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Article de revue

Le cache-sexe de la théorie économique

Pages 519 à 523

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1Aux yeux de celles et ceux qui s’intéressent aux pratiques des séparations conjugales, le texte de Cécile Bourreau-Dubois et Myriam Doriat-Duban, fondé sur des concepts purement théoriques de l’économie orthodoxe, paraîtra sans doute un peu déconnecté de la réalité. Les auteures se demandent par exemple si le divorce est un risque exogène – un évènement aléatoire indépendant de la volonté des épouses et époux – ou endogène – lié aux décisions des conjoint·e·s, et notamment à un comportement plus ou moins « précautionneux » : « en matière de divorce, les époux peuvent agir sur la probabilité de réalisation de l’évènement, par des efforts portant sur la fidélité, l’attention à l’autre, l’investissement dans le foyer, etc. » (p. 495). Sociologues travaillant sur le traitement judiciaire des séparations conjugales (Collectif Onze, 2013), il nous semble surtout important de rappeler ici des faits socioéconomiques largement documentés, que ce texte contribue à occulter.

2L’article repose sur une partition temporelle entre « l’avant » et « l’après » divorce. Cette partition, apparemment logique, crée des angles morts. L’ « avantdivorce » est réduit à la vie conjugale : la situation des conjointes et conjoints au moment de la séparation est envisagée comme le résultat de choix de « spécialisation optimale » faits au cours de la vie conjugale, et dont les déterminants antérieurs éventuels ne sont pas évoqués. Typiquement, la question de savoir pourquoi ce sont généralement les femmes qui sont les plus productives en matière de travail domestique et pourquoi il est « optimal » que ce soit les hommes qui s’investissent dans leur carrière professionnelle n’est pas ici posée. Pourtant, les réponses ne manquent pas. Les études de genre montrent d’abord que filles et garçons, dès l’enfance, sont familiarisés inégalement aux tâches domestiques, par les jeux qu’on leur propose, ou encore par une identification différenciée aux femmes qu’ils voient majoritairement effectuer ce type de tâches – mères, assistantes maternelles, auxiliaires de puériculture, Agent territorial spécialisé des écoles maternelles, femmes de ménage, etc. Malgré un idéal égalitaire de plus en plus consensuel dans les couples, c’est la pesanteur des gestes appris davantage par les unes que par les autres qui l’emporte (Kaufmann, 2011). Ensuite, l’éducation des filles les pousse vers des filières d’études moins rentables sur le marché du travail, en dépit de leurs meilleurs résultats scolaires (Baudelot et Establet, 2006). Elles sont plus tard discriminées sur le marché du travail et tout au long de leur carrière (Maruani, 2011), notamment en termes de salaire (Silvera, 2014).

3Les travaux existants ont ainsi définitivement remis en cause la terminologie du choix en matière d’activité féminine, notamment à partir de l’exemple du temps partiel, à 78 % féminin : il a été largement démontré que l’opposition entre temps partiel « subi » et « choisi » ne rend compte ni de la réalité du marché du travail féminin ni de l’intériorisation des contraintes familiales par les femmes (Angeloff, 2000). Leur spécialisation dans les tâches domestiques ne relève pas d’un choix, mais est un produit sociohistorique. Les auteures la décrivent pourtant comme le résultat de décisions négociées entre deux individus, désignés par des termes neutres (« conjoints », « époux », « parties »). Cécile Bourreau-Dubois et Myriam Doriat-Duban qualifient ainsi de « risques privés » les effets de cette spécialisation sur la situation économique des femmes après la séparation. Elles tentent ensuite de distinguer ces « coûts privés » des « externalités sociales négatives » des ruptures (baisse du capital humain des enfants qui grandissent dans des familles monoparentales appauvries, accroissement des inégalités hommes/femmes dans une société qui affiche des objectifs de justice sociale), comme si c’était par hasard que les arrangements conjugaux privés aboutissaient, à l’échelle de la société, à une situation d’inégalité entre hommes et femmes et à un appauvrissement des enfants qui se trouvent vivre majoritairement, là encore comme par hasard, avec leur mère. En mobilisant l’opposition entre coûts privés et coûts sociaux, les auteures occultent ce que les études féministes ont établi de longue date : que le privé et le domestique constituent des enjeux sociaux et politiques (Fraisse, 2001). Elles participent du même coup, à leur façon, à l’invisibilisation de l’exploitation des femmes par les hommes dans la sphère domestique comme dans la sphère professionnelle (Delphy, 2015).

4Face aux inégalités persistantes sur le marché du travail et à l’inertie des socialisations féminines et masculines, l’hypothèse défendue par les auteures selon laquelle le régime matrimonial légal ou la prestation compensatoire inciteraient les femmes à des « investissements domestiques » spécifiques et les désinciteraient à investir une carrière professionnelle paraît bien dérisoire (on ne comprend d’ailleurs pas bien pourquoi ces dispositifs ne pourraient pas constituer, tout autant, une incitation pour les hommes à favoriser la carrière de leur épouse). Le raisonnement des auteures repose par ailleurs sur l’idée que les conjoint·e·s connaissent parfaitement ces dispositifs juridiques, et ce dès leur mise en couple, et exercent également leur liberté contractuelle. Rien n’est dit sur les raisons pour lesquelles certains couples sont mariés et bénéficient de ces dispositifs, et d’autres non. Rien n’est dit non plus des profils très particuliers des couples qui signent un contrat de mariage devant un notaire : on sait pourtant qu’il s’agit des couples les plus fortunés, les plus inégalitaires (quand il s’agit d’un contrat en séparation de biens) – ce qui semblerait démontrer que la « liberté » contractuelle s’exerce au bénéfice du plus fort – et issus de familles où ces pratiques sont courantes (Gollac, 2011 ; Frémeaux et Leturcq, 2013). Là encore, les travaux existants, anciens (Carbonnier, 1964) ou récents (Belleau, 2011) montrent que la plupart des justiciables ne connaissent pas les conséquences juridiques de leur situation matrimoniale en cas de séparation et que la maîtrise du droit et des procédures juridiques, comme la proximité des professionnel·le·s du droit susceptibles d’apporter leur aide, sont très inégales du point de vue de la classe sociale comme du genre.

5En opposant « l’avant » et « l’après » divorce, Cécile Bourreau-Dubois et Myriam Doriat-Duban ignorent tout simplement le moment du divorce lui-même. Elles laissent de côté la façon dont, concrètement, les actrices et acteurs des processus de séparation conjugale (les ex-conjoint·e·s, les juges, la CAF, l’administration fiscale, les avocat·e·s, les notaires, le législateur) évaluent les coûts du divorce et organisent, de fait, leur couverture. La théorie économique raisonne ici hors sol, hors institution, hors conditions sociales inégales de réalisation, et invente des contrats d’assurance divorce (envisageant même une « clause limitant la spécialisation domestique ») dont on peut se demander qui les souscrira.

6Ce que l’on constate pourtant en investiguant l’institution judiciaire, c’est que le coût des séparations – en particulier celui de la prise en charge des enfants – est globalement sous-évalué et laissé à la charge des femmes. Dans un cas sur trois, les juges aux affaires familiales ne fixent pas de pension alimentaire, considérant le parent non gardien (très souvent le père) comme « impécunieux », ce qui permet le versement de l’allocation de soutien parental à la mère (100 € par mois et par enfant) par la caisse d’allocations familiales ; dans les autres cas, les pensions alimentaires fixées sont faibles, d’une valeur médiane de 140 € par mois et par enfant (Belmokhtar, 2014). Par ailleurs, les prestations compensatoires sont de plus en plus rares (20 % des divorces) et ont vu leur montant diminuer au cours des années 2000 (Roumiguières, 2004). Cet état de fait est le résultat d’abord des représentations des magistrates et des magistrats pour qui les femmes sont toujours les responsables naturelles de la prise en charge des enfants, mais doivent s’assumer financièrement. C’est également le produit des conditions dans lesquelles les juges prennent leur décision : 800 litiges par an pour chacun·e, avec un faible pouvoir d’investigation. Dans de telles conditions, l’institution judiciaire valorise les accords négociés entre les parties, que les juges n’ont plus qu’à entériner (Théry, 1993). Or ces accords résultent de rapports de force déséquilibrés entre ex-conjointes et ex-conjoints, mais aussi de l’accès inégal des justiciables aux professionnel·le·s qui peuvent les accompagner dans leurs démarches et défendre leurs droits (Collectif Onze, 2013). Cette réalité judiciaire ne se résume pas aux principes du droit rappelés par les auteures, et s’articule de façon complexe avec l’activité des caisses d’allocation familiale, de l’administration fiscale comme des notaires – institutions avec lesquelles les hommes et les femmes de différents milieux sociaux ont également des rapports très variés.

7Loin d’être pour l’État « une façon de garantir le bien-être matériel des enfants » (p. 504), le barème de pensions alimentaires mis en place récemment en France contribue aussi à légitimer une conception limitée du coût de l’enfant. Ce barème se veut respectueux de la jurisprudence tout en s’inspirant de la définition du coût de l’enfant établie par la statistique publique à partir des enquêtes sur le budget des familles (Sayn et al., 2012 ; Hourriez et Olier, 1997). Du coup, il ignore aussi la valeur non monétarisée du travail domestique fourni par le parent gardien comme le coût d’opportunité pour ce parent, généralement la mère, de la prise en charge des enfants. Il se fonde essentiellement sur le revenu du parent non gardien pour la fixation du montant de la pension, et ne tient pas compte de la situation économique du parent chez qui vit l’enfant, qui détermine, au final, les conditions de vie de cet enfant. Ce barème, que l’une des auteures a contribué à construire, aboutit ainsi à une baisse du niveau des pensions alimentaires versées par les pères les plus pauvres… qui sont aussi les pères dont les enfants vivent avec les mères les plus démunies.

8Il ne faut donc pas lire l’article proposé par Cécile Bourreau-Dubois et Myriam Doriat-Duban comme une analyse théorique exotique des coûts du divorce, un peu déconnectée de la réalité. Il contribue surtout à masquer le fait que les coûts des séparations conjugales, largement sous-estimés, sont presqu’entièrement supportés par les femmes (Bonnet et al., 2015). Les applications politiques de leurs analyses, comme le barème de pension alimentaire (et bientôt de prestations compensatoires), renforcent cet état de fait. Notre travail de sociologues n’est pas seulement de montrer, comme le suggère leur citation des travaux sociologiques de François de Singly et Claude Martin que, malgré cette réalité, les femmes gagnent aussi quelque chose aux séparations en termes de construction identitaire ou d’évitement des situations de violence. Notre travail de sociologues – comme celui des historien·nes, des démographes, des anthropologues, des politistes et des économistes empiristes – est de comprendre par quels mécanismes socioéconomiques et historiques les femmes en viennent à payer le prix du droit chèrement conquis de s’unir et de se séparer librement de leur conjoint.

Bibliographie

Références

  • Angeloff Tania, 2000, Le temps partiel, un marché de dupes ?, Paris, Syros, 226 p.
  • Baudelot Christian, Establet Roger, 2006, Allez les filles ! Une révolution silencieuse, Paris, Points, 282 p. [Seuil, 1992]
  • Belleau Hélène, 2011, Quand l’amour et l’État rendent aveugle. Le mythe du mariage automatique, Presses de l’Université du Québec, 174 p.
  • Belmokhtar Zakia, 2014, « Une pension alimentaire fixée par les juges pour deux tiers des enfants de parents séparés », Infostat justice, n° 128, 4 p.
  • Bonnet Carole, Garbinti Bertrand, Solaz Anne, 2015, « Les variations de niveau de vie des hommes et des femmes à la suite d’un divorce ou d’une rupture de pacs », Insee référence, Couples et familles, p. 51-61.
  • Carbonnier Jean, 1964, « Un essai de statistique de la répartition des régimes matrimoniaux conventionnels à la veille de la réforme de 1965 », L’Année sociologique, 3e série, p. 443-449.
  • Collectif Onze, 2013, Au tribunal des couples. Enquête sur des affaires familiales, Paris, Odile Jacob, 309 p.
  • Delphy Christine, 2015, Pour une théorie générale de l’exploitation : l’extorsion du travail non libre, Paris, Syllepse, 120 p.
  • Fraisse Geneviève, 2001, Les deux gouvernements, la famille et la cité, Paris, Folio essais, 224 p.
  • Frémeaux Nicolas, Leturcq Marion, 2013, « Plus ou moins mariés : l’évolution du mariage et des régimes matrimoniaux en France », Économie et statistique, n° 462-463, p. 125-152.
  • Gollac Sibylle, 2011, La pierre de discorde, Stratégies immobilières familiales dans la France contemporaine, Thèse de doctorat, Paris, EHESS.
  • Hourriez Jean-Michel, Olier Lucile, 1997, « Niveau de vie et taille du ménage : estimations d’une échelle d’équivalence », Économie et statistique, n° 308-309-310, p. 65-94.
  • Kaufmann Jean-Claude, 2011, Le cœur à l’ouvrage, théorie de l’action ménagère, Paris, Pocket, 380 p. [Nathan, 1997]
  • Maruani Margaret, 2011, Travail et emploi des femmes, Paris, La Découverte, 128 p.
  • Roumiguières Ève, 2004, « Des prestations compensatoires sous forme de capital et non plus de rente », Infostat justice, n° 77.
  • Sayn Isabelle, Jeandidier Brunoet Bourreau-Dubois Cécile, 2012, « La fixation du montant des pensions alimentaires : des pratiques et un barème », Infostat justice, n°116.
  • Silvera Rachel, 2014, Un quart en moins. Des femmes se battent et obtiennent l’égalité des salaires, Paris, La Découverte, 224 p.
  • Théry Irène, 1993, Le démariage. Justice et vie privée, Paris, Odile Jacob, 396 p.

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