Notes
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Pondere, numero et mensura. (Sagesse XI, 20 : « Pondere, mensura, numero Deus omnia fecit »).
Revue de synthèse, « Histoire des jeux. Jeux de l’histoire » (Hommage à Ernest Coumet, Journées Coumet de novembre 1999), t. 122, n° 2-3-4, avril-décembre 2001, 745 p.
1Ernest Coumet, cet homme-labyrinthe de l’histoire des sciences, a quitté il y a peu notre monde. Issu des journées qui lui avaient été consacrées, en hommage, ce triple numéro de la Revue de synthèse regroupe les quinze communications qui y furent faites et qui tentent d’arpenter l’étendue et la richesse du répertoire du philosophe et de l’historien, une cartographie de l’« esprit Coumet ». L’ensemble se répartit en une présentation générale suivie de deux témoignages, de quatre rubriques et d’un essai consacré à l’œuvre du Père Mersenne, personnage si proche, par-delà les siècles, de l’historien des sciences.
2Les travaux d’Ernest Coumet se focalisèrent d’emblée sur la naissance du raisonnement combinatoire, représentation figurée de sa propre tournure d’esprit : en histoire des sciences, il construisit un réseau entrecroisant l’histoire de la logique, l’histoire des mathématiques – et notamment celle du calcul des probabilités –, l’histoire, réflexive, des représentations que ceux qui la font se donnent de cette histoire. Pour lui, et dans la droite ligne de Bachelard, l’analyse des concepts est le nerf de l’histoire des sciences, l’exercice d’une récurrence bien ordonnée : dans les méandres du mineur et de l’anecdotique se constituent des tendances majeures et essentielles.
3Avant que d’entrer dans le labyrinthe et d’en explorer la savante diversité, deux témoignages, ceux de Marc Barbut et de Pietro Redondi, retracent la création du Séminaire d’histoire du calcul des probabilités et de la statistique dont Ernest Coumet fut l’initiateur, son travail au Centre Alexandre Koyré, au Centre de mathématiques sociales et au Centre de synthèse, enfin son enseignement au séminaire d’histoire des sciences à l’âge classique, qu’il animait.
4Une première section, « Logique et langages », associe les contributions de Marta Spranzi et de Marie-José Durand-Richard. La première rappelle que, dans certains commentaires des Topiques d’Aristote, élaborés au XVIe siècle, le probable est une opinion communément admise, ou encore une opinion correspondant à ce qui se produit la plupart du temps, ou enfin une opinion capable de produire la persuasion. Les auteurs d’alors soulignent l’importance de ces vérités contingentes – objets d’opinion, la science ayant, elle, pour objet ce qui est vrai de façon nécessaire – à propos desquelles on peut émettre des hypothèses probables, au sens de conjecturales, sur lesquelles le savoir peut évoluer.
5M.-J. Durand-Richard dresse ensuite un bilan du programme de recherche des algébristes anglais de la première moitié du XIXe siècle, notamment Babbage, Herschel, Peacock et De Morgan. Ces acteurs font émerger une conception symbolique de l’algèbre, une interrogation fondamentale sur la validation de l’automaticité des calculs formels, démarche qui aboutira à l’« algèbre de Boole » et, plus tard, à la conception des ordinateurs.
6La deuxième section est consacrée à l’histoire de l’histoire des sciences. Y interviennent Enrico Castelli Gattinara, Karine Chemla et Jeanne Peiffer, Nicole Hulin, enfin Marco Panza. E. Castelli Gattinara montre que, face à la crise des acquis philosophiques traditionnels provoquée par le développement scientifique, la philosophie tente de maintenir une hégémonie sur les sciences mais doit, pour ce faire, s’engager dans l’histoire des sciences, laquelle devient alors le moyen que la philosophie emploie pour s’efforcer de garder sa place privilégiée dans l’ensemble du savoir. Rey, Brunschvicg et Meyerson, suivant diverses voies, mèneront ce combat poursuivi par Koyré.
7Mais au nom de quelle histoire des sciences? K. Chemla et J. Peiffer en présentent deux acteurs de premier plan. Paul Tannery et Joseph Needham, sous l’impulsion comtienne, plaident tous deux pour une histoire générale des sciences, mettant toutefois en place des cadres historiographiques distincts. Celui-là fonde le développement historique sur la notion de civilisation, la synthèse étant son outil méthodologique. Celui-ci, partant de la science moderne, met en évidence qu’elle s’est constituée par un processus de synthèse des apports de différentes traditions.
8La pratique de l’histoire des sciences passe par l’introduction, due à Victor Duruy, dans la seconde moitié du XIXe siècle, d’une composition de méthode et d’histoire des sciences dans les trois agrégations de mathématiques, physique et sciences naturelles, épreuve qui disparaît totalement au début du XXe siècle. Nicole Hulin fait figurer, en annexe de cette rétrospective, les sujets proposés aux candidats.
9Cette section s’achève avec une analyse, due à Marco Panza, du qualificatif d’« introuvable » qu’Ernest Coumet avait accolé à la révolution scientifique, en faisant un concept problématique de l’histoire des sciences et nous enseignant à repérer un problème ouvert, une déchirure dans le réseau, qu’il faut chercher à recoudre.
10La troisième section, « Nombres, combinaisons, probabilités », s’ouvre avec une étude de Catherine Goldstein sur Frénicle de Bessy. Récit d’expérience, et non de controverse, qui permet d’apprécier la pratique des nombres de ce mathématicien du XVIIe siècle qui a contesté la suprématie de l’analyse algébrique, notamment dans la question des ellipses que l’article cerne de près. Frénicle en propose une solution après avoir reçu les réponses, notamment de Descartes et de Fermat.
11Thierry Martin discute, quant à lui, une formule de Cournot rappelée par Ernest Coumet : le retard qui marque la naissance de la théorie du hasard est « un pur effet de hasard ». Comment comprendre qu’une révolution des mathématiques, possible depuis l’Antiquité, ne se réalise effectivement que vingt siècles plus tard? Il apparaît que la date de naissance du calcul des probabilités n’est pas à mettre au compte du seul hasard, mais résulte en grande partie d’une mutation du statut de la connaissance, faisant de la science l’instrument d’une maîtrise mathématisée du réel.
12Éric Brian conclut la section par une théorie du hasard surréaliste induite par la découverte qu’André Breton fit, au marché aux Puces, d’un stéréogramme de Perozzo. Cette interrogation sur les rapports qu’entretiennent l’histoire des sciences, l’histoire de l’art et l’histoire de la culture scientifique au siècle dernier est agrémentée d’illustrations destinées à montrer la réalité de cet objet de la démographie, qui circule dans l’histoire de la représentation des phénomènes de dynamique des populations.
13La dernière section est consacrée aux sciences à l’âge classique, domaine de prédilection d’Ernest Coumet. Giovanna Cifoletti discute de l’utilité des mathématiques au XVIe siècle, dans la nouvelle configuration du savoir initiée par les humanistes. Pour Ramus, l’ontologie aristotélicienne faisant désormais défaut, on ne peut plus compter sur la distinction entre théorie et pratique, entre spéculation et action. Ainsi un nouvel ordre paraît, fondé sur la mathesis, laquelle inclut les arts mécaniques réformés : l’humaniste est censé en connaître les principes et l’utilité pour l’action.
14Intrigué par la présence de l’abréviation « P.N.E.M. » [1] dans l’Aristarque de l’incroyant Roberval, Alan Gabbey montre que le mathématicien mentionne ces lettres sans résonance religieuse profonde, mais seulement comme s’il voulait, non sans ironie, que l’on distinguât, dans le domaine des idées cosmologiques, l’Aristarque païen de celui qui jouit d’une approbation biblique.
15Le long article de Sophie Roux qui clôt cette section propose une analyse des différents usages puis de la diffusion du mot « loi » dans la science classique, en particulier à la Royal Society. Si ce terme a bien été utilisé dans les sciences sans référence à un Dieu législateur avant le XVIIe siècle, c’est pourtant cette seule référence, la rencontre de l’usage physique et de l’usage métaphysique du terme, qui a permis sa généralisation dans le tournant du XVIIe au XVIIIe siècle. C’est marquer avec pertinence l’intérêt, pour la raison historique, d’une investigation serrée de la notion de « loi » à l’âge classique afin de mieux définir l’objet, les limites et les enjeux métaphysiques des sciences nouvelles qui s’y font jour.
16Par son sujet, une vision synthétique des conceptions du Père Mersenne sur la classification des sciences, sur les raisons de celle-ci et sur ses conséquences pour la pratique scientifique, le vaste essai conclusif de Michel Dufour se rattache étroitement aux préoccupations qui furent celles d’Ernest Coumet. Suivant M. Dufour, Mersenne ne peut en aucun cas être cantonné au rôle de faire-valoir ou de médiateur au service des sciences. Son souci d’une édification générale par les sciences et par la rhétorique musicale et linguistique conduit à comprendre que le statut pratique de la musique surpasse son statut traditionnel de science subalterne des mathématiques : l’inflation du thème de l’harmonie en fait le symbole même de l’ensemble des sciences.
17Mission impossible que de donner au lecteur un fil d’Ariane qui l’orienterait à coup sûr dans cette somme. Elle fait irrésistiblement penser à ce que Leibniz enseignait de la multiplicité des points de vue que nous offre le monde, multiplicité qui n’en est pas moins, mais aux yeux de Dieu seul, sonnante d’une riche et belle harmonie. Si Ernest Coumet n’écrivit guère sur le philosophe de Hanovre, il ne manquait jamais de le mentionner oralement, à la fois comme modèle et comme horizon de la pensée. Dans sa diversité concertée, ce volume offre les multiples entrées du labyrinthe ainsi que ses détours enchevêtrés, qui conduisent, d’une lecture à l’autre, à confronter lieux, temps, personnes, méthodes. Paru avant la mort de son inspirateur, il n’a pu manquer de correspondre à sa propre vision de la pratique de l’histoire et en particulier de l’histoire des sciences; seul Ernest Coumet en posséda la règle. Il reste au lecteur à tenter l’aventure au gré de ses quêtes ou de ses passions : il ne le regrettera pas.
18Jean-Marc Rohrbasser
Godet Michel, Le choc de 2006. Démographie, croissance, emploi. Pour une société de projets, Paris, Éditions Odile Jacob, 2003, 300 p.
19Voici un livre polémique, écrit par quelqu’un qui, depuis trente ans, pratique l’art de la prospective industrielle.
20Le démenti apporté aux prophéties a de quoi rendre modeste. Que l’on songe aux perspectives de la « nouvelle économie », et à l’avenir annoncé des géants japonais et allemand renaissant des cendres de la seconde guerre mondiale. Vers 1990 encore, le Japon était perçu comme un modèle; or, le pays est en récession permanente depuis 1990. La démographie n’est pas étrangère à cet arrêt de la croissance : à la base de la pyramide des âges, on voit apparaître des classes creuses dont la taille ne cesse de se rétrécir depuis trente-cinq ans (1957). C’est donc le marché des enfants et surtout celui des jeunes adultes qui se rétracte : des pans entiers de la consommation sont atteints, cependant que le moteur principal de l’investissement, tiré par les flux de nouveaux arrivants qui s’installent dans la vie adulte en se logeant et en s’équipant (automobile, meubles, électroménager, audiovisuel, etc.), se grippe à son tour. Une dizaine d’années plus tard, l’Allemagne est, elle aussi, saisie par la menace de déflation et de récession. Le gel de l’économie se produit avec le même décalage que la dépression démographique.
21En France, l’année 1946 marque un tournant dans la vie politique : c’est le retour à la paix et à la confiance. Mais la classe d’âge 1946 est la première des vingt-huit classes pleines (1946-1973) qui accédera à l’âge de la retraite dans les prochaines années. Le marché du travail verra partir, jusque vers 2035-2040, ces générations nombreuses, alors que l’effectif des entrants sera inférieur de 10 % à 15 %. Certains économistes se sont empressés de bénir l’avènement de cette époque, en soulignant que l’arrivée de classes creuses face au départ de classes pléthoriques allait enfin faire baisser le chômage. Le raisonnement repose sur un double postulat : que les jeunes occupent les postes laissés vacants par leurs aînés et que le recul de la demande interne et externe (celle des autres pays européens), lié à la contraction démographique, est sans effet sur la croissance économique. Or, pour Michel Godet, « la vague grise annonce une croissance molle ».
22Le pays devra affronter de nouveaux défis : la pénurie de jeunes professionnels, l’intégration de flux migratoires croissants, le maintien de la cohésion et du lien social, la protection de la famille – pilier de l’équilibre social –, la révision des règles de fonctionnement de la sécurité sociale, une reconsidération des croyances sur l’éducation et l’emploi et la survie des territoires en proie à la désertification.
23L’auteur introduit le débat sur le mirage technologique, la taille critique des entreprises ou le partage de l’emploi (les 35 heures), les vertus des petites classes scolaires, etc. Les échecs, comme les réussites économiques, sont imputables à l’homme, à sa capacité d’organisation et à son pouvoir de conviction.
24Les démographes trouveront un chapitre à la fois sérieux et humoristique sur la statistique des familles. L’auteur manifeste son inquiétude à propos des transferts intergénérationnels : les dépenses de vieillesse (retraite, santé, dépendance) feront peser une charge de plus en plus lourde sur une jeunesse sans cesse plus minoritaire.
25Jean-Claude Chesnais
Lutrand Marie-Claude, Yazdekhasti Behdjat, Au-delà du voile. Femmes musulmanes en Iran, L’Harmattan (Coll. Comprendre le Moyen-Orient), 2002, 368 p.
26Le démographe trouvera matière à réflexion dans l’ouvrage commun des deux sociologues. Leur livre lie les représentations et les pratiques sociales relatives au voile islamique en amont de la sexualité et de la fécondité, depuis l’intimité des foyers jusqu’aux politiques culturelles et religieuses. Les pratiques du voilement dans l’Iran chiite sont abordées ici dans leur dimension ésotérique et mystique, dans leur rapport avec les conditions historiques de leur apparition et en particulier, avec la révolution islamique, dans leur dimension politique et sociologique. Une enquête minutieuse auprès de plusieurs centaines de femmes montre l’intérêt qu’il y a à aborder la variable religieuse comme fait culturel et sociologique afin d’accéder à la complexité qu’elle met en évidence. L’introduction expose les conditions de rédaction de l’ouvrage et l’évolution des positions des deux auteurs, confrontant divers points de vue « féministes » (occidentaux et proche-orientaux), dans le souci de construire un texte commun et une théorie de l’objectivité, ouvrant une réflexion sur le « décentrement », un dialogue entre les sociétés et à l’intérieur de chacune d’entre elles.
27La première partie présente une approche pluridimensionnelle du voile en Islam, lequel ne peut se concevoir sans une analyse de la société dans ses dimensions mystique et religieuse, d’une part, et anthropologique, d’autre part. L’Iran du chiisme duodécimain participe de la culture musulmane dans ses fondements théologiques (p. 140) mais s’en distingue aussi, comme en témoignent certains aspects symboliques du soufisme évoqué. La conception mystique du voilement (du point de vue chrétien comme dans l’islam, au-delà des multiples divergences théologiques) renvoie à un registre de sens symbolique et allégorique, en évoquant la séparation entre l’humain et le divin, entre l’homme et la femme et surtout en signifiant une dualité, une « altérité primordiale du fait de la rupture de l’unité, du voilement de la vérité divine » (p. 37). Le récit biblique de la Genèse est mis en relation avec le récit coranique de la création : le rapprochement est prudent, les deux sociologues refusent « la symétrie de sens, car chacune de ces religions possède des spécificités qui les rendent incomparables » (p. 38). La dimension socio-anthropologique rappelle la place de la femme dans les sociétés patriarcales de la période où vivait le Prophète et pose (in)directement (?) la question de la « descente des versets révélés » (p. 115) – qui débouche sur leur herméneutique (p. 158-159).
28L’approche du voile articule l’individuel et le collectif, déborde l’arrière-plan mystique, anthropologique et religieux, et interpelle le démographe dans la question complexe du rapport entre « le zèle et la pudeur », la morale sociale qui fonde la filiation et la paternité (p. 131). Plusieurs chemins sont tracés : la figure des voiles s’ouvre sur « le chemin de purification des vierges » (c’est-à-dire des religieuses dans le christianisme) et des femmes mariées ou libres dans diverses cultures antiques (p. 45). Comprendre le voile (improprement appelé tchador en France car il existe d’autres formes de voile en Iran et l’étude ne porte pas que sur le tchador), c’est étudier la complexité du principe ghayr mahram (concept abstrait et principes auxquels le hijab renvoie, ce terme désigne les hommes devant lesquels la femme doit se voiler selon les principes de l’islam), c’est esquisser une analyse anthropologique pour « découvrir ce qui appartient à l’ordre de l’intemporel », voire de l’universel, mais qui se donne à lire, à vivre différemment, selon les contextes socioculturels particuliers (p. 30) et qui débouche sur une sociologie contemporaine de la distinction.
29La seconde partie de l’ouvrage est historique et sociologique. La société iranienne a été soumise à la modernité avec la dynastie Palhavi qui interdit le voile ; elle subit la réaction des imams depuis 1979, avec la République islamique qui l’impose partout. Au cours des années 1990, c’est une politique de lutte contre « l’invasion culturelle » occidentale, « au sein de laquelle le voile féminin fait figure de rempart » (p. 27). Enfin, depuis l’élection du Président Khatami en 1998, le rapport à l’Occident est placé « sous le signe du dialogue des civilisations ».
30Un patient travail de terrain (débuté en 1994 avec observation participante, une cinquantaine d’entretiens approfondis et une enquête dans de multiples réseaux sociaux, à partir d’un questionnaire passé auprès de plus de 1 340 femmes choisies en fonction d’un échantillon représentatif) montre la diversité des engagements des femmes dans la société. Les diverses représentations du voile, selon la justification des pratiques et les stratégies, débouchent sur une typologie de six sous-cultures (individualiste, pragmatique, « mutable », conformiste, rigoriste et piétiste) (et placées dans une triple polarité – schéma p. 272). Le port du voile n’est pas monolithique et une femme ne peut être enfermée dans une sous-culture (p. 275). Le lecteur comprend les différences entre les générations et les divers types de comportement selon les sous-cultures : ces dernières sont révélatrices d’une pluralité de vécus parfois contradictoires, elles montrent les changements significatifs des manières de croire et de vivre de la population féminine en Iran (p. 32) et leurs sentiments de plus ou moins grande liberté. Selon leur âge, leur formation et leurs convictions, les femmes développent des stratégies ; selon la nature des lieux publics ou privés, elles jouent sur les oppositions et le choix des couleurs et usent de leur liberté chaque fois que cela est possible (combinant, pour les femmes situées dans la sous-culture individualiste, les contraintes avec divers bijoux et maquillage).
31Des illustrations présentent les diverses formes de « voilement » les plus fréquemment portées en Iran et l’irruption de la modernité (p. 310-312) : le voile traditionnel (tchador), de cérémonies, le port du pantalon sous le manteau (rupuch) ou celui d’un simple foulard (rusarî), d’une cagoule (maqnae), enfin, les formes strictes ou relâchées. Tout cela montre les subtilités des formes vestimentaires. Les données de l’enquête sont exposées dans vingt tableaux et des schémas explicatifs rendent compte de la méthodologie. Le nombre des auteurs mobilisés pour le travail théorique mérite d’être signalé (218 références dont la Revue des études islamiques – mais les Cahiers d’Orient n’y figurent pas). L’étude, par la richesse des observations, ne parlera pas seulement aux femmes musulmanes de pays méditerranéens. Le livre aborde des questions aujourd’hui délicates telles que le planning familial ou le droit de vote (p. 167), mais ne peut préciser l’importance des naissances hors mariage (du moins celles reconnues comme telles) ou les déclarations de divorce (selon la personne qui l’a demandé). Le parti pris a été d’ignorer les diverses tendances politiques actuellement en conflit pour la modernisation de la sphère publique. Le décalage qu’il peut y avoir entre « la loi d’Allah et la loi des hommes » (Leila Babes) aurait certes pu être évoqué, tout comme il aurait été bon d’avoir plus de précisions sur les femmes emprisonnées pour opinion et/ou pour crime de sang, infanticide…, sur la marginalité et la déviance, ou sur les minorités immigrées (« Iran. L’immigration turque au féminin », n° 21, juillet 1996, Cahiers d’études méditerranée orientale et le monde turco-iranien, CEMOTI).
32Cette approche de la société iranienne montre, répétons-le, l’intérêt et la difficulté qu’il y a à intégrer la variable religieuse dans l’étude des comportements pour une compréhension de la mentalité musulmane, et pose la question de l’articulation de la sociologie avec les autres champs disciplinaires (anthropologique, théologique ou politique) ; cela mérite sans doute d’autres développements. La mutation profonde du régime conduira à des problèmes sociologiques liés à la transition démographique et à l’urbanisation, tandis que le passage rapide d’une société patriarcale à une société urbaine moderne modifie les rapports entre les sexes (cf. M. Ladier-Fouladi, « La famille en Iran, entre l’inflexion démographique et la naissance de l’État-providence », Population, 57(2), 2002, p. 391-400) ; les efforts importants du régime envers la scolarisation laissent entières les questions de la complémentarité-concurrence entre écoles universitaire et coranique (Howzeh) et de leur poids dans le maintien ou l’évolution des codes de la famille. Enfin, l’entrée de nouvelles cohortes d’étudiant(e)s sur les bancs de l’université suppose l’accès plus fréquent à Internet, et elle modifie les représentations de la jeunesse, désireuse d’accéder à de nouvelles formes de consommation. La mondialisation signifie l’ouverture (inéluctable ?) des programmes de télévision, et des films étrangers : de nouvelles questions sont posées par le multimédia. Rendez-vous est donc pris avec les auteurs pour présenter la société iranienne dans quelques années.
33Benoît Petit
Maruani Margaret, Les mécomptes du chômage, Paris, Bayard, 2002, 158 p.
34Parce que le chômage est toujours d’actualité, parce que même la récente période d’embellie économique ne profite pas à tous, Margaret Maruani revisite les définitions, les comptes et les mécomptes du chômage, et ce que d’autres ont appelé son halo, ses marges, ou plus pudiquement, le sous-emploi et sa foule de travailleurs pauvres.
35Ce livre ne cherche pas à entretenir une polémique de plus sur les indicateurs statistiques et ne se contente pas de discuter la pertinence des divers effectifs et taux de chômage avancés par l’Insee, le ministère du Travail, l’ANPE et les organismes internationaux. D’abord parce qu’aussi rigoureux soit-il dans ses démonstrations, et bien que solidement appuyé sur des chiffres, ce livre garde un ton accessible à tous, évite de se cantonner au jargon des statisticiens et des économistes et que le style, caractéristique de l’auteure, est là encore clair, plaisant et très agréable à lire. Ensuite parce que, si elle rappelle un certain nombre de choses déjà connues sur les définitions du « noyau dur » du chômage et ses marges, du côté de l’activité comme de l’inactivité, l’étude ne s’en contente pas et prolonge ce tour d’horizon par un certain nombre de dénonciations originales. Enfin, Margaret Maruani montre encore une fois à quel point l’approche de l’analyse par le genre permet de mieux comprendre et d’éclairer la réalité sociale du marché du travail.
36Le livre, très didactique, se présente en deux parties. La première, assez classique, rappelle l’histoire du concept de chômage, ses différentes définitions, ses omissions du côté de l’inactivité, en France mais aussi dans d’autres pays ; la seconde, plus incisive, regarde du côté de l’emploi précaire, partiel, et dénonce les salaires de misère cachés sous les salaires d’appoint, les indicateurs de pauvreté qui masquent, avec leurs seuils, des individus, en grande majorité des femmes, qui n’ont en réalité ni choix, ni indépendance économique. Le ton monte encore d’un cran lorsqu’il est question du mirage appelé « plein emploi » alors que tant de personnes, essentiellement des femmes il faut bien en convenir, n’ont pas accès à un emploi décent. Brillante démonstration, ce petit livre a des allures de pamphlet très moderne et tente de réveiller notre vigilance manifestement endormie par la baisse des chiffres officiels du chômage.
37L’histoire, somme toute récente, du chômage montre à quel point il s’agit d’une « construction sociale mouvante » où le choix d’orienter telle ou telle catégorie de personnes non employées vers l’inactivité ou vers le chômage relève d’un « tri social », d’une « option politique ». Margaret Maruani rappelle les différentes définitions du chômage (aux sens du BIT, du recensement, de l’ANPE) qui, en France, sous-tendent les chiffres officiels, et les inégalités cachées derrière le taux global annoncé périodiquement par les médias : le chômage touche beaucoup plus les femmes que les hommes et les jeunes que les adultes. Ce n’est pas nouveau, mais il est bon d’en revoir l’actualité.
38Le halo, les marges ou la nébuleuse du chômage, les chômeurs de l’ombre… les termes ou expressions ne manquent pas pour désigner ces personnes rejetées du chômage parce qu’un des critères officiels manque à l’appel. Ces catégories n’ont rien de marginal, puisque leur prise en compte double le nombre officiel des chômeurs. L’auteure épluche les catégories de demandeurs d’emploi de l’ANPE, dissèque les calculs de l’Insee et ose l’addition ; elle compte jusqu’à plus de 4 millions de personnes touchées par le chômage aujourd’hui. Ces résultats rappellent quelques précédents qui, à l’époque, avaient fait scandale : en pleine crise, une addition semblable (citée dans ce livre), allait jusqu’à 7 millions, et l’on aurait pu aussi citer le Panel européen qui montrait qu’en France, un ménage sur quatre était de près ou de loin touché par le chômage en l’espace de quelques mois.
39Utilisant l’expression « frontières du chômage » dans tous les sens du terme, l’analyse ne se cantonne pas à la France : la manière dont les chômeuses du Royaume-Uni sont converties en inactives, et la façon dont le « modèle » néerlandais diminue le chômage en gonflant les rangs de l’invalidité sont traitées en exemples on ne peut plus explicites.
40La démonstration est plus rapide sur ce que l’auteure appelle les « politiques de l’inactivité » ; on y trouve bien un rappel des mesures incitant les mères et les travailleurs âgés à quitter le marché du travail, mais il manque une analyse aussi fouillée concernant les jeunes : « mesures-jeunes » plus ou moins réussies, et à quel prix ? Prolongement des études sans toujours aboutir à une qualification reconnue sur le marché du travail, insertion qui n’en finit pas… les jeunes ont grossi les rangs des travailleurs pauvres, en situation précaire.
41La seconde partie, encore plus originale, se place du côté de l’activité. Margaret Maruani revient d’abord sur le travail à temps partiel et dénonce le cynisme qui entoure, en France, la notion de « choix », qui concerne essentiellement les femmes. Elle rappelle les études qui montrent que le « choix » du temps partiel est en fait bien souvent imposé par l’employeur et que le temps partiel est beaucoup plus « choisi » par rapport au chômage que par rapport à l’inactivité. Il aurait pu être ajouté que les choses ne semblent pas beaucoup s’arranger avec les 35 heures parmi les moins qualifié(e)s : les études les plus récentes montrent la souffrance et le stress accrus pour certain(e)s, de par l’augmentation de la flexibilité et des horaires bousculés.
42Lentement, l’indignation de l’auteure augmente face aux décomptes des « travailleurs pauvres ». M. Maruani considère que la France n’a pas à se moquer des États-Unis où la baisse du chômage s’est faite au prix d’une augmentation considérable des working poor : elle ne fait guère mieux ! Chiffres à l’appui, l’auteure dénonce la façon française de compter les « travailleurs pauvres » en tenant compte des revenus (pourtant faibles le plus souvent) du ménage. Autrement dit, on masque, dans les statistiques françaises, un nombre considérable de « salariées pauvres ». Ainsi, une femme à temps partiel, dont le salaire de misère varie chaque mois en fonction des horaires imposés par l’employeur n’est pas une « travailleuse pauvre », sous prétexte que son conjoint gagne à peu près le SMIC. Sous-entendu : ce n’est pas grave, il ne s’agit que d’un « salaire d’appoint », notion si injuste mais encore bien courante dans les analyses des économistes.
43L’étude se termine en forme d’accusation lorsqu’il s’agit de parler du récent retour du mirage du « plein emploi » en France et des querelles de définitions qui en ont résulté. Le « plein emploi », du temps des « trente glorieuses », a toujours ignoré la situation des femmes ; cet « idéal » est maintenant proposé comme objectif, sans tenir compte du sous-emploi essentiellement féminin. Face à cette notion irréelle, Margaret Maruani rappelle à quel point notre société est, aujourd’hui encore, plutôt celle du « plein chômage », tant la pénurie d’emplois touche aussi bien celles et ceux qui n’en cherchent plus que ceux qui, faute de mieux, en ont accepté un, dans des conditions précaires ou difficiles.
44Monique Meron
Saglio-Yatzimirsky Marie-Caroline, Intouchable Bombay. Le bidonville des travailleurs du cuir, Paris, CNRS Éditions (coll. Monde indien, Sciences sociales 15e-20e siècle), 2002, 326 p.
45Dans ce livre consacré à un bidonville, celui des travailleurs du cuir de Dharavi, au cœur de Bombay, Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky se livre à une analyse, très fine et très riche, de la vie d’un groupe obéissant à deux logiques, « une logique “traditionnelle” véhiculée par ses artisans, migrants de leurs villages, attachés aux métiers et aux règles de leur caste, et une logique “moderne” diffusée par la ville ».
46Dénommée souvent « petite Inde », en raison de l’extrême diversité de son peuplement, Dharavi regroupe sur 3 kilomètres carrés un million d’habitants, alors que l’agglomération urbaine de Bombay (Mumbai) en compte environ 15 millions; plus de la moitié des habitants sont des intouchables. L’auteure révèle avec soin tous les paradoxes de ce bidonville, en portant un regard tant anthropologique, que sociologique, économique, etc., sur un lieu où règne la misère, où l’économie est informelle mais qui fait dans le même temps preuve d’un grand dynamisme et dans lequel se présentent des opportunités réelles pour une amélioration des conditions de vie.
47Initialement village de pêcheurs, Dharavi s’est développé du fait des migrations de travail à destination de Bombay. Les activités centrales jusque dans les années soixante ont été celles du cuir; elles se sont diversifiées par la suite mais en demeurant informelles. Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky décrit « une ville dans la ville », en montrant comment l’espace urbain s’organise, révélant ainsi « l’incorporation progressive des vagues de migrants, la ségrégation en groupes ethniques et les formes d’intégration ». L’auteure cite ainsi le cas d’un fils de migrant du sud qui se sent avant tout natif de Dharavi et affirme que « c’est Dharavi, et non pas Mumbai qu’il ne connaît pas, qui est sa ville d’appartenance ».
48Selon que l’on est homme ou femme, les formes d’intégration varient, les femmes peuvent ainsi être confinées à la maison par leurs maris (« elles haïssent alors le bidonville […] et regrettent le village »), mais d’autres ont un point de vue tout à fait différent car elles trouvent à Dharavi « des opportunités de rencontre plus diversifiées ». Avec le temps et en fonction du contexte local, les identités se redéfinissent. Pour les migrants, le village d’origine conserve certes une grande importance (économique, sociale, etc.), mais Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky se demande s’il ne s’agit pas d’un village « imaginé » plus que réel.
49Dharavi est aussi situé au cœur d’une ville qui est à la fois une mégapole et une ville internationale; l’auteure explore donc « la rencontre entre le global et le global » qui s’y opère. « Comment la culture globale de Mumbai, qui fait l’objet d’une consommation de masse éphémère rencontre-t-elle les sous-cultures traditionnelles, préservées et transmises? », s’interroge l’auteure. L’enquête de terrain montre qu’il n’y a pas simple uniformisation, des cultures différentes coexistant par un jeu de combinaison, d’adaptation et d’innovation.
50D’intéressantes pages sont consacrées aux « dimensions de l’intouchabilité », le travail du cuir étant une activité impure dans le système hindou puisqu’il y a contact avec les « matières souillées que sont le sang, la carcasse, la peau de l’animal mort », et à la question du statut (d’un côté, il y a le « statut “traditionnel” fondé sur l’échelle du pur et de l’impur » et, de l’autre, le « statut socio-économique, fondé sur le niveau d’éducation et le revenu »).
51Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky aborde aussi Dharavi sous un angle plus spécifiquement économique : il est alors question de l’abondance de la main-d’œuvre, de la division du travail entre hommes et femmes, de la production informelle locale dans un marché qui s’internationalise, etc. Des interrogations portent sur la précarité ou le dynamisme économique caractérisant ce bidonville : y a-t-il « déqualification ou polyvalence? », « précarisation ou flexibilité? », « appauvrissement ou émergence d’une classe moyenne? ».
52Situé en plein cœur de Mumbai, Dharavi a une importance politique, d’abord parce que la question du logement est elle-même politique (cet espace est également très convoité par les promoteurs qui veulent en faire un centre d’affaires et de commerce), mais également parce qu’une « inquiétude identitaire » rend la population hindoue sensible aux arguments et messages des partis nationalistes : « Dharavi devient ainsi un bastion safran de Bombay ».
53La richesse d’Intouchable Bombay. Le bidonville des travailleurs du cuir tient à ce que les approches disciplinaires sont largement mêlées pour montrer comment ce bidonville d’un million d’habitants se transforme au fil du temps, parce que simultanément les contraintes et les opportunités, liées à l’environnement économique et urbain notamment, changent. Dharavi se transforme aussi du fait des migrations, de la capacité d’intégration des nouveaux venus, de l’attitude de la société indienne face aux castes, etc.
54Au cours des quelque 300 pages de son livre, Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky nous fait partager la vie quotidienne des habitants de Dharavi, avec la distance qu’impose un travail de recherche, mais sans jamais oublier que derrière des contextes en évolution, des contradictions, des contraintes, des logiques économiques ou sociales, il y a des histoires singulières, des femmes et des hommes qui pourraient être condamnés à la misère mais déploient une grande énergie pour « s’en sortir ». L’auteure nous fait entrer en profondeur dans la vie de ce bidonville « qui n’est pas un village transféré dans la ville, ni un sous-quartier urbain, mais une ville à part entière, avec ses quartiers différenciés et ses communautés bien identifiées ». Adoptant une démarche résolument interdisciplinaire permettant de prendre en compte de nombreuses dimensions de la vie dans ce bidonville de Mumbai, Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky nous montre, avec une grande justesse de ton et un souci de précision dans l’exposition, comment la population de Dharavi est « devenue [une] société ».
55Un livre important pour ceux qui croient à la complexité des liens entre population et développement et sont sensibles au caractère humain de ces questions.
56Jacques Véron
Notes
-
[1]
Pondere, numero et mensura. (Sagesse XI, 20 : « Pondere, mensura, numero Deus omnia fecit »).