individus et des groupes sociaux restreints, là où en métropole on aurait tendance à ne voir qu’un retour de la dépendance » (p. 286), la Réunion n’en est pas moins marquée par un stigmate du fait des proportions qu’y a prises la « société de transferts » qu’elle est en partie devenue. On peut s’interroger sur le prix que les habitants de l’île paient en termes symboliques, en contrepartie de la possibilité de choisir l’assistance et la débrouille plutôt que l’intégration au salariat disqualifié. Si l’identité de l’outre-mer ne se définissait que par sa logique propre et si ses modes d’intégration et de solidarité pouvaient se reproduire de manière strictement endogène, il n’y aurait sans doute pas matière à critiquer la « sociologie de la société intégrée » qui nous est proposée. On peut cependant douter de la capacité de ce territoire à se définir sans référence à la métropole.
44Enfin, l’auteur montre bien que, s’il a compensé la faiblesse des revenus du travail et conforté l’exercice des solidarités familiales et amicales, le RMI a également eu pour effet de renforcer la « logique de domination et de clientélisme » (p. 80) exercée par les notables de l’île : élus locaux, responsables administratifs, voire associations gestionnaires des dispositifs d’insertion. Ce point évoque une similitude avec le contexte métropolitain dont l’étude aurait pu être approfondie. En effet, dans les deux contextes, les dispositifs d’insertion par l’activité économique compensent un éloignement du marché du travail, plus qu’ils ne sont le signe que l’individu a entamé une trajectoire d’insertion ou de réinsertion professionnelle. Et à la Réunion comme en métropole, le choix de certains individus de se contenter d’un revenu de solidarité s’explique davantage par la faible qualité des emplois proposés que par le refus de travailler, souvent invoqué. Est ainsi proposée une ultime leçon, indissociablement sociologique et politique, de ce décentrement de la problématique de l’intégration salariale par la mise en lumière des réaffliliations créoles : il faut prendre en compte le travail dans sa matérialité, et non seulement le statut de l’emploi, pour comprendre les stratégies individuelles auxquelles l’assistance offre un support.
45Nicolas Duvoux
Licia Valladares, La favela d’un siècle à l’autre, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2006, 230 p.
46La favela est intimement associée à l’image de Rio de Janeiro et plus généralement à celle du Brésil. Le mot lui-même, jamais traduit, semble attester de la réalité et de la spécificité de l’objet. Pour la plupart des autres pays en effet, des zones urbaines qui pourraient s’apparenter aux favelas sont décrites en général sous l’appellation commune de bidonville. Le travail de Licia Valladares tend pourtant à montrer, au travers de l’histoire des analyses portées sur la favela, que celle-ci relève d’une construction sociale dont la généalogie se doit d’être interrogée. Les connaissances sur la favela sont en effet produites par des acteurs particuliers, dans des contextes spécifiques et sont en partie dépendantes de présupposés idéologiques.
47Licia Valladares rappelle que la « découverte » de la favela se fait dans la première moitié du XXe siècle, correspondant à la mise en place de la République (1889) et à la volonté de développement économique accéléré. Elle est faite par des journalistes et intellectuels qui, la parcourant, la décrivent au travers des préjugés raciaux et sociaux de l’époque sur les Noirs et les pauvres. L’image qui s’impose alors est celle d’un village dans la ville, formant une communauté de misérables et représentant un danger pour l’ordre social et moral. Cette représentation suscite et légitime des politiques hygiénistes et urbanistes visant à l’éradication de ces quartiers. Après la révolution de 1930, le gouvernement puis la dictature populiste de Getulio Vargas (1937-1945) ne modifient qu’en surface ces représentations. Si le clientélisme politique pousse à la reconnaissance des favelas et à l’action sociale en direction des favelados, les descriptions produites par les nouveaux acteurs sociaux que sont les travailleurs sociaux restent encore fortement entachées par les jugements moraux de l’époque précédente.
48L’?après seconde guerre mondiale conduit au contraire, indique l’auteure, à une valorisation de la favela dans un contexte politique marqué par la guerre froide et la concurrence des idéologies. Ainsi, dans les années 1960, se multiplient les interventions privées dans les favelas en vue d’y contrer l’influence communiste. Ces interventions, soutenues par l’idéologie du développement communautaire prôné par les Nations unies et par le courant catholique Économie et humanisme, amènent à développer des méthodes d’investigation reposant sur un travail de terrain. Elles débouchent fatalement sur une forte valorisation de la favela, présentée comme une communauté idéale qui permettrait d’insérer et de protéger les individus et de constituer une forme de représentation politique collective.
49Les années 1970 voient enfin, avec le développement des études doctorales, l’explosion des travaux scientifiques sur la favela qui devient un objet d’étude en soi. Par delà le foisonnement et la diversité des études scientifiques, Licia Valladares pointe néanmoins encore une convergence autour de ce qu’elle appelle des dogmes. La favela des sciences sociales apparaît souvent comme un espace spécifique marqué par une identité locale forte, comme le territoire urbain des pauvres et comme un espace sociologique unifié. Pourtant, une lecture précise de bien des travaux indique au contraire la diversité des favelas et des favelados et la complexité des relations internes, faisant de la favela moins une communauté qu’une localité (espace caractérisé par des réseaux complexes de relations de parenté, d’amitié et de voisinage). L’auteur dénonce donc ce mythe de la favela et affirme que la singularité des favelas tient « plus au territoire qu’aux individus qui l’habitent » (p. 179).
50La démonstration érudite de l’auteure est captivante et convaincante. On peut cependant regretter qu’elle traite de l’histoire des représentations de la favela sans consacrer suffisamment de place à l’histoire matérielle de sa constitution, son expansion et ses mutations. Dénoncer le mythe de la favela sociologique ne devrait pas en effet faire oublier que les favelas sont une production historique particulière, liée aux politiques de rénovation urbaine du début du siècle, aux évolutions démographiques des années 1940-1960 (migrations internes incontrôlées et forte croissance démographique jusque dans les années 1980) puis à la montée des inégalités dans les années 1980 dans un contexte d’ouverture économique, d’hyperinflation et de réduction de la place de l’État dans l’économie. Ainsi, le fait que les récits de la favela ne correspondent pas toujours au modèle archétypal ne remet-il pas forcément en cause la validité du concept et l’importance historique du phénomène. On le sait aujourd’hui, le paupérisme qui alimentait les études et les débats du XIXe siècle en France ne valait en fait que pour une minorité de travailleurs. C’est pourtant bien cette « découverte » du paupérisme qui contribua à l’émergence de la question sociale et aux mutations sociales ultérieures. Les favelas de Rio, particulièrement celles nichées au cœur des beaux quartiers, pointent une caractéristique essentielle de la société brésilienne qui est d’être, bien que huitième puissance mondiale, la championne mondiale (avec l’Afrique du Sud) des inégalités. La favela des représentations courantes alimente ainsi des débats plus généraux sur les modèles de développement des sociétés du Sud.
51Ne pourrait-on pas d’ailleurs tout aussi bien dénoncer la position scientifique consistant à se focaliser uniquement sur la diversité sociale dans les favelas, sur les signes de leur urbanisation (développement d’infrastructures et de moyens de transports collectifs), de leur modernisation (installation d’entreprises et de commerces) et de leur pacification (tourisme organisé dans les favelas, locations de chambre d’hôtes) ? Comment ces évolutions peuvent-elles être compatibles avec le constat macrosociologique du maintien d’inégalités phénoménales et d’un niveau de violence sociale hors du commun ? Il ne faudrait pas en effet que la focalisation sur certaines favelas « domestiquées » conduise à occulter les inégalités et la ségrégation sociale et urbaine en renvoyant la favela à la préhistoire du Brésil moderne.
52Jean-Michel Wachsberger
Paul Farmer, Fléaux contemporains. Des infections et des inégalités, Traduit de l’américain par Corinne Hewlett, Paris, Economica, Anthropos, Collection Sociologiques, 2006, 472 p.
53L’auteur de l’ouvrage, Paul Farmer, est à la fois professeur d’anthropologie médicale à Harvard, responsable du département de médecine sociale de l’hôpital Brigham’s and Women’s, directeur d’un hôpital privé à but non lucratif en Haïti et fondateur d’une ONG « Partners in Health » dont le but est de favoriser l’accès aux soins des plus démunis. Son engagement pour la cause des malades démunis est donc pluriel et s’exprime tant sur le terrain auprès d’eux que lors de la rédaction d’ouvrages comme celui-ci.
54La thèse de l’ouvrage est la suivante : « des dynamiques et des processus de nature fondamentalement sociale s’incarnent en tant que phénomènes biologiques » (p. 56). Afin de la défendre, l’auteur nous livre son expérience de praticien et s’interroge : pourquoi aujourd’hui certaines parties du globe sont-elles victimes de maladies qui se soignent parfaitement ailleurs ? Pourquoi le coût de la prise en charge des malades serait-il prohibitif dans les pays pauvres tandis que les pays riches soignent gratuitement des cas similaires ? L’injustice et ses effets deviennent brusquement criants et s’incarnent dans ces patients abîmés par l’absence de soins et dont la tuberculose aurait pu être soignée en moins de temps qu’il n’a fallu aux États-Unis pour organiser conférences et autres groupes de recherche pour tenter de résoudre un hypothétique problème : la guerre bactériologique. Car la tuberculose, elle, tue encore. La particularité de ses victimes ? Être nées pauvres.
55L’écriture de Paul Farmer est empreinte de la rage et de l’impuissance du médecin face aux enjeux économiques qui règlent tacitement ou explicitement l’accès aux soins. Considérant qu’un traitement inadapté faute de moyens financiers est une entorse aux droits de l’homme et au contrat moral qui lie le patient à son médecin, l’auteur pose en préambule cinq points. Si la prévention importe évidemment, elle ne doit pas être proposée au détriment du soin d’individus déjà infectés par le VIH, et qui seront bientôt, selon l’auteur, plus de cent millions. Or c’est bien l’aberration que les pays pauvres subissent. Deuxième point souligné, la question de l’équité médicale pose de nombreuses questions qui dépassent le cadre de l’accès aux soins. En effet, dans certains pays d’Afrique sub-saharienne, où des fléaux tels que le VIH font rage, la longévité s’est très fortement réduite, laissant prédire que nombre d’enfants se retrouveront d’ici peu orphelins, rejoignant ainsi les rangs de ceux qui survivent de la prostitution, deviennent délinquants ou combattants avant de mourir certainement à leur tour du VIH. Part ailleurs, si la tuberculose reste à l’état quiescent chez des individus qualifiés de porteurs sains, elle se manifeste chez ceux dont le système immunitaire est déficient, provoquant en cela une augmentation de l’incidence de la tuberculose. De plus, en demandant à des médecins de se consacrer à la prévention comprise dans le sens d’information, éducation, communication (IEC), leurs compétences restent inemployées, privant ainsi les populations d’un savoir-faire souvent salvateur. Pour finir cette triste liste de poncifs, l’auteur aborde l’échec de vingt ans de prévention auprès de la plus grande population « à risque » que sont les pauvres. Échec, en effet, car les millions de dollars versés pour tenter « d’éduquer » les populations, en affirmant que la communication de type IEC « constitue le seul vaccin efficace » (p. 19), se sont révélés inutiles. L’incidence du VIH n’a pas diminué et paradoxalement dans certaines régions, elle a connu une augmentation due à une moindre utilisation du préservatif. La solidarité pragmatique que prône cet auteur se veut un moyen de lutte contre la violence structurelle que subissent les plus démunis.
56L’ouvrage est émaillé d’exemples vécus par l’auteur et sur lesquels il s’appuie afin de mettre en exergue la pathogénie des inégalités sociales et de faire cesser les poncifs sur les causes des infections. Sa démarche n’est pas spécifiquement sociologique ou épidémiologique. Sa première ambition est de raconter des histoires personnelles réelles qui se transforment en drames. Ainsi expose-t-il plusieurs cas d’individus qui, bien que n’appartenant pas aux groupes à risques, ont néanmoins été infectés par le VIH, parce qu’ils ont été exposés à d’autres facteurs : la pauvreté et l’inégalité, y compris les inégalités de genre. En effet, écrit Paul Farmer, « l’inégalité entre les sexes place les femmes en position de faiblesse pour obtenir des rapports protégés ; la pauvreté ne fait qu’amplifier cette dépossession » (p. 225). Et l’auteur d’illustrer son propos par le récit de la vie de jeunes femmes qui, parties en ville pour travailler, y rencontrent un homme qu’elles épousent, sans savoir qu’il est porteur du virus. L’?auteur fait donc tomber ici le lieu commun qui consiste à croire que la transmission du VIH est affaire de sexualité débridée en mettant en évidence la violence sociale qui pousse ces femmes à se marier vite afin de sortir de leur misère et à ne pas pouvoir choisir de protection adaptée.
57Autre exemple, relatif celui-ci à l’émergence de souches de tuberculose multi- résistantes, celui d’un homme qui faute de moyens ne peut se procurer régulièrement les antibiotiques nécessaires. La prise médicamenteuse intermittente rend non seulement le traitement inefficace mais, pis encore, elle rend l’infection bien plus résistante. De ce fait, le malade démuni est tout autant condamné qu’il condamne ses proches à contracter une infection plus difficile à traiter.
58Le ton souvent virulent, parfois ironique, vis-à-vis des politiques de santé publique inefficaces marque l’indignation de ce médecin et anthropologue. Aujourd’hui, les pauvres de la planète meurent par centaines de pathologies pour lesquelles des remèdes peu invasifs et peu coûteux existent.
59À ceux qui sont trop prompts à mettre l’accent sur la non-compliance de ces patients, l’auteur rétorque qu’il faut d’abord s’assurer que ces individus ne manquent pas des éléments qui favorisent l’observance d’une prescription. Demander à un patient de manger sainement, de boire de l’eau potable, de dormir seul dans une pièce aérée, relève de l’impossible pour celui qui n’a accès qu’à une rivière d’eau boueuse et dort entassé avec le reste de sa famille dans une unique pièce. Certes, il ne suivra pas à la lettre les prescriptions médicales, mais peut-il en être tenu pour responsable ? En effet, il ne suffit pas de soigner. L’?auteur insiste sur le fait que si un succès thérapeutique se fonde sur une prise en charge régulière de la pathologie, il se doit également de traiter l’environnement du patient en luttant notamment contre la malnutrition et l’insalubrité. Une aide financière et alimentaire doit donc accompagner le suivi thérapeutique, nous rappelle Paul Farmer, insistant en cela sur le caractère biosocial des pathologies : si ces dernières sont certes biologiques, elles n’en ont pas moins avant tout une origine sociale bien marquée.
60Et le médecin anthropologue de dénoncer sa discipline en dénombrant cinq écueils auxquels l’anthropologie se heurte : la très répandue confusion entre violence structurelle et différence culturelle qui fait passer pour singularité d’une culture ce qui n’est qu’inégalités de traitement ; la sous-évaluation du rôle de la pauvreté et des inégalités, conséquence d’une oblitération par les anthropologues de ce qu’ils considèrent ne pas relever de leur domaine, en l’occurrence les obstacles d’ordre économique (p. 381) ; la surévaluation du libre-arbitre des patients qui est révélatrice d’un manque de contextualisation des situations (p. 382) ; et « la vision romantique de la médecine traditionnelle » (p. 383), à savoir son idéalisation par certains tenants de l’anthropologie médicale qui l’estiment supérieure à la médecine moderne. L’?auteur finit cette énumération par une virulente prise de position contre l’anthropologie médicale, à laquelle il reproche un sectarisme qui lui fait volontairement ignorer des données médicales (p. 384).
61Parce que « l’inégalité en tant que telle s’avère donc être une force pathogène » (p. 59), « pensons sociologiquement, agissons médicalement », (p. 416), écrit Paul Farmer dans cet ouvrage au ton volontiers polémique.
62Abdia Touahria-Gaillard
Fondation Abbé Pierre, L’État du mal-logement en France, Paris, Fondation Abbé Pierre pour le logement des défavorisés, Rapport annuel, 2007, 252 p.
63Chaque année, le rapport de la Fondation Abbé Pierre (FAP) fait le bilan des problèmes liés à l’habitat et met le projecteur sur certains aspects du mal-logement. Alors que l’actualité récente a placé le sujet au cœur du débat public, ce douzième rapport dresse le tableau d’une situation qui ne cesse de se dégrader et décrypte les paradoxes et les contradictions des politiques du logement. Rédigé avec la participation de membres de la FAP (dont Christophe Robert et Patrick Doutreligne, délégué général de la Fondation) et de contributeurs externes appartenant au monde de la recherche universitaire (comme René Ballain ou Michel Mouillart), l’ouvrage est divisé en cinq chapitres suivis des propositions de la FAP.
64Le constat de la Fondation se veut alarmant : on observe une accélération et une diversification des formes de mal-logement, celui-ci intégrant des solutions de plus en plus précaires qui tendent à devenir permanentes (abris de fortune, bidonvilles, camping comme domicile permanent, squat, utilisation de véhicules, caves, garages…). Pour désigner ces situations, la FAP adopte pour la première fois l’expression de « non-logement », ce nouveau champ aux marges du domaine de l’hébergement et du logement étant constitué de ces formes extrêmes et particulières de mal-logement dont il constitue le dernier maillon de la chaîne. Le non-logement concerne un public très diversifié qui couvre un large spectre de la population, des personnes en grande détresse sociale aux ménages dont la situation économique et sociale est un obstacle à l’accès au logement.
65L’?analyse de la FAP est particulièrement sévère à l’égard des politiques du logement menées ces dernières années. Pour les auteurs, les pouvoirs publics sont les premiers responsables de cette situation : « le « non-logement » apparaît ainsi comme la forme ultime du mal-logement et comme la manifestation de l’insuffisance et de l’inadaptation des réponses que la collectivité publique apporte à la crise du logement » (p. 16).
66Le rapport remet en question l’idée que la politique du logement conduite ces dernières années a été dirigée prioritairement vers les couches moyennes et les catégories populaires. Pointant les profondes transformations sociales qui affectent la société française (les classes populaires sont soumises à une plus grande précarité alors qu’une partie des classes moyennes est confrontée à de nouvelles incertitudes et menacée de déclassement), les auteurs soulignent que le poids de la dépense de logement dans le budget des ménages n’a jamais été aussi lourd et continue d’augmenter, frappant très durement les ménages les plus modestes. Une fois de plus, ils signalent le manque de prise en compte des transformations de la société par les responsables de la politique du logement. Les mesures adoptées ont privilégié la partie supérieure de l’offre : le PLS [4] plutôt que les « véritables » logements sociaux (PLUS, Prêt Locatif à Usage Social, et PLAI, Prêt Locatif Aidé d’Intégration), et le locatif privé à loyer intermédiaire plutôt que les logements conventionnés accessibles aux ménages modestes. La politique du logement vise donc principalement les ménages les plus aisés des couches moyennes en laissant croire qu’elle s’adresse à tous. En outre, l’effort de construction réalisé ces dernières années masque le décalage qui s’est creusé entre les caractéristiques de l’offre et celles de la demande : si en 2006 comme en 2005 plus de 400 000 logements ont été mis en chantier, permettant de couvrir le niveau des besoins quantitatifs en logement, jamais si peu de produits nouveaux destinés à des ménages aux revenus modestes n’ont été présentés sur le marché, qu’il s’agisse du logement social ou du secteur locatif privé. Bref, le rapport souligne que la relance de la construction a bien été effective ces dernières années, mais a été particulièrement myope aux besoins sociaux.
67Par ailleurs, l’effet des aides personnelles au logement sur l’accès et le maintien des ménages modestes dans un logement est très largement remis en cause par la réduction progressive du nombre de ménages aidés ainsi que par le décrochage des aides par rapport aux loyers et aux charges. Cette réduction des possibles en matière de logement pour les ménages modestes les conduit soit à l’immobilité résidentielle dès lors qu’ils possèdent un logement, soit à une concentration dans certains types d’habitat, qui sont les seuls à pouvoir les accepter. Ainsi, se créent et se renforcent de graves inégalités territoriales, où des cités d’habitat social et certains quartiers anciens dégradés deviennent des lieux de concentration de la pauvreté.
68La solidarité envers les plus faibles apparaît donc de moins en moins comme une priorité. En témoigne la manière dont évolue la politique visant à une meilleure répartition de la construction de logements sociaux. Comme le montre le bilan de l’application de l’article 55 de la loi relative à la Solidarité et au Renouvellement Urbain (SRU) du 13 décembre 2000 pour la période 2002-2004, ce sont en effet les communes qui disposent déjà du plus fort taux de logements sociaux qui supportent l’effort de construction, masquant ainsi le déficit des communes les moins pourvues, dont le volume de construction est inférieur aux objectifs assignés par la loi. La politique du logement conduite dans la période récente relègue au second plan les préoccupations sociales.
69Partant de ce constat amer, le rapport montre cependant que ces tendances ne sont pas inéluctables et sont bien le résultat de choix politiques. Tout en soulignant les dangers liés à la mise en œuvre des lois de décentralisation, qui marquent la montée en puissance des collectivités locales dans le champ de l’habitat (et tout particulièrement l’éclatement des responsabilités en matière de logement entre les collectivités publiques qui se sont jusque là montrées peu enclines à développer une offre pour les publics les plus modestes), les auteurs évoquent de nouvelles expériences locales dont ils soulignent les aspects positifs : certaines collectivités locales tentent de favoriser la production de logements aux loyers accessibles pour les plus défavorisés, dits « très sociaux », d’agir sur le marché local et d’intervenir sur les leviers qui contribuent à faire évoluer les loyers et les prix des logements. Le rapport évoque ainsi plusieurs cas de collectivités qui, malgré un environnement institutionnel encore en recomposition, tentent de ne pas laisser la question du logement à la seule logique du marché et font la démonstration que « la crise du logement n’est pas inéluctable » (p. 175). Le rapport conclut par des recommandations, préconisant, on l’aura compris, de réorienter l’effort de la collectivité publique vers ceux qui en ont le plus besoin.
70Cet ouvrage apporte une analyse pertinente sur les problèmes de logement contemporains et offre un décryptage attentif de la politique menée. En s’attachant à démontrer ce que cache l’évidence des chiffres annoncés, il participe à un travail sociologique essentiel. Il faut toutefois souligner l’ambiguïté du statut de ce rapport : présenté comme un travail de recherche, il est en même temps un ouvrage militant dont l’objectif est l’interpellation des pouvoirs publics. Ce parti pris se manifeste parfois dans le ton de l’écriture qui laisse transparaître l’indignation des auteurs, ce dont aurait pu se passer un travail scientifique. Malgré tout, la FAP réussit son travail de veille attentive en matière de logement et démontre la nécessité d’une recherche critique face aux politiques publiques.
71Pascale Dietrich-Ragon
Patrick Declerck, Le sang nouveau est arrivé. L’horreur SDF, Paris, Gallimard, 2005, 92 p.
72Le sang nouveau est arrivé est un pamphlet, c’est-à-dire un « petit ouvrage de circonstance d’esprit satirique ou polémique » [5]. Ouvrage de « circonstance », en effet. Car le dernier livre de Patrick Declerck est paru mi-octobre et ce n’est pas un hasard. Alors que l’hiver s’installe, l’attention se porte, comme chaque année, sur les SDF, clochards et autres sans-abri qui peuplent les rues de nos villes. Si Les Naufragés avait été un « best-seller », malgré ses nombreuses imperfections, Le sang nouveau est arrivé est presque passé inaperçu. Et c’est dommage ! Car ici, Declerck cherche à interpeller, à pousser un « coup de gueule » et non à théoriser la vie des clochards, expérience qui ne lui avait pas tellement réussi.
73La parution de son précédent livre, Les Naufragés avait en effet fait l’objet de nombreuses controverses. Son ton limpide et très accessible, les portraits cliniques à la fois attachants et révoltants voire insupportables, la transparence de l’auteur sur ses sentiments, ses doutes, ses peurs, ses interrogations, sa culture politique et philosophique avaient certes permis à un large public de découvrir « l’univers » des clochards. Mais Édouard Gardella [6] et Emmanuel Soutrenon [7] avaient aussi montré que Les Naufragés était sans doute plus un récit de vie, un témoignage, qu’un véritable ouvrage sociologique. Malgré la volonté de l’auteur de présenter ses « recherches » sur les clochards, le cadre scientifique adopté n’y était pas clair et l’auteur ne parvenait pas à concilier les exigences scientifiques et ethnographiques de son projet et son positionnement éthique. Ainsi, plusieurs problèmes se posaient, et notamment la définition de la population des clochards, la théorisation des discours et des observations, l’utilisation des concepts de l’ethnologie, de la psychiatrie, de la psychanalyse et de la sociologie et, enfin et surtout, la méthodologie d’enquête employée.
74« D’esprit satirique ou polémique » : le « ou » est inclusif… car il s’agit de ne pas se méprendre sur ce texte. En seulement quelques pages, la voix de Patrick Declerck s’élève avec force, entre ironie et humour noir, pour dénoncer l’hypocrisie de notre rapport aux plus pauvres. Avec des mots durs, violents, provocants, certains diront vulgaires, l’auteur se livre avec brio à l’exercice difficile du pamphlet et ose enfin briser la loi d’airain qui pèse sur notre société. En quelques pages, Declerck montre avec audace l’hypocrisie et le mépris de la société, dont les cauchemars sont hantés par les clochards : elle refuse de les voir, sous peine de se remettre un peu trop en cause. L’auteur dialogue ainsi avec un invisible personnage qui manie la langue de bois et tente de remettre l’auteur dans le droit chemin de la pensée commune, relativisant son discours provocant. Il revient alors sur toutes ces représentations, ces discours moralisateurs que la société entretient et véhicule depuis longtemps : la réinsertion, le « choix » de vivre dans la rue, le « bon » et le « mauvais » pauvre, l’alcool, la drogue, la vie à la rue, les centres d’accueil et d’hébergement d’urgence, le travail social d’accompagnement, l’urgence sociale. Declerck s’en prend, avec férocité et même colère à l’Église, aux hommes politiques, de droite comme de gauche, aux médias et aux journalistes, aux « jeux télévisés à but charitable », aux présentateurs d’émissions culturelles, aux institutions sociales, à la DDASS, etc.
75Alors que Les Naufragés avait été un ouvrage très médiatisé, Le sang nouveau est arrivé n’a certes pas eu la même visibilité mais il correspond sans doute mieux à la volonté que se fixe l’auteur : interpeller l’opinion sur la question des sans-abri et dénoncer les invraisemblances et les défaillances de l’action politique et sociale à leur égard.
76Marie Loison
Patrick Gaboriau, Daniel Terrolle, SDF. Critique du prêt-à-penser, Toulouse, Éditions Privat, 2007, 172 p.
77Un an et demi après la parution du petit livre de Véronique Mougin, Les SDF, dans la collection Idées reçues, Daniel Terrolle et Patrick Gaboriau réalisent un exercice similaire en s’efforçant d’aller à l’encontre des préjugés à l’égard des SDF. Mais à la différence de la journaliste, l’ethnologue et l’anthropologue ne se contentent pas d’inventorier les différents a priori et jugements à l’emporte-pièce concernant les SDF. Leur ouvrage est avant tout une critique à la fois satirique et agressive à l’égard de ces préjugés mais aussi de ceux, hommes politiques, responsables d’associations caritatives, bénévoles, journalistes, qui, selon les auteurs, ne cherchent en rien à réduire les inégalités entre les riches et les pauvres mais les entretiennent et les reproduisent. Il s’agit donc pour Terrolle et Gaboriau d’« adopter un regard résolument critique et [de] souligner quelques unes des logiques qui, sans fondement après analyse, tissent notre mode de compréhension des personnes les plus pauvres » (p. 10).
78Parmi les idées préconçues qu’ils réfutent, on retrouve les habituels lieux communs : « on peut tous tomber à la rue », « certains sans-domicile fixe sont riches », « les SDF ont choisi de vivre dans la rue », « le travail empêche la précarité », etc. Mais dès les premiers chapitres, les auteurs donnent un ton beaucoup plus polémique à leur ouvrage. Rejetant dos à dos les rapports d’experts qui redécouvrent régulièrement le problème de la misère et les « pseudo-concepts » idéologiques qui cherchent à définir et à décrire la réalité sociale des sans domicile sans aucune rigueur scientifique, les auteurs nous invitent à appréhender la question SDF sous l’angle de la reproduction des inégalités sociales. Selon eux, les « pseudo-catégories » de « grande exclusion » ou de « grande pauvreté » « servent de soutien à des politiques sociales fondées sur des catégories pseudo-scientifiques ». Les catégories de pensée utilisées pour rendre compte de la pauvreté servent à proclamer les principes démocratiques et solidaires pour mieux masquer « la face ignoble de notre société, où la reproduction sociale joue un rôle clé » (p. 26).
79Armés de quelques références théoriques et d’une plume assassine, les auteurs cherchent aussi et surtout à mettre au jour les enjeux et les dessous de la philanthropie. La philanthropie, l’aide sociale et les transferts sociaux, qu’ils rebaptisent « les deniers du maintien de la paix sociale », « permettent la continuité des rapports inégalitaires, tout en assurant une déculpabilisation des milieux les plus riches » (p. 40). Critiquant violemment le désengagement de l’État et les différents dispositifs de prise en charge des sans-domicile, ils s’attaquent également au fonctionnement associatif, en décrivant les bénévoles comme « corvéables, gratuits, dociles, souvent compétents dans leur domaine particulier, expulsables sans préavis, sans reconnaissance aucune par la structure, à laquelle ils viennent eux-mêmes de s’aliéner, ils sont une main-d’œuvre inimaginable, même dans les rêves les plus fous des patrons du Medef » (p. 133). Ainsi, selon eux, la philanthropie moderne ne consiste qu’à « poser des rustines sur la chambre à air poreuse du social en faisant jouer la corde sensible de la culpabilité solidaire » (p. 21). Terrolle et Gaboriau parlent ainsi de philanthropie « grotesque » qui s’évertue à rechercher une « richesse de la pauvreté ». À qui viendrait l’idée de déclarer que les riches sont d’une « richesse insoupçonnée », qu’ils sont gentils et « pleins de qualités » ? « Le moralisme teinté de psychologisme ne convient pas, il élude la compréhension sociologique liée aux origines et aux fonctions de la richesse ou de la misère. Les idées morales préconçues de ce type constituent un obstacle à la compréhension des personnes sans logis » (p. 136).
80Les auteurs sont particulièrement féroces à l’égard des dispositifs d’aide mis en place par certaines associations ou organismes caritatifs, sous couvert de l’État. Ainsi, « le Samu social présente la face visible et charitable d’une société gouvernée par les principes économiques, dits « libéraux », qui permettent le fonctionnement et la reproduction, sur le long terme, de la misère d’une partie de la population, preuve en est que cela dure » (p. 102). Selon eux, « la société provoque une maladie chronique qu’elle se targuera ensuite de découvrir comme « accidentelle » et de pouvoir traiter en alléguant une « urgence sociale », mais les « médicaments » efficaces, à savoir l’intervention politique, notamment à l’échelle d’une nation, restent inaccessibles et cachés » (p. 103).
81Finalement, « les personnes à la rue sont les enjeux d’un discours politique qui, derrière la face avenante d’un humanisme de rigueur, dissimule de plus en plus mal la violence qu’il déploie à leur encontre. Jouant ainsi, et en permanence, sur ces deux tableaux, le pouvoir politique, complété par un ensemble de pouvoirs locaux, dénie sans cesse l’organisation systématique de la répression par la générosité réaffirmée du discours d’assistance. C’est le théâtre récurrent de la philanthropie qui sert de politique sociale » (p. 157).
82Même si l’un des objectifs de l’ouvrage est bien de dévoiler un certain nombre d’idées préconçues à l’égard des SDF sans forcément rentrer dans le détail des théories sociologiques, on regrette parfois que certaines réflexions n’aient pas été poussées plus loin et que les auteurs ne nous donnent pas plus d’éléments théoriques permettant d’approfondir la question. Ainsi, les deux chercheurs auraient pu faire référence aux ouvrages de Julien Damon, aux articles d’Emmanuel Soutrenon ou aux photos de Gilles Paté lorsqu’ils abordent les questions de la répression et de la criminalisation des SDF par les arrêtés anti-mendicité ou les aménagements de l’espace public avec des bancs anti-SDF, qui cherchent à rendre invisible une population qui gêne.
83De même, certaines explications visant à contrer les idées reçues sur les SDF ne sont pas très convaincantes. Les auteurs ne mentionnent pas le processus de clochardisation évoqué par Alexandre Vexliard dans son ouvrage sur les clochards pour expliquer pourquoi on ne choisit pas, en effet, d’être sans domicile. Également, les thèses de Simmel sur la pauvreté ne sont pas évoquées dans le chapitre traitant des « usages sociaux de la pauvreté », pas plus que les travaux statistiques de Maryse Marpsat ou Jean-Marie Firdion sur les risques de se retrouver à la rue (chapitre 14). À l’inverse, certains chiffres s’accumulent parfois dans les phrases alors que des tableaux auraient été plus parlants. Enfin, de manière plus générale, on regrettera que les chapitres du livre forment une sorte de catalogue d’un certain nombre de constats et de critiques qui sont abordés de manière décousue, remettant en cause la cohérence d’ensemble de l’ouvrage.
84Finalement, le propos virulent des auteurs dérange et le lecteur peut même parfois être amené à se demander s’ils ne vont pas trop loin dans la dénonciation. Leur ouvrage est politiquement incorrect, sans concession, dur et brutal parfois, mais toujours intéressant parce qu’il nous met face à une réalité sociale problématique qui nécessiterait, c’est certain, des mesures plus efficaces qu’elles ne le sont.
85Même si on peut regretter, parfois, l’absence de références et l’oubli de certaines sources (nombre de personnes touchant les minima sociaux, nombre des emplois précaires et de la construction de logements sociaux, etc.), cet ouvrage a le grand mérite de pointer de façon très provocante un certain nombre de dysfonctionnements sociaux qui sont manifestes, dès lors que l’on se penche sur les problèmes que rencontrent les SDF et le traitement social dont ils font l’objet. Selon Terrolle et Gaboriau, « les pauvres ne veulent pas la charité, ils souhaitent la justice. Celle-ci invite à réduire les inégalités et à penser le social comme un ensemble » (p. 98). Il est temps en effet que les chercheurs, les « intellectuels véritables » (p. 158) jouent pleinement leur rôle de dénonciation et démontent « les idées toutes faites qui construisent le monde social sous l’apparence d’un monde qui va de soi » (p. 158), quitte peut-être, en effet, à élever la voix et à « ne pas devenir les valets de la gouvernance du jour et de son prêt-à-penser » (p. 159).
86Marie Loison
Jacques Rodriguez, Le pauvre et le sociologue. La construction de la tradition sociologique anglaise. XIXe-XXe siècles, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2007, 250 p.
87Le livre de Jacques Rodriguez présente une double gageure : d’une part, rendre compte d’une histoire de la sociologie dans un pays où celle-ci n’a eu que tardivement une reconnaissance institutionnelle et au sein duquel la communauté internationale des sociologues ne reconnaît guère de figures marquantes avant la deuxième moitié du XXe siècle ; d’autre part, trouver l’unité de cette sociologie dans des réflexions sur la pauvreté alimentant les formes de l’intervention politique, quand bien même les politiques de lutte contre la pauvreté ont emprunté dans ce pays des voies aussi différentes que l’enfermement des pauvres dans des workhouses au XIXe siècle, la protection généralisée par le Welfare State beveridgien ou les politiques d’activation du New Labour. En parcourant deux siècles d’histoire de la pensée anglaise sur la pauvreté et la façon de la combattre, l’auteur nous indique comment se construit, de E. Chadwick à A. Giddens en passant par J. S. Mill, H. Spencer, S. Rowntree, T. H. Marshall, L. Hobhouse et quelques autres encore, la tradition sociologique anglaise.
88Cette tradition se décline selon quatre dimensions étroitement liées. La première est une attention privilégiée portée à la question de la pauvreté. Au début du XIXe siècle, c’est la découverte du paupérisme qui nourrit une intense activité d’enquêtes sociales menées par les statistical societies. Il s’agit cependant plus alors de « consolider le marché » que d’apporter des connaissances nouvelles sur la pauvreté. L’?enquête de 1832-1834 sur l’assistance publique appuie par exemple les critiques libérales portant sur les anciennes lois des pauvres, interprétées comme des incitations à la paresse et des trappes à pauvreté, et sert à l’édification de la New Poor Law de 1834 contraignant les pauvres au travail ou à l’enfermement. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les études sur la pauvreté prennent un caractère plus scientifique et plus systématique. Même si elles restent pour l’essentiel le travail d’amateurs éclairés, elles tracent les linéaments d’une sociologie de la pauvreté en déployant des méthodes d’enquête spécifiques (observation par immersion dans le milieu pour Mayhew entre 1849 et 1851, utilisation des School Board Visitors comme informateurs par C. Booth à partir de 1886, enquête sur échantillon représentatif par A. Bowley en 1912…) et en apportant les premières réponses argumentées à la question des causes (sociales) et des conséquences (individuelles) de la pauvreté. Cet intérêt pour la pauvreté est souvent orienté par la volonté de la révéler. Il s’agit en fait d’apporter aux pouvoirs publics la démonstration de son importance. Ce sera d’ailleurs encore un fil directeur des travaux sur la pauvreté au XXe siècle qui alimentera les débats sur la mesure de la pauvreté. Dans son enquête sur York de 1936, S. Rowntree indiquera ainsi qu’en dépit de l’amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière depuis le début du siècle, pas loin de 30 % des habitants de la ville vivent en dessous d’un seuil de pauvreté qu’il définit en s’aidant des travaux des nutritionnistes. Dans les années 1950, les travaux de P. Townsend s’attacheront à renouveler la définition de la pauvreté en insistant sur la dimension sociale (et donc relative) de la pauvreté.
89La deuxième dimension de cette tradition est une méfiance longtemps affirmée vis-à-vis des développements théoriques – méfiance qui contribue à expliquer l’institutionnalisation manquée de la sociologie. Les travaux des premiers sociologues anglais sont en effet souvent caractérisés par une attention privilégiée aux faits et chiffres, renvoyant à une conception de la recherche scientifique marquée par la primauté donnée à la méthode inductive : de la collecte et de l’observation des faits doit naître l’explication. Paradoxalement, le développement tardif d’une sociologie académique entérinera cette coupure entre théorie et empirie, les figures marquantes du XXe siècle développant des travaux de philosophie sociale faiblement étayés par des études empiriques.
90La troisième dimension est un lien étroit entre recherche scientifique et réforme sociale. Si la première sociologie anglaise ne se pique pas de théorie, c’est en effet aussi parce que les méthodes d’analyse déployées ont directement vocation à permettre l’intervention sociale et politique. C’est par exemple la fonction première des statistical societies et des blue books qu’elles publient. C’est aussi celle des institutions qui se créent en 1896 sous le nom d’« écoles de sociologie » pour former les travailleurs sociaux. C’est encore le rôle dévolu à l’enseignement universitaire créé en 1951 et appelé social administration. Les sociologues frayent ainsi bien souvent avec le pouvoir politique, en permettant un dévoilement des phénomènes (Chadwick mettant en évidence l’état sanitaire de la population ouvrière en 1842, C. Booth révélant la pauvreté londonienne à la fin du XIXe siècle), en se faisant occasionnellement les ingénieurs du social (Rowntree contribuant par sa ligne de pauvreté à déterminer le montant des prestations sociales de l’État-providence), en pesant parfois de façon décisive sur les orientations des politiques sociales (Hobhouse en éminence grise du New Liberalism ou Giddens comme principal artisan de la « troisième voie » empruntée par Tony Blair).
91La quatrième dimension se découvre enfin dans la mise en évidence, au sein de la sociologie académique anglaise du XXe siècle, d’un socle philosophique commun sur lequel se projette l’ombre des théories libérales hégémoniques du siècle passé. Ainsi, de L. Hobhouse à A. Giddens en passant par T.H. Marshall, lorsque les sociologues admettent une intervention de l’État pour favoriser la solidarité, cette intervention est imaginée comme devant avant tout stimuler la réflexivité et l’autonomie des individus. Lorsqu’ils définissent la citoyenneté, au-delà de la reconnaissance des droits civils, politiques et sociaux nécessaires à son expression, ils l’identifient de façon exigeante comme un comportement d’engagement individuel pour le bien commun, d’où découle la logique de réciprocité des politiques sociales : pas de droits sociaux sans devoirs pour les bénéficiaires.
92J. Rodriguez retrace avec brio ce climat mental spécifique à l’Angleterre qui explique les formes particulières prises, dans ce pays, par la sociologie. Une telle démarche de mise en évidence d’une cohérence historique passe nécessairement par une sélection raisonnée des auteurs et des œuvres. On pourrait par exemple déplorer la faible place accordée à l’approche marxiste hétérodoxe d’E. Thompson sur la classe ouvrière, cantonnée à un travail d’historien (même si l’auteur reconnaît qu’il fait néanmoins œuvre de théorie sociale). On pourrait aussi regretter que le travail de R. Hoggart sur la culture du pauvre ne soit guère présenté, alors que la sociologie française, à la suite de J.-C. Passeron, en a fait un auteur incontournable. Mais ce serait méconnaître que ce qu’on appelle « tradition » scientifique est toujours en partie une construction opérée par les historiens des sciences en fonction des préoccupations du présent.
93Jean-Michel Wachsberger
Notes
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[1]
Sur ce point, je renvoie à la présentation de Julien Damon, « Introduction à A. Alesina et E.L. Glaeser, La lutte contre la pauvreté et les inégalités des deux côtés de l’Atlantique : un monde de différences », publiée dans Horizons stratégiques, n° 2, octobre 2006.
-
[2]
Jean-Claude Barbier, « Au-delà de la ‘flex-sécurité’ une cohérence sociétale solidaire au Danemark », in Paugam S., Repenser la solidarité, l’apport des sciences sociales, Paris, PUF, Le lien social, p. 473-490.
-
[3]
« La perception de la pauvreté en Europe depuis le milieu des années 1970. Analyse des variations structurelles et conjoncturelles », Économie et statistique, n° 383-384-385, décembre 2005, p. 283-305.
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[4]
Prêt Locatif Social. Les opérations financées par des PLS sont destinées à accueillir des ménages dont les ressources excèdent celles requises pour accéder aux logements financés par les prêts PLUS (Prêt Locatif à Usage Social) et qui rencontrent des difficultés pour trouver un logement, notamment dans des zones de marché tendu.
-
[5]
Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey (dir.), Dictionnaires Le Robert, 2000.
-
[6]
Gardella Édouard, 2003 « Au-delà des lectures sociologiques et psychiatriques de l’exclusion ? », Terrains & Travaux, n° 5 (« Urbanités ») p. 165-176,
-
[7]
Soutrenon Emmanuel, 2005, « Offrons-leur l’asile ! Critique d’une représentation des clochards en « naufragés », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 159, p. 88-115.