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Article de revue

Interroger les identités : l'élaboration d'une enquête en France

Pages 277 à 305

Notes

  • [*]
    Centre de recherche médecine, sciences, santé et société, Inserm U502, CNRS UMR 8559, EHESS, Paris et Institut fédératif de recherche sur le handicap.
  • [**]
    Institut national d’études démographiques, UR 12, Paris.
  • [1]
    L’Ined, l’Inserm, le ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité, le ministère de la Culture, et la Délégation interministérielle à la ville ont été partenaires de l’Insee dans ce projet.
  • [2]
    Vingt-deux entretiens ont été réalisés en 2000 auprès de 11 femmes et 11 hommes âgés de 23 à 92 ans, leur moyenne d’âge étant de 55 ans. Le choix des personnes enquêtées a été guidé par le souci de recueillir des trajectoires variées et plus ou moins complexes. Un certain nombre d’entretiens ont plus spécifiquement exploré l’identité véhiculée par les lieux.
  • [3]
    Outre les auteurs de cet article, ont participé au groupe de conception de l’enquête : F. Clanché (Insee), E. Crenner (Insee), O. Donnat (ministère de la Culture), F. Houseaux (Insee) et L. Toulemon (Ined).
  • [4]
    Soit les enquêtes Vie quotidienne et santé et Étude de l’histoire familiale qui sont des extensions du recensement de 1999.
  • [5]
    Cf. Crenner E., Guérin-Pace F., Houseaux F. (2002).
  • [6]
    Une convention a été signée entre l’Insee et l’Ined afin de permettre aux partenaires de l’enquête de réaliser 200 entretiens auprès de personnes ayant donné leur accord au moment de l’enquête.

1La réalisation en 2003 par la statistique publique française d’une enquête ayant pour objet la construction des identités a de quoi surprendre. Qu’est-ce qui a pu mener à faire une enquête sur ce thème, qui paraît bien peu statistique et difficile à objectiver? Dans cet article, Isabelle Ville et France Guérin-Pace reconstituent les étapes de l’élaboration de cette opération. Une réflexion préalable sur l’identité a été menée, d’un point de vue théorique et empirique. L’identité a d’abord été prise comme un concept permettant de rendre compte d’évolutions sociales contemporaines, que ce soit dans le rapport des individus au travail, à la famille, mais aussi à leur espace vécu ou à leur santé, ont été présentées pour rendre compte de l’intérêt d’une enquête sur l’identité. Des entretiens exploratoires ont ensuite fait apparaître la diversité des manières qu’ont les individus de se définir, par leur statut social, par le récit des événements de leur vie, par la description de leur personnalité. Les personnes interrogées mentionnent des appartenances de fait, relativement neutres, mais aussi des appartenances qu’elles revendiquent, ou des appartenances qui leur sont imposées. S’appuyant sur ces réflexions, le questionnaire quantitatif synthétise les apports d’enquêtes existantes et introduit diverses innovations, comme l’invitation faite aux personnes interrogées de hiérarchiser les dimensions de leur identité, ou l’interrogation sur l’expérience de la discrimination.

2« L’identité ne se compartimente pas, elle ne se répartit ni par moitiés, ni par tiers, ni par plages cloisonnées. Je n’ai pas plusieurs identités, j’en ai une seule faite de tous les éléments qui l’ont façonnée, selon un "dosage" particulier qui n’est jamais le même d’une personne à l’autre. » (Maalouf, 1998)

3L’Insee et ses partenaires [1] ont réalisé au printemps 2003 une enquête nationale sur la construction des identités, dénommée enquête Histoire de vie. Que la statistique publique s’ouvre à cette thématique peut de prime abord surprendre et conduire à s’interroger sur sa légitimité à explorer une dimension aussi intime et privée, pour laquelle l’observation de type ethnologique ou psychologique semble mieux adaptée. D’où la nécessité d’inscrire la démarche dans un double contexte : celui de l’élargissement des réflexions autour de l’intégration des populations immigrées et celui, beaucoup plus large, des mutations récentes de la société et de ses institutions.

4Le projet d’une enquête nationale sur la construction des identités fait suite aux réflexions d’Alexis Spire (1997) et de François Héran (1998) autour des apports et des limites de l’enquête Mobilité géographique et insertion sociale (MGIS) réalisée par l’Insee et l’Ined en 1992 (Tribalat, 1996). Il peut être considéré comme le fruit d’un double déplacement conceptuel.

5Le premier consiste à inscrire la problématique de l’intégration dans le cadre général de la dynamique des groupes sociaux. L’ampleur que connaît depuis les années 1980 la question de l’intégration des populations immigrées exprime en filigrane « une préoccupation lancinante pour la défense des identités sociales au sein de la nation […]. Le débat sur le caractère “inassimilable” de certains immigrés ou sur la panne de ses “machines à intégrer” que devraient être l’école, l’armée, les églises, l’entreprise ou le monde associatif » et le besoin de réaffirmer les grands principes républicains, montrant qu’ils ont cessé d’aller de soi, « reflètent d’abord les incertitudes qu’éprouvent nombre de Français sur leur propre identité au sein d’une société en mutation » (Héran, 1998, p. 5-7). De ce constat résulte le parti pris d’élargir la question de l’intégration à toutes les fractions de la population susceptibles de rencontrer des difficultés à trouver leur place dans la société, l’intégration des immigrés n’étant qu’un cas particulier.

6Un second déplacement s’inscrit dans le mouvement général qu’ont connu les sciences sociales au cours des dernières décennies, caractérisé par le passage d’une approche objectiviste des groupes, définis a priori, à une prise en compte du sujet, acteur des liens sociaux qu’il tisse. Car, comme le dit simplement Rosanvallon (1995, p. 200) : « C’est à l’histoire individuelle plus qu’à la sociologie qu’il faut de plus en plus faire appel pour analyser le social ». Dans cette perspective, il ne peut être question de définir a priori des critères d’intégration. Considérant l’intégration comme un processus spécifique « toujours inachevé qui est inscrit dans la durée et résulte d’une multiplicité de formes essentielles de lien social » (Spire, 1997, p. 6), il convient de se pencher sur des indicateurs individuels plutôt que collectifs et d’adopter une approche empirique prenant en compte la complexité des interactions sur le terrain et la pluralité des formes de liens sociaux et d’identification.

7Cette inflexion vers une approche à la fois dynamique et contextualisée de la question de l’intégration est justifiée par les importantes mutations de la société au cours des trois dernières décennies. Nous y consacrerons la première partie de cet article, montrant en quoi celles-ci permettent de comprendre ce nouvel intérêt pour l’identité. Nous nous attacherons ensuite à présenter le travail d’élaboration de l’enquête Histoire de vie à travers ses différentes étapes. Dans un premier temps, nous reviendrons sur l’exploitation d’un ensemble d’entretiens exploratoires réalisés en vue de défricher un terrain mal connu et de fournir des pistes pour la mise en place d’un dispositif de recueil de données quantitatives. Puis nous présenterons les différents choix effectués lors de l’élaboration du questionnaire d’enquête en relation avec les enseignements issus de l’analyse qualitative des entretiens.

I – L’identité : un pont entre subjectivité et structure sociale

8Les mutations récentes les plus marquantes sont sans doute celles qui ébranlent les deux grandes institutions, lieux traditionnels de l’intégration, que sont le travail et la famille. Dans un autre registre, le déclin des appartenances religieuses et des idéologies en est une tout aussi importante. D’autres, moins visibles, n’en ont pas moins des répercussions sur les trajectoires individuelles. Parmi celles-ci, on peut citer les transformations de la mobilité géographique qui modifie l’inscription spatiale des populations et leur rapport aux territoires ou encore les avancées de la biologie et de la médecine qui ont contribué à transformer le paysage sanitaire et le rapport au corps et à la santé des individus.

9L’évolution de l’organisation du travail (flexibilité, réduction du temps de travail, etc.) et ses conséquences (chômage, précarité, exclusion) ont largement été décrites, mais les sociologues sont divisés sur l’interprétation des fonctions actuelles du travail. Certains auteurs le considèrent comme un élément essentiel du lien social (Schnapper, 1997) et comme le moyen d’exister par et pour soi-même (Castel, 2001). Cette centralité accordée au travail s’accompagne le plus souvent d’une lecture du chômage et de la précarité comme facteurs d’exclusion sociale, telle qu’elle transparaît dans le concept de « désaffiliation » proposé par Castel (1995) ou dans l’expérience du « chômage total » décrite par Schnapper (1994). Pour d’autres, le double processus de différenciation du travail et de multiplication des espaces sociaux conduit à remettre en cause le travail comme source principale de socialisation ainsi que sa capacité à remplir aujourd’hui sa fonction d’intégration (Gorz, 1997; Méda, 1995; Schehr, 1997). Par ailleurs, les analyses qui se centrent sur la diversité des trajectoires individuelles et non plus sur des populations viennent nuancer les réponses négatives relatives aux transformations du travail. À la rupture des liens sociaux et à l’exclusion font parfois écho le développement de nouvelles compétences et solidarités (Grell, 1986; Rouleau-Berger, 1999; Schehr, 1999), des engagements dans d’autres formes d’activités (Sue, 1994), sources d’échanges pouvant contribuer à la construction d’une identité positive.

10Depuis le milieu des années 1960, la famille est également le lieu de transformations majeures qui se traduisent par trois tendances : la baisse de la fécondité, l’accroissement du taux d’activité des femmes et la diversification des formes de vie privée (Dubar, 2000).

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« La séquence “mariage, fécondité, départ des enfants, veuvage” est désormais concurrencée par d’autres profils où le divorce constitue le principal facteur de diversification. »
(Roussel, 1989, p. 111)

12Ces évolutions ont traditionnellement été interprétées comme les conséquences d’un triple processus d’individualisation, de privatisation et de pluralisation (Théry, 1998). L’individu étant la nouvelle référence, la famille se définit aujourd’hui non plus comme un groupe a priori mais comme le réseau qui se dessine autour de lui. Conséquence de cette individuation, la norme collective est dévaluée et vécue comme une intrusion dans l’espace privé de l’autonomie individuelle. Enfin, la recherche de l’accomplissement de soi à travers l’échange électif et intersubjectif s’accompagne d’un pluralisme des modèles familiaux. Ce cadre d’interprétation du fait familial en termes de recentrage sur l’individu et la vie privée s’accommode toutefois mal de la montée conjointe des solidarités intergénérationnelles et de la propension à faire appel au droit matrimonial (Théry, 1998). Les sociologues divergent sur le sens à donner aux évolutions de la famille contemporaine. Certains y voient l’émergence d’un « individualisme négatif, triomphe d’une logique purement égoïste et hédoniste » (Dubar, 2000, p. 74) pouvant conduire à une « désubjectivation de masse », conséquence de la mise à mal du montage symbolique des places générationnelles qui procure les cadres collectifs indispensables à la vie individuelle (Théry, 1996). D’autres analysent ces changements comme le reflet d’un processus d’émancipation individuelle dans lequel les groupes familiaux et conjugaux sont redéfinis à partir de la contribution qu’ils peuvent apporter à la réalisation de soi (de Singly, 2000; Queiroz, 1998). Pour autant, cette lecture n’implique pas la rupture des liens avec la société, mais s’inscrit au sein même de la dialectique individu/société.

13L’inscription géographique des populations constitue un champ beaucoup moins exploré. La nature et l’étendue des mobilités géographiques se sont considérablement modifiées au cours des dernières décennies. Le développement spectaculaire des moyens de transport a permis aux individus de se déplacer plus loin, que ce soit pour des motifs professionnels ou pour des activités de loisirs ou de consommation, sans que le temps consacré à leurs déplacements quotidiens augmente. À une autre échelle, les migrations internationales sont elles aussi en progression. Par ailleurs, « la multiplication des étapes familiales (décohabitation, recohabitation, mise en couple, séparation) entraîne une augmentation de la mobilité » (Bonvalet et Brun, 2002). Ainsi, les distances parcourues n’ont plus les mêmes significations ni les mêmes conséquences et le rapport des individus au territoire s’en trouve modifié. Les trajectoires géographiques individuelles sont de plus en plus complexes, avec un nombre d’étapes plus important et à des échelles plus diversifiées. Paradoxalement, la tendance à l’uniformisation qui résulte de la mondialisation des échanges s’accompagne d’une résurgence des identités locales ou régionales.

14Depuis les années 1980, la culture régionale est mise en avant à travers l’utilisation de symboles (langues, lieux), la mise en valeur du patrimoine régional et la promotion de personnalités locales. Comme le fait remarquer Dumont (1999, p. 133), « les régions se sont livrées à une véritable quête identitaire dont on peut se demander si elle a fait émerger une identité virtuelle ou une identité réelle ». Plus généralement, on s’interroge sur le processus de construction d’un sentiment d’appartenance à un territoire pour des populations de plus en plus mobiles à l’échelle internationale. Entre les personnes qui déclarent n’éprouver ce sentiment ni à l’égard de leur pays d’origine, ni à celui de leur pays d’accueil ou celles qui déclarent avoir le sentiment d’appartenir à la fois au pays d’origine et au pays d’accueil, on observe de plus en plus d’identités fragmentées ou recomposées qui se constituent en un tout, une multi-appartenance à laquelle l’individu donne sens et qui constitue un reflet de son intégration. Le lieu de naissance et la nationalité sont insuffisants pour saisir le lien entre les individus et leur attachement à un territoire, le sentiment d’appartenance qu’ils développent par rapport à un lieu.

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« L’apparition d’un lieu dans le souvenir a tout d’abord une fonction de reconnaissance et d’appartenance. »
(Muxel, 2002 p. 45)

16Ce sont la trajectoire géographique individuelle et le sens donné aux lieux, qu’ils soient vécus, pratiqués ou même imaginaires, qui constituent un élément essentiel de compréhension des appartenances et des comportements individuels (Cristofoli et Guérin-Pace, 2002).

17Parallèlement aux évolutions de la structure sociale et du lien au territoire, le paysage sanitaire s’est considérablement modifié au cours des dernières décennies avec la « transition épidémiologique ». Les avancées du domaine biomédical ont permis d’allonger l’espérance de vie et de faire reculer les limites de la survie parfois au prix de déficiences sévères.

18Ces évolutions se sont accompagnées d’une transformation des pratiques et des politiques de santé qui peut sembler paradoxale. En effet, alors qu’on ne s’est jamais aussi bien porté, la préoccupation pour la santé ne cesse de s’accroître de la part des gouvernements comme des populations (Fitzpatrick, 2001). La volonté de réduire les risques de santé se traduit, dans la plupart des pays occidentaux, par des interventions reposant sur des modèles psychologiques, visant à modifier les comportements à risque (Ogden, 1996; Crossley, 2002). Parallèlement à cette responsabilisation individuelle (Sontag, 1979), on assiste à une médicalisation croissante de phénomènes à forte composante sociale (obésité, alcoolisme, délinquance, violence…) (Fitzpatrick, 2001; Zola, 1972). Cette mobilisation de la capacité du sujet à exercer un contrôle sur lui-même (Fullagar, 2002; Petersen et Lupton, 1997) fait de la santé un concept-clé de la construction de l’identité, un principe organisateur du bien, de la vertu et du contrôle de soi (Crawford, 1994; Woodward, 1997).

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« Plus que jamais, la taille et la forme du corps agissent comme marqueur de l’équilibre interne, et comme “métaphore culturelle” de la volonté et de la force de caractère. »
(Bordo, 1993)

20Au niveau de l’expérience individuelle, un grand nombre d’analyses microsociologiques ont mis en évidence l’impact de la maladie sur les trajectoires biographiques, l’identité et l’état de santé des acteurs. Même si la maladie ou le handicap s’impose aux personnes, ces dernières ne se cantonnent pas inéluctablement à un rôle de victimes passives, mais apprennent à gérer au quotidien la maladie et les incapacités qui en résultent, tentent de redonner du sens à leur vie, innovent parfois en construisant et en revendiquant de nouvelles représentations et de nouvelles valeurs (par exemple Strauss et Glaser, 1975; Bury, 1982; William, 1984; Charmaz, 1999; pour une synthèse bibliographique, voir Charmaz, 2000; Pierret, 2003; Lawton, 2003). Ainsi, les concepts de « résilience » (Cyrulnik, 2000), de « transcendance » (Charmaz, 1999) ou encore de disability paradox (Albrecht et Devlieger, 1999) ont été proposés pour rendre compte d’un phénomène qui va à l’encontre des représentations culturelles de la maladie et du handicap. En effet, par un travail subjectif et dans des conditions favorables, des personnes atteintes de déficiences ou de maladie, et plus généralement ayant connu une expérience traumatisante, parviennent, contre toute attente, à construire une identité positive.

21L’ensemble des transformations structurelles que nous venons d’évoquer rapidement s’accompagne d’un déclin des idéologies (Dubar, 2000), d’une diminution importante de la pratique religieuse (Donégani, 1998), d’une chute de l’engagement politique et syndical et d’une baisse de la participation électorale, quelle que soit la nature de l’élection. Cette « crise de confiance » dans la démocratie représentative ne révèle pas pour autant une France repliée sur la quête des seuls bonheurs privés, mais traduirait plutôt un mouvement de désenchantement à l’égard du politique. Depuis le milieu des années 1990, on observe des signes multiples d’un retour à l’action publique sous un mode protestataire (Perrineau, 1998), exprimé par de nouvelles formes d’engagement et de participation. Organisées en réseaux plus qu’en institutions, les nouvelles associations ont davantage pour objet des revendications spécifiques et parfois même ponctuelles. Ces mouvements naissent de la mobilisation concrète de personnes qui, à l’origine, se définissent plus sur un mode individuel qu’à travers l’adhésion à une organisation collective préexistante. « Nous concrets pour des je problématiques », comme les définit Ion (1997, cité dans Dubar, 2000, p. 147), ces identités « secondes » ne reposent pas sur des appartenances antérieures revendiquées selon une logique de reproduction mais sont construites, inédites ou renouvelées, de l’ordre de l’invention (Wieviorka, 2001). Le mouvement gay et les associations de malades du sida ou de personnes handicapées sont autant d’illustrations d’une mobilisation qui s’effectue à partir d’une préférence ou d’un drame, et c’est cette expérience personnelle commune qui sert de base au regroupement.

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« C’est dans le passage à l’espace public que l’acteur se constitue, qu’il se dote d’une appartenance collective, qu’il l’assume et la vit pleinement. »
(Wieviorka, 2001, p. 119)

23Ces transformations sont à l’origine d’une diversification des trajectoires individuelles, plus fréquemment marquées que par le passé par des ruptures et des ajustements successifs susceptibles de remettre en question les liens sociaux préalablement établis. L’appartenance à une catégorie sociale, à un groupe politique ou religieux, ne semble plus suffire aujourd’hui à décrire l’attachement de l’individu à la société ni à fournir les bases de son individualisation.

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« Dans cet ensemble social hétérogène, tant d’un point de vue culturel que fonctionnel, la subjectivité de l’individu et l’objectivité du système se séparent, […] les rôles, les positions sociales ne suffisent plus à définir les éléments stables de l’action, parce que les individus n’accomplissent plus un programme, mais visent à construire une unité à partir des éléments divers de leur vie sociale et de la multiplicité des orientations qu’ils portent en eux. Ainsi, l’identité sociale n’est pas un “être” mais un “travail”.»
(Dubet, 1994, p. 16)

25Dès lors, la prise en compte de l’individu, sujet et acteur de son parcours, devient incontournable si l’on veut étudier son inscription dans l’espace social. D’où le parti pris de privilégier le point de vue des personnes, d’appréhender ce « liant signifiant » qu’elles construisent pour donner sens et cohérence aux divers rôles, statuts, appartenances et actions sociales dans lesquels elles sont impliquées et qui constituent leur identité.

26On l’aura compris, c’est une conception empirique de l’identité, définie très largement comme le sens donné à soi-même, qu’ont adoptée les concepteurs de l’enquête. Elle renvoie à la fois à des contenus, descriptions de soi dans des situations spécifiques, et à un processus, travail subjectif dans lequel la personne devient son propre objet de connaissance et qui permet de produire ces descriptions et de tenter de les organiser de manière cohérente (Mead, 1963; Goffman, 1973; Strauss, 1992).

27Il s’agit d’une définition occidentale et contemporaine de l’identité. En effet, les conceptions de la personne et de soi ne sont pas le reflet d’une entité naturelle qu’il convient de dévoiler mais sont construites historiquement en relation avec les modes d’organisation des sociétés. Comme le souligne Norbert Elias (1991), c’est à la densification et à la complexification des relations d’interdépendance entre les individus que nous devons notre conception moderne de nous-même en tant que sujet autonome séparé du monde et des autres. Dès lors, opposer ce qui serait de l’ordre de la subjectivité – associée à l’intimité et à la vie privée – à l’objectivité de la structure et des pratiques sociales serait faire fausse route. Le travail subjectif par lequel les individus façonnent leur identité puise largement ses racines dans l’organisation de la société, et les conceptions de soi les plus intimes sont le reflet des représentations culturelles de la notion de personne (Chauchat, 1999; Ville et Paicheler, 2000).

II – Une approche qualitative des descriptions de soi

28Une première phase qualitative exploratoire a été menée à partir d’entretiens semi-directifs [2] pour répondre à deux objectifs spécifiques : inventorier les formes identitaires spontanément mentionnées par les répondants et appréhender la diversité des thèmes d’identification, les modalités selon lesquelles ils se déclinent et leurs interactions éventuelles.

29Ces objectifs supposaient d’aborder l’entretien de façon à la fois très générale et aussi peu directive que possible. Craignant que les connotations différentes attachées au terme identité ne créent un biais, nous avons volontairement évité d’employer ce mot et l’entretien débutait par la question suivante : « D’une façon générale, pouvez-vous me dire comment vous vous définissez? Pouvez-vous décrire la personne que vous êtes? ». Les réponses était reprises par l’enquêteur, qui faisait préciser en quoi chacune d’elles permettait à la personne interrogée de se définir.

1 – Trois formes identitaires distinctes

30L’analyse des réponses à la question générale qui ouvre l’entretien permet de mettre en exergue trois formes identitaires distinctes face à un questionnement de ce type. La plus fréquente correspond à une identité de type statutaire, pour reprendre la terminologie proposée par Dubar (2000), qui situe la personne dans son espace social.

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« Bon, déjà je m’appelle Catherine, j’ai 23 ans, je suis étudiante en sociologie, en maîtrise de sociologie particulièrement… ».

32Ces premières réponses, plutôt formelles, peuvent être un moyen de faire face à l’embarras éventuel suscité par la question. En témoigne parfois le changement de posture qui suit directement cette première définition de soi. Ainsi, Annie poursuit :

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« C’est toujours difficile de s’analyser soi-même… Je ne sais pas… Je ne me suis jamais posée la question. Je pense que je suis dynamique, je pense que je vais vers les gens, que je parle facilement, que je ne suis pas quelqu’un de timide. »
(Annie, 50 ans, comptable)

34Elle livre alors une identité privée, ce que font spontanément quelques personnes, identité issue de l’histoire personnelle, et non d’une position dans l’espace social. Dans ce registre, deux configurations apparaissent, l’une psychologique, l’autre narrative. La première restitue les caractéristiques « essentielles » du répondant, souvent sous la forme de traits de personnalité et d’inclinations personnelles susceptibles d’expliquer sa manière d’être au monde et ses relations aux autres. En voici une illustration.

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« Je me définirais comme quelqu’un proche de la nature. Ça a énormément d’importance pour moi qui ai besoin de prendre son temps pour être bien! […] La vie parisienne ne me convient pas parce que je suis quelqu’un qui a un rythme de… Il ne faut pas que les choses aillent vite. Je suis quelqu’un qui doit prendre son temps… Le temps de réfléchir, le temps de faire les choses. Quelqu’un de proche de la nature, euh, très attaché à l’environnement, dans la mesure où… je trouve qu’on saccage tout. On va parler des gens maintenant. Par rapport aux gens, je n’aime pas le monde… Je ne suis pas “a-social” du tout dans la mesure où j’aime bien avoir des… Par exemple, j’aime bien les petits groupes, j’ai horreur d’aller dans les grands groupes […] »
(Bertrand, 42 ans, éducateur)

36La forme identitaire narrative, quant à elle, se construit dans la chronologie, dans les actions et interactions quotidiennes de la personne en tant qu’acteur social. Elle résulte d’un travail biographique permettant une mise en récit de soi. Les entretiens reflètent alors un enchaînement d’événements liés par des relations de cause à effet dans un contexte spécifique, comme le montre l’extrait suivant qui débute l’entretien.

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« Ce que j’ai toujours été, c’est une combattante parce que même si cela paraît un peu dur, j’ai eu la chance de perdre mon père à dix ans. […] Il est mort et à partir de ce moment-là, j’ai été élevée, entre autres, par mon frère dans un foyer très uni, par un frère aîné qui avait dix ans de plus que moi. Ce qui fait qu’à partir de cet âge, j’ai eu une formation d’une génération plus loin, plus évoluée que la mienne. Ce que j’ai fait en premier, c’est du sport, toujours des sports individuels : natation, marche, montagne, canoë canadien (descente de rapides). Déjà dans ce milieu, on ne voyait pas beaucoup de femmes. Dans le milieu où j’étais et parmi tous les copains du même âge, déjà je me bagarrais pour avoir ma place et mon mot à dire. Ça a donc commencé très tôt à une époque où cela n’était pas tellement admis. Il faut se rappeler qu’à ce moment-là les filles ne sortaient pas seules, obéissaient aux parents. Ce n’était pas exactement mon cas. Cela m’a amenée à être en lutte avec le front principal, la reconnaissance des femmes. Cela m’a amenée dès les années 1933-1934, avec les mouvements politiques qu’il y avait en Allemagne et la montée de l’hitlérisme, avec la femme au foyer, les “trois K” – cuisine, église, chambre à coucher – à faire partie d’organisations féminines de lutte contre la guerre et pour le droit des femmes. Cela m’a amenée en 1939 à rentrer dans la Résistance… »
(Yvette, 90 ans, laborantine retraitée)

38Certes, ces trois formes identitaires sont dépendantes de la profondeur biographique et donc en partie de l’âge des répondants. De plus, si elles sont suffisamment prégnantes pour caractériser les entretiens, les différentes formes peuvent, à des degrés variables, coexister. Il n’est pas rare qu’une personne se définisse essentiellement à partir de ses appartenances sociales, le plus souvent le travail et la famille, ajoutant des traits de caractère comme éléments explicatifs de ses relations avec les autres dans l’une ou l’autre de ces sphères de la vie sociale. De la même façon, une description de soi principalement psychologique peut être enrichie d’événements biographiques, le plus souvent survenus dans l’enfance, venant éclairer les tendances ou désirs actuels. Il n’en reste pas moins que l’une des formes identitaires caractérise assez nettement chaque entretien.

39Il faut encore préciser que l’émergence d’identités de type statutaire (catégories administratives ou rôles sociaux) est sans doute favorisée par la situation d’entretien, au détriment des formes psychologiques et narratives, lesquelles touchent davantage à l’intimité des personnes.

40Cette première exploitation du matériau qualitatif a été riche d’enseignements pour l’élaboration du questionnaire d’enquête. En effet, s’il n’est pas envisageable de recueillir des définitions de soi spontanées, on peut cependant laisser la possibilité aux répondants de se décrire selon les trois formes émergeant des entretiens. Outre l’identification par les divers rôles, appartenances et statuts conférant un positionnement dans l’espace social, il apparaît important de pouvoir saisir les identités issues de la sphère privée mais qui n’en sont pas moins des discours sur soi socialement construits. La forme identitaire narrative suggère d’introduire dans le questionnement quantitatif une dimension rétrospective en termes de trajectoire, permettant le repérage d’événements et de périodes dans la chronologie des biographies. Quant à la dimension psychologique, elle peut être recueillie à partir d’un questionnement sur la « personnalité », envisagée alors comme une représentation de soi-même. L’étude des relations entre ces trois registres de description de soi permettra de comprendre comment le « soi privé intime » s’ancre dans les appartenances sociales et les expériences individuelles.

2 – De l’appartenance à l’affirmation identitaire

41Les vecteurs d’identification abordés dans les entretiens pour décliner les appartenances objectives, les rôles et les statuts sont assez attendus. La famille y tient une part importante, tant dans la filiation que dans la parentalité, le lien entre générations se déclinant sous le mode de la transmission, de la reproduction ou encore du démarquage. Notons toutefois l’absence de l’« autre sexué » et, particulièrement, l’autre membre du couple, qui révèle probablement les limites à l’intrusion dans la vie privée concédée par les personnes enquêtées. Le travail apparaît également de façon récurrente comme un moyen de se définir, même si l’on ne travaille plus ou pas encore. Les amis, et plus généralement ce qu’apportent à la construction de l’identité les contacts, la confrontation aux autres, est un thème également très présent. Les origines géographiques, l’attachement à certains lieux et certaines activités régulières comme la pratique d’un sport collectif ou les voyages sont encore fréquemment évoquées. La santé, quand elle est problématique, devient également un vecteur identitaire important. En revanche, bien qu’ils apparaissent signifiants, d’autres vecteurs d’identification ne sont pas évoqués spontanément dans certains entretiens mais en réponse à une question de l’enquêteur. Il en est ainsi, en particulier, du nom, des identifications nationales ou régionales pour les personnes qui ne sont pas d’origine étrangère, de l’âge et du sexe. On peut penser que ces appartenances sont vécues comme une évidence, au point que les personnes omettent de les mentionner.

42Par ailleurs, les modalités de l’identification sont variables d’une personne à l’autre et la juxtaposition de ces identifications – dont l’énoncé constitue fréquemment le mode d’entrée dans l’entretien – ne suffit pas à « dire » la personne. Une hiérarchie des différentes appartenances est parfois exprimée. Un rôle social peut être privilégié alors que d’autres ont un statut de fait. La famille, notamment le rôle de parent, constitue parfois un vecteur identitaire puissant pouvant orienter la trajectoire professionnelle, comme en témoigne l’entretien suivant.

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« Un bon père de famille… c’est ce que j’essaie d’être […]. Je préfère qu’on me considère comme un bon père de famille plutôt qu’être comme quelqu’un qui est arrivé dans sa vie professionnelle et puis qui a complètement foiré sa vie à côté. Pour moi, le but sur la terre, c’est pas de travailler! […] Moi j’ai choisi un boulot qui me permettait de commencer de bonne heure le matin pour pouvoir finir de bonne heure le soir et pouvoir rentrer chez moi pour retrouver mes mômes. Donc je rentrais, même tout petits, hein, j’allais les chercher à la crèche, je les torchais, je leur faisais à manger, je les couchais. Plus grands, je leur faisais les devoirs. J’ai toujours fait comme ça. Moi je m’en suis toujours occupé. Puis je trouve que j’ai bien réussi, quoi! Ils se démerdent bien. Ils sont pas cons, ils sont gentils, ils bossent bien à l’école. Je m’éclate avec eux. »
(Alain, 40 ans, cadre dans une institution médico-sociale)

44L’investissement du rôle parental est expliqué dans la suite du récit par la propre histoire familiale de l’enquêté : famille soudée, quatre frères qui s’entendent bien, des parents aimants qui ont su transmettre des valeurs, une ambiance chaleureuse qu’il souhaitait retrouver. Quant à la trajectoire professionnelle, elle est perçue comme le fruit d’une adaptation aux événements plus que comme la concrétisation d’un projet, le travail étant considéré avant tout sous l’angle financier.

45Si l’origine géographique est fréquemment évoquée dans les entretiens, elle donne parfois lieu à une véritable affirmation identitaire révélant le processus de construction biographique sous-jacent. René, né à Alexandrie de parents libanais et exilé à l’âge de 4 ans, se définit ainsi :

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« Une formule un peu triviale, ça serait “bougnoule” occidentalisé c’est-à-dire effectivement comme quelqu’un qui, culturellement, présente tous les signes extérieurs et vraisemblablement beaucoup des signes intérieurs, euh, d’un Européen, Français, élevé dans la… à la fois la tradition judéo-chrétienne et en même temps dans l’école publique. Donc, fils de la République et des valeurs chrétiennes. Et avec au fond un certain nombre de choses, sans doute pas évidentes de prime abord, mais qui se traduisent dans des comportements d’extraversion, de communication qui sont, elles, véritablement ancrées dans le Moyen-Orient d’où je viens. »
(René, 48 ans, directeur culturel)

47À la lumière de ces extraits, il apparaît clairement que les positions dans l’espace social pèsent différemment selon les valeurs et le vécu qui s’y rattachent. Pour chaque thème d’identification abordé dans l’enquête, il faut se donner les moyens de distinguer les appartenances de fait, positions en apparence neutres pour la personne, et les appartenances revendiquées, auxquelles l’individu donne une signification. Le questionnement doit trouver un équilibre entre des appartenances objectivées qu’il convient de caractériser finement et un ensemble de valeurs subjectives qui permettent, le cas échéant, de transformer une appartenance de fait en affirmation identitaire.

3 – Les assignations ou identités imposées

48Les personnes s’identifient aussi à travers le regard des autres ou, plus généralement, à partir des représentations culturelles plus ou moins valorisées attachées à leurs appartenances ou à certaines de leurs caractéristiques. L’ensemble de la trajectoire peut parfois être lu à travers le prisme du stigmate. En témoigne l’entretien avec une jeune femme souffrant d’obésité, sans qu’à aucun moment le terme ne soit prononcé. Son apparence physique influe considérablement sur ses relations aux autres, aux garçons en particulier, avec lesquels elle joue le rôle de la confidente.

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« J’ai toujours eu du mal à assumer [mon physique]. J’aurai toujours du mal. […] Quand je regarde quelqu’un, le reflet de ma personne, le reflet qu’il va me donner de moi-même des fois me déplaît. Et là, je trompe les gens en faisant penser que je le vis très, très bien […] j’ai besoin de leur faire croire. […] La bonne poire à qui on parle, celle qui est pas belle. C’est en accord avec les stéréotypes […]. C’est facile, la bonne copine à laquelle on raconte tout. Mais bon, forcément ça a influé sur ma façon d’être. Ça a créé une partie de mon identité. »
(Catherine, 23 ans, étudiante)

50Le poids prépondérant de l’apparence physique dans la relation aux autres incite fortement à introduire dans l’enquête des questions relatives à cette thématique, portant à la fois sur des éléments objectifs comme la taille et le poids, mais aussi sur des éléments subjectifs, relatifs à la plus ou moins grande satisfaction à l’égard de son apparence et à l’importance qu’on y attache dans différentes situations relationnelles.

51Par ailleurs, nous touchons ici à la composante relationnelle du processus identitaire, liée au regard et au comportement des autres, certes peu présente dans les entretiens car sans doute plus difficile à évoquer. Plus que l’objectivité de ce regard, ce qui importe pour notre problématique est la façon dont il est perçu et dont il pèse dans la construction de soi. Là encore, il est nécessaire d’objectiver le plus possible les différentes attitudes et comportements spécifiques, les types de situations dans lesquels ils apparaissent, le vécu associé à ces situations et leurs conséquences éventuelles, lesquelles ne sont pas forcément négatives. D’une part, une même appartenance ou une même caractéristique personnelle peut provoquer chez l’autre des attitudes contrastées; d’autre part, l’individu peut parvenir à « travailler » un type d’expérience a priori négative pour en tirer des bénéfices.

4 – Entre cohérence et fragmentation : l’articulation des appartenances, conceptions de soi et expériences personnelles

52Qu’elles soient affirmées, imposées ou simplement données, les diverses identifications sont le plus souvent présentées dans les récits comme liées les unes aux autres. Par ailleurs, elles s’articulent également aux identités intimes ou privées, qu’elles se déclinent en termes d’expérience personnelle ou de représentation de la personnalité. Les modalités de ces relations varient selon les individus. Une identification peut notamment agir comme le révélateur d’autres particularités moins faciles à verbaliser, comme l’illustre fréquemment l’évocation d’un lieu. Les relations de cause à effet entre identifications et événements biographiques contribuent au sentiment de cohérence et d’unicité du parcours personnel. Les entretiens mettent toutefois en évidence de fortes variations quant à la qualité de l’intégration des différents vecteurs d’identification. Si certains récits articulent appartenances, événements de vie et représentations de soi en un tout cohérent, donnant le sentiment d’une histoire comprise, voire maîtrisée, d’autres juxtaposent simplement situations et événements, les présentant de façon descriptive, sans liens explicites, comme s’ils résultaient d’une destinée sur laquelle la personne n’a pas prise. Des représentations de soi contradictoires sont parfois exprimées, reflétant les facettes contrastées d’une même personne.

L’évocation des lieux de vie comme révélateur d’identité

53La mention de l’attachement à un lieu peut parfois agir comme un révélateur en faisant émerger, par association, d’autres sources d’identification parfois plus marquantes mais moins faciles à verbaliser.

54Ainsi, l’attachement à l’Ardèche que Madeleine manifeste révèle la difficulté soulevée par ses origines qui a marqué l’histoire familiale. La fierté de faire partie de la lignée paternelle et de revendiquer celle-ci comme point d’ancrage est éclairée dans la suite de l’entretien par le fait que la mère de Madeleine a caché à ses propres enfants ses origines juives, les privant du même coup de cette partie des liens familiaux et d’un ancrage dans une généalogie complète.

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«[…] j’ai un lieu quand même où je me sens attachée, c’est l’Ardèche, parce que quand on était petits on retournait régulièrement dans la maison où mon père était né. […] Il y a une histoire, c’est une histoire assez lisible, pour moi, parce que du côté de la famille de ma mère, c’est complètement occulté. C’est une histoire dont elle veut pas parler, donc j’ai pas tellement d’attaches par rapport à l’histoire de ma mère, parce que j’ai pas de, j’ai pas de points d’ancrage pour me rattacher à cette histoire, et ça m’a manqué en plus, mais enfin sans que je le sache quand j’étais petite, parce que c’est comme ça, enfin voilà, tandis que là, y a une vraie histoire avec une famille qui est installée depuis très longtemps dans, dans ce village et c’est une histoire très forte puisque la famille est à l’origine d’une entreprise de moulinage et c’est une histoire de, c’est une entreprise familiale donc, euh, y a une histoire qui est très forte et dont on est fiers aussi, donc c’est quelque chose qui est important. »
(Madeleine, 49 ans, enquêtrice)

56Les lieux liés à l’enfance sont souvent des lieux empreints d’émotion.

57

« La mémoire du lieu permet une visualisation de soi dans les espaces antérieurs de sa vie d’enfant. Elle renvoie au temps de la vie de famille. »
(Muxel, 2002, p. 46)

58C’est avec nostalgie que Marie-France, originaire d’un village de l’Essonne dans lequel elle a passé toute son enfance, évoque un passé visiblement heureux. Fille de l’instituteur, elle était alors reconnue et protégée. Cette description contraste avec celle de son vécu actuel, source d’insatisfaction. Mariée à un agriculteur dans un lieu qu’elle décrit comme impersonnel, voire hostile, elle vit mal la perte de son statut.

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« C’est le rural, il y a un village de 50 habitants, on a une ferme au bout du village. Tu ne vois personne, tu parles à personne… Dans le village… Oui, oui, c’est vrai. On ne se voit pas. Ils sont tous fâchés les uns avec les autres… Tu sais, comme au village à B…, dans le temps, on sortait et on connaissait tout le monde… Alors que là, en Beauce, c’est différent… […] Ah, oui, ça, dans un village, c’est vachement bien, la fille de l’instituteur, je veux dire, ça te donne une certaine notoriété. Tu es la fille de l’instituteur, j’avais beaucoup de petits camarades pour qui j’étais la fille de l’instituteur, je m’en rendais pas compte. Maintenant, sûrement. »
(Marie-France, 50 ans, femme d’agriculteur)

60Ainsi, l’évocation des lieux, thématique d’apparence neutre, dépasse largement l’expression des racines culturelles et des valeurs qui s’y rattachent. Le souvenir d’un lieu a tout d’abord une fonction de reconnaissance et d’appartenance. Contextes indissociables de tous les moments forts de la construction de l’identité, facilement mémorisables sous forme d’images, d’émotions, les lieux constituent un outil d’investigation particulièrement intéressant, propice à faire émerger un ensemble de thèmes fondateurs de l’identité. En particulier, l’existence d’un lieu d’attachement fournit une autre lecture de la trajectoire géographique et permet d’y introduire une dimension affective.

La cohérence de soi exprimée par des relations de causalité

61Une manière fréquente de relier les différents vecteurs d’identification consiste à introduire entre eux un rapport de causalité. L’un d’eux, plus prégnant que les autres, est utilisé pour expliquer des situations spécifiques ou des caractéristiques personnelles présentées comme des conséquences. Une expérience de santé passée peut ainsi rendre signifiants le comportement et la personnalité actuelle et donc constituer un élément important de la construction de soi.

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« À l’âge de 19 ans, cela fait partie aussi de ma personnalité, donc c’est important que je le dise, j’ai chopé une maladie à la con qui m’a bouffé la vie pendant dix ans. J’ai failli crever et le fait que j’ai failli crever et que je me suis vu en train de crever et puis, tout d’un coup, ressuscité, j’ai compris le prix de la vie. Ce qui fait que j’aurais tendance un peu à être un jouisseur de la vie. C’est-à-dire que les bons moments, je ne les vis pas ni avant ni après, je les vis pendant et ça c’est très important. […] C’était entre 20 et 30 ans et donc ce que l’on fait entre 20 et 30 ans, eh bien, je ne l’ai pas connu, moi! Ce qui fait que quand j’ai eu 30 ans et que j’ai été débarrassé de cette putain de maladie […] j’ai voulu un peu rattraper le temps perdu […] Et, là, j’en ai eu des femmes! […] Cela peut choquer le fait de dire que je m’envoie une nana pour un soir comme ça, non mais je le conçois quand même, moi, je suis obligé de le dire ça. Pendant dix ans, de 20 à 30 ans, je n’ai pas eu le droit à ça moi, sortir avec des nanas. Il n’en était pas question avec la maladie que j’avais, donc c’est vrai que ça marque, être malade pendant dix ans et que c’est une manière pour moi de savoir que je plais toujours. Parce que dans l’état où j’étais, je ne pouvais pas plaire. »
(Bertrand, 42 ans, éducateur)

63La maladie a, selon Bertrand, affecté son expérience de la sexualité et, bien au-delà, son mode de vie. Toutefois, le fait que cette maladie soit identifiée puis finalement vaincue permet une mise à distance et une évaluation subjective de son impact sur la construction identitaire, évaluation facilitée par le travail d’analyse que Bertrand a entamé, il y a plusieurs années.

64Certains récits sont remarquables par le fait que l’ensemble de la biographie est constitué d’un enchaînement de causalités. Les diverses expériences et rôles sont alors présentés comme résultant d’une identification plus fondamentale, généralement l’adhésion à certaines valeurs. On a vu comment Yvette construit, à partir du deuil de son père, son engagement dans le féminisme et la Résistance et comment ces valeurs deviennent un véritable fil conducteur de son parcours. De la même façon, la trajectoire particulièrement chaotique de François trouve une cohérence à travers l’attachement à des valeurs morales et politiques qui l’ont conduit à faire des choix.

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« [l’identité] c’est une manière de vivre oui, un courant d’idées sûrement et puis des choix. Des choix de vie autant que possible en conformité avec une manière de penser. […], une certaine ligne de conduite et puis idée de la vie… de choix moraux, éthiques… oui alors l’identité ça serait ça, pénétrer dans des choix de vie moraux, éthiques, politiques à la limite. »
(François, 44 ans, facteur)

66Ses choix politiques ont en partie déterminé son parcours professionnel, le conduisant à quitter le lycée avant l’obtention du bac et à se mettre en situation d’insoumission par rapport au service militaire. Les inflexions ultérieures de sa trajectoire sont présentées comme des options conformes à ses convictions. Le sentiment de libre arbitre domine fortement le récit dans lequel on relève un grand nombre d’occurrences des mots « choix » et « choisir ». Et si les valeurs qu’il défend apparaissent fortement reliées à son couple, son rôle de père et ses activités syndicales et associatives, les appartenances territoriales, considérées comme données mais non choisies, ne sont guère affirmées en tant que telles.

Des identifications contradictoires

67La cohérence, reflet de l’interpénétration organisée des différents vecteurs de l’identité, ne transparaît cependant pas toujours dans les récits. Certains sont à l’inverse dominés par le doute et les contradictions. L’entretien avec Catherine, la jeune fille obèse que nous avons citée précédemment, est marqué par un profond malaise lié à la difficulté qu’elle éprouve à se situer. Elle livre ainsi deux facettes très contrastées d’elle-même. Avec ses parents qu’elle idéalise et a peur de décevoir, mais auprès desquels elle aurait aimé trouver plus de complicité et de reconnaissance, elle se montre réservée, polie, et tend à « ruminer et penser à des trucs négatifs ». En présence de ses copains, d’un autre milieu que le sien, elle oublie ses problèmes, « rigole et s’éclate », tout en regrettant de ne pas avoir de véritables amis. L’obésité de Catherine est liée de façon complexe à ses relations affectives et à l’image qu’elle a d’elle-même et participe à la difficulté qu’elle éprouve à construire une identité unifiée, comme en témoigne cette dernière remarque : « est-ce qu’on peut être sûr d’être réellement ce qu’on est? ».

68L’analyse des entretiens montre la part de subjectivité qui participe à la construction de l’identité, par la plus ou moins grande propension que manifestent les personnes interrogées à rechercher de la cohérence dans un ensemble d’appartenances et de situations disparates. Pour appréhender ces processus subjectifs, il convient de se donner les moyens d’objectiver, à travers le matériel de collecte, les sentiments de cohésion du soi et de libre arbitre et d’offrir aux personnes interrogées la possibilité d’exprimer des préférences, voire une hiérarchie de leurs diverses appartenances et rôles sociaux, ainsi que de mentionner des événements biographiques marquants et les conséquences perçues de ces événements.

69Cette première phase exploratoire illustre la complexité et la diversité des descriptions de soi, qui dépassent largement l’inventaire des divers appartenances et rôles sociaux. Les personnes mettent en œuvre différentes logiques pour tenter de construire une cohérence à partir d’appartenances plus ou moins choisies, des valeurs qu’elles y attachent, et du déroulement de leur histoire, jalonnée d’événements et de périodes particulières qui marquent leur singularité. Sans prétendre pouvoir recueillir des informations aussi riches dans une démarche quantitative, nous avons cherché à ouvrir le questionnement en tenant compte de cette diversité, afin de permettre aux personnes interrogées de donner sens à leurs appartenances et à certains événements de leur trajectoire personnelle en interrogeant leur subjectivité.

III – L’élaboration d’un outil de collecte

1 – Les thèmes d’identification retenus

70Les entretiens ont montré la grande diversité des vecteurs d’identification. Il peut s’agir de rôles sociaux ou d’appartenances (la famille, le rôle parental, le travail, le pays d’origine…), mais aussi d’événements particuliers pouvant d’ailleurs s’inscrire dans le registre d’un rôle social (un handicap, l’expérience du chômage, un divorce, etc.), d’opinions, de valeurs ou encore d’engagement dans des activités choisies (passion, association). Certains de ces thèmes concernent le plus grand nombre, sans nécessairement être un vecteur d’identification (travail, famille); d’autres ne concernent qu’une minorité de personnes (handicap, chômage).

71Le premier débat qui a animé les concepteurs [3] a concerné la place respective des interrogations objectives et subjectives dans l’enquête. Une position extrême consistait à suivre le parti adopté dans les entretiens, à savoir donner la préséance au sujet, lequel sélectionne lui-même les appartenances, rôles, événements et autres facteurs, vecteurs de son identité, qui sont ensuite développés. Une autre possibilité consistait à l’inverse à sélectionner a priori un certain nombre de thèmes pouvant faire l’objet d’une identification et à les proposer à toutes les personnes interrogées en leur permettant ensuite d’affirmer ou non une identification. S’il est apparu d’emblée peu réaliste d’orienter tout le questionnement à partir d’une première question générale sur l’identité dont la signification peut varier considérablement d’un individu à l’autre, le recours à des filtres « subjectifs » à l’intérieur des thèmes étudiés pouvait constituer un bon compromis entre ces deux approches. À titre d’illustration, les parties thématiques relatives à la santé et aux activités de loisirs ont été construites selon le mode suivant. Une première partie renseigne objectivement sur les problèmes de santé et les diverses activités pratiquées, sachant que les informations demandées sont orientées par le thème de l’enquête. Le relevé des problèmes de santé, par exemple, se devait d’inclure des événements de santé passés ou encore des expériences pour lesquelles le lien avec la santé n’est pas toujours clairement défini (les personnes pouvant se considérer en « bonne santé », comme dans le cas de l’obésité, d’un cancer en rémission, d’une séropositivité, par exemple), mais qui peuvent avoir des retentissements importants sur les trajectoires de vie et l’identité. La mention de « conséquences du problème de santé » sur la trajectoire ultérieure ou la participation à une activité dont on aurait « du mal à se passer » constituent des « filtres » donnant accès à un questionnement plus détaillé sur chacun des thèmes.

72Le choix des thèmes abordés est issu de l’analyse des entretiens. En particulier, le couple n’a pas été inclus comme un thème d’investigation en soi (cf. figure 1 pour la liste des thèmes retenus), mais un certain nombre d’informations relatives aux unions et aux séparations ont toutefois été recueillies dans la partie biographique et celle sur la famille. Pour décrire de façon fine et objective la situation des personnes à l’intérieur des différents thèmes retenus, on a pu s’appuyer sur le savoir-faire de la statistique publique. Nous y avons eu recours en empruntant à différentes enquêtes « traditionnelles » de l’Insee des items depuis longtemps éprouvés. À titre d’exemple, les questions relatives aux conditions de travail, aux revenus ou à la participation associative ont été extraites de l’enquête permanente sur les conditions de vie des ménages; certaines questions relatives à la famille sont largement inspirées de l’enquête Étude de l’histoire familiale (Insee, 1999) et de l’enquête Réseaux de parenté et entraide, partie variable de l’enquête permanente sur les conditions de vie des ménages (Insee, 1997). La question sur la restriction des activités de la vie quotidienne, qui sert de filtre dans le module sur la santé, est empruntée à l’enquête Vie quotidienne et santé (Insee, 1999) et a en outre été utilisée pour la surreprésentation des personnes handicapées dans l’échantillon.

Figure 1

Architecture du questionnaire de l’enquête Histoire de vie

Figure 1

Architecture du questionnaire de l’enquête Histoire de vie

2 – Les appartenances affirmées

73Les parties innovantes de l’enquête portent essentiellement sur l’introduction de questions devant permettre, d’une part, de distinguer entre appartenances de fait, appartenances revendiquées et appartenances subies ou assignées et, d’autre part, d’appréhender les relations que la personne établit entre différentes appartenances.

74Ainsi, le module réservé à l’emploi dans l’enquête comporte six parties distinctes correspondant aux différentes situations : activité, chômage, études, retraite, au foyer, autre inactivité. Dans chacune d’entre elles, les informations objectives détaillées sont assorties d’un questionnement subjectif visant à décrire l’attachement, plus ou moins marqué, à l’égard de la situation d’occupation et les motifs de cet attachement; les personnes en activité mentionnent les aspects de leur travail qu’elles souhaiteraient voir changer dans le contexte hypothétique d’un changement d’activité professionnelle, et ceux qu’elles souhaiteraient à l’inverse conserver, parmi une liste de critères (métier, collègues, horaires, niveau de salaire, statut, possibilité de promotion, position hiérarchique, lieu de travail, entreprise). On recueille ensuite une évaluation de leur satisfaction au travail.

75La partie consacrée à l’identité géographique comprend également des questions subjectives qui viennent enrichir la lecture des parcours géographiques. Il s’agit de recueillir les lieux qui comptent pour les personnes, que ce soient des lieux du passé ou des lieux actuels, des lieux fréquentés ou non, mais aussi les lieux associés à des projets, y compris un lieu plus symbolique comme celui qui est envisagé pour la sépulture. À la fin de ce module, on a introduit une question ouverte sur le sentiment d’origine, libellée de la manière suivante : « Si je vous demande d’où vous êtes, que répondez-vous? ».

76Les identités revendiquées pourront plus généralement être appréhendées à travers l’engagement associatif (association de quartier, d’anciens élèves, de chômeurs, de retraités, de personnes malades ou handicapées, etc.) et le sentiment d’appartenance réel ou symbolique à un groupe (personnes malades ou handicapées pour les personnes concernées par un problème de santé, ancien métier pour les retraités), ou encore à une classe sociale, cette dernière étant renseignée par une question ouverte.

3 – Appartenances subies ou assignées

77Afin de repérer l’existence d’éventuelles appartenances subies dans le domaine de l’emploi, il est demandé aux personnes interrogées quelles sont leurs réactions face aux critiques à l’encontre de leur profession d’une part, et de leur entreprise ou administration d’autre part. Dans la même optique, les personnes au chômage au moment de l’enquête ont à se prononcer sur les trois facteurs qui leur pèsent le plus dans leur situation (le manque d’argent, l’absence de contrainte de temps, l’impression d’être dévalorisé aux yeux des autres, l’impression de perdre ses compétences, être à la maison, le manque de contact, l’ennui, l’impression de ne pas être utile, les nombreuses démarches parfois complexes, la peur de l’avenir, l’impossibilité de faire des projets). En cas de sentiment de dévalorisation, on fait préciser à l’égard de quelles personnes il est éprouvé (personnes avec lesquelles on vit; autres personnes de la famille; personnes de la famille du conjoint; amis, anciens collègues; autres : voisins, commerçants, etc.). On demande également si la personne a caché sa situation à certains de ses proches en faisant préciser de quels proches il s’agit et les motifs de ce choix. Toutefois, la situation de chômage peut s’accompagner de sentiments ambivalents, voire de certains avantages revendiqués. C’est pourquoi il est demandé si le fait d’être au chômage « a permis de faire des choses que [l’enquêté] ne pouvait faire en travaillant (consacrer plus de temps aux proches; faire des activités dont on a envie : sport, loisirs, etc.; entreprendre d’autres activités : bricolage, rangement, etc.; suivre une formation avec ou sans rapport avec l’emploi; autres).

78Une partie spécifique du questionnement est en outre réservée au repérage d’éventuelles attitudes négatives et comportements de discrimination tels qu’ils ont pu être ressentis par les personnes interrogées dans différentes situations en raison d’une appartenance ou d’une caractéristique particulière comme les origines, la langue, le nom, la couleur de la peau, la taille ou le poids, un handicap, les opinions politiques ou religieuses, l’orientation sexuelle. Différentes réactions objectives et conséquences à court et long termes relatives à quatre types d’attitudes négatives selon l’expérience vécue (moqueries, mise à l’écart, mauvais traitements et dénis de droit) sont recueillies. Si les conséquences envisagées comportent le renoncement éventuel à un projet, le repli sur soi, le fait de s’éloigner de certaines personnes, elles prévoient également le rapprochement avec d’autres ou encore la relève du défi pour « mieux réussir ». Dans le même ordre d’idées, on cherchera à savoir si la caractéristique à l’origine d’une source de rejet, voire de discrimination, a pu donner lieu, en d’autres circonstances, à des comportements favorables.

4 – Les relations entre les différents vecteurs de l’identité

79Pour chaque thème abordé, on demande aux personnes interrogées de situer ce potentiel vecteur d’identification parmi d’autres. Dans cette perspective, elles doivent évaluer l’importance du travail dans leur vie selon que celui-ci est considéré « comme plus important que tout le reste, très important mais autant que d’autres choses (vie familiale, vie personnelle, vie sociale, etc.), assez important mais moins que d’autres choses, n’a que peu d’importance ». Concernant les différentes identifications possibles au sein la famille, la question suivante est posée : « L’histoire d’une personne est faite de mises en couple, de séparations, de naissances d’enfants et de petits-enfants… Aujourd’hui, personnellement, diriez-vous que vous êtes avant-tout…? ». Suit une liste d’identifiants personnalisés, en fonction des informations antérieurement enregistrées, grâce à une collecte assistée par ordinateur : « la fille de vos parents, la conjointe ou la compagne de “ prénom du conjoint ou du compagnon actuel ”, une femme célibataire, une femme divorcée, une femme veuve, la mère de “ prénoms des enfants ”, la grand-mère de vos petits-enfants, une femme tout simplement, rien de tout cela ». Seules sont bien sûr proposées les modalités qui correspondent à la situation actuelle de la personne. Ce procédé d’individualisation du questionnaire a largement été utilisé, notamment pour le nom du conjoint et des enfants, des lieux d’attachement, le métier, les activités de loisirs, etc.

80Par ailleurs, la partie finale devait donner la possibilité aux personnes interrogées d’attribuer une importance relative aux différentes dimensions de l’identité appréhendées dans le questionnaire. Dans une version-test de l’enquête, il était proposé aux répondants de sélectionner, dans un jeu de cartes déclinant un ensemble de thèmes, celles leur permettant de s’identifier. Outre les appartenances traditionnelles comme la famille ou la profession, la liste comportait des composantes plus singulières comme « une dépendance, une habitude » ou « un projet qui vous tient à cœur », etc. Cette procédure a donné des résultats intéressants mais semblait difficile à maintenir, en raison de sa durée de passation. L’idée d’une hiérarchisation des thèmes d’identification a toutefois été conservée dans la version définitive du questionnaire sous forme d’une question fermée énumérant l’ensemble des thèmes abordés, la personne interrogée devant alors sélectionner les trois qui, selon elle, la définissent le mieux.

5 – La dimension biographique ou rétrospective

81Outre les descriptions des personnes dans l’espace social, l’enseignement des entretiens suggérait fortement la prise en compte d’une dimension dynamique en termes de trajectoires. Afin d’approcher les formes narratives de description de soi, nous avons eu recours à un instrument spécifique permettant le repérage des trajectoires individuelles selon différentes entrées. Il s’agit d’une grille biographique, outil dont l’utilité a été largement démontrée dans différentes enquêtes (GRAB, 1999) et qui présente en outre l’avantage de faciliter le travail souvent fastidieux de reconstitution des dates et des événements. Ainsi, l’enquête Histoire de vie débute par la mise en place de jalons constitués par les différents événements familiaux de la personne enquêtée : naissance, mise en couple, éventuelle séparation ou divorce, naissance des enfants et éventuellement leur décès, décès du conjoint et des parents. Les événements liés à la famille sont en effet les plus faciles à dater et permettent de situer d’autres événements de la trajectoire qui leur sont liés, par exemple ceux de la trajectoire résidentielle, car ils constituent souvent des motifs de migration. Le thème de l’enquête ne nécessitait pas un recueil exhaustif des logements occupés mais, plus simplement, celui des changements de commune de résidence. Par la trajectoire professionnelle, on obtient la nature et les périodes d’activité mais aussi celles d’inactivité et de chômage. Une dimension plus subjective vient compléter l’ensemble de cette information. Il s’agit du regard que la personne enquêtée porte sur son histoire, comme il a été recueilli dans l’enquête Biographies et entourage (Lelièvre et Vivier, 2001). Pour cela, on demande au répondant d’effectuer un découpage de sa vie en « bonnes » ou « mauvaises » périodes, d’un point de vue général d’une part, concernant l’aisance financière, d’autre part. Enfin, le recueil des événements marquants de la vie à la fin de cette partie permet de mettre en évidence de potentiels points de rupture.

82Comme pour les différents thèmes d’identification, il est demandé aux personnes de donner une vision synthétique de leur trajectoire de vie. Dans cette optique, nous avons utilisé un matériau inspiré des travaux de Leclerc-Olive (2002), les « lignes de vie » permettant de révéler « quelque chose des problématiques essentielles de chacun ». Il s’agit d’un ensemble de lignes (différemment orientées, brisées, en escalier, etc.) se déployant dans l’espace, qui est schématisé par deux axes orthogonaux (l’axe vertical représentant la qualité de l’expérience, l’axe horizontal, sa temporalité). Les lignes retracent différentes formes de trajectoires parmi lesquelles chaque personne choisit celle qui semble le mieux représenter son propre parcours (figure 2). Une question ouverte permet ensuite à la personne d’expliquer son choix.

Figure 2

Les trajectoires de vie

Figure 2

Les trajectoires de vie

83Enfin, la forme identitaire plus « psychologique » qui était très présente dans certains entretiens est également renseignée dans le questionnaire à l’aide de plusieurs items subjectifs : une liste de vingt « caractéristiques de personnalité » que les répondants choisissent ou non de s’attribuer, une échelle de sentiment de libre arbitre et une question relative à la cohérence de soi.

84En définitive, le questionnaire d’enquête est construit selon quatre grands axes (figure 1) ordonnés de la façon suivante : une première partie chronologique de reconstitution des trajectoires, une seconde partie relative aux différentes appartenances et rôles sociaux et leur éventuelle traduction en affirmation identitaire, une troisième partie relative aux identités assignées dans les relations avec les autres et enfin une partie de synthèse visant la réunification des questionnements précédents dans une approche globale.

Conclusion : vers une approche transversale de l’identité

85Toute l’originalité de l’outil mis en place réside dans sa capacité à décrire les personnes à la fois en termes de trajectoires, de descriptions du soi intime (personnalité), d’identifications sociales de fait, revendiquées ou encore assignées. Il s’agit toutefois de registres complémentaires et se contenter de les étudier séparément serait manquer notre objectif. L’intérêt de l’enquête réside essentiellement dans une exploitation transversale visant à articuler entre elles ses différentes parties. Ce type d’analyse peut être réalisé tant au niveau de populations spécifiques qu’au niveau des individus, dans une perspective de recherche plus fondamentale visant à mettre en évidence des processus de construction de l’identité.

86Nous pouvons illustrer la transversalité du questionnement à partir de deux populations particulièrement concernées par les difficultés d’intégration et qui ont fait l’objet d’une surreprésentation dans l’échantillon enquêté (cf. encadré). Concernant les personnes immigrées ou issues de l’immigration, on dispose dans l’enquête des données traditionnelles que sont la nationalité actuelle (et le cas échéant, date d’acquisition, ancienne nationalité ou autre nationalité), le lieu de naissance, la nationalité du conjoint ainsi que le lieu de naissance et la nationalité à la naissance des deux parents. Outre ces informations sur les origines, l’information recueillie dans la trajectoire résidentielle permet de repérer les dates des différents séjours (d’au moins 9 mois) en France comme à l’étranger. D’autres marqueurs identitaires sont collectés concernant les langues parlées dans l’enfance, celles encore utilisées aujourd’hui et les circonstances dans lesquelles elles le sont (avec le conjoint, les enfants, dans le voisinage, etc.), la présence de personnes étrangères dans le réseau d’amis. La partie sur la relation avec les autres vient compléter ces informations, en permettant d’établir un lien entre le sentiment d’appartenance, les identifications et les causes éventuelles de discrimination. Plus généralement, cette approche permet de se détacher des catégories d’analyse utilisées pour décrire les populations d’origine étrangère grâce à la construction d’un ensemble d’indicateurs prenant en compte à la fois la dimension longitudinale des trajectoires et leur contenu plus subjectif qui permet de donner un sens au parcours et aux origines.

Échantillon et plan de sondage de l’enquête Histoire de vie

Les données de l’enquête Histoire de vie ont été recueillies au printemps 2003 auprès d’un échantillon de 8 403 individus représentatifs de la population âgée de 18 ans ou plus vivant en ménage ordinaire en France métropolitaine. Le taux d’acceptation est de 62 %. L’échantillon a été construit de manière à comporter un nombre suffisant de personnes immigrées ou issues de l’immigration. Les personnes de moins de 60 ans présentant une limitation dans leurs activités pour des raisons de santé ont aussi été surreprésentées, afin de pouvoir étudier avec une précision suffisante les constructions identitaires de ces populations. Les données du recensement ne permettant pas de connaître ces caractéristiques pour la population générale, il a été nécessaire d’y adjoindre d’autres bases de sondage [4]. Ainsi, les personnes nées à l’étranger ou dont les parents sont nés à l’étranger ont été tirées à partir de l’échantillon de l’enquête Étude de l’histoire familiale et représentent 20 % des répondants contre 9 % dans l’ensemble de la population; celles dont les parents sont nés à l’étranger constituent 15 % des répondants contre 11 % de la population française. Les personnes de moins de 60 ans limitées dans leurs activités pour des raisons de santé ont été surreprésentées grâce à un tirage dans l’échantillon de l’enquête Vie quotidienne et santé (Ravaud et al., 2002). Elles représentent ainsi 15 % de la population enquêtée contre 4 % de la population vivant sur le territoire français.
L’enquête a bénéficié d’une méthode de collecte assistée par informatique (CAPI). L’intérêt en est double : d’une part, elle permet de moduler le questionnement selon les expériences individuelles par le recours à des filtres; d’autre part, elle favorise la personnalisation du questionnement en donnant la possibilité d’introduire des caractéristiques relatives à l’enquêté, par exemple le prénom du conjoint et des enfants dans le libellé des questions ou encore, dans la partie relative au travail, l’intitulé de la profession de la personne enquêtée.
Comme toutes les enquêtes de l’Insee auprès des ménages, l’enquête Histoire de vie a d’abord donné lieu à des tests auprès d’un nombre réduit de ménages afin d’évaluer la pertinence du questionnement et d’en améliorer la qualité tout en préservant une certaine fluidité et une durée raisonnable d’entretien. Après deux tests fructueux au cours de l’année 2001 (dont un test CAPI), il a été décidé, au vu de l’originalité du thème abordé par l’enquête et des difficultés théoriques qu’elle soulève, mais aussi à des fins de validation de la méthode d’échantillonnage, de procéder à un test de plus grande ampleur, afin de mesurer sur une population statistiquement significative la validité des résultats attendus [5]. Par ailleurs, une série d’entretiens qualitatifs (200) a été prévue dans le but de confirmer et d’approfondir les résultats de l’enquête [6].
Les données recueillies sont disponibles au centre Quetelet depuis septembre 2004. Les premiers résultats ont donné lieu à plusieurs publications, dans Insee Première, n° 937 (« La famille, pilier des identités », décembre 2003), Premières Synthèses, n° 01.1 (« La place du travail dans l’identité des personnes en emploi », janvier 2004), Études et Résultats, n° 290 (« Le vécu des attitudes intolérantes ou discriminatoires – Des moqueries aux comportements racistes », février 2004).

87Les personnes limitées dans leurs activités quotidiennes en raison d’un problème de santé ont également été surreprésentées dans l’échantillon. Une approche transversale permet d’appréhender l’expérience de la maladie et du handicap en relation avec les différents domaines de la biographie et notamment d’en repérer les conséquences, à court et à long terme, sur les trajectoires familiales et professionnelles. Ces dernières sont nuancées par l’appréciation subjective des conséquences de la maladie et du handicap dans les grands domaines de la biographie. Les effets de la stigmatisation sur l’identité pourront être approchés en croisant les données relatives aux expériences de moqueries, rejets et discriminations avec l’expression du soi intime, qu’il s’agisse de personnalité, de sentiment de cohésion et de libre arbitre mais aussi d’affirmations identitaires qui peuvent être révélées par le sentiment d’appartenance à une communauté de personnes malades ou handicapées, la participation à une association, etc. L’enquête devrait alors permettre d’évaluer l’ampleur des processus décrits en sociologie de la santé et d’étudier les facteurs qui favorisent ou entravent la possibilité de rebondir de façon positive après une expérience a priori négative. Plus généralement, elle devrait éclairer le rôle de la subjectivité des acteurs dans la gestion de leurs états de santé.

88La philosophie générale adoptée par les concepteurs de l’enquête est donc résolument centrée sur le point de vue des personnes et les trajectoires individuelles. Plus qu’une caractérisation par les appartenances objectives, elle vise à mettre au jour des processus entrant en concurrence dans la construction des identités individuelles.

89C’est dans cet esprit que des équipes de chercheurs spécialistes des diverses thématiques abordées dans l’enquête travaillent depuis peu à l’exploitation des données avec la volonté d’établir des liens entre les différentes sphères biographiques pour éclairer des résultats parfois déjà connus dans leur propre domaine, mais que le morcellement et les approches objectivistes traditionnelles laissaient mal compris. L’étape ultime consistera à mettre en œuvre une véritable analyse transversale de ces données. Il s’agira de construire des indicateurs objectifs de positionnement dans l’espace social et des typologies des trajectoires de vie, et de les confronter à des indicateurs plus subjectifs du regard porté par les individus sur leur propre parcours.

Remerciements

Nous remercions les étudiants du DEA ATEG (Université Paris 1), en particulier A. Andreu, N. Archambault, E. Gloersen et C. Vacchiani pour leur participation à la réalisation des entretiens. Nous remercions également A. Blum, C. Gousseff, J.-F. Ravaud, C. Rollet, D. Ruffin et E. Zucker pour leur lecture attentive et leurs remarques constructives.

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Notes

  • [*]
    Centre de recherche médecine, sciences, santé et société, Inserm U502, CNRS UMR 8559, EHESS, Paris et Institut fédératif de recherche sur le handicap.
  • [**]
    Institut national d’études démographiques, UR 12, Paris.
  • [1]
    L’Ined, l’Inserm, le ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité, le ministère de la Culture, et la Délégation interministérielle à la ville ont été partenaires de l’Insee dans ce projet.
  • [2]
    Vingt-deux entretiens ont été réalisés en 2000 auprès de 11 femmes et 11 hommes âgés de 23 à 92 ans, leur moyenne d’âge étant de 55 ans. Le choix des personnes enquêtées a été guidé par le souci de recueillir des trajectoires variées et plus ou moins complexes. Un certain nombre d’entretiens ont plus spécifiquement exploré l’identité véhiculée par les lieux.
  • [3]
    Outre les auteurs de cet article, ont participé au groupe de conception de l’enquête : F. Clanché (Insee), E. Crenner (Insee), O. Donnat (ministère de la Culture), F. Houseaux (Insee) et L. Toulemon (Ined).
  • [4]
    Soit les enquêtes Vie quotidienne et santé et Étude de l’histoire familiale qui sont des extensions du recensement de 1999.
  • [5]
    Cf. Crenner E., Guérin-Pace F., Houseaux F. (2002).
  • [6]
    Une convention a été signée entre l’Insee et l’Ined afin de permettre aux partenaires de l’enquête de réaliser 200 entretiens auprès de personnes ayant donné leur accord au moment de l’enquête.
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