1Issue d’une série de conférences données à Belfast en 2017, cette publication aborde le thème de l’étranger dans les villes européennes, des îles britanniques à l’Europe centrale, de la Scandinavie au bassin méditerranéen, entre l’an Mil et 1500. En s’intéressant à celui « qui n’est pas d’ici », mais qui peut être un proche voisin tout autant qu’un immigré venu des confins du monde connu, Miri Rubin questionne la place qui était réservée aux « forains » dans les villes médiévales, elles-mêmes définies par des particularités topographiques et architecturales, souvent centres religieux, et dotées de privilèges économiques et politiques qui les distinguent des villages avoisinants.
2À partir de l’an Mil et jusqu’au XIIIe siècle, les villes européennes connaissent un vigoureux essor économique et démographique en lien direct avec l’arrivée continue de populations nouvelles. En ce sens, s’intéresser aux étrangers dans la ville, et plus précisément dans la ville-Cité, celle du gouvernement institutionnalisé en charge de l’administration de la ville-Territoire, permet de rendre compte des stratégies d’inclusion/exclusion mises en place par une communauté politique en faveur ou à l’encontre de populations, définies par leurs racines.
3Car l’ouvrage de Miri Rubin est construit sur cette dichotomie : nés ailleurs mais vivant ici, sans que soient considérés le genre, l’âge, les talents, la fortune, la religion, les kilomètres parcourus, ou le temps qu’ils/elles envisagent de passer en ville. Il ne s’agit donc pas d’une étude sur les étrangers dans les villes, mais d’une analyse des logiques et des mécanismes dictant leur accueil dans les grandes villes de l’Europe chrétienne, et dans des bourgs de moindre importance, mais tout aussi riches en archives.
4Sur ces territoires, les pouvoirs municipaux disposaient de l’autonomie nécessaire pour décider qui inviter à s’installer, quelles activités laisser pratiquer et à qui octroyer la « citoyenneté ». Certains royaumes ont aussi mené semblable politique pour contrôler les flux de personnes étrangères et favoriser l’installation de groupes de marchands et de financiers, comme les Flamands en Angleterre ou les Juifs et les Lombards en Hongrie. Selon les circonstances, leurs politiques ont oscillé entre une inclusion bienveillante, quand il s’agissait d’accroître la prospérité de la ville ou du royaume, et une exclusion, parfois violente, dès que la sécurité (alimentaire, sanitaire, économique ou sociale) était en jeu.
5Entre le citadin enraciné de plus ou moins longue date et les nouveaux arrivants, le vivre ensemble n’était certes pas aisé. Même si l’auteur n’entre pas dans ces détails, il faut se souvenir que les villes médiévales attiraient un très grand nombre de commerçants, de banquiers, de pèlerins, d’étudiants, de mercenaires, d’hommes de l’art (architectes, artistes, médecins, avocats), venus parfois de pays lointains (Europe, Afrique, Asie étant reliés par terre et par mer), certains riches, d’autres pas. Les traditions vestimentaires et alimentaires, la diversité des religions autant que des langues, tout concourait à faire des villes médiévales de véritables tours de Babel. Pour faire face à la suspicion, à la concurrence, ou au rejet que ces étrangers pouvaient susciter, les pouvoirs se sont employés à régir leurs statuts, en édictant des privilèges (ou des restrictions) en fonction des identités, en définissant les conditions d’accès à certains métiers et aux charges municipales, en circonscrivant enfin les zones de résidence, bref, à garantir leur protection par un cadre juridique.
6Toutefois, l’administration de la cité (ou du royaume) pour le bien de tous pouvait aussi conduire à des politiques inverses, dès que l’étranger cessait d’être perçu comme bénéfique à la communauté, ou dès que des tensionxs économiques invitaient à l’entre-soi. C’est ce que Miri Rubin observe aux XIVe et XVe siècles, lorsque famines et épidémies se multiplient. Les lois et les édits qui, quelques décennies plus tôt, promouvaient des politiques migratoires incitatives, s’attachent désormais à désigner les étrangers à expulser, même s’ils étaient installés de longue date. Après les terribles famines en Europe du Nord et de l’Ouest entre 1314 et 1322, puis le choc démographique et psychologique provoqué par la peste noire (1346-1352), l’accueil bienveillant s’est mué en stigmatisation et exclusion, y compris pour des groupes sociaux puissants et bien installés. Localement, et essentiellement pour les Juifs, des stratégies ont été mises en place pour différencier l’étranger, tout en évitant son expulsion qui aurait été économiquement néfaste à la communauté : port d’un signe distinctif – une rouelle jaune – à Sienne dès le début du XIVe siècle ; création d’un ghetto à Venise, au tout début XVIe siècle. Ainsi, les politiques d’hospitalité fluctuent-elles à court terme, en fonction des intérêts économiques et politiques de la cité ou du royaume. Ici, on expulse les Juifs, accusés d’avoir propagé la peste ; là, on encourage l’immigration pour repeupler une ville ou un territoire décimé par l’épidémie.
7En définissant le Juif comme « l’étranger familier », Miri Rubin insiste autant sur l’altérité que sur sa place singulière, liée à son appartenance religieuse qui, l’autorisant à faire fructifier l’argent, lui permet d’occuper une position financière centrale. Si les Juifs sont une population nomade et de tout temps discriminée dans l’Occident chrétien, ils ont aussi le statut de prêteurs reconnus, quasiment assigné compte tenu du grand nombre d’activités professionnelles qui leur sont interdites. Cela leur assure ici (Europe du Sud) une immunité relative en temps de crise, et ailleurs cela excite la convoitise de gouvernants en mal de financements. Ainsi, l’altérité originelle cède le pas à une altérité construite, comme ce fut aussi le cas pour d’autres communautés qui, ayant accumulé quelque richesse, se sont vus discriminées et expulsées par des autorités laïques et religieuses, toujours à court d’argent pour financer les guerres et les croisades qui caractérisent le Moyen Âge.
8Traitant des personnes exclues de la « citoyenneté », Miri Rubin s’intéresse aussi à ceux qui, bien que nés dans la cité, étaient considérés de la même manière que les étrangers : les pauvres et les femmes. Comme eux, ils/elles ont été victimes de ce mouvement de balancier, entre accueil et rejet, selon le statut qui leur était accordé et/ou selon les besoins de la ville. Des pauvres, il n’est point question dans cet ouvrage, mais un chapitre entier est consacré aux femmes. Examinant la condition et le rôle de différentes catégories de femmes, de l’épouse à l’esclave, de la patronne d’un commerce aux béguines de l’Europe du Nord, de la sagefemme à la prostituée, Miri Rubin donne à voir leur (apparente) vulnérabilité et une (certaine) marginalisation au sein de leur propre cité.
9Comme pour l’« étranger familier », ce n’est pas l’origine plus ou moins lointaine qui définit ce groupe social, mais une altérité de genre. Une (petite) moitié de l’humanité assigne à l’autre une place spécifique et la considère uniquement au prisme des services qu’elle peut rendre et des besoins édictés pour et par la bonne administration du bien commun.
10Ainsi, en un peu moins de 100 pages, augmentées d’un volume presque équivalent de notes de fin et de références bibliographiques, témoignant de la très grande diversité des sources consultées, Miri Rubin dresse un portrait comparé de l’accueil de l’« autre », qu’il soit forain ou non, dans l’Occident chrétien. Cet ouvrage n’est ni une histoire des villes au Moyen Âge, ni une histoire de l’immigration, mais une réflexion à l’intersection du céans et de l’ailleurs, du sédentaire et du nomade, de l’inclusion et de l’exclusion. On n’y trouvera donc que très peu de données quantitatives sur les populations venues d’ailleurs, sur la part de la population féminine, migrante autant que locale, pas plus qu’une analyse des situations en fonction des densités de population ou des spécificités économiques ou politiques de certaines villes.
11Quatre courts chapitres d’une vingtaine de pages balaient une myriade des situations observées dans de petites bourgades, de grands centres commerciaux, ou des capitales financières ou politiques. Cette diversité de situations est à la fois une force, puisqu’elle brosse un très large panorama des stratégies d’accueil/ expulsion mises en place dans toute l’Europe à l’encontre de certains groupes sociaux, mais aussi une faiblesse car le recul manque pour les analyser à l’aune des contextes propres à chaque lieu, à chaque époque, voire à chaque culture. On peut aussi regretter que Miri Rubin n’ait pas pris en compte d’autres catégories de migrants qui ont pourtant joué un rôle essentiel dans le développement et la renommée de certaines villes (étudiants, architectes et artisans bâtisseurs de cathédrales, par exemple). Pas plus qu’elle n’a soulevé les problèmes liés à la présence de soldats mercenaires ou de paysans jetés dans l’errance et dont les villes ont de tout temps constitué le refuge ; ni examiné les conséquences des expulsions massives (de musulmans, de juifs, d’ « hérétiques ») opérées à l’occasion des (ré)conquêtes territoriales menées par les États. On regrettera enfin que l’auteure n’ait pas élargi sa recherche aux données archéologiques qui auraient étayé et enrichi ses propos, par exemple sur le regroupement par quartier des populations juives et de certaines catégories de femmes, ou sur l’extraordinaire intensité des échanges intercontinentaux au Moyen Âge. L’intérêt de cet essai est plutôt dans sa genèse, car cette thématique a été directement inspirée par l’afflux de réfugiés en Europe en 2015 et l’accueil d’un million d’étrangers en Allemagne ; mais aussi dans le contexte particulier de sa parution, alors que la survenue de l’épidémie de Covid-19 a réactivé les mécanismes d’exclusion à l’encontre de populations nouvellement installées (les travailleurs migrants internes en Inde, par exemple). Si le thème de l’étranger dans ou à la ville n’est pas nouveau et a été traité par d’autres historiens, sa double résonnance avec l’actualité souligne toute la pertinence de ce décryptage historique.