Couverture de POPU_306

Article de revue

Bibliographie critique

Pages 837 à 852

Courgeau Daniel, Methodology and Epistemology of Multilevel Analysis. Approaches from Different Social Sciences (Methodos Series, vol. 2), Kluwer Academic Publishers, Dordrecht/Boston/London, 2003, 235 p.

1Daniel Courgeau de l’Ined coédite, avec Robert Franck (de l’université catholique de Louvain), une nouvelle collection consacrée à la méthodologie des sciences sociales. « Methodos Series », c’est son titre, a été inaugurée en 2002 par l’ouvrage The Explanatory Power of Models édité par R. Franck et commenté dans le numéro 45 (2003) de la revue Population. Le troisième volume, à venir, intitulé Hierarchy in natural and social Sciences est coordonné par Denise Pumain. La seconde et présente contribution à cette entreprise stimulante examine les points de vue méthodologique et épistémologique que diverses sciences sociales portent sur l’analyse multiniveau. Le travail accompli par Daniel Courgeau y est triple. Pionnier en France de cette approche, il est le maître d’œuvre d’un effort collectif de réflexion méthodologique qui surmonte les clivages disciplinaires. La réunion de plusieurs traditions théoriques élargit la portée de la réflexion en même temps qu’elle démontre au plus grand nombre l’originalité de l’analyse multiniveau. Les démographes y trouveront néanmoins la contribution personnelle de l’éditeur qui dresse un tableau historique et prospectif de la méthode démographique pour présenter l’analyse multiniveau comme une nécessité argumentée avec érudition et une vision prospective. Enfin, saluons le travail de l’éditeur qui accompagne le lecteur tout au long de l’ouvrage avec pédagogie. Chaque chapitre est introduit avec mieux qu’un résumé : une mise en perspective du cheminement, souvent singulier, de la discipline vers l’analyse multiniveau. Multipliant les références épistémologiques et scientifiques, les exemples concrets et les pistes nouvelles, l’introduction et la conclusion de l’ouvrage s’adressent tant au novice curieux qu’au praticien expérimenté de cette approche.

2Depuis un peu plus d’une décennie, l’analyse multiniveau suscite un intérêt né avec une innovation technique : les modèles mixtes de régression. Ils consistent en l’association de plusieurs composantes aléatoires aux côtés des habituels paramètres fixes. Ces variables stochastiques peuvent être comprises comme des variables latentes qui servent à concevoir diverses sources de variation aléatoire, analyser la part inexpliquée du modèle, celle normalement qualifiée de résiduelle (et bien encombrante dans les sciences non expérimentales). Le terme « multiniveau » s’est imposé au fur et à mesure de son application aux données présentant une structure emboîtée, selon une hiérarchie de niveaux ou d’unités d’observation. Munie de ces données et de l’outil, l’analyse contextuelle quantitative devient possible et, surtout, surmonte les critiques que soulève le traitement exclusif des données agrégées (erreur écologique) ou individuelles (erreur atomistique). Enrichie de nombreux raffinements techniques et de centaines d’applications, l’approche multiniveau souffre encore aujourd’hui d’un déficit théorique et d’hésitations épistémologiques que vient combler, très opportunément, le présent ouvrage.

3Introduire l’analyse multiniveau par la promesse d’une synthèse entre le holisme et l’individualisme annonce l’enjeu du sujet et l’ambition du livre. Entre la société et l’individu existe une large palette de lieux, d’institutions, de formes de socialisation susceptibles d’infléchir les comportements individuels. Néanmoins, la contribution à mon sens la plus novatrice de Daniel Courgeau à ce débat introductif est le traitement multiniveau du temps qui a encore peu d’écho dans les applications statistiques. Les échelles temporelles changent avec les niveaux d’agrégation, entre le temps historique de la société décrit par les recensements et le calendrier individuel de l’analyse biographique. Le temps partagé est un contexte au même titre que l’espace commun ou la société des hommes.

4Dans le premier chapitre, les formulations et concepts de base sont introduits par un des chercheurs les plus actifs dans la conception de l’analyse multiniveau et l’élaboration de ses outils (Harvey Goldstein est le concepteur du logiciel MlwiN). La clarté de la présentation contribue à rendre la lecture de ce chapitre indispensable au non-initié ; l’objet de son analyse également. En effet, les sciences de l’éducation ont été assez naturellement les premières à concevoir une problématique multiniveau pour répondre à la question récurrente de savoir qui des élèves, des professeurs, des écoles ou du quartier… pouvaient se prévaloir des réussites scolaires (ou esquiver la responsabilité des échecs). Cette structure hiérarchique simple et familière est probablement la plus pédagogique et convaincante de la portée analytique de l’approche décrite. Puis, faisant état de recherches récentes, l’auteur développe la généralisation à des structures multiniveaux non hiérarchiques : la séquence de plusieurs contextes au cours d’une trajectoire biographique, l’appartenance à ou la fréquentation simultanée de multiples environnements, notamment spatiaux. Les écoles, qui infléchissent les résultats de leurs élèves, sont susceptibles, à leur tour, d’interagir entre elles par proximité spatiale (ne serait-ce que par compétition face aux ressources). La solution proposée d’une pondération raisonnée de chaque unité contextuelle d’un même niveau lève la contrainte d’une délimitation unique (souvent administrative par défaut) de l’environnement spatial.

5Dans le chapitre que Daniel Courgeau consacre à la démographie, le lecteur suit le déroulement des choix et progrès méthodologiques de la discipline. Il y est clairement montré comment la nature des statistiques produites et l’amélioration des enquêtes ont guidé le perfectionnement de l’analyse. Il en retrace l’épistémologie sous différents angles. La réflexion porte d’abord sur les hypothèses que leur application sous-entend, dont celle fondamentale de l’homogénéité supposée des populations. Ensuite, l’auteur discute du choix des unités ou niveaux d’observation dans le cadre d’une conception holistique de l’objet de la démographie, opposée à une approche individualiste, plus tardive. En examinant les échelles de temps qui correspondent à chaque niveau d’analyse, Daniel Courgeau nourrit une réflexion indispensable aux démographes pour qui cette dimension est primordiale. La description biographique individuelle apporte un niveau de précision supplémentaire : les événements des trajectoires se situent en dessous de l’individu dans la hiérarchie de l’observation et documentent une échelle individuelle du temps. À l’issue de cette démonstration, l’analyse multiniveau biographique s’impose logiquement par sa capacité à fusionner les approches précédentes et à surtout réussir la modélisation des dimensions spatiales et temporelles.

6L’épidémiologie s’est d’abord inquiétée de l’environnement pour ses effets mortifères, selon un large éventail d’échelles. Plus récemment, l’importance croissante des maladies chroniques a progressivement placé l’homme, sa biologie et ses comportements au centre d’une analyse en termes de facteurs de risque. Aujourd’hui, les progrès de la génétique renforcent la prédominance de l’individu, contribuant à l’oubli des populations et des environnements dans lesquels il évolue. Revisitant l’histoire de la discipline et synthétisant la littérature consacrée à l’analyse multiniveau, Ana V. Diez Roux adopte une double position critique. Elle détaille les multiples facettes du risque d’erreur inhérent au choix exclusif de l’une ou l’autre unité d’observation, quand plusieurs niveaux d’interaction sont à l’œuvre. Puis elle fait la recension des défis méthodologiques et théoriques auxquels est confrontée l’analyse contextuelle, défis depuis longtemps identifiés tout comme le sont les limitations de la régression multiniveau. La lecture de ce chapitre, fort bien documenté, est vivement conseillée à quiconque entreprend d’estimer les influences contextuelles de l’environnement car il est une mise en garde des erreurs à éviter, tout en indiquant les voies à suivre. L’exposé vaut pour toutes les disciplines. Pour conclure, l’auteur argumente en faveur d’une analyse systémique multiniveau.

7Dans le chapitre suivant, trois auteurs (Mark Tranmer, David Steel, Ed Fieldhouse) développent une application moins habituelle des méthodes multiniveau, et néanmoins fort appréciable : l’assemblage de sources de données différentes. Dans le cas examiné, il s’agit d’une source censitaire unique : le recensement britannique de 1991 mis à disposition sous deux formes distinctes afin d’assurer l’anonymat des personnes, mais présentant des limitations analytiques. Le traitement des données agrégées selon deux niveaux hiérarchiques d’unités administratives est exposé au risque d’erreur écologique ; l’échantillonnage des microdonnées individuelles de 2 % (1 % pour les ménages) interdit quant à lui la précision territoriale requise pour l’étude fine des configurations spatiales. Le traitement conjoint – et donc multiniveau (trois au total) – des deux sources permet d’estimer la décomposition de la variance et la matrice des covariances pour les variables examinées, à chaque niveau d’agrégation territoriale. L’homogénéité sociale ou économique des individus au sein des quartiers ou des régions est mesurée, puis éventuellement confrontée aux caractéristiques (ou ressources) locales partagées. La mesure exactement symétrique, à savoir l’hétérogénéité des unités spatiales, débouche sur l’analyse des ségrégations résidentielles ou des polarités territoriales. L’exemple concret est présenté avec un détail qui sera précieux à quiconque voudra l’étendre à d’autres situations : marché de l’emploi, économie régionale, composition territoriale de la structure sociale… En outre, les écueils de l’analyse sont signalés, qui tiennent à l’indisponibilité d’un niveau intermédiaire, au choix de l’échelle et à l’impact du découpage. Il en résulte un outil dont on conçoit immédiatement l’application et l’utilité dans le cadre de systèmes d’information géographique auxquels seraient associés les recensements et les enquêtes par sondage.

8La contribution théorique de l’économiste Bernard Walliser s’écarte délibérément de la modélisation statistique multiniveau, ce que regretteront probablement les économètres qu’elle concerne. Alors que l’économie politique théorique privilégiait la micro-économie de l’individu, les études empiriques examinaient plutôt les statistiques agrégées ; la modélisation multiniveau de données désagrégées, désormais abondantes, promet une conciliation des deux approches. Pour ne suggérer qu’une piste, l’examen des composantes aléatoires qui fondent l’analyse multiniveau apporte des réponses à l’indétermination des modèles statistiques, critiquée en son temps par Keynes. Celles-ci s’apparentent aux variables latentes, non observées, dont la modélisation économétrique fait un emploi fructueux. Bref, cette curiosité-là laissée en suspens, reconnaissons que la contribution de B. Walliser est fondamentale pour le développement d’une analyse multiniveau qui se cherche une théorie et ne sait pas encore concevoir la dynamique des rapports entre les niveaux, a fortiori reconnus par l’analyse. La théorie économique retient plusieurs échelles de temps selon la nature des niveaux organisationnels considérés, leur dynamique propre et la rapidité de diffusion ou de réponse des processus économiques. L’auteur replace les différentes conceptions du temps (figé, diffus, séquentiel…) dans le cadre de deux théories économiques majeures (des échanges et des jeux) pour montrer en quoi elles découlent des hypothèses sur les modalités du cheminement vers un état d’équilibre. Repensant la distinction épistémologique entre l’individualisme et le holisme en fonction des temporalités de leurs interactions, Bernard Walliser souligne implicitement la faiblesse des modèles multiniveaux appliqués aux données transversales, l’essentiel du corpus en l’état. Mais l’outil statistique évolue rapidement pour être capable de traiter la dynamique des systèmes de contextes. La démographie s’est engagée dans cette voie, comme le rappelle Daniel Courgeau, avec les modèles de durée multiniveaux, capables d’associer le temps historique et le temps individuel. Les données de panel gagnent à être exploitées avec les mêmes algorithmes pour modéliser aisément variations temporelles, interindividuelles et contextuelles.

9Le dernier chapitre, écrit par Robert Franck, est une opportune mise à contribution de la philosophie des sciences aux questions soulevées par la mise en œuvre de l’analyse multiniveau, notamment celle de savoir si les relations entre les individus et les contextes sont de nature causale. En s’appuyant sur les travaux de Mario Bunge (1979), l’auteur déroule la critique épistémologique de l’analyse causale et en particulier du principe « même cause, même effet ». Il rappelle l’existence de conditions aux relations entre la cause et l’effet, qu’un événement simple peut avoir une pluralité de causes, que plusieurs causes risquent de produire indépendamment un même effet, que les causes elles-mêmes interagissent. Plusieurs conceptions de la causalité sont examinées, dont le principe stoïque qui affirme que la chose qui subit l’effet collabore à la production de celui-ci ; sont également envisagées les déterminations non causales, les actions réciproques. Ces rappels guident le lecteur vers une réflexion sur la nature des « niveaux », une conceptualisation qui s’appuie sur la notion d’émergence (qu’est-ce qui fait qu’un tout différent émerge d’une action réciproque de ses parties ?) et le caractère hylémorphique des contextes (les composantes en forment la matière et leurs relations la forme). Apparemment, l’auteur cherche à réconcilier les analyses causale et systémique, par un glissement sémantique qui consiste à assimiler les composantes du système à des facteurs (remplaçant la notion de cause) dont les relations singulières conduisent à l’émergence de propriétés spécifiques du système. Prises dans un système, leurs influences se trouvent contenues par les fonctions sociales de celui-ci. Les relations réciproques entre les facteurs et le système sont celles entre la matière et la forme. Les arguments et exemples avancés savent convaincre. En revanche, le praticien de la modélisation statistique multiniveau sera probablement plus réticent à suivre l’auteur qui tente de nous convaincre que la régression multiniveau peut faire aboutir les ambitions méthodologiques affichées. Comment saisir les complexités systémique et fonctionnelle des environnements sociaux avec l’outil, somme toute rudimentaire, en notre possession : rappelons que l’indication statistique d’un effet contextuel est donnée par l’homogénéité des unités appartenant à un même environnement. Il suffit de prendre une institution simple, la famille, pour percevoir la difficulté de la tâche : à l’égard de bien des phénomènes (âge, revenus, accès aux ressources…) la famille est une unité très hétérogène.

10Cette remarque exprime un regret qui naît au cours de la lecture de l’ouvrage : celui de voir les considérations méthodologiques qui débutent la réflexion s’estomper au fur et à mesure que se développent les arguments épistémologiques, conduisant graduellement à perdre de vue le lien entre les deux. La modélisation multiniveau se sent alors désemparée face aux exigeantes recommandations avancées, notamment en faveur d’une analyse systémique. D’autres manières de pratiquer l’analyse multiniveau sont envisageables, telles qu’associer analyse des variables et analyse de cas pour décrire la combinaison de facteurs à l’œuvre dans chaque contexte particulier.

11Ce retour vers la méthode est opéré par Daniel Courgeau dans sa conclusion générale. Celle-ci débute par une mise en garde adressée aux sciences expérimentales qui envisageraient une analyse multiniveau avec les protocoles habituels : ceux-ci ne garantissent alors plus le contrôle des facteurs cachés susceptibles d’infléchir le résultat. Les démographes, par déontologie, sont moins exposés à ce risque, mais ils sont confrontés a contrario à la présence de fortes hétérogénéités inobservées. Or celles-ci sont du ressort de l’analyse multiniveau. La seconde section discute des méthodes probabilistes appropriées à l’inférence statistique des effets contextuels. L’argumentation est un plaidoyer en faveur de l’approche bayésienne et stimule la réflexion avec une rapide présentation du concept d’échangeabilité (Finetti) puis (et peut-être surtout) des nouvelles voies logicistes développées dans l’ouvrage posthume de E. T. Jaynes. Ce renouvellement majeur de l’inférence statistique – assigner des probabilités par l’analyse logique d’une information incomplète – rejoint « l’esprit » des modèles mixtes et de l’analyse multiniveau. Attendons-nous à ce qu’il contribue à son développement futur. Enfin, quelques remarques s’emploient à dissiper d’abusives simplifications sur la reconnaissance des niveaux pertinents pour l’analyse contextuelle. Ces réflexions comme la pratique rappellent que la régression multiniveau ne saurait être un outil exploratoire du fait de ses exigences et de sa complexité ; elle ne peut faire l’économie d’une réflexion théorique préalable. Ce qui rend le présent ouvrage tout aussi utile que l’analyse multiniveau est indispensable.

12Daniel Delaunay

Dench Geoff, Ogg Jim, Grandparenting in Britain, a Baseline Study, Eastbourne, Antony Rowe Ltd, 2003, 215 p.

13S’inscrivant dans la lignée des travaux traitant des relations intergénérationnelles au sein des familles étendues dans l’Europe actuelle, l’ouvrage de G. Dench et J. Ogg synthétise en douze chapitres les réponses aux questions les plus fréquemment posées sur ce que l’on a pris l’habitude d’appeler la « grandparentalité ». Loin d’être un simple rapport sur l’exploitation du volet « grands-parents » de l’enquête sur les attitudes sociales britanniques (British Social Attitudes Survey) de 1998, l’ouvrage suit une démarche explicative resituant les résultats dans une profondeur historique et décrivant les enjeux scientifiques, politiques et sociaux sous-jacents à une étude sur la famille. Une analyse qualitative d’une partie du module « grands-parents » a également nourri les interprétations des auteurs et s’ajoute donc au rapport précédemment publié sur l’enquête en 1999 (Park A. et Thomson K., 1999, British Social Attitudes, the 16th report, Aldershot, Ashgate).

14Après avoir décrit l’enquête et le contexte de sa mise en place, les auteurs sélectionnent la population étudiée et définissent quatre groupes (chapitre 1) : les grands-parents (933 personnes), les petits-enfants adultes (584 personnes), les petits-enfants adolescents (426 personnes âgées de 12 à 19 ans), chacun de ces individus ayant dû déclarer un grand-parent (ou un petit-enfant) dont il définissait le rôle, la place avant d’indiquer le degré de satisfaction ressenti dans cette relation ; enfin, le dernier groupe (674 personnes) est constitué des « parents liens » (linking parents) qui, n’ayant aucun grand-parent en vie, ni de petits-enfants, ont un enfant à charge qui a un grand-parent en vie.

15Le chapitre 2 revient succinctement mais très clairement sur les différentes étapes de la recherche britannique sur les relations familiales, et en particulier les relations intergénérationnelles. En Grande-Bretagne, comme en France, les grands-parents étaient jusqu’à récemment ignorés aussi bien de la recherche que des institutions. Les auteurs conviennent ainsi qu’il est difficile de connaître l’évolution de la place des grands-parents même si le module « grands-parents » de l’enquête BSA98 avait été introduit dans cet objectif. Le chapitre se termine par une analyse de l’opinion des enquêtés sur la place des grands-parents dans la société et la famille, et permet de croiser le regard des grands-parents avec celui des autres groupes sur cette question.

16Le chapitre 3 présente les principaux résultats et la mesure des indicateurs qui seront ensuite utilisés. Le rôle des grands-parents, la fréquence des contacts ou plus généralement l’impression de proximité entre les générations et la nature des activités qu’elles partagent sont les principaux thèmes abordés pour décrire la grandparentalité. Dans un souci constant de resituer dans divers contextes leurs analyses, et cela afin d’apporter un éclairage plus juste à leurs interprétations, les auteurs, après avoir décrit dans le chapitre 4 la situation des grands-parents d’un point de vue démographique, observent l’influence de certains changements familiaux – comme la séparation du couple de leurs enfants (chapitre 5) ou les recompositions familiales (chapitre 11) – sur les relations intergénérationnelles et le rôle des grands-parents auprès de leurs enfants et de leurs petits-enfants.

17Le chapitre 7 s’intéresse à l’évolution des relations entre grands-parents et petits-enfants au fil des ans. Les auteurs décrivent l’intensité de l’implication des grands-parents à la naissance des petits-enfants (en particulier celle du premier des petits-enfants) puis la lente distance qui s’installe, et enfin parfois le renversement de situation quand les petits-enfants s’occupent de leurs grands-parents. Un éclairage particulier est également apporté sur les relations entre les grands-parents et les petits-enfants devenus parents ainsi que sur les grands-parents qui estiment avoir eu leur premier petit-enfant trop tôt (bien avant 50 ans).

18L’ouvrage mélange à la fois les disciplines et les approches. Les auteurs empruntent par exemple à l’ethnologie lorsqu’ils interprètent leurs résultats sous l’angle des lignées (chapitres 6 et 9) en associant analyses de données qualitatives et quantitatives. Ils décrivent ainsi la forte implication des grands-mères maternelles qui s’oppose à l’effacement des grands-pères paternels – situations dont les intéressés semblent le plus souvent être satisfaits.

19Les différences de comportement des grands-parents selon les catégories socioprofessionnelles (chapitre 10), l’impact du travail de la mère (et parfois de la grand-mère) sur les relations intergénérationnelles (chapitre 8) conduisent à des conclusions étonnantes sur les grands-parents et leur « modernité ». Pourtant, si les grands-parents britanniques qui nous sont décrits sont, sans nul doute, souvent bien loin des représentations traditionnelles, les auteurs rappellent, dans leur dernier chapitre, que cette modernité dont on pare nos nouveaux grands-parents doit être prise avec précaution puisqu’aucune enquête antérieure ne peut-être comparée à Celle-ci et donc servir de référence permettant de parler en termes d’évolution de la grand-parentalité.

20La richesse du sujet étudié comme celle des résultats de l’enquête britannique, la diversité des thématiques abordées, des approches, des contextes et des outils employés rendent l’ouvrage dense. Pourtant, les auteurs ont réussi à dépeindre d’une façon très claire la place des grands-parents dans la famille et la société britanniques. Notons que cet ouvrage a de nombreux thèmes et résultats en commun avec l’enquête de la CNAV réalisée en France au début de années 1990 (Claudine Attias-Donfut, Martine Segalen, Grands-parents : la famille à travers les générations, Paris, O. Jacob, 1998, 330 p.), permettant ainsi une comparaison entre les deux pays.

21Seule l’absence d’entretiens portant sur le rôle des grands-parents est à regretter. En effet, l’exploitation des données sur ce sujet est intéressante mais on aurait aimé approfondir ce thème difficile à aborder avec un questionnaire quantitatif. Enfin, on ne saurait trop recommander la lecture des annexes qui, très riches, permettent de suivre la construction de la plupart des indicateurs et le fil des réflexions des auteurs.

22Thomas Boyer

Eggerickx T., Gourbin C. et al. (dir.), Populations et défis urbains, actes de la Chaire Quetelet 1999, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant/L’Harmattan, 2003, 778 p.

23Rassemblant les communications présentées dans le cadre du colloque organisé par la chaire Quetelet en 1999, l’ouvrage est consacré à l’étude du rôle de l’urbanisation dans les changements démographiques des deux derniers siècles. Les auteurs se sont notamment interrogés sur l’amorce de la baisse de la fécondité, voire la faible fécondité urbaine, et sur « le retour de la surmortalité urbaine » (Grimeau et Decroly). Leur questionnement concerne aussi bien les différentes théories démographiques que les réalités du terrain et met à profit des approches variées à caractère macro et micro. Un premier constat est fait : les ouvrages de « démographes marquants » n’accordent pas un rôle prépondérant à l’urbanisation dans les changements démographiques des pays industrialisés et des pays en développement ; l’évolution du peuplement, et plus spécifiquement le développement des villes, n’est pas considéré « comme une variable cruciale ou un vecteur fondamental ». Les études empiriques conduisent à des conclusions similaires : « à un niveau mondial, les choses sont donc aujourd’hui, si l’on ose dire, à peu près aussi claires que pour le passé européen : pas de seuil et guère de relation [entre urbanisation et changements démographiques]. » (D. Tabutin).

24Ensuite, un certain nombre d’auteurs (M. Termote, M.B. Lututala, Ph. Bocquier) présentent une modélisation de la contribution de la migration (interne et internationale) à l’évolution des réseaux urbains. Le questionnement proposé concerne la part respective de l’accroissement naturel et des migrations dans la croissance urbaine. L’essoufflement constaté de la croissance urbaine dans les pays de l’Afrique sub-saharienne est-il la conséquence de la détérioration des conditions de vie en milieu urbain par rapport au monde rural ou bien résultet-il « du simple fait de la réduction de la population rurale susceptible de migrer en milieu urbain […] » ? « Au fur et à mesure que les poids du milieu rural et du milieu urbain s’équilibrent, le nombre de migrants venant alimenter la croissance urbaine diminue, par simple effet mécanique, même si la probabilité d’émigrer du milieu rural reste la même » (Ph. Bocquier).

25Dans les pays développés, les analyses de la redistribution spatiale de la population distinguent des processus complexes qui combinent les facteurs économiques, les motivations, le statut social et les représentations de l’espace habité. Les phénomènes d’urbanisation, de périurbanisation et de rurbanisation font l’objet d’un examen attentif en relation avec les processus démographiques tels que le vieillissement, l’évolution des structures et des relations familiales, etc. C’est ce qui amène T. Eggerickx à examiner, dans son article, l’évolution du processus de périurbanisation au cours des vingt dernières années, au travers des caractéristiques sociales et des comportements démographiques des populations périurbaines. Il envisage les implications sociodémographiques de ce mouvement de périurbanisation et il décrit le « ralentissement de l’exode urbain » et « un phénomène général de sédentarisation » qu’il relie aux années de crise. Dans le cadre de l’analyse des processus de redistribution spatiale de la population urbaine, n’aurait-il pas été plus judicieux d’aborder ces phénomènes sous l’angle de la mobilité résidentielle, ce qui justifierait l’explication donnée à « la baisse d’intensité durant les années de crise de l’émigration des agglomérations urbaines et de l’immigration vers les zones périurbaines » ?

26L. Thomsin propose une analyse de la rurbanisation en tant que nouvelle forme de « l’exode urbain » qui se différencie de la périurbanisation « par l’absence d’importants enjeux économiques urbains planifiés ou concentrés », et qui apparaît alors que « l’accélération du processus d’urbanisation entraîne un besoin d’espace et une intense compétition pour le sol ». La rurbanisation répondrait aux nouvelles exigences des migrants d’avoir un meilleur cadre de vie et une vie familiale plus intense tout en permettant une gestion différente des carrières professionnelles et des loisirs.

27Au cours des dernières décennies, les migrations internes et externes ont agi sur les configurations sociospatiales du peuplement. Elles ont remis en cause la relative mixité sociale et résidentielle qui existait par le passé au profit d’une occupation de l’espace urbain qui n’est pas exempte de discrimination (pauvreté, exclusion, ségrégation sociale, etc.). C. Kesteloot, qui décrit cette réalité nouvelle ou résultant des représentations sociales actuelles, analyse l’espace urbain comme un enjeu pour trois groupes sociaux dominants (pauvres et immigrés, classes moyennes, riches). La confrontation sociale, s’articulant autour des processus d’appropriation de l’espace, privilégie des interventions répressives au détriment de démarches incitatives et négociées qui inspirent partiellement les projets de ville. La justice sociale, au centre de tous ces projets, nécessite cependant « l’ancrage et l’intégration des banlieues pauvres au cœur des communautés urbaines ». Bruxelles, Liège, etc. constituent les terrains d’analyse. On y observe de fortes concentrations dans l’espace de catégories sociales ou ethniques (nationales) susceptibles de faire l’objet de discrimination (X. Leloup). Les indices de dissimilarité que X. Leloup utilise pour la ville de Bruxelles « laissent penser que les proximités et distances entre nationalités ne se distribuent pas d’une manière aléatoire […] Ainsi, les populations italienne et espagnole se rapprochent (spatialement) des populations belge et européenne […] Elles adoptent des comportements résidentiels de mise à distance des populations zaïroise et marocaine ».

28En Afrique, la forte croissance urbaine a produit des « ghettos sociodémographiques » (C. A. Nissack) ; les efforts de planification urbaine n’ont pu éviter la prolifération de l’habitat précaire et des bidonvilles ; des pans entiers de l’espace urbain dans des villes comme Abidjan ou Dakar sont confrontés à des problèmes d’assainissement et de viabilisation. Aux migrants venant des zones rurales et aux populations étrangères (Nissack) se substituent de nouvelles catégories sociales, les « perdants » ou « victimes » de la crise économique et des politiques de libéralisation économique. Ph. Antoine tente de « mieux comprendre les processus affectant la vie matrimoniale dans plusieurs capitales africaines […] Cette transition de la nuptialité due aux difficultés économiques croissantes […] conduisant à un affaiblissement du système traditionnel de gestion de la vie sociale ». Paradoxalement, la distance prise par rapport au contrôle traditionnel contribue à l’évolution des mentalités (résultant entre autres de l’élévation du niveau d’instruction des jeunes générations) et les ajustements individuels aux crises économiques conduisent à un repli sur le groupe familial au détriment de l’autonomie des couples et de l’émergence de l’individu. Ces conclusions « vont à l’encontre des théories évolutionnistes développées par Parsons et Goode dans les années 1950 et 1960, prédisant une convergence universelle et quasi inéluctable de tous les modèles familiaux vers le modèle nucléaire » (J. Wakam). Ce dernier remet en cause cette thèse et s’interroge sur sa validité en milieu urbain africain. Il tente d’évaluer les effets de l’urbanisation sur les structures familiales des ménages en Afrique (nucléarisation, féminisation des chefs de ménage, taille des ménages, confiage des enfants, etc.). Il conclut à « une prééminence encore large des traditions ancestrales de continuité, de solidarité et de cohésion de la famille, sans doute réinterprétées et adaptées dans un contexte moderne et urbain marqué par ailleurs par une crise économique désastreuse ». Conséquence probable des conditions particulières marquées par la simultanéité des crises rurales et urbaines dans les pays africains, E. Lebris déclare : « Il est peu probable que l’on assiste, comme on l’a longtemps présupposé, à une simple transposition au Sud de la révolution urbaine ayant affecté les pays du Nord au siècle dernier ».

29Dans sa conclusion, D. Pumain considère que la comparaison des processus entre pays du Nord et pays du Sud est le fil conducteur des travaux du colloque. Elle met l’accent sur le fait que les similitudes observées ne signifient nullement que la diffusion planétaire des processus d’urbanisation consiste en un simple décalage temporel : « le colloque a montré d’autres sources de complexification du processus d’urbanisation dans les pays du Sud, issues des interférences avec des processus contemporains apparus dans les pays du Nord à un stade bien ultérieur de la transition ». Elle insiste aussi sur la permanence des systèmes traditionnels africains empreints de communautarisme, de solidarité tribale, clanique et familiale qui recomposent en milieu urbain des pratiques d’origine rurale et donnent une configuration pour le moment spécifique aux villes africaines.

30Kamel Kateb

Guyer Jane I., « La tradition de l’invention en Afrique équatoriale », Politique africaine, n° 79, octobre 2000, p. 101139.

31Jane Guyer, chercheuse africaniste, représente un courant important de l’anthropologie sociale et économique américaine. Attachée à la pluridisciplinarité, elle est aussi très vigilante quant à l’influence des catégories de pensée occidentale sur les manières d’observer et d’interpréter les faits et changements sociaux africains. Dès les années 1970, elle a ainsi dénoncé l’ethnocentrisme des anthropologues et invalidé les modèles théoriques dominants, notamment les hypothèses réductionnistes et évolutionnistes de la famille africaine ; plus récemment, elle a remis en cause le recours à la théorie de la rationalité individuelle pour interprêter les changements de comportements socio-économiques, et notamment l’émergence du secteur informel.

32Présenté dans l’African Studies Review et traduit dans la revue Politique africaine, « La tradition de l’invention … » fait écho au titre d’un célèbre ouvrage, « The invention of tradition » (Hobsbawm et Ranger, 1983), qui a bousculé les théories et concepts en usage en anthropologie. Jane Guyer propose à son tour de combler un vide théorique sur les fondements du savoir en Afrique, lacune qui engendre un risque d’interprétation erronée des changements actuellement observés sur ce continent. Elle démontre que dans une tradition ouverte, l’invention a pu constituer un des principes de base de la société : « […] les gens savaient (d’où le terme de tradition) comment vivre à la lisière de leurs connaissances (d’où celui d’invention) ».

33L’auteur montre d’abord que les anthropologues ont minimisé l’ancrage culturel de « la capacité humaine d’être original et de marquer sa différence » dans les sociétés africaines précoloniales. En se référant à nombre de témoignages ethnographiques relatifs à l’Afrique équatoriale, Guyer questionne l’accent mis sur le « contrôle », celui des hommes sur les femmes, des aînés sur les cadets… que la théorie aurait largement surestimé, et qui est en tout cas sans rapport avec le concept d’aînesse historiquement ancré dans un modèle occidental. Au système de « contrôle », elle oppose un système de valorisation de la singularité et de la différence qui s’appuyait sur une dispersion sociale des savoirs et des compétences particulières. Dispersion des savoirs, d’une part entre vivants, ancêtres et puissances symboliques et, d’autre part, à l’échelle humaine, entre les vivants considérés comme réservoirs des savoirs de leurs multiples référents symboliques (dont les ancêtres). De ce point de vue, le « mental humain » et notamment l’excentricité émotionnelle sont traités comme des biens potentiels, que les sociétés africaines équatoriales cultivent en chaque individu. Guyer retrouve la trace de cet éveil dans la valorisation du charisme, capacité qu’elle place à « l’origine de toutes les variétés de la vie sociale » en suivant Max Weber qui évoquait déjà à propos de l’Afrique et d’autres continents les fondements charismatiques des réponses aux problèmes d’exception. Les personnes sont donc aussi des ressources perçues comme « des biens dans l’organisation sociale du savoir ». Par ailleurs, chaque individu étant spécialisé dans la production d’objets ou de savoirs, ce système imposait des migrations et des contacts entre communautés et individus détenant des savoirs spécifiques. Chacun ayant besoin des autres et de leurs connaissances, ce système équilibrait de fait les rapports entre individus et entre communautés. Guyer souligne que malgré les nombreuses recherches portant sur la division du travail en Afrique, aucune ne permet de restituer et donc de théoriser une telle diversité. S’il n’y avait là qu’une logique adaptative, ces connaissances seraient échangeables de manière à assurer la conservation d’un savoir global. Les archives ethnographiques suggèrent l’inverse, c’est-à-dire une dispersion délibérée des savoirs et des métiers. Guyer y voit donc plus un fondement de la société qu’une stratégie d’adaptation qui s’inscrit dans le mouvement de peuplement rapide de l’Afrique équatoriale au XIXe siècle, attestant une logique sociale « davantage orientée vers le dépassement des frontières plutôt que vers le renforcement des structures centrales ». Dans ce contexte, la mobilité individuelle, la circulation des richesses, l’évolution des connaissances techniques dans l’agriculture et l’artisanat ne répondaient pas à des objectifs purement utilitaires. Guyer décrit ainsi une production désintéressée de savoirs fondamentaux ou artistiques, qui dépassait largement les besoins vitaux des populations. Mais la subordination sociale au colon a été interprétée comme une « perte de savoir ».

34Dans la théorie de Guyer, la création et l’exercice de la différence est un projet culturel et social, au même titre que « la solidarité, le contrôle et l’unanimité » dans les propositions précédentes. Cette théorie s’appliquerait autant à l’Afrique de l’Ouest qu’à l’Afrique centrale, mais dans des domaines plus limités. L’idée que l’aptitude personnelle au savoir peut être un processus social implique par ailleurs la reproduction (étudiée par la démographie), la création de métiers (étudiés par l’histoire de l’art), les logiques et pratiques du savoir (étudiées par l’anthropologie cognitive) et la nature du savoir (philosophie). Guyer étudie l’impact d’un tel processus dans ces quatre champs disciplinaires, ainsi que ses implications dans les sociétés contemporaines. Nous reprenons ici ce que sa théorie peut apporter à la compréhension des logiques reproductives qui intéressent le démographe.

35En démographie, Guyer critique l’hypothèse d’un « pronatalisme » africain, que le déclin actuel de la fécondité infirme effectivement. Aux critères de fécondité actuels, standardisés à partir du comportement de populations non africaines, elle oppose la logique d’adaptation d’un continent sous-peuplé. Elle rappelle aussi que la pratique généralisée d’un espacement important des naissances maintenait la fécondité bien au-dessous du « taux naturel ». Guyer apporte surtout un nouvel éclairage sur la valeur des enfants, en soutenant que « leur nombre et leur qualité » ont un sens en termes de « culture et de faculté d’adaptation ». Reprenant Caroline Bledsoe, qui a beaucoup exploré les travaux à la frontière de l’anthropologie et de la démographie, elle montre que l’enfant n’est pas seulement pensé du point de vue du nombre ou du sexe, mais aussi en tant qu’être unique, irremplaçable, doté de capacités propres. Qualité et quantité de la descendance sont ainsi liées. L’aptitude personnelle au savoir, les compétences propres mais complémentaires de celles des autres, se révèlent à l’issue d’un long processus initiatique et concurrentiel qui cultive les qualités intrinsèques de chacun. Bledsoe décrit ce procédé de détection des particularités et talents individuels : « Les capacités et les potentiels de chacun sont identifiés et traqués durant cet ensemble exigeant de cérémonies et d’apprentissage qui forme l’enfant avant l’école et l’éducation religieuse » (Bledsoe citée par Guyer). Contrôler le nombre des enfants revient dans ce contexte à se priver de personnes aux dispositions uniques ; une sélection prénatale va donc à l’encontre du projet culturel. En effet, la limitation planifiée des naissances repose sur la reconnaissance d’une équivalence entre enfants consanguins. Or, cette équivalence n’est pas concevable dans un système qui s’appuie justement sur la valorisation de la différence ou de la particularité de chacun. Guyer met ici au jour une dynamique démographique orientée par la valorisation des particularismes individuels, la descendance atteinte dépendant non seulement des capacités physiologiques de la mère, mais aussi du potentiel attendu de chaque enfant à naître.

36Cet article présente l’intérêt de porter un autre regard sur l’interprétation des phénomènes que la démographie étudie en Afrique : la dynamique démographique et le changement social s’inscrivent dans une logique culturelle qui valorise la singularité et la différence et qui se répercute sur le rapport à la descendance, à l’individu, à l’innovation, etc. Aucune enquête démographique n’a pour l’instant utilisé ces apports dans l’interprétation de la demande de planification familiale ou l’attitude face à la contraception. Il faut commencer par reconnaître cette tradition de l’innovation pour comprendre et accompagner le changement social actuel en Afrique.

37Christine Tichit

Martial Agnès, S’apparenter, Paris, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2003, 247 p. (hors annexes).

38L’ouvrage d’Agnès Martial est tiré de sa thèse de doctorat Qu’est-ce qu’un parent ? Ethnologie des liens de familles recomposées (Toulouse, septembre 2000), sous la direction d’Agnès Fine. L’auteur propose un éclairage sur les liens qui unissent les différents membres d’une famille « recomposée », sujet d’actualité puisque le phénomène de recomposition familiale est en augmentation régulière depuis les années soixante-dix.

39L’introduction expose les contours du sujet ; l’auteur y définit les liens entre individus résultant des recompositions comme dans la demi-fratrie (fratrie composée d’enfants ayant le même père ou la même mère mais dont l’autre parent ne leur est pas commun) ou la quasi-fratrie (fratrie composée d’enfants sans lien consanguin issus des unions antérieures de chacun des conjoints vivant au sein d’une famille recomposée), y décrit l’évolution historique du phénomène et met en avant la complexité de la réalité familiale contemporaine. Comment « s’apparente-t-on » dans ces familles où les liens traditionnels de filiation et l’ordonnancement généalogique se trouvent bouleversés ? La recomposition induit en effet à la fois une redéfinition de la place des enfants et du couple recomposé dans la famille, tant au niveau de l’agencement des statuts générationnels qu’en termes d’interdits sexuels ou de transmission successorale. Peut-on être parent au-delà du simple fait de donner la vie ? Est-on frère et sœur seulement si l’on a les mêmes parents biologiques ?

40Agnès Martial explore ce sujet en bâtissant son argumentation sur une étude ethnographique de trente histoires familiales mais, approche originale, elle s’appuie principalement sur le regard que les beaux-enfants devenus adultes portent sur leur expérience de vie au sein de cette configuration familiale, et le confronte au témoignage de quelques parents et beaux-parents (44 entretiens au total). L’investigation confronte les récits de vie (entretiens semi-directifs) recueillis et les étaye parfois par l’analyse de faire-part de mariage entre un parent et son nouveau conjoint (p. 58), d’échanges épistolaires (p. 6465) ou de commentaires d’albums photographiques recueillis auprès des personnes interrogées (p. 202) – sans que l’on sache si ces matériaux ont été systématiquement consultés lors de l’enquête.

41Cinq chapitres composent cet ouvrage. Le premier aborde la question de la « variation des statuts générationnels ». Lorsqu’un couple avec enfants se sépare, il arrive par exemple que la mère retourne vivre chez ses parents, le plus souvent avec ses enfants, retrouvant ainsi son statut d’« enfant de ». De même, lors de l’adoption des enfants par les grands-parents, ce qui n’est pas rare, intervient alors un bouleversement de l’ordonnancement généalogique traditionnel. Les grands-parents endossent le rôle des parents et les petits-enfants deviennent enfants de leurs grands-parents. Agnès Martial met également en avant l’intensité des relations parfois « fraternelles » qui peuvent unir un enfant à l’un de ses parents séparés. L’enfant est témoin des nouvelles amours parentales et peut en être acteur, soit en se posant en rival du nouveau conjoint de son parent, soit en jouant les entremetteurs. Elle évoque également la question du remariage, des différents rituels de seconde noce dans lesquels les enfants et beaux-enfants sont amenés à jouer un rôle, selon l’histoire antérieure des nouveaux époux. Enfin, l’auteur revient sur la « succession troublée des statuts générationnels » évoquant le cas où « papa aime une fille de mon âge » ou encore les situations dans lesquelles un parent a un enfant d’un deuxième lit en même temps qu’il devient grand-parent par l’un de ses enfants issu d’un premier lit. Ces deux enfants ont le même âge alors qu’ils sont oncle et neveu. Et l’enfant devenu parent a un écart d’âge important avec le dernier enfant de l’un de ses parents (c’est-à-dire avec son demi-frère ou sa demisœur).

42Outre ces bouleversements générationnels, la recomposition de la famille pose aussi la question des liens de filiation entre les différents membres qu’elle regroupe et, de fait, celle des interdits sexuels entre eux. L’étude de « l’inceste » est l’objet du second chapitre ; elle est abordée à la fois du point de vue des relations beau-parent/bel enfant et également entre enfant et quasi-enfant de sexe opposé. Selon quels critères délimiter les interdits ? Agnès Martial propose de considérer qu’il y a inceste beau-parental s’il existait « entre l’enfant et son beau-parent une relation de parentalité sociale fondée sur les faits de la vie familiale et de l’éducation » (p. 99), ceci étant plus fréquemment le cas lorsque beau-parent et enfant ne sont pas proches en âge et, plus encore, quand le beau-parent a intégré la cellule familiale alors que l’enfant était en bas âge. Le lien consanguin unissant généralement les beaux-enfants facilite la délimitation des interdits même si l’auteur se sert de cas plus rares (relation entre beaux-enfants dont l’un est adopté, donc sans lien de sang avec l’autre) pour questionner les problèmes fondamentaux de la filiation. En revanche, entre quasi-frères et sœurs, rien ne semble justifier du point de vue légal « l’idée d’une prohibition des relations amoureuses et sexuelles entre les adolescents réunis par la recomposition, sinon l’existence d’un couple parental qui conçoit la configuration recomposée comme une famille, selon le modèle traditionnel » (p. 117). Diverses stratégies visant à renforcer les liens fraternels sont envisagées par les parents, par exemple au travers du parrainage, mais certains enfants peuvent aussi manifester leur refus de fonder une nouvelle famille avec leur beau-parent en séduisant leur quasi-frère ou sœur.

43Le lien fraternel entre quasi-enfants se renforce cependant plus naturellement dans « l’enfance en partage » (chapitre 3). Les histoires de recomposition contées par les enfants font état de souvenirs d’instabilités liées à la rupture du couple parental, à des déménagements. Rien de très étonnant finalement dans ces pages mais ces récits viennent confirmer l’importance de l’enfance dans la construction identitaire de la personne. Ainsi, les enfants considèrent d’autant plus leurs demi ou quasi-frères et sœurs comme frères et sœurs qu’ils ont vécu avec eux depuis leur plus jeune âge. De la même manière, Agnès Martial observe que si les relations entre frères et sœurs survivent généralement à la séparation des parents, elles se soldent plus fréquemment par une rupture entre beaux ou quasi-enfants lorsque le couple recomposé se sépare. Les relations entre les enfants et leur beau-parent sont elles aussi dépendantes de l’âge des enfants au moment de la recomposition, de l’investissement du beau-parent dans l’éducation ou les soins et du lien « nourricier » qui les unissent. De même, ces relations survivent rarement à la rupture du couple, même si la présence d’une demi-fratrie et l’existence d’une enfance partagée consolident les liens.

44La recomposition, en questionnant les liens de filiation et les relations entre personnes non consanguines, interroge du même coup la transmission de biens, de valeurs morales, éthiques, religieuses, de comportements, d’habitudes ou encore de vocations professionnelles. « Transmettre » est le sujet abordé dans le quatrième chapitre. Le rapport aux biens et à leur transmission paraît indissociable de la manière dont se noue la relation beau-parentale même si certains objets (les bijoux notamment) sont davantage destinés à être transmis de génération en génération. « Les objets de famille permettent de constituer de petits héritages qui retracent aux côtés de la filiation légale, "officielle”, les sentiers complexes de l’histoire familiale » (p. 213).

45Une manière de transmettre sans sortir des règles légales de filiation semble être d’« adopter » (chapitre 5). L’adoption d’un enfant du conjoint par son beau-parent serait un phénomène répandu, même s’il convient de distinguer l’adoption plénière (qui enlève à l’enfant sa filiation d’origine pour l’intégrer à la famille de la personne qui adopte) de l’adoption simple (qui additionne les liens de parenté sans que l’un soit effacé par l’autre). L’adoption plénière ne semble pas constituer pour l’auteur une solution adaptée à la reconnaissance des statuts parentaux et beaux-parentaux dans les familles recomposées dans la mesure où elle menace plus encore le statut du parent non gardien. Par contre, l’adoption simple qui concerne surtout des enfants majeurs (85 %), généralement pour des préoccupations d’ordre successoral, « paraît adaptée aux situations de recomposition familiale puisque les parentalités peuvent s’additionner sans s’exclure mutuellement, l’individu adopté étant par ailleurs le plus souvent en âge d’être consulté » (p. 232). Cette procédure est cependant peu connue et parfois interprétée comme la mise en concurrence de deux figures parentales. À travers le nom dont on hérite, c’est la dimension irrévocable de l’origine qui s’exprime et l’adoption, même « simple », peut venir non pas la remettre en cause mais la nuancer.

46« S’apparenter » dans les familles recomposées procède ainsi de logiques plurielles dont le lien sanguin, la corésidence et l’enfance en partage apparaissent comme des éléments structurants. Devenir parent dans la recomposition nécessite par ailleurs d’assumer une part des soins aux beaux-enfants, don nourricier et affectif duquel résulte une dette soldée par la reconnaissance par l’enfant d’une parentalité avec le conjoint de son père ou de sa mère biologique. En ce sens, « s’apparenter » relève en quelque sorte d’une « élection réciproque ».

47Au fil de cet ouvrage, on se laisse emmener dans des histoires familiales parfois complexes – complexité inhérente aux situations de recomposition – mais éclairées par des schémas simples et éloquents illustrant les liens entre les membres de la famille, et contées dans un style fluide. On y apprend beaucoup sur le sujet, l’auteur faisant appel à des sources diverses qui viennent compléter l’exploitation des entretiens réalisés. Les thèmes abordés sont en effet systématiquement introduits, resitués dans le temps et dans l’espace par la mobilisation d’une foisonnante bibliographie regroupant tout à la fois des études ethnologiques, historiques, démographiques et sociologiques sur différents pays, ainsi que des textes de loi (même si ces sources documentaires prennent parfois le pas sur l’exploitation du matériau recueilli, comme dans le chapitre traitant de l’inceste). En outre, l’analyse est enrichie d’observations diverses, l’ethnologue posant un regard sur le monde qui l’entoure : émissions de télévision (p. 48) ou de radio (p. 78) traitant de la question, extraits de chansons (p. 49 ; 136), passages de romans (p. 121 ; 140), coupures de presse (p. 67 ; 116), œuvres cinématographiques (p. 108). Bien qu’occasionnelles, ces références donnent de manière judicieuse une portée plus générale aux cas particuliers que décrivent les entretiens, contrebalançant la discrétion des données chiffrées (on avance par exemple p. 149 que « les frères et sœurs de sang sont plus souvent qu’on ne le pense désunis par les aléas de la recomposition familiale » sans donner d’ordre de grandeur). Mais il convient de préciser que la recherche a été réalisée sans prétention de représentativité, l’objet étant autre. En somme, Agnès Martial propose un ouvrage qui, certes, garde l’empreinte d’un travail de thèse dans son aspect académique et parfois peut-être « artificiel » dans l’utilisation des sources bibliographiques mais qui offre un éclairage des plus intéressants sur la perception des liens familiaux qui unissent parents, beaux-parents, enfants, beaux-enfants, demi-frères et sœurs, quasi-frères et sœurs. Cette recherche soulève nombre de questions essentielles (interdits sexuels entre les membres de la cellule recomposée, succession patrimoniale – indissociable de la notion de filiation –, statut des beaux-parents et beaux-enfants au regard de la loi) et, plus généralement, celle de la définition de la famille contemporaine et de la parenté dans les pays occidentaux. À ces interrogations, Agnès Martial apporte des éléments de réponse tout à fait intéressants.

48Arnaud Régnier-Loilier

Association d’aide à l’insertion sociale, L’autre famille. Chroniques de la France monoparentale, Confluences (Coll. D’autres voix), 2003, 234 p.

49Le collectif ASAIS, composé de journalistes, de professionnels de l’écriture et d’enquêteurs-rédacteurs, s’intéresse dans cet ouvrage à la monoparentalité et aux questions qui entourent cette forme de vie familiale dans laquelle un ou des enfants sont élevés par un seul de leurs parents.

50L’ouvrage propose une succession de récits de vie plus qu’une étude sociologique ou démographique. Pas d’analyse donc dans ce livre qui se compose de trente chapitres, chacun portant comme intitulé le prénom d’une personne interrogée. Les entretiens se sont déroulés en quatre temps. Ils abordent la période précédant la monoparentalité, s’intéressent à l’événement déclencheur, au vécu quotidien de la monoparentalité et s’ouvrent finalement sur l’avenir. Les entretiens ont été aménagés, réécrits par les auteurs afin d’en proposer une version littéraire prenant la forme d’un texte autobiographique. Cette remise en forme des discours, bien qu’elle ait été ensuite soumise à l’approbation des personnes interrogées afin de valider la conformité des histoires, peut laisser craindre que l’on passe à côté d’une partie de l’information. Néanmoins, ces témoignages offrent un regard contemporain sur la monoparentalité, tant du point de vue des parents que de celui des enfants, et les auteurs affichent clairement l’identité de leur travail qui ne se veut pas scientifique (« sans pour autant faire œuvre d’analyse ou d’interprétation », p. 9). Il ne saurait donc être question de lire et critiquer ces pages sous cet aspect.

51Au final, on accède à des discours qui mettent en avant la diversité des situations de monoparentalité, les difficultés éprouvées dans cette configuration familiale, les réactions des enfants, les perspectives et les envies de reconstruction, le fait d’élever seul son ou ses enfants étant souvent la conséquence d’une rupture (désunion 85 %, mères célibataires 12 %, décès du conjoint 3 %) et rarement un choix de vie.

52Arnaud Régnier-Loilier

Saint-Pierre Caroline (de), La fabrication plurielle de la ville, décideurs et citadins à Cergy-Pontoise ; 19902000, Paris, Créaphis, 2002, 311 p.

53La curiosité du démographe ne manquera pas d’être éveillée à la lecture de cet ouvrage, issu de la thèse de doctorat de l’anthropologue Caroline de Saint-Pierre. L’auteur propose une observation au microscope des mécanismes d’appropriation symbolique d’un espace urbain par ses habitants. Et pour ce faire, n’y a-t-il pas meilleur laboratoire que les villes nouvelles, espaces pionniers par excellence ? C’est sur le quartier à l’urbanisme innovant de Cergy-Saint-Christophe que se penche ici l’étude.

54Si les acteurs institutionnels apportent leur pierre à l’édifice, Caroline de Saint-Pierre offre cependant le premier rôle aux habitants. Tout d’abord, la création de la ville elle-même se déroule sous nos yeux, avec l’exemple de cet ancien maraîcher exproprié au moment de la mise en œuvre du projet et en quelque sorte dépossédé de son territoire. Expérience douloureuse, tout comme celle d’habitants pionniers qui, venus s’installer dans l’espoir d’une vie nouvelle, évoquent dans les entretiens ethnographiques une réalité faite de difficultés au quotidien avec lesquelles ils ont dû composer. Ici, la volonté a souvent permis de déplacer des montagnes (qu’il est difficile d’accueillir des enfants lorsque la construction des écoles n’est pas achevée à temps !). Et avec la bienveillante complicité des acteurs de l’établissement public d’aménagement, les habitants créent des associations. C’est donc le récit d’une expérience aux accents de western, ou plutôt d’expériences plurielles, qui, selon l’hypothèse de l’auteur, sont constitutives de la ville.

55Au-delà de simples récits croisés sur un lieu, ce sont les mécanismes d’appropriation de la ville nouvelle qui sont détaillés. Dans un espace considéré comme vierge de mémoire par les planificateurs, il s’agit de créer du ciment entre les personnes pour une « nouvelle ville », et de donner une âme aux structures en béton. L’auteur donne à voir cette progressive identification aux lieux en décrivant des manifestations collectives mais également, d’une manière plus originale, la banalité du quotidien. Certes, la mémoire de la ville se constitue au gré de célébrations ponctuelles comme le Carnaval ou encore lors de réunions associatives interminables et fructueuses ; mais elle se construit également par la fréquentation au jour le jour de certains lieux. C’est dans ce temps redondant du quotidien que la ville devient le théâtre des dynamiques sociales qui font naître les groupes sociaux (« question de reconnaissance sociale », p. 108) mais aussi les bandes de jeunes présentées ici sous un jour inhabituel, celui d’individualités et d’itinéraires originaux. Il en résulte une appropriation collective de l’espace de la ville perçue de manière fine comme différente des « cités » : « On peut dire que ces jeunes se sont approprié le concept de ville nouvelle, auquel ils ne donnent pas un sens d’entité territoriale ou administrative, mais idéologique… Ils prêtent à la ville nouvelle le pouvoir d’avoir un effet sur les perspectives individuelles » (p. 169).

56Au final, les habitants font leur la ville et s’y attachent. Et nous revient à l’esprit l’article d’Hervé Le Bras et Jean-Claude Chesnais publié dans cette revue en 1976 (Population, 31(2)). Il y était question de l’évolution démographique des villes nouvelles sur plusieurs décennies en proposant des projections réalisées sous différentes hypothèses. La richesse des approches microspatiales, dont le travail de Caroline de Saint-Pierre offre un exemple très réussi, pourrait permettre d’affiner ou de privilégier certaines hypothèses.

57Christophe Imbert


Date de mise en ligne : 01/12/2006

https://doi.org/10.3917/popu.306.0837

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