Couverture de POPU_503

Article de revue

L'impact de la loi de 1948 sur les trajectoires résidentielles en Île-de-France

Pages 351 à 366

Notes

  • [*]
    Université de Paris X-Nanterre.
  • [**]
    Institut national d’études démographiques.
  • [1]
    En France, toute la période de l’entre-deux-guerres et celle de la seconde guerre mondiale ont été marquées par une réglementation de blocage des loyers mise en place en 1914 (Ailap, 1984; Morio, 1977). En 1945, suite aux dispositions juridiques établies pendant la guerre, quasiment tout le parc immobilier est sous le coup de la réglementation des loyers.
  • [2]
    Seuls 1600000 logements ont été construits en France entre 1919 et 1939. À la fin de la seconde guerre mondiale, les destructions sont d’ampleur limitée (500000 logements détruits, 140000 endommagés).
  • [3]
    Cette étude a été effectuée dans le cadre d’un DEA. Pour plus de détails, voir Loiseau, 2003.
  • [4]
    En raison de problèmes de cohérence des données concernant le parc loi de 1948 dans l’enquête Logement 2002 (sur déclaration des ménages jeunes et emménagés récents), nous avons préféré utiliser les données de l’enquête de 1996.
  • [5]
    Pour une présentation de l’enquête, voir Lelièvre et Vivier (2001).
  • [6]
    Le propriétaire peut légalement expulser son locataire si le logement loi de 1948 est occupé moins de 8 mois dans l’année.
  • [7]
    Le plan d’épargne logement a été créé en 1965.

1 Au lendemain de la seconde guerre mondiale, tous les pays européens souffrent d’une grave crise du logement tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Cette pénurie de logements résulte des destructions qui ont eu lieu pendant la guerre mais aussi de l’insuffisance du niveau de la construction entre 1918 et 1940, du fait de la récession économique et de la faible rentabilité de l’immobilier résidentiel de rapport (Lefèvre, Mouillart et Occhipinti, 1991). Dès le début du premier conflit mondial, la plupart des pays belligérants avaient en effet instauré un système de contrôle des loyers destiné à protéger les locataires durant cette période de guerre [1]. Cette situation s’est en fait prolongée, notamment en raison de l’inflation croissante provoquée par la crise économique des années 1920 (Louvot, 2001). La seconde guerre mondiale n’a fait que renforcer la pénurie de logements, surtout dans les pays dont le parc immobilier avait été fortement détruit [2]. Les besoins de logements après 1945 étaient tels que l’intervention de l’État apparaissait comme légitime et nécessaire. Tous les gouvernements durent s’engager dans un effort de reconstruction, certains misant sur l’initiative privée (Amérique du Nord, Suisse), d’autres sur la construction de logements sociaux (Pays-Bas) ou sur la multiplication des aides de l’État en faveur des populations les plus défavorisées (Allemagne, France, Belgique). Ces politiques visaient à relancer la construction neuve en incitant les ménages à accéder à la propriété et en favorisant les investissements dans le logement locatif de rapport. Mais pour réaliser ce deuxième objectif, il fallait redonner confiance aux investisseurs privés qui s’étaient détournés de l’immobilier de rapport en raison du contrôle des loyers et de la réglementation des logements locatifs.

2 C’est dans ce contexte européen d’après-guerre que la loi du 1er septembre 1948 est votée en France. Son objectif est d’organiser la sortie du blocage des loyers en libérant les loyers des constructions futures de façon à favoriser le retour des investisseurs privés dans ce secteur (Merlin, 1988). Nous présenterons d’abord le contenu de la loi et les caractéristiques du parc de logements soumis à la loi de 1948 et celles de leurs occupants. Puis, grâce aux données de l’enquête Biographies et entourage réalisée par l’Ined en 2001, nous nous attacherons à mieux cerner l’impact d e la loi de 1948 sur les trajectoires résidentielles des Franciliens et plus généralement son rôle dans le fonctionnement du marché du logement en Île-de-France depuis cinquante ans [3].

I – La constitution d’un texte de loi « mythique »

3 Contrairement à ce qui est parfois avancé, la loi du 1er septembre 1948 rompt avec l’esprit des différentes réglementations sur les loyers qui se sont précédemment succédé. D’intention libérale, elle aménage la sortie du blocage des loyers des logements construits avant 1949 et libère les loyers des constructions à venir pour favoriser le retour des investisseurs (Prost, 1982). Il s’agissait de trouver un compromis entre les intérêts des locataires et ceux des propriétaires (Fribourg, 1998). Dans ce contexte, la réglementation des loyers est utilisée comme une mesure d’exception, appliquée aux communes où la crise est la plus grave : le champ d’application de la loi se limite aux zones de concentration urbaine, aux localités sinistrées par la guerre et aux zones en expansion, c’est-à-dire celles qui s’industrialisent et s’urbanisent.

4 Avec la loi du 1er septembre 1948, la protection des locataires fait son apparition dans l’histoire du logement en France. La loi instaure en effet le « maintien dans les lieux » pour les locataires et ce, quelle que soit la date de début de la location. Des exceptions sont cependant prévues, notamment dans le cas où le locataire occupe insuffisamment le logement, c’est-à-dire moins de huit mois par an. Dans le cas où le locataire est exclu « légalement » (après des travaux par exemple), ce dernier n’est pas relogé sauf lorsqu’il s’agit d’une expulsion pour utilité publique. Le maintien dans les lieux, qui constitue un avantage à caractère exceptionnel pour le locataire, est tout de même limité par le droit de reprise du propriétaire. Ainsi la loi du 1er septembre 1948 prévoit que les propriétaires peuvent récupérer leur bien pour se loger, loger leurs descendants ou bien encore pour reconstruire des logements neufs. Dans ce cas, ils doivent reloger les locataires dans des conditions similaires.

5 Bien que d’intention libérale, la loi du 1er septembre 1948 a pratiquement « gelé » les loyers du parc privé ancien, du fait du maintien dans les lieux des locataires limitant les possibilités de reprise des logements par leurs propriétaires. Elle a en quelque sorte produit l’effet inverse à celui recherché, entraînant la pérennisation d’un parc de logements anciens, de moindre confort, voire insalubres, mais dont les locataires bénéficient d’une protection de maintien dans les lieux et d’un régime de loyers très favorable.

II – La disparition progressive du parc de logements loi de 1948

6 Dès 1958, des possibilités de sortie du champ d’application de la loi du 1er septembre 1948 ont été aménagées pour libérer les logements conformes à certaines normes de confort (les premières catégories) et pour les logements devenus vacants.

1 – Les incidences de la normalisation du parc de logements sur la disparition du parc loi de 1948

7 La politique française de résorption de l’habitat insalubre menée dès le début du xx e siècle a été accélérée par les pouvoirs publics à partir des années 1970 du fait de la mobilisation de l’opinion publique (campagnes de presse, manifestations) consécutive à des drames liés à de mauvaises conditions de logement (incendies, maladies, etc.) ainsi qu’à la situation des sans-abri et au logement précaire de certaines catégories de la population (en hôtel, meublé, bidonville, etc.) (Ballain, 1987; Magri, 1977). Après différents textes juridiques, c’est la loi du 10 juillet 1970, dite loi Vivien, tendant à faciliter la résorption de l’habitat insalubre, qui donne une portée légale à la rénovation urbaine en favorisant le processus de normalisation général de l’habitat.

8 Les opérations de réhabilitation et les destructions liées à la politique de rénovation urbaine menée sur les îlots insalubres ainsi que la vente de certains logements ont conduit à la disparition d’une partie importante du parc loi de 1948. Les différentes études et recherches sur le parc soumis à la loi de 1948, réalisées pour la plupart à partir des données des enquêtes Logement de l’Insee, font état d’une très nette et très rapide diminution du nombre de ces logements et ce, depuis la fin des années 1960. En 1973, le parc loi de 1948 représentait 6,6 % du parc français (1137000 logements) alors qu’en 2002 il n’en représentait plus que 1 % (soit 246000 logements) (tableau 1). C’est à Paris et dans sa région que l’impact de la normalisation (induite par la rénovation urbaine) sur la disparition du parc loi de 1948 a été le plus fort. En 1973, 311000 logements parisiens étaient réglementés par la loi de 1948, ce qui représentait 29 % de l’ensemble du parc; en 2002, on ne comptait plus que 39000 logements de ce type, soit 3,4 % du parc parisien.

Tableau 1

Évolution du poids du parc loi de 1948 dans le parc de logements parisien, dans celui de l’agglomération parisienne et au niveau national de 1973 à 2002

Tableau 1
1973 1978 1984 1988 1992 1996 2002 Paris 29 %* (311) 23 % (259) 15,2 % (173) 9,7 % (108) 8,6 % (95) 4,8 % (54) 3,4 % (39) Agglomération parisienne (sans Paris) 10 % (205) 6,7 % (151) 4 % (97) 3 % (72) 2 % (56) 1,2 % (35) 0,8 % (25) France entière 6,6 % (1137) 5 % (934) 3,5 % (705) 2,4 % (502) 2 % (443) 1,4 % (337) 1 % (246) Note : entre parenthèses figurent les effectifs de logements (en milliers). Lecture : en 1973, 311000 logements parisiens soit 29 % des logements du parc parisien étaient réglementés par la loi du 1er septembre 1948. Source : Insee, enquêtes Logement de 1973 à 2002.

Évolution du poids du parc loi de 1948 dans le parc de logements parisien, dans celui de l’agglomération parisienne et au niveau national de 1973 à 2002

2 – Les différentes filières de sortie du champ d’application de la loi de 1948

9 En 1982, un rapport au ministre du Logement de Pierre Merlin détaille les différentes filières de sortie du champ d’application de la loi de 1948. Les ventes aux locataires constituent la modalité de sortie la plus fréquente. Ainsi, sans changer de logement, d’anciens locataires concernés par la loi de 1948 ont changé de statut d’occupation en devenant propriétaires; d’autres sont devenus locataires dans le parc privé à loyers libres après la réhabilitation de leur logement. Les libérations suite au départ ou au décès des locataires ont été un autre moyen de sortie du champ d’application de la loi, les propriétaires profitant de ces changements pour mettre les logements aux normes du marché.

10 Le rapport Merlin souligne qu’il existe des abus, à la fois du côté des propriétaires qui cherchent à échapper à la loi de 1948 sans réaliser de travaux de mise aux normes, mais également du côté de certains locataires qui se protègent parfois abusivement derrière la loi en faisant la « chasse aux détails juridiques » pour continuer à bénéficier d’une rente de situation. En effet, certains locataires ont développé des stratégies et un savoir-faire juridique de façon à éviter que leurs logements ne sortent du champ d’application de la loi, en plaidant tel ou tel inconvénient (installations sanitaires absentes ou inadaptées, etc.). Ce climat de tension dans le parc ancien est largement lié au décalage entre les niveaux de loyers fixés par la loi de 1948 et ceux pratiqués couramment dans le secteur privé, en particulier à Paris et dans les grandes agglomérations urbaines où les tensions sur le marché immobilier et foncier se font le plus ressentir du fait de l’inflation des loyers (cf. figure 1).

Figure 1

Loyers annuels moyens bruts au m2 selon les secteurs locatifs et les catégories de communes en 2002 (en euros)

Figure 1

Loyers annuels moyens bruts au m2 selon les secteurs locatifs et les catégories de communes en 2002 (en euros)

Source : Insee, enquête Logement 2002.

III – Quelques caractéristiques sociodémographiques de la population occupante

1 – Une présence importante de locataires âgés

11 Les données des différentes enquêtes Logement réalisées par l’Insee de 1973 à 2002 permettent de constater que les locataires bénéficiant de la loi de 1948 sont en moyenne présents dans leur logement depuis longtemps. En 1996, la durée d’occupation des locataires de ce parc s’élevait en moyenne à 20 ans, contre 10 ans dans le parc HLM et 5,6 ans dans le parc privé. Cette ancienneté moyenne d’occupation influe très fortement sur la structure du peuplement du parc loi de 1948, qui se caractérise par l’âge élevé de ses locataires. Ainsi, selon une étude réalisée par A. Massot (2000) à partir des données de l’enquête Logement de 1996, « les locataires du parc loi de 1948 étaient en moyenne âgés de 64 ans contre 48 ans pour l’ensemble des ménages d’Île-de-France ». Les moins de 30 ans ne représentaient que 4 % des locataires dans le parc loi de 1948 contre 29 % dans celui à loyers libres alors que les plus de 70 ans représentaient respectivement dans chacun des parcs 42 % et 10 % des locataires [4].

2 – Des ménages de petite taille, essentiellement constitués d’une personne seule

12 Le parc loi de 1948 concentre aujourd’hui une forte proportion de ménages composés d’une à deux personnes. Cela s’explique d’abord par la structure par âge des locataires de ce parc. Un certain nombre de ménages se retrouvent composés seulement d’une personne après le décès du conjoint ou parce que les enfants ont acquis leur autonomie résidentielle. De plus, depuis les années 1970, la proportion de ménages de grande taille reste faible dans la mesure où les logements du parc loi 1948 ont en majorité une faible superficie. Ainsi en 2002, selon les données de l’enquête Logement, le parc loi de 1948 était le secteur du parc locatif où la proportion de ménages composés d’une personne seule était la plus importante : elle y atteignait 46 % contre 19 % dans le parc HLM et 43 % dans le parc à loyers libres.

3 – Une forte proportion d’inactifs

13 La distribution par catégorie socioprofessionnelle des personnes de référence des ménages indique la spécificité de la composition sociale du parc loi de 1948 par rapport aux autres secteurs du parc de logements. En 2002, la proportion d’inactifs y était plus élevée que dans les autres secteurs du parc locatif (45 % contre 31 % dans le parc HLM et 27 % dans le parc privé). Cette situation s’explique là encore par la structure par âge des locataires qui influe fortement sur leur taux d’activité. Au total, 34 % des personnes de référence des ménages de ce parc sont retraitées.

IV – Une analyse en termes d’étapes résidentielles à travers l’analyse des données de l’enquête Biographies et entourage

14 L’enquête Biographies et entourage réalisée par l’Ined en 2001 a reconstitué l’ensemble des trajectoires résidentielles de 2830 Franciliens âgés de 50 à 70 ans [5]. Parmi eux, seuls 147 ont réalisé entre 1948 et 2001 au moins une étape résidentielle significative (de plus d’un an) dans un logement réglementé par la loi de 1948, ce qui représentait seulement 5 % de la population enquêtée mais 12 % des Franciliens nés à Paris, 7 % de ceux nés en petite couronne et 3 % de ceux nés en grande banlieue.

15 Sur les 147 personnes ayant effectué au moins une étape dans un logement soumis à la loi de 1948 au cours de leur parcours résidentiel, 23 % en ont réalisé deux, 10 % en ont effectué trois et 5,5 % quatre ou plus. Près de la moitié des étapes ont duré moins de 5 ans et elles se situaient généralement en début de parcours résidentiel (avec les parents ou de façon autonome). Toutefois, la durée moyenne d’occupation des logements du parc loi de 1948 reste significativement supérieure à celle des logements des autres secteurs locatifs (cf. supra). On observe par ailleurs grâce aux données de l’enquête Biographies et entourage que plus les étapes en logement loi de 1948 sont courtes, plus elles ont tendance à être multipliées.

16 À la date de l’enquête (en 2001), seuls 11 enquêtés étaient encore logés dans un logement réglementé par la loi de 1948, soit 0,4 % de l’échantillon étudié.

1 – Le statut d’occupation qui a précédé la première étape en logement loi de 1948

17 L’enquête a recueilli les trajectoires des individus depuis leur naissance, c’est-à-dire en partie dans les logements occupés avec les parents. 22 enquêtés ont occupé un logement loi de 1948 dès leur naissance (figure 2). Pour les autres, le statut d’occupation le plus fréquent avant la première étape résidentielle en logement réglementé par la loi de 1948 était celui de locataire dans le secteur privé (52 % des cas). Cette forte proportion s’explique notamment par le fait que bon nombre de logements ont changé de régime locatif avec la loi du 1er septembre 1948. Par ailleurs, avant de réaliser leur première étape en logement loi de 1948, 12 % des enquêtés avaient occupé des logements à statut d’occupation dit précaire ou hors du droit commun comme les meublés, les foyers et les garnis, autres composantes du parc « social de fait ». Une proportion identique étaient précédemment logés par leur employeur.

Figure 2

Les parcours logement (depuis la naissance) des enquêtés de Biographies et entourage ayant effectué au moins une étape résidentielle en logement loi de 1948

Figure 2

Les parcours logement (depuis la naissance) des enquêtés de Biographies et entourage ayant effectué au moins une étape résidentielle en logement loi de 1948

* dont 21 % qui ont acheté leur logement loi 1948.
Note : seules les étapes de plus d’un an dans le même logement ont été comptabilisées comme étapes résidentielles.
Source : Ined, enquête Biographies et entourage, 2001.

2 – Le statut d’occupation qui a succédé à la dernière étape en logement loi de 1948

18 Le statut d’occupation le plus fréquent après la dernière étape résidentielle en logement loi de 1948 a été celui de propriétaire avec 32 % des cas. Cette forte proportion s’explique notamment par la fréquence des mises en vente des logements soumis à la loi de 1948. L’achat du logement a été possible pour certains des locataires ayant la primeur de la vente. Cependant, les rachats des logements occupés ne représentent qu’un cas d’accès à la propriété sur cinq. Les faibles loyers pratiqués dans le parc de logements réglementé par la loi de 1948 ont par ailleurs permis à certains locataires d’épargner afin de devenir propriétaires à plus ou moins long terme. On observe également que 31 % des personnes interrogées se sont dirigées par la suite vers le parc locatif à loyers libres et 18 % vers le parc social institutionnel (HLM, immeubles à loyers modérés (ILM), etc.). Cette proportion montre qu’il existe une passerelle entre le parc loi de 1948, composante du parc social de fait, et le parc social institutionnel, car en période de rénovation urbaine et après expropriation pour utilité publique, un certain nombre de locataires ont été relogés dans le parc HLM. Le parc loi de 1948 semble donc également avoir constitué un « parc d’attente », une « étape transitoire » avant l’obtention d’un logement plus confortable et plus spacieux dans le parc privé ou social, ou bien encore avant l’acces s ion à la propriété. Enfin, certains des enquêtés (11) ont fait le choix de rester dans leur logement loi de 1948, même si celui-ci était peu confortable, pour pouvoir vivre dans le même quartier et continuer à bénéficier de la situation centrale de Paris plutôt que de partir (ou s’exiler selon leurs propres termes) en banlieue – la plupart y ont fait installer le confort qui était inexistant, seul un logement ne disposant d’aucun confort à la date de l’enquête.

3 – Les trajectoires résidentielles passées par un logement soumis à la loi de 1948

19 Afin de mieux comprendre le rôle et la place des logements loi de 1948 dans les trajectoires résidentielles, une douzaine d’entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès d’enquêtés ayant effectué au moins une étape dans un logement soumis à la loi de 1948. Il s’agissait d’analyser comment les enquêtés avaient obtenu un logement de ce type, quelle influence ce logement avait eu sur leur trajectoire résidentielle et enfin de quelle manière ils avaient quitté ce parc. Nous avons retenu ici quatre cas dont les trajectoires sont résumées dans les encadrés ci-joints. Ils illustrent bien les différentes modalités d’entrée et de sortie du parc de logements loi de 1948 ainsi que l’impact de ce logement sur leur mode de vie.

L’obtention d’un logement loi de 1948

20 Même si les conditions de confort de ces logements vétustes étaient mauvaises, ils restaient très recherchés en raison de la faiblesse des loyers et de leur localisation en centre-ville. Dans les années 1950, ces logements étaient relativement accessibles, mais ils sont devenus au fil du temps de plus en plus difficiles à trouver du fait de la réhabilitation des centres-villes. L’analyse des trajectoires permet de distinguer plusieurs manières d’entrer dans un logement soumis à la loi de 1948.

21 • La transmission d’un logement loi de 1948

22 Un grand nombre d’enquêtés ont passé leur enfance ou leur adolescence dans un logement qui est devenu de facto un logement loi de 1948 au moment où la loi a été promulguée. Quelques-uns n’ont jamais quitté ce logement ou sont retournés vivre chez leurs parents. Ils ont ainsi pu bénéficier du maintien dans les lieux instauré pour la première fois en 1948 et ont pu en quelque sorte « hériter » d’un logement loi de 1948. C’est le cas de Monique qui aura passé pratiquement toute son existence dans un logement de ce type (cas n°1).

Cas n° 1 Le parcours de Monique : le logement réglementé par la loi de 1948, un bien transmissible

Monique est née en Allemagne en 1949. Quelques mois après sa naissance, ses parents s’installent en région parisienne. Après sept années passées dans la résidence secondaire des grands-parents paternels en grande banlieue, ils trouvent enfin à se loger dans le centre de Paris. En 1956, les grands-parents, qui vivent et ont un fonds de commerce dans Paris, trouvent un trois pièces loi de 1948, sans confort, dans leur immeuble; cela arrange beaucoup le père de Monique qui travaille avec eux. Au moment de l’emménagement, les parents de Monique trouvent le logement dans un état déplorable et quasiment vétuste. Ils y font quelques travaux d’entretien mais n’y installent pas le confort. Le l ogement dispose seulement de WC intérieurs. Les parents de Monique n’ont jamais cherché à déménager pour avoir un logement plus confortable et plus spacieux, à la fois pour bénéficier d’un loyer avantageux et pour préserver la proximité avec les grands-parents et leur commerce. En 1972, Monique, qui travaille depuis quelque temps, s’installe dans une studette loi de 1948 en proche banlieue, pour avoir son indépendance. Quelques mois plus tard, sa mère est hospitalisée; Monique retourne alors vivre chez ses parents pour s’occuper de son père. En l’espace de dix-huit mois, son père puis sa mère décèdent. Elle prend alors la succession du bail loi de 1948 de ses parents, qui à l’époque était transmissible aux descendants. Monique a donc pu bénéficier du droit au maintien dans les lieux. À la fin des années 1970, le propriétaire lui propose d’effectuer à ses frais des travaux pour aménager le confort et une salle de bains moyennant la sortie du bail loi de 1948 sur 8 ans, mais Monique refuse, préférant conserver son niveau de vie et continuer à voyager. En 1984, elle se met en ménage avec Ali dont elle a un enfant deux ans plus tard. Après la naissance de leur fils, ils entreprennent de gros travaux à l’insu du propriétaire. Ali crée une salle de bains et refait toutes les pièces de l’appartement afin de mieux les agencer. Après douze ans de vie commune, Monique et Ali se séparent et Monique vit désormais seule avec son fils dans cet appartement. Depuis 1955, elle n’a jamais déménagé, le loyer et le quartier ont été pour elle des facteurs d’ancrage très importants.
figure im4

23 D’autres enquêtés ont développé des stratégies de retour chez les parents âgés ou encore de « domiciliation fictive » des parents afin d’obtenir ce droit au maintien dans les lieux. Par exemple, certains ménages partis en retraite en province ont laissé leur logement loi de 1948 à un enfant qui a pu bénéficier du droit au maintien dans les lieux à leur décès.

24 • L’importance des réseaux

25 Les logements réglementés par la loi de 1948 devenant un bien rare sur le marché immobilier, une autre manière d’en obtenir un consiste à recourir à ses relations, en particulier au cercle très restreint des proches. Le fait que les parents ou des membres de la famille habitent déjà un logement soumis à la loi de 1948 augmente considérablement les chances d’habiter un jour un logement de ce type, ceux-ci étant à l’affût des logements qui se libèrent dans l’immeuble ou le quartier. Il existait ainsi un sous-marché très fermé auquel seuls les initiés pouvaient avoir accès. Les concierges jouent alors un rôle très important de pourvoyeurs d’informations, comme le montre le parcours de Benoît (cas n° 2). C’est en effet par sa tante, concierge, qu’il peut obtenir un logement loi de 1948 et c’est de nouveau par l’intermédiaire d’une amie concierge qu’il obtient son troisième logement de ce type. Au total, Benoît aura habité dans quatre logements loi de 1948 et cela, grâce à un réseau actif composé de parents et d’amis concierges. Le rôle de la famille dans l’accès au logement loi de 1948 se traduit par une forte proximité résidentielle de ses membres. Il n’était pas rare de trouver dans le même immeuble les grands-parents, les parents, les frères et sœurs, voire les cousins. C’est le cas de Benoît qui obtient son premier logement sur le même palier que ses parents dans un immeuble où ses grands-parents avaient été concierges. Toute la famille étendue a ainsi profité de l’immense avantage que représente la profession de concierge dans un immeuble soumis à la loi de 1948.

Cas n°2 La trajectoire de Benoît : la multiplication des étapes en loi de 1948

Né en 1946, Benoît a passé son enfance et sa jeunesse à Paris, dans un logement loi de 1948, très petit et sans aucun confort. Ses grands-parents paternels étaient à l’époque les concierges de l’immeuble, et c’est par leur intermédiaire que les parents de Benoît avaient obtenu ce logement en 1953. En 1966, sa tante, qui a repris la loge de concierge, lui trouve une pièce en location loi de 1948 sur le même palier que l’appartement de ses parents. Trois ans plus tard, l’immeuble est entièrement mis en vente. Benoît, qui ne souhaite pas acheter, est relogé par les nouveaux propriétaires dans un autre logement soumis à la loi de 1948 en proche banlieue. De leur côté, ses parents sont relogés dans le centre de Paris, une de ses tantes obtient un logement par le biais de la SNCF et ses cousins sont relogés en HLM. Lors de l’opération, Benoît « gagne au change » puisque son nouveau logement, un véritable studio, est un peu plus spacieux et confortable. En 1972, il se marie et a une fille quelque temps après. Deux ans plus tard, grâce à une amie concierge, Benoît et sa femme trouvent un trois pièces. Il s’agit encore d’une location loi de 1948 avec un confort très sommaire. En 1978, naît leur seconde fille. Ils restent cependant dans ce logement sans faire de travaux jusqu’en 1980, date à laquelle la RATP propose à Benoît un trois pièces dans un quartier HLM de banlieue. Si les conditions de logement sont nettement supérieures aux précédentes puisqu’ils disposent de tout le confort moderne, le quartier leur paraît vite insupportable au quotidien. Après quelques années, ils mettent fin à cette expérience en HLM qu’ils qualifient de mauvaise et retournent s’installer dans leur précédente commune. Ils trouvent de nouveau, par relations, un trois pièces anciennement réglementé par la loi de 1948 et dont le loyer n’a pas été réévalué après leur arrivée. Aujourd’hui, Benoît est à la retraite, sa fille cadette vit toujours chez eux, et l’aînée habite avec son conjoint et ses enfants dans un quartier HLM de la même commune.
figure im5

26 La trajectoire de Luc représente un autre cas de figure (cas n° 3). Ce n’est pas le réseau familial qui intervient mais les relations professionnelles. Ainsi, Luc prend la succession d’un collègue de travail auquel il doit payer une reprise, c’est-à-dire une somme d’argent, pour l’avoir recommandé au propriétaire. Le locataire pouvait ainsi monnayer l’avantage que représentait le logement à très faible loyer. Même si elle n’était pas légale, la reprise, parfois élevée (4000 francs en 1976 pour Luc) se pratiquait fréquemment en raison de la crise du logement et du formidable atout que constituait un bas loyer.

Cas n° 3 La trajectoire de Luc : le logement loi de 1948, une étape avant l’accession à la propriété

Luc est né à Bayonne, en 1949. À 21 ans, il quitte ses parents pour venir travailler et s’installer en région parisienne. Il accepte en 1971 un poste d’éducateur dans un centre spécialisé pour jeunes en difficulté. Il loge sur place dans une chambre sans confort. Il y reste 18 mois puis trouve un nouvel emploi dans un établissement de recherche aéronautique, poste qu’il occupe toujours à l’heure actuelle. Après quelques mois passés dans une chambre de bonne sans confort, il prend la succession d’un de ses collègues dans un logement loi de 1948 situé dans le sud de Paris moyennant une reprise. Il reste trois ans dans ce petit logement. Le manque de confort et la faible superficie ne le dérangent pas car il y passe très peu de temps. La journée, il travaille, et le soir, il suit les cours du CNAM (Conservatoire national des arts et métiers). Le modeste loyer lui permet d’avoir un logement dans un quartier bien desservi par les transports en commun et de faire des économies. En 1975, son frère « monte à Paris » et s’installe avec lui. Cette cohabitation est écourtée car le quartier est en pleine rénovation. En 1976, tous les habitants de l’immeuble sont expropriés et relogés pour la plupart par la mairie de Paris. Le frère de Luc est relogé dans une cité HLM en banlieue. Luc ne souhaite pas vivre en HLM et pré f ère rester à Paris pour continuer à suivre les cours du soir du CNAM. Il trouve alors pour la seconde fois par l’intermédiaire de relations professionnelles une location loi de 1948 en proche banlieue à proximité de son lieu de travail. Il doit verser une reprise de 4000 francs pour obtenir ce logement même si l’appartement est humide, froid et vétuste. En 1983, Luc se marie. Avant même la naissance de leur premier enfant, Luc et sa femme décident de quitter ce logement trop inconfortable pour accueillir un nouveau-né. Luc se renseigne pour faire une demande de logement social; on l’informe des longs délais d’attente. Ne trouvant rien d’accessible dans le parc privé, Luc et sa femme décident de devenir propriétaires, grâce à l’argent économisé pendant plusieurs années du fait de la modicité de leur loyer. En 1984, ils achètent un trois pièces avec tout le confort moderne en proche banlieue. En 1986, naît leur seconde fille. Au bout de quelques années, le logement devient trop petit; Luc et sa femme se mettent à chercher un logement où chacune des filles aurait sa chambre. En 1997, ils revendent difficilement leur logement situé en ZUP et achètent au prix d’un endettement important un appartement plus spacieux dans une résidence de standing. Luc, dont la femme n’a pas d’activité professionnelle, éprouve des difficultés à rembourser les prêts. Cette situation tendue entraîne la séparation du couple en 2002. Luc doit ainsi vendre l’appartement et chercher un autre logement. Cette fois, il se dirige vers le secteur locatif, n’ayant plus les moyens d’acheter. Grâce au 1 % patronal, Luc qui a la garde de ses filles obtient un logement de quatre pièces dans une résidence HLM à proximité de son lieu de travail. Au moment de l’entretien, Luc n’a aucun projet résidentiel, il attend le jugement de son divorce et peut-être la délocalisation de son entreprise à Toulouse.

27 Comme en témoignent les exemples précédents, il apparaît très clairement que les réseaux relationnels notamment familiaux, amicaux, professionnels et de voisinage ont joué un rôle primordial dans l’accès à un logement réglementé par la loi de 1948. Grands-parents, parents, oncles, tantes et collègues sont mobilisés et de véritables stratégies sont déployées aussi bien pour accéder à un tel logement que pour s’y maintenir.

figure im6

28 • Les échanges de logements

29 L’échange de logements était très fréquent et permettait aux ménages qui habitaient déjà un logement loi de 1948 de déménager tout en continuant à bénéficier de la loi. C’était un moyen d’adapter le logement aux besoins de la famille tout en gardant l’avantage de payer des loyers beaucoup plus faibles que ceux pratiqués dans le secteur libre. Ces échanges donnaient souvent lieu à des reprises et à des « combines », pour reprendre l’expression de Muriel. Son histoire fait apparaître un autre acteur du marché très étroit que représentait le parc de logements loi de 1948 : les agences immobilières. Dans ces cas-là, le prix à payer pour entrer dans le logement comprenait non seulement une reprise au locataire qui laissait son logement mais également la rémunération de l’agence. Les stratégies très complexes qui étaient mises en œuvre rendent compte de la difficulté d’accès à ces logements.

Cas n° 4 La trajectoire de Muriel : l’achat du logement loi de 1948

Née en 1941, Muriel passe son enfance avec ses parents dans un trois pièces sans aucun confort et qui devait probablement être une location soumise à la loi de 1948. En 1964, Muriel se marie et cherche un logement situé à proximité de chez ses parents. Après avoir consulté plusieurs agences immobilières, Muriel, intéressée par un logement loi de 1948, accepte la « combine » mise au point par une agence et la locataire de ce logement qui désirait percevoir une reprise. Ne pouvant obtenir cet appartement que dans le cadre d’un échange, elle va s’installer provisoirement dans un autre logement dont les e nfants de la locataire loi de 1948 sont propriétaires. Trois mois plus tard, après avoir informé la propriétaire du changement et payé une reprise de 10000 francs, Muriel peut s’installer avec son mari dans ce 3 pièces loi de 1948. Quand elle est arrivée dans cet appartement, il n’y avait aucun confort, ni salle de bains, ni chauffage. En 1968, elle divorce mais conserve à son nom le bail de cet appartement. En 1973, elle rencontre Jean qui est à l’époque locataire d’un studio dans Paris. Ils conservent tous deux leur logement et c’est seulement en 1975 que Jean s’installe chez Muriel dans le logement loi de 1948 dont le loyer est nettement inférieur. En 1984, Jean achète à son nom dans un autre immeuble de la même rue un trois pièces plus spacieux et de standing plus élevé. Muriel le rejoint mais conserve son logement loi de 1948, ne désespérant pas qu’un jour la propriétaire le lui vende. Elle y passe quotidiennement pour récupérer son courrier, et a judicieusement laissé tous ses meubles pour laisser croire qu’elle occupe toujours les lieux [6]. Elle y a d’ailleurs logé ponctuellement sa nièce et des amis. Finalement, après 26 années passées en tant que locataire, Muriel achète cet appartement en 1990 à un prix très abordable. À partir de ce moment-là, elle réalise de gros travaux pour le mettre aux normes de confort et d’habitabilité, afin de le louer avec un loyer libre. L’achat a très vite été amorti.
figure im7

30 Mais il ne suffisait pas d’obtenir un logement soumis à la loi de 1948, encore fallait-il pouvoir y rester. Car avec les rénovations, les réhabilitations, les ventes d’immeubles, les assouplissements de la loi qui rendaient les sorties plus faciles, ce parc de logements est devenu en voie d’extinction, surtout à partir des années 1980. Certains ménages ont dû accepter des conditions de logement très inconfortables, et ils ont souvent été amenés à effectuer des travaux à l’insu du propriétaire pour continuer à bénéficier du régime de la loi de 1948. Une des stratégies était de refuser comme Monique toute modernisation du logement qui aurait induit une très forte augmentation du loyer. En fin de compte, avec les années, et malgré les résistances, la plupart ont été obligés d’abandonner d’une manière ou d’une autre leurs privilèges.

La sortie d’un logement loi de 1948

31 • L’obligation de quitter les lieux

32 La rénovation des quartiers du centre de Paris dans les années 1960-1970 a entraîné la démolition de nombre d’immeubles vétustes et donc l’expulsion des locataires. Luc et son frère ont été expulsés. Si son frère a accepté un relogement en HLM en banlieue, Luc a cherché à nouveau un logement loi de 1948 qu’il a trouvé par l’intermédiaire d’un collègue de travail mais auquel il a dû payer une reprise.

33 L’histoire de Benoît témoigne d’un autre cas de figure où les locataires sont dans l’obligation de quitter leur logement. Il s’agit de la vente de l’immeuble entier. Dans ce cas, le propriétaire doit proposer au locataire l’achat de son logement ou le reloger ailleurs dans des conditions similaires. Benoît, ses parents et le reste de la famille n’avaient pas les moyens d’acheter leur logement. Benoît a été relogé par les nouveaux propriétaires dans un autre logement soumis à la loi de 1948, mais en banlieue, ses parents l’ont été dans le centre de Paris, sa tante a obtenu un logement par la SNCF tandis que les cousins ont eu accès à un logement HLM. À deux occasions, Benoît a été obligé de quitter son logement et à chaque fois, il a eu la chance de trouver un autre logement dans les mêmes conditions grâce à son réseau familial.

34 • L’achat de son logement loi de 1948

35 Contrairement à Benoît, certains locataires ont bénéficié du droit de préemption et ont eu la chance de pouvoir acheter leur logement loi de 1948 à un prix intéressant puisqu’il était vendu occupé. Les économies faites sur les loyers ont permis l’accumulation d’un petit capital souvent déposé sur un plan d’épargne logement [7] en vue de l’acquisition d’un nouveau logement. Aussi, lorsque l’opportunité d’acheter leur logement s’offre à eux, ils n’hésitent pas. Certains restent dans le logement malgré ses inconvénients dans l’espoir d’une offre du propriétaire. Muriel attend cette occasion pendant 26 ans au prix de stratégies complexes. En effet, à certains moments de son existence, elle y habite de façon fictive puisqu’en réalité elle vit avec son conjoint dans un autre logement. L’analyse des récits de vie met en évidence les stratégies mises en œuvre par les ménages pour conserver ces logements, même s’ils ne sont plus leur résidence principale. Certains font semblant d’y habiter comme Muriel, d’autres le prêtent, voire le sous-louent à un neveu, une cousine ou des amis fiables pour pouvoir le récupérer plus tard.

36 • Le déménagement dans un nouveau logement et l’accession à la propriété

37 Tous les locataires n’ont pas souhaité rester à tout prix dans leur logement, généralement vétuste, sans confort ou humide. Si beaucoup d’entre eux ont accepté ces conditions en début de cycle de vie, alors qu’ils étaient célibataires ou en couple, la naissance du premier enfant, voire du second est l’événement qui a déclenché le souhait d’accéder au confort moderne. Luc et sa femme estiment leur logement trop insalubre pour y héberger un nouveau-né et, grâce aux économies réalisées sur les loyers, optent pour l’accession à la propriété. La loi de 1948 a ainsi permis à beaucoup de ménages de constituer un apport personnel pour l’acquisition d’un appartement ou d’une maison.

38 Que le logement loi de 1948 ait été une étape dans leur trajectoire ou qu’il ait été le logement principal de leur vie, cette séquence résidentielle a eu un impact très important sur le mode de vie des enquêtés. Les loyers, trois à quatre fois inférieurs (selon la localisation et la catégorie de confort du logement) à ceux pratiqués dans le parc locatif privé, ont permis le maintien dans Paris, dans des quartiers centraux et valorisés, de personnes qui compte tenu de leurs ressources n’auraient pu y rester en payant un loyer libre. Les avantages dont ils bénéficient font dire à tous qu’il serait inconcevable pour eux de devoir s’exiler en banlieue et plus encore de vivre en quartier HLM.

39 Le faible montant des loyers a également permis aux locataires qui sont restés quelques années en logement loi de 1948 de réaliser des économies en vue d’accéder à la propriété. Il est vrai que dans la majorité des cas, l’argent économisé a permis aux locataires et anciens locataires d’un logement soumis à la loi de 1948 de financer l’achat d’une résidence principale (comme le montre l’exemple de Luc ou celui de Muriel) et plus fréquemment encore celui d’une résidence secondaire. D’après l’enquête Biographies et entourage, 43 % des personnes ayant réalisé au moins une étape résidentielle significative en logement loi de 1948 sont propriétaires d ’une résidence secondaire, contre 35 % pour l’ensemble de la population enquêtée. C’est par exemple le cas de Benoît qui a multiplié les étapes en logement loi de 1948 et qui est aujourd’hui propriétaire d’un studio en Vendée. Muriel et son conjoint ont quant à eux récemment acheté un appartement dans le Sud tandis que Monique a acquis, il y a quelques années, un studio dans une station de sports d’hiver qu’elle compte vendre lorsqu’elle sera à la retraite pour financer l’achat d’une maison dans les Pyrénées. Par ailleurs, la modicité de leur loyer a facilité la vie de certains locataires en leur permettant d’avoir un niveau et un mode de vie plus agréables. Monique a ainsi pu voyager très régulièrement à l’étranger pendant plusieurs mois sans avoir à donner congé de son bail tellement le loyer dont elle avait à s’acquitter était dérisoire.

40 L’analyse des trajectoires résidentielles des Franciliens âgés de 50 à 70 ans fait apparaître le rôle spécifique qu’a joué le parc de logements soumis à la loi de 1948 sur une longue période. Même si les logements étaient vétustes et dépourvus de confort, ils ont constitué un parc d’accueil pour les jeunes au moment de leur décohabitation ou mise en union. Bon marché et situé en centre-ville, ce parc a donc permis de franchir la première étape du parcours-logement pour un nombre non négligeable des individus appartenant à ces générations. Avec la réhabilitation urbaine et la gentrification qui l’a accompagnée, cette étape est devenue de plus en plus rare et cela explique en partie le retard à la décohabitation des jeunes.

41 Par ailleurs, les logements loi de 1948 ont permis le maintien dans les centres-villes d’une population qui aurait été obligée, compte tenu du coût du logement, de migrer vers les banlieues. L’existence de ce parc a ainsi contribué à freiner les processus de ségrégation sociale et sa quasi-disparition a marqué les débuts de la gentrification des centres-villes. Actuellement, ce parc social de fait fait cruellement défaut car il constituait malgré son caractère résiduel une sorte de soupape de sécurité. Sa disparition pose la question du logement abordable pour les jeunes et les ménages modestes.

Bibliographie

RÉFÉRENCES

  • Ailap (Association pour l’information sur le logement en agglomération parisienne), 1984, Étude sur le parc loi de 1948 à Paris, Paris, 29 p.
  • Ballain René, Jacquier Claude, 1987, « Les politiques françaises en faveur des mal-logés (1945-1985) », Grenoble, Getur, 269 p.
  • Fribourg Anne-Marie, 1998, « Évolution des politiques du logement depuis 1950 », in Logement et habitat : l’état des savoirs, Paris, La Découverte, p. 223-231.
  • Lefèvre Bruno, Mouillart Michel, Occhipinti Sylvie, 1991, « La leçon des expériences européennes : politique du logement social versus politique du logement pour tous », in Politique du logement : 50 ans pour un échec (coll. Habitat et Société), l’Harmattan, chap. II, p. 89-109.
  • Lelièvre É, Vivier G., 2001, « Évaluation d’une collecte à la croisée du quantitatif et du qualitatif. L’enquête Biographies et entourage », Population, 56(6), p. 1043-1074.
  • Loinger Guy, 1982, « La politique urbaine dans la région parisienne », in Les politiques urbaines françaises depuis 1945, CNRS (Série Histoire Urbaine), p. 92-101.
  • Loiseau Maud, 2003, Rôles et fonctions du parc de logements de la loi de 1948, Mémoire de DEA de démographie, université de Paris X-Nanterre.
  • Louvot Claudie, 2001, « Le logement dans l’Union européenne : la propriété prend le pas sur la location », Économie et Statistique, n° 343, p. 29-39.
  • Magri Susanne, 1977, « Logement et reproduction de l’exploitation. Les politiques étatiques du logement en France 1947-1972 », Paris, Centre de sociologie urbaine, 312 p.
  • Massot André, 2000, « Que reste-t-il de la loi de 1948 en Île-de-France? » Les cahiers de l’IAURIF, supplément habitat n° 26, p. 8-13.
  • Merlin Pierre, 1982, Pour une véritable priorité au logement social à Paris : rapport au ministre de l’Urbanisme et du Logement, Paris, La Documentation française, 394 p.
  • Merlin Pierre, 1988, « L’évolution du parc de logements (1945-1986) », in Transformation de la famille et habitat, Paris, Ined (Travaux et Documents, cahier n° 120), p. 203-221.
  • Morio Simone, 1977, « Le contrôle des loyers en France 1914-1948 », Document pour l’étude comparative des politiques de logement, Paris, Centre de sociologie urbaine, 401 p.
  • Prost Antoine, 1982, « La périodisation des politiques urbaines françaises depuis 1945 : le point de vue d’un historien », in Les politiques urbaines françaises depuis 1945, CNRS (Série Histoire Urbaine), p. 32-47.

Notes

  • [*]
    Université de Paris X-Nanterre.
  • [**]
    Institut national d’études démographiques.
  • [1]
    En France, toute la période de l’entre-deux-guerres et celle de la seconde guerre mondiale ont été marquées par une réglementation de blocage des loyers mise en place en 1914 (Ailap, 1984; Morio, 1977). En 1945, suite aux dispositions juridiques établies pendant la guerre, quasiment tout le parc immobilier est sous le coup de la réglementation des loyers.
  • [2]
    Seuls 1600000 logements ont été construits en France entre 1919 et 1939. À la fin de la seconde guerre mondiale, les destructions sont d’ampleur limitée (500000 logements détruits, 140000 endommagés).
  • [3]
    Cette étude a été effectuée dans le cadre d’un DEA. Pour plus de détails, voir Loiseau, 2003.
  • [4]
    En raison de problèmes de cohérence des données concernant le parc loi de 1948 dans l’enquête Logement 2002 (sur déclaration des ménages jeunes et emménagés récents), nous avons préféré utiliser les données de l’enquête de 1996.
  • [5]
    Pour une présentation de l’enquête, voir Lelièvre et Vivier (2001).
  • [6]
    Le propriétaire peut légalement expulser son locataire si le logement loi de 1948 est occupé moins de 8 mois dans l’année.
  • [7]
    Le plan d’épargne logement a été créé en 1965.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.82

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions