1Plusieurs études sociodémographiques ont montré que la migration internationale peut occasionner une augmentation des divorces (Andersson et Scott, 2010 ; Frank et Wildsmith, 2005 ; Hill, 2004 ; Landale et Ogena, 1995). Cela s’explique principalement par deux facteurs. Premièrement, le déménagement est un évènement stressant qui accroît la probabilité de divorce (Boyle et al., 2008), et ce stress est susceptible de s’intensifier lorsqu’il faut aussi traverser des frontières. Deuxièmement, les politiques migratoires étant plus strictes, la migration d’une famille entière est devenue plus difficile. Par conséquent, un nombre croissant de familles se retrouvent géographiquement séparées et se voient contraintes de composer avec une vie familiale transnationale. Si le fait de ne pas vivre dans le même pays ne pose pas de problème à certaines personnes, pour d’autres cela crée un stress sur la vie conjugale pouvant mener à terme au divorce.
2De nombreuses études ont cherché à savoir dans quelle mesure les immigrés suivaient les mêmes modes de formation ou de dissolution de la famille que les couples natifs dans les pays de destination. Cependant, ces études ne déterminent pas si l’acte de migrer accroît les taux de divorce, car cela nécessiterait d’effectuer une comparaison avec les taux de divorce des non-migrants dans le pays d’origine (Clark et al., 2009 ; Glick, 2010). Les données établissant de telles comparaisons sont extrêmement rares, car la collecte s’effectue le plus souvent dans les pays de destination (sauf quelques exceptions : Frank et Wildsmith, 2005 ; Hill, 2004). Notre étude s’attache à comparer les taux de divorce des couples ghanéens ayant une expérience de migration internationale avec ceux qui n’en ont pas. Le Ghana enregistre de forts taux de migration internationale (Twum-Baah, 2005) et de divorce (Tabutin et Schoumaker, 2004). Bien que ces informations puissent indiquer un lien entre divorce et migration, des études anthropologiques montrent que les relations conjugales dans certaines parties de l’Afrique, et le Ghana ne fait pas exception, sont historiquement flexibles à cause des effets de la matrilinéarité, de l’existence de la polygynie et des contextes sociopolitiques (Boni, 2001 ; Clark, 1994 ; Fortes, 1950 ; Manuh, 1999 ; Oppong, 1970, 1980). Il est par conséquent important de comparer les migrants avec leurs compatriotes restés dans le pays d’origine.
3Les mouvements migratoires entre l’Afrique et l’Europe comprennent des migrations indépendantes des hommes et des femmes (Grillo et Mazzucato, 2008). De plus, les politiques migratoires de plus en plus strictes empêchent les couples de migrer ensemble. C’est pourquoi les couples transnationaux, dans lesquels un partenaire migre tandis que l’autre reste dans le pays d’origine, sont de plus en plus fréquents. L’analyse compare également les couples transnationaux dont le mari migre seul avec ceux dont l’épouse part seule. En prenant en compte ces configurations, l’étude accorde une attention particulière aux différents effets des expériences migratoires masculines et féminines, et ce afin d’approfondir les résultats d’études précédentes ayant identifié les spécificités des migrations masculines et féminines en lien avec les changements de rôles de genre (Gallo, 2006 ; Hill, 2004 ; Jolly et Reeves, 2005).
4Cette étude contribue également à la connaissance des mouvements migratoires d’Afrique subsaharienne dans une littérature scientifique souvent consacrée aux migrations entre l’Amérique latine ou l’Asie et les États-Unis, aux migrations de travail ou en provenance d’anciennes colonies européennes (Constable, 2003 ; Frank et Wildsmith, 2005 ; Glick, 2010 ; Hill, 2004 ; Landale et Ogena, 1995). Nous disposons de peu de connaissances sur les « nouveaux » groupes de migrants, alors même que ces groupes constituent une part significative des systèmes migratoires existants. Les migrants d’Afrique sub saharienne font face à différents contextes migratoires, dans la mesure où d’une part l’éloignement des époux est une pratique courante dans de nombreux pays d’Afrique occidentale, et d’autre part les politiques de regroupement familial de leur pays de destination sont bien plus restrictives qu’elles ne l’étaient dans les années 1970 et 1980, lorsque de nombreux travailleurs pouvaient faire venir leur famille (Mazzucato et Schans, 2011).
5Nous examinons la relation entre migration et divorce par une analyse biographique en temps discret, en utilisant les biographies collectées auprès des migrants actuels, des migrants de retour, des conjoints de migrants et des non-migrants ghanéens en 2009. Nous nous appuyons sur les questionnaires MAFE-Ghana dont les données ont été collectées aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et au Ghana. La partie suivante aborde les différents courants de la littérature portant sur la migration et le divorce, ainsi que la littérature anthropologique sur les relations conjugales en Afrique, et plus particulièrement au Ghana.
I – Cadre théorique
Migration et divorce
6Une grande partie de la littérature sociologique et démographique sur la dissolution des unions suggère que les évènements stressants sont des facteurs prédictifs forts ; et que le déménagement constitue une source majeure de stress (Boyle et al., 2008). Les études qui se sont penchées sur la relation entre mobilité et divorce s’appuient souvent sur des modèles traditionnels axés sur un homme pionnier suivi par sa femme (trailing wife). Cela s’explique par le fait que la migration bénéficie le plus souvent à la carrière de l’homme et que la situation de la femme sur le marché du travail est négativement affecté par la migration, indépendamment de sa situation familiale, de son revenu ou de son statut professionnel avant la migration (Boyle et al., 2008). Le stress de la vie conjugale augmente ainsi que le risque de divorce, à cause des conséquences négatives de la migration pour les femmes. Ces effets défavorables sur les femmes s’expliquent principalement par le fait que le processus de migration familiale est fortement influencé par les rôles traditionnels de genre qui accordent la priorité au bien-être économique de l’homme.
7Cependant, ces études démographiques classiques prennent rarement en compte la migration internationale. Les études sociologiques sur les familles migrantes se concentrent principalement sur la relation entre vie de famille et migration. La plupart des analyses décrivent ces relations en faisant appel aux notions d’assimilation et d’acculturation (Glick, 2010). Bean, Berg et Hook (1996) ont par exemple montré que les comportements de rupture conjugale chez les Mexicains des deuxième et troisième générations étaient similaires à ceux des Blancs non hispaniques aux États-Unis, ce qu’ils expliquent par un processus d’assimilation. De même, Phillips et Sweeney (2006) montrent que l’expérience de migration est un déterminant important de la stabilité conjugale des Mexicains aux États-Unis, par comparaison avec d’autres groupes de migrants ou à la population locale. Cependant, ces résultats ne nous permettent pas de tirer des conclusions au sujet des effets de la migration sur le divorce dans la mesure où elles n’opèrent pas de comparaison avec les populations non migrantes du pays d’origine, pas plus qu’elles ne considèrent le contexte transnational de la migration internationale.
Le divorce dans un contexte transnational
8Dans le contexte de la migration internationale, il n’est pas exceptionnel pour les couples d’opter pour un mode de vie transnational, où l’un des deux époux, le plus souvent le mari, migre dans un autre pays tandis que l’autre reste dans le pays d’origine. La vie transnationale est une option qui peut être choisie, et le regroupement familial, qu’il ait lieu dans le pays de destination ou dans le pays d’origine, n’est pas toujours réalisable ou souhaité (Baizan et al., 2011 ; Mazzucato et Schans, 2011). La démographie quantitative et la sociologie des familles ont apporté une attention relativement limitée à ce phénomène, ce qui a conduit à des appels à recherche sur les approches transnationales au sein de ces disciplines quantitatives (Glick, 2010 ; Mazzucato et Schans, 2011). Par ailleurs, en dépit de l’attention croissante accordée aux relations entre migration et vie de famille, l’impact de la migration sur la probabilité de divorce a été peu étudié (Glick, 2010).
9Avec la disponibilité accrue des bases de données binationales, dont le Mexican Migration Project (PMM) constitue un exemple emblématique et de longue durée, de plus en plus d’études quantitatives ont relevé le défi d’inclure une perspective transnationale et d’effectuer des comparaisons avec la population non migrante lorsqu’elles examinent l’impact de la migration. Par exemple, Frank et Wildsmith (2005) ont conclu que la migration en tant que telle n’est pas un facteur suffisant pour expliquer la dissolution des unions parmi les Mexicains aux États-Unis. Elles montrent que c’est plutôt le temps passé sur le territoire américain qui accroît le risque de dissolution de l’union des couples mexicains. Dans son étude des migrations de femmes du Mexique et d’Amérique centrale aux États-Unis, Hill (2004) indique également que la durée du séjour à l’étranger renforce le risque de divorce. Hill fait l’hypothèse selon laquelle le risque de divorce aux États-Unis est élevé, car les migrantes font face à des valeurs normatives différentes. L’exposition à des contextes normatifs différents et leur effet sur la stabilité des couples a également fait l’objet de plusieurs études qualitatives (Hirsch, 2003 ; Zontini, 2010).
Divorce et normes de genre
10Les analyses qualitatives sur la stabilité conjugale se sont principalement concentrées sur la manière dont la migration affecte les normes de genre. Les migrants sont souvent confrontés à des normes contradictoires en matière de genre dans leur pays d’origine, dans le pays de destination, ainsi que dans la communauté migrante dans le pays d’accueil. Ces études ont montré que la migration internationale a un impact sur les relations de genre, en mettant en lumière comment les relations de couple peuvent se tendre, se renforcer ou s’altérer dans un contexte de migration (Fouron et Schiller, 2001 ; Mahler, 2001).
11Les différentes attentes et attitudes des époux en matière de genre peuvent être des facteurs de stress importants et augmenter le risque de divorce (Boyle et al., 2008 ; George, 2000 ; Jolly et Reeves, 2005 ; White, 1990). Hirsch (2003) montre qu’après avoir migré aux États-Unis, certaines migrantes mexicaines prennent plus de liberté avec les normes de genre contraignantes qui s’imposent dans leur communauté, et que ces femmes sont plus susceptibles de voir leur mariage déstabilisé. Les travaux ethnographiques de Zontini (2010) montrent que le rôle de genre prédominant des femmes change souvent avec le processus de migration, par exemple lorsqu’elles deviennent soutien de famille. Les hommes peuvent se sentir marginalisés, menacés dans leur masculinité, et ne reconnaissent pas nécessairement ces nouveaux rôles, ce qui peut conduire à des conflits entre époux (Charsley, 2005 ; Gallo, 2006 ; George, 2000 ; Manuh, 1999).
12Nous identifions deux manques. Premièrement, les études mentionnées ci-dessus examinent principalement soit la migration masculine, soit la migration féminine ; mais les couples peuvent expérimenter la migration selon une diversité de schémas. Ils peuvent migrer ensemble, simultanément ou successivement, ou ils peuvent devenir des couples transnationaux dont la femme ou le mari migre tandis que le conjoint reste dans le pays d’origine. Ces expériences peuvent avoir un impact différent sur les mariages. Deuxièmement, les migrants d’Afrique subsaharienne ont été largement négligés par ces études. Cet article a pour ambition de combler ces manques en examinant un groupe de migrants d’Afrique subsaharienne, des Ghanéens, ayant expérimenté une migration internationale.
Migration et divorce au Ghana
13Les études sur le divorce en Afrique subsaharienne existent en nombre restreint (Tabutin et Schoumaker, 2004), toutefois les rares études ayant mesuré les taux de divorce au Ghana enregistrent des chiffres importants : Tabutin et Schoumaker (2004) font état de 35 % des premiers mariages des femmes qui se terminent en divorce après 30 ans d’union, et Takyi et Gyimah (2007) esti ment qu’en 2003, près de 25 % des femmes âgées de 15 à 49 ans ayant été mariées ont divorcé. Plusieurs études anthropologiques sur l’instabilité des mariages au Ghana se sont penchées sur ces taux apparemment élevés ainsi que sur les notions culturelles qui entourent les relations familiales. Il est important de prendre en compte ces notions qui peuvent jouer un rôle clé dans les décisions individuelles sur le mariage et le divorce. Elles peuvent notamment expliquer la fréquence relativement importante des séparations.
14Dans de nombreux contextes d’Afrique occidentale, les normes conjugales n’imposent pas de proximité géographique à la vie de famille. Au Ghana, les résidences séparées sont assez communes pour les couples (Clark, 1994 ; Coe, 2011 ; Fortes, 1950 ; Manuh, 1999 ; Oppong, 1970). Traditionnellement, les époux vivent avec leurs familles respectives (Fortes, 1950), et les résidences séparées se pratiquent à la fois dans les lignages matrilinéaires et patrilinéaires (Oppong, 1970). Dans un tel contexte, la séparation des époux est susceptible d’affecter les relations conjugales différemment par rapport aux contextes où la vie commune des conjoints est considérée comme une nécessité pour la vie de famille.
15Plusieurs auteurs soulignent la présence de facteurs externes pour expliquer la fréquence des divorces, notamment la diffusion des normes et valeurs occidentales de l’individualisme ; tandis que d’autres mettent en avant les spécificités socioculturelles du Ghana, telles que le poids des liens de parenté. Ce dernier critère influence la relation conjugale, car la loyauté au lignage fragilise les liens entre époux, ce qui explique pourquoi les divorces se produisent plus facilement et fréquemment (Bleek, 1987 ; Oppong, 1980 ; Van der Geest, 1976).
16La fréquence des divorces serait encore plus prononcée dans les lignages ghanéens matrilinéaires (Bleek, 1987 ; Takyi et Gyimah, 2007), notamment parmi les populations Akan qui constituent la majorité des migrants internationaux. Les femmes Akan auraient une plus grande autonomie que leurs homologues se trouvant dans un système patrilinéaire, même si certaines études indiquent que leur indépendance décroît avec le processus de modernisation. Selon Clark (1994), les difficultés associées au lignage matrilinéaire s’expliquent par la nécessité pour les femmes de gérer le foyer conjugal en plus de leur travail. Par ailleurs, les maris ont un sentiment de responsabilité plus fort envers leurs parents dans les lignages matrilinéaires, et leur intérêt envers le foyer s’affaiblit lorsque leur femme devient plus indépendante.
17De manière générale, les études indiquent que les Ghanéennes sont assez indépendantes, quel que soit le type de lignage. Selon Oppong (1970), la majorité des Ghanéennes travaillent à l’extérieur du foyer, et ce conformément à la tradition. Cet état de fait, associé à la pratique des résidences séparées, produit une situation qui n’est pas nécessairement égalitaire, mais qui est caractérisée par l’autonomie des époux. Cette autonomie accrue des femmes est, à son tour, associée à l’instabilité conjugale, dans la mesure où ces femmes sont plus susceptibles de se sentir capables d’établir des foyers indépendants et ressentent moins d’obligations morales à rester dans un mariage (Boyle et al., 2008).
Les couples ghanéens et la migration internationale
18En prenant en compte ces observations anthropologiques, deux hypothèses peuvent être formulées. La première suppose que, conformément aux études sociologiques et démographiques, la migration peut augmenter les taux de divorce par un accroissement du stress conjugal. La seconde hypothèse modère cette affirmation en prenant en compte le contexte ghanéen où la migration n’est pas (ou moins) susceptible d’influer sur les taux de divorce, dans la mesure où la séparation des résidences est une pratique relativement courante pour les couples ghanéens. Parallèlement à ces deux hypothèses concurrentes, différents résultats sont attendus selon que l’homme, la femme, ou les deux membres du couple migrent, car les deux sexes vivent différemment l’expérience de migration. En outre, on peut s’attendre à ce que certaines caractéristiques spécifiques de la migration influencent les taux de divorce des couples migrants, notamment le temps passé séparés (la durée de la séparation accroît le risque de divorce) (Frank et Wildsmith, 2005 ; Hill, 2004), la région de migration (la migration vers un pays occidental peut créer des tensions conjugales, voir Charsley, 2005 ; Gallo, 2006 ; George, 2000 ; Manuh, 1999 ; Zontini, 2010), ainsi que la séparation ou la vie commune du couple au début du mariage.
19Parallèlement au rôle de la migration, des études précédentes ont identifié d’autres facteurs prédictifs importants pour expliquer le risque de divorce. L’effet de la présence d’enfants a fait l’objet d’études complètes, et la plupart de ces études montrent que la présence d’enfants freine le divorce (Boyle et al., 2008 ; Frank et Wildsmith, 2005 ; Hill, 2004 ; White, 1990). Les études consacrées aux effets du niveau scolaire sur le risque de divorce ne sont pas concordantes (Amato, 2010 ; Takyi et Gyimah, 2007). Plusieurs chercheurs ont montré qu’un haut niveau d’instruction diminue le risque de divorce (Boyle et al., 2008), tandis que d’autres identifient un effet inverse concernant la réussite scolaire des femmes (Frank et Wildsmith, 2005 ; Kalmijn et al., 2004). D’autres études ont montré qu’un statut socioéconomique défavorisé, mesuré selon divers critères, peut renforcer le risque de divorce (White, 1990). Le fait de se marier jeune peut également mener plus facilement à une dissolution de l’union (Boyle et al., 2008 ; White, 1990). Enfin, les couples déjà engagés dans la relation (avec ou sans cohabitation) avant leur mariage seront probablement plus stables – conformément à la théorie du mariage à l’essai (trial marriage) (Kulu et Boyle, 2010). Ces variables sont prises en compte dans les analyses.
II – Données
20Nous avons utilisé un ensemble de données biographiques longitudinales, collectées en 2009 au Ghana, au Royaume-Uni, et aux Pays-Bas dans le cadre du projet MAFE-Ghana. L’étude a été menée dans les zones urbaines du Ghana (Accra et Kumasi), des Pays-Bas (Amsterdam, La Haye et Almere) et du Royaume-Uni (Londres). Les mêmes questions ont été posées aux migrants actuels (aux Pays-Bas et au Royaume-Uni), aux non-migrants, aux migrants de retour et aux conjoints de migrants (au Ghana). Tous les répondants, en Europe et au Ghana, étaient éligibles s’ils avaient entre 25 et 75 ans et qu’ils étaient nés au Ghana.
21Au Ghana, les données ont été collectées en utilisant des échantillons aléatoires stratifiés de ménages dans les villes d’Accra et Kumasi. Premièrement, une base d’échantillonnage a été préparée afin de sélectionner des ménages de façon aléatoire, puis cette base a été stratifiée, de façon à ce que les ménages comptant des migrants de retour puissent être suréchantillonnés. Ensuite, les individus ont été sélectionnés parmi ces ménages. Tous les migrants de retour et les conjoints de migrants, s’ils vivaient dans le ménage au moment de l’enquête, ont été sélectionnés, ainsi qu’un autre membre éligible choisi de façon aléatoire. Au total, 1 243 questionnaires biographiques contenant des histoires de vie rétrospectives ont été collectés au Ghana.
22Aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, aucune base d’échantillonnage adaptée n’était disponible à cause du nombre important de migrants sans papiers ; un échantillonnage par quotas d’âge et de sexe a de ce fait été choisi. Différentes méthodes de recrutement des répondants ont été utilisées (par exemple certains répondants ont été recrutés dans des stations de métro, à l’église, ou dans d’autres espaces publics) et des enquêteurs ayant différents profils sociodémographiques ont été engagés afin de renforcer la probabilité d’avoir accès à des répondants aux profils variés. Au total, 422 migrants ghanéens ont été interrogés en Europe (273 aux Pays-Bas et 149 au Royaume-Uni). Les trois ensembles de données combinés représentent 1 665 répondants. L’utilisation de données rétrospectives a permis d’examiner des mariages formés au cours des 60 dernières années. Les enquêtes rétrospectives sur les valeurs et attitudes n’étant pas fiables, la mesure directe de ces variables, telles que les normes de genre, n’était pas possible. C’est pourquoi l’étude s’est plutôt concentrée sur les comportements des couples, en distinguant les comportements des maris et ceux des femmes.
Échantillons
23Les données rétrospectives sur les couples ont été utilisées à partir de l’année du premier mariage du répondant jusqu’au divorce, ou en cas de censure, au moment de l’enquête (2008) ou du décès du conjoint. Un sous- échantillon de couples mariés durant au moins un an a été sélectionné. Les données sur les répondants et leurs conjoints sont asymétriques, car l’information sur les conjoints a été obtenue par l’intermédiaire des répondants. Une information rétrospective détaillée concernant une grande variété de modules est disponible sur les répondants (par exemple sur l’historique du logement, du parcours professionnel ou de la migration). Pour les conjoints, l’information sociodémographique sur la situation au début du mariage et le parcours migratoire a été obtenue par le module du questionnaire consacré aux réseaux.
24Nous avons inclus les périodes de migration de chaque conjoint ayant duré au moins une année. Des informations complètes sur les années de début et de fin du mariage et sur les périodes de migration ont également été collectées. Par ailleurs, les couples polygames, les couples dont l’un des deux conjoints n’était pas Ghanéen, et les couples dont la femme avait migré, suivie par son mari, ont été exclus, car la taille de ces groupes était insuffisante pour permettre une analyse spécifique. Ces restrictions ont réduit l’ensemble de données à 927 couples, parmi lesquels 144 ont divorcé pendant la période d’observation. Le premier divorce a eu lieu en 1954, et le dernier en 2008.
25Afin d’examiner la relation entre divorce et migration, nous avons analysé deux modèles. Dans le premier modèle, nous étudions dans quelle mesure l’expérience de migration affecte la probabilité de divorce, en prenant en compte la période complète d’observation ainsi que l’ensemble de l’échantillon d’analyse. La période d’observation commence au début du mariage, et se termine à la fin du mariage à cause d’un divorce ou par une censure. Dans le second modèle, nous examinons uniquement les couples ayant eu une expérience de migration, et nous observons les événements intervenus au cours de la période de migration. Pour ce faire, nous excluons les couples sans expérience de migration et nous changeons aussi la période d’observation. La période d’observation débute alors au moment de la première migration après la formation du couple. Nous étudions ensuite si le couple a connu ou non un divorce à l’issue de la période de migration. Cela signifie que la fin de la période d’observation coïncide avec la fin de la période de migration, le moment où l’événement se produit ou la censure. Tous les couples sans expérience de migration ayant été exclus de ce modèle, l’ensemble de données pour le modèle 2 est constitué de 442 couples, dont 44 ont divorcé. Étant donné la petite taille de l’échantillon, nous n’avons pris en compte qu’un nombre limité de variables (le niveau d’éducation des deux conjoints et la situation subjective de richesse du couple). Cette double approche nous permet d’étudier l’effet de la migration sur le risque de divorce (modèle 1), et d’examiner par ailleurs comment les caractéristiques spécifiques de l’expérience migratoire affectent ce risque (modèle 2).
Probabilité de divorce
26Un modèle biographique en temps discret à risques proportionnels a été utilisé (Singer et Willett, 2003) pour évaluer la probabilité de divorce. Des ensembles de données couples-années constitués de 12 481 et 3 775 couples-années ont été conçus, respectivement pour le premier et le second modèle. Des modèles log-log complémentaires ont été utilisés avec ces ensembles de données, car le calendrier d’arrivée des évènements est continu, même si les données ont été collectées sur une base annuelle (Jenkins, 2005). L’influence de la durée a été évaluée dans les modèles en utilisant les années de mariage et des termes polynomiaux (carré et cubique). L’intégration de ces trois termes était la plus adaptée aux données. Les variables changeant avec le temps ont été retardées d’une année, conformément aux procédures habituelles dans les modèles biographiques qui reposent sur l’hypothèse que le changement des variables indépendantes de l’année précédente affectera la probabilité de divorce de l’année en cours (Singer et Willett, 2003).
Expérience de migration des couples et variables de contrôle
27Dans cette étude, nous apportons une attention particulière aux effets de genre de la migration. Nous le faisons en construisant une variable qui évolue dans le temps avec les informations obtenues à partir des histoires migratoires des répondants et de leurs conjoints. La variable expérience de migration des couples qui en résulte est composée des catégories suivantes changeant avec le temps : 1 = couple-année sans expérience de migration, 2 = couple-année où seul le mari a migré, 3 = couple-année où seule la femme a migré, 4 = couple-année où les deux conjoints ont migré, mais où le mari a précédé la femme, 5 = couple-année où les deux conjoints ont migré simultanément [1].
28Le second modèle se concentre uniquement sur les couples ayant une expérience de migration, ce qui permet d’inclure les caractéristiques décrivant la migration. Premièrement, les deux variables identifiant la région de migration du mari et la région de migration de la femme ont été prises en compte. Les deux variables évoluent dans le temps, indiquant si le mari ou la femme a migré en Europe ou en Amérique du Nord ou pas (0 = non, 1 = oui). Deuxièmement, le nombre d’années vécues géographiquement séparés par des frontières pendant le mariage a été inclus. Troisièmement, nous avons intégré une variable indiquant si le couple était géographiquement séparé par des frontières au début du mariage, selon que les conjoints vivaient ou non dans le même pays lorsqu’ils se sont mariés (0 = non, 1 = oui).
29Les cohortes de mariage font référence à la période où le couple s’est marié, en prenant en compte cinq périodes : 1 ≤ 1970, 2 = 1971-1980, 3 = 1981-1990, 4 = 1991-2000, et 5 ≥ 2001. Les niveaux d’éducation du mari et de la femme évoluent dans le temps et indiquent le niveau d’éducation des conjoints selon quatre catégories, 0 = pas d’éducation, 1 = éducation primaire, 2 = éducation secondaire, et 3 = éducation supérieure.
30L’appartenance ethnique du répondant est une variable qui n’évolue pas dans le temps et indique si le répondant appartient à un groupe matrilinéaire, à savoir les Akans, ou pas. La religion étant étroitement liée à l’appartenance ethnique (les Akans sont quasiment tous non musulmans), seule l’appartenance ethnique a été prise en compte. Le revenu étant difficilement mesurable dans une enquête rétrospective, nous avons utilisé la richesse subjective des répondants pour mesurer le statut socioéconomique. La variable change avec le temps et indique la situation subjective de richesse des répondants pour chaque année. La question suivante a été posée : « Diriez-vous que vous aviez suffisamment pour vivre durant cette période ? » Les réponses ont été classées selon trois catégories, 1 = absolument, 2 = cela dépend, et 3 = pas du tout.
31L’âge des répondants au début du mariage est ajouté comme variable indépendante constante dans le temps. L’union avant le mariage est une variable constante indiquant si le couple se trouvait dans une union libre avant le mariage. La présence d’enfants est une variable continue qui évolue avec le temps et indique si le couple a eu des enfants. La variable fait référence aux enfants des deux conjoints, qu’ils soient nés en dehors ou pendant le mariage. Dans certains cas (n = 87), des enfants sont également nés en dehors du mariage avec un autre conjoint ; cependant, la prise en compte de cette variable ne se traduit pas par un effet significatif sur la probabilité de divorce ou par une meilleure adaptation des modèles. Le tableau annexe A.1 présente toutes les variables utilisées pour le modèle 1 pour l’ensemble des couples, ainsi que les variables introduites dans le modèle 2 uniquement pour les couples ayant eu une expérience de migration. Pour les variables changeant avec le temps, des statistiques descriptives sont fournies pour le début de la période d’observation (l’année du mariage ou de la première migration si elle a lieu après le mariage) et la fin (l’année du divorce ou l’année de l’enquête dans le cas d’observations censurées).
III – Résultats
32La tabulation croisée du tableau 1 montre que les couples dépourvus d’expérience de migration et les couples ayant migré ensemble affichent des taux de divorce similaires (respectivement 19,0 % et 19,8 %). De plus, les couples dont seule la femme a migré ont également un taux de divorce élevé (13,6 %). Les couples dont le mari a migré, soit indépendamment soit en tant que pionnier (et dont la femme a suivi), sont moins enclins à divorcer (respectivement 8,2 % et 7,8 %). Le même constat est réalisé en examinant uniquement les couples ayant une expérience de migration, les couples dont le mari était le seul migrant ou le migrant pionnier ont connu moins de divorces que les couples dont la femme a migré, soit indépendamment soit avec son mari.
Le divorce dans les couples ghanéens avec et sans expérience de la migration (variables fixes)
Le divorce dans les couples ghanéens avec et sans expérience de la migration (variables fixes)
Seuils de significativité : * p < 0,1 ; ** p < 0,05 ; *** p < 0,01.33Nous avons examiné la proportion de divorcés dans l’échantillon complet pour chaque année. Après 5 ans 5 % de l’échantillon a divorcé, après 10 ans ce pourcentage s’élève à 10,2 %, et après 15 ans à 15,4 %. Au total, 30,8 % des couples de l’échantillon ont divorcé. Ce pourcentage est conforme aux résultats précédents faisant mention de 35 % de divorce pour les premiers mariages des femmes au Ghana (Tabutin et Schoumaker, 2004).
Expérience de migration des couples et probabilité de divorce
34Un modèle biographique en temps discret a été mis au point pour comprendre les effets des expériences de migration des couples sur la probabilité de divorce en intégrant la variable d’intérêt et les variables de contrôle. Le tableau 2 présente les résultats de deux modèles de régression log-log complémentaires. Le modèle 1A évalue les effets inconditionnels de la variable d’intérêt clé tandis que le modèle 1B inclut les variables de contrôle.
Le risque de divorce pour les couples ghanéens (analyse biographique en temps discret, estimations log-log complémentaires)(a),(b),(c),(d)
Le risque de divorce pour les couples ghanéens (analyse biographique en temps discret, estimations log-log complémentaires)(a),(b),(c),(d)
(a) Pour la durée du mariage, on utilise la transformation suivante : « durée du mariage / 10 » pour éviter des valeurs trop grandes du coefficient de la forme cubique.(b) Groupe ethnique du répondant : 0 = non-Akan, 1 = Akan.
(c) Couple en union libre avant le mariage : 0 = non, 1 = oui.
(d) % divorcés basé sur les estimations de Kaplan-Meier qui tiennent compte des observations censurées.
Seuils de significativité : * p < 0,1 ; ** p < 0,05 ; *** p < 0,01.
35Le modèle 1A montre que les couples dont seule la femme a migré présentent un risque significativement plus élevé de divorce que les couples sans expérience de migration. De même, le risque de divorce augmente significativement lorsque les deux partenaires ont migré simultanément. Les couples dont le mari a migré et les couples dont la femme a suivi le mari ne montrent pas de différence significative par rapport aux couples sans expérience de migration. Ces résultats se maintiennent après intégration des variables de contrôle du modèle 1B.
36Le modèle 1B révèle une légère baisse de la probabilité de divorce pour la période 1981-1990 par rapport à la période de référence précédant 1970. Bien que des études précédentes aient fait état de niveaux décroissants de divorce au Ghana avec le temps (Takyi et Gyimah, 2007), nous ne trouvons aucun effet significatif pour les autres périodes.
37Si l’on prend en compte le niveau d’éducation des deux époux, on ne trouve aucune différence significative dans la probabilité de divorce pour les femmes non scolarisées par rapport aux femmes ayant un haut niveau d’étude. Pour les hommes, seul l’enseignement primaire accroît significativement la probabilité de divorce par rapport à une absence de scolarité.
38L’âge des répondants au moment du mariage n’affecte pas la probabilité de divorce, ce qui est surprenant si l’on considère le fait que la plupart des études montrent que les mariages commencés à un plus jeune âge ont plus de chances de se terminer par un divorce (Amato, 2010). Le fait d’avoir connu une période d’union libre avant le mariage n’affecte pas non plus le risque de divorce. Dans le cas de la richesse subjective, le risque de divorce est plus fort pour les couples qui se considèrent comme n’étant pas assez riches par rapport à ceux qui se considèrent comme suffisamment riches, ce qui est cohérent avec la littérature qui suggère qu’un statut socioéconomique défavorisé renforce le risque de divorce (White, 1990). La présence d’enfants dans le mariage n’a pas d’effet significatif sur le risque de divorce.
39Les probabilités prédites de divorce ont été calculées à partir du modèle 1B dans le tableau 2, pour chacune des cinq catégories synthétisant les expériences de migration des couples. Les niveaux moyens ont été calculés pour la popu lation de référence (cohorte de mariages = 1981-1990, appartenance ethnique = Akan, éducation de la femme = secondaire, éducation du mari = secondaire, richesse subjective = cela dépend, âge au début du mariage = 27,33 ans, union avant le mariage = oui, nombre d’enfants (moyenne au moment de la censure/ divorce) = 2,04).
40La figure 1 montre les résultats pour les durées de mariage comprises entre 1 et 25 ans. Tous les couples présentent la plus forte probabilité de divorce autour de 10 ans de mariage. La figure 1 montre des risques de divorces similaires pour les couples sans expérience de migration, dont seul le mari a migré, ou dont la femme a suivi le mari. Par ailleurs, on observe des probabilités prédites bien plus importantes pour les couples dont la femme a migré et les couples dont les deux partenaires ont migré simultanément. Pour résumer, l’expérience de migration internationale des couples est un facteur prédictif important de la probabilité de divorce.
Risque de divorce selon la durée du mariage, estimé d’après le modèle 1B
Risque de divorce selon la durée du mariage, estimé d’après le modèle 1B
Caractéristiques de migration des couples et probabilité de divorce
41Le second modèle multivarié examine uniquement les couples ayant une expérience de migration. Des caractéristiques spécifiques à la migration ont été intégrées comme suit : dans le modèle 2A, l’expérience de migration du couple a été incluse ; dans le modèle 2B, seuls les couples dont la femme a eu une expérience de migration (c’est-à-dire sans les couples dont le mari a migré seul) ont été examinés, pour analyser les effets de la migration de la femme vers l’Europe ou l’Amérique du Nord par rapport à une migration vers l’Afrique ou d’autres pays ; dans le modèle 2C, seuls les couples dont le mari a eu une expérience de migration (c’est-à-dire sans les couples dont la femme a migré seule) ont été examinés, ce qui permet d’étudier les effets de la migration du mari vers l’Europe ou l’Amérique du Nord. En outre, tous les modèles 2 précisent la durée que les couples ont passé géographiquement séparés et si mari et femme habitaient ensemble en début de mariage. Les résultats sont présentés dans le tableau 3 ci-dessous.
Analyse de durée en temps discret du risque de divorce des couples ghanéens qui ont une expérience migratoire (estimations log-log complémentaires)(a),(b),(c)
Analyse de durée en temps discret du risque de divorce des couples ghanéens qui ont une expérience migratoire (estimations log-log complémentaires)(a),(b),(c)
(a) Géographiquement séparés au moment du mariage : 0 = non, 1 = oui.(b) Pour la durée du mariage, on utilise la transformation suivante : « durée du mariage / 10 » pour éviter des valeurs trop grandes du coefficient de la forme cubique.
(c) Pourcentage de divorcés calculés à partir des estimations Kaplan-Meier qui tiennent compte des observations censurées.
Seuils de significativité : * p < 0,1 ; ** p < 0,05 ; *** p < 0,01.
42Le modèle 2A du tableau 3 montre (tout comme les modèles 1A et 1B) que les couples dont la femme a migré indépendamment affichent des probabilités accrues de divorce par rapport aux couples dont le mari a migré indépendamment. Les effets de l’expérience de migration conjointe disparaissent, et il apparaît que les couples dont la femme a suivi le mari sont moins susceptibles de divorcer. De manière surprenante, la probabilité de divorce décroît lorsque les couples ont passé plus de temps séparés à cause de la migration. Cela révèle probablement que pour certains couples, vivre séparément est devenu un mode de vie stable et durable. La question de savoir si le couple vivait géographiquement séparé à cause de la migration au début du mariage n’affecte pas la probabilité de divorce.
43Dans les modèles 2B et 2C, la variable expérience de migration des couples a été remplacée par deux variables dichotomiques représentant la question de savoir si le mari et/ou la femme ont migré en Europe/Amérique du Nord. Pour les maris, il n’y a pas de différence selon que l’on considère la migration vers l’Europe/Amérique du Nord (modèle 2C), tandis que pour les femmes, la migration vers l’Europe ou l’Amérique du Nord augmente significativement la probabilité de divorce (modèle 2B). Le fait d’être géographiquement séparés au début du mariage renforce en effet le risque de divorce pour les couples dont la femme a migré, mais pas pour les couples dont le mari a migré. Pour ces derniers, nous trouvons également qu’une durée plus importante passée séparés atténue le risque de divorce, tandis que cet effet ne se produit pas pour les couples dont la femme a migré.
44Dans la mesure où la taille de l’échantillon a été fortement réduite pour les modèles 2 par rapport aux modèles 1, seul un nombre limité de variables ont été prises en compte. Les deux variables liées à la durée depuis la migration montrent que la probabilité de divorce prend une forme en U dans le modèle 2A, avec un risque accru après les premières années de migration, suivi d’une baisse après un certain temps. Il n’y a pas d’effet de la durée dans le modèle 2B et un effet linéaire dans le modèle 2C, ce qui indique un risque de divorce plus élevé après les premières années de migration. Contrairement aux modèles précédents du tableau 3, nous n’identifions aucun effet du niveau d’éducation du mari ou de celui de la femme. Pour la situation subjective de richesse, le sentiment de ne pas avoir assez de ressources pour vivre augmente significativement la probabilité de divorce dans le modèle 2A, conformément aux modèles 1. L’effet est présent mais non significatif dans les modèles 2B et 2C.
45Les probabilités prédites de divorce uniquement pour les couples ayant une expérience de migration sont calculées en se basant sur le modèle 2A, en utilisant les mêmes niveaux moyens pour toutes les variables indépendantes, comme pour le calcul des probabilités dans le modèle 1B. Le nombre moyen d’années passées séparés (4,80 années) a été utilisé, et les couples géographiquement séparés lors du mariage ont été inclus. Les couples dont la femme a migré se sont révélés avoir une probabilité bien plus forte de divorcer que les couples dont le mari a migré. Les couples dont la femme a suivi le mari affichent une probabilité bien plus faible, tandis que les couples dont les deux partenaires ont migré simultanément ont les mêmes probabilités de divorcer. Cela indique de nouveau que le sexe du partenaire qui migre est un facteur prédictif important de la probabilité de divorce.
IV – Discussion
46Cet article a pour ambition de contribuer à la littérature sur la migration et le divorce à plusieurs égards. Premièrement, le sujet a été relativement peu étudié (Glick, 2010). Deuxièmement, la plupart des études comparent les populations migrantes avec les populations autochtones dans le pays de destination. Dans la lignée d’autres analyses (Frank et Wildsmith, 2005 ; Hill, 2004), celle-ci examine la migration à partir d’une perspective binationale en comparant les migrants avec leurs homologues non migrants du même pays d’origine. Troisièmement, les études précédentes se concentraient uniquement sur la migration masculine ou féminine. Cette étude examine l’expérience de migration des couples, ce qui permet d’évaluer les différentes manières dont un couple peut vivre la migration. Quatrièmement, les effets de la migration sont examinés avec attention en considérant certaines caractéristiques migratoires telles que la région de migration, la durée de séparation des couples à cause de la migration, et la question de savoir si le couple vivait dans deux pays différents en début de mariage. La comparaison entre deux régions de destination est inédite dans la mesure où la plupart des études se concentrent sur le contexte d’accueil (généralement les États-Unis). Cet article a examiné si la migration vers une destination occidentale a des effets différents de la migration vers une destination non occidentale. Enfin, les études sur la migration et la vie de famille traitent majoritairement de la migration d’Amérique latine et d’Asie. Cette étude contribue à la littérature par une étude de cas en Afrique subsaharienne.
47L’impact de la migration sur le divorce présente bien des différences de genre. La migration augmente le risque de divorce lorsque les femmes migrent sans leur mari, ou lorsque les deux partenaires migrent simultanément. En se basant sur ces résultats, plusieurs hypothèses peuvent être avancées. Dans de nombreux contextes africains, les normes concernant le mariage et les rôles de genre ont été considérées comme extrêmement flexibles. Il est possible que les couples dont le mari part dans un autre pays vivent une situation comparable à celle des couples traditionnels habitant des résidences séparées, ce qui n’influe pas sur le risque de divorce.
48Les femmes qui migrent vers une société occidentale sont plus enclines à divorcer par comparaison à celles qui migrent vers des pays africains, tandis qu’on n’observe pas une telle différence pour les hommes. Cela souligne probablement l’importance du contexte d’accueil en matière d’altération des normes de genre et de désir d’échapper à un mariage (contraignant) (Hill, 2004 ; Hirsch, 2003 ; Jolly et Reeves, 2005 ; Manuh, 1999 ; Zontini, 2010). La migration vers des pays occidentaux peut également créer des tensions entre les conjoints à cause des changements de rôles de genre, par exemple lorsque la femme devient le principal soutien de famille suite à la migration. Ces résultats peuvent également s’expliquer par d’autres différences entre les migrations au sein de l’Afrique et les migrations vers l’Europe ou l’Amérique du Nord. Les attentes sont généralement moins élevées vis-à-vis des bénéfices de la migration lorsqu’un membre de la famille migre au sein du continent africain. C’est pourquoi il peut y avoir des tensions moindres entre époux dans ce cas de figure. De même, la circulation plus simple au sein de l’Afrique – notamment à cause de coûts de voyage moins élevés ou de contrôles aux frontières plus souples – peut permettre plus de contacts directs, ce qui réduit le stress conjugal. Dans l’ensemble, ces résultats démontrent la nécessité de prendre en compte le contexte de destination.
49La probabilité de divorce décroît pour les couples dont le mari a migré et dont la femme a suivi le mari. Cela contredit les études précédentes menées dans un contexte européen qui trouvaient que les mariages dans lesquels la femme suivait le mari étaient plus instables, probablement à cause du stress conjugal dû à la dégradation du statut de la femme sur le marché du travail après la migration (Boyle et al., 2008). Ces différents résultats peuvent être une indication du fait que la situation vis-à-vis du travail des Ghanéennes qui suivent leur mari (trailing wives) ne se détériore pas nécessairement dans le contexte européen. Alternativement, il est possible que les mariages dans lesquels la femme suit le mari soient plus stables à cause de la position vulnérable de la femme, dépendante du statut de son mari (Kraler, 2010). Il convient cependant de mener d’autres recherches pour examiner l’effet du statut sur le marché du travail des deux conjoints avant, pendant et après la migration, sur la probabilité de divorce, ainsi que la vulnérabilité supposée des femmes qui suivent leur mari.
50Des études précédentes (Frank et Wildsmith, 2005 ; Hill, 2004) ont indiqué qu’une plus longue période de séparation accroît le risque de divorce. Pour les couples ghanéens, nous identifions un effet contraire : à durée de mariage égale, une longue période de séparation atténue le risque de divorce. Par ailleurs, il est important de souligner que dans les cas où la femme migre, la région de migration de la femme est un facteur essentiel. Une fois la destination prise en compte, l’effet de la durée n’est plus significatif ; il est toutefois susceptible d’être saisi par la variable de la région de migration de la femme, car lorsqu’une femme migre vers un contexte occidental, le couple passe en moyenne plus de temps séparé et il a plus de chances de divorcer.
51Les résultats indiquant que dans la plupart des cas il n’y a pas de différence entre les taux de divorce des couples ayant une expérience de migration et les couples qui n’en ont pas, sauf lorsque la femme migre, mettent en lumière le fait que les forts taux de divorce font partie intégrante de la société ghanéenne et ne sont pas nécessairement le résultat d’une migration internationale. Cette étude prend également en compte l’importance du contexte local en intégrant l’information sur l’appartenance du répondant à un lignage matrilinéaire, fortement corrélée à une augmentation de la probabilité de divorce (Boni, 2001 ; Takyi et Gyimah, 2007). Bien qu’il y ait différents types de pression sur la femme selon qu’elle appartienne à un lignage matrilinéaire ou patrilinéaire (Clark, 1994 ; Oppong, 1970), les résultats montrent que la matrilinéarité n’est pas associée à une plus forte probabilité de divorce.
52Cet article, spécifiquement consacré aux effets de la migration sur la probabilité de divorce, a par ailleurs mis à jour des résultats surprenants quant aux variables de contrôle. Deux résultats méritent notamment d’être mentionnés, car ils semblent contredire les résultats d’études précédentes. Premièrement, nous avons identifié un nombre limité d’effets du niveau d’éducation du mari, et aucun effet du niveau d’éducation de la femme. Bien que les recherches sur la relation entre niveau d’éducation et divorce n’apportent que peu de conclusions, la majorité des études associent la réussite scolaire à des risques plus importants de divorce (Frank et Wildsmith, 2005 ; Kalmijn et al., 2004 ; Takyi et Gyimah, 2007). Il est possible que deux effets divergents opèrent simultanément dans la mesure où les personnes éduquées disposent de plus de moyens pour s’échapper d’un mariage malheureux, mais où, dans le même temps, elles peuvent attendre plus longtemps et faire des choix plus réfléchis en matière de partenaire, ce qui aurait tendance à stabiliser les mariages. La présence simultanée d’effets positifs et négatifs de l’instruction sur le divorce dans notre échantillon peut expliquer l’absence d’effet significatif de la variable. Deuxièmement, la relation connue entre l’âge au mariage et le divorce – les personnes se mariant jeunes ont plus de chances de divorcer – n’apparaît pas dans notre étude. Les futures recherches devraient approfondir ces résultats inattendus.
53Cette étude a mis en lumière l’importance de la perspective de genre dans l’analyse des effets de la migration internationale sur le divorce. Deux directions peuvent aider à faire avancer ce type d’analyse. Premièrement, les enquêtes peuvent collecter plus d’informations afin d’évaluer si l’évolution de la relation homme-femme explique, au moins en partie, le risque élevé de divorce pour les couples dont la femme a migré. Une telle information préciserait les raisons du divorce et le sexe de celui qui initie le divorce.
54Deuxièmement, il est également possible qu’une relation inverse par rapport à celle qui a été considérée dans cette étude existe : à savoir, le divorce inciterait les personnes à migrer. Comme l’indiquent certaines études qualitatives, le divorce peut être une source de stigmatisation sociale, et inciterait en tant que tel les personnes à migrer. Dans ce cas, nos conclusions sont susceptibles de sous-estimer la relation entre migration et divorce dans la mesure où elles ne font état que d’une partie de cette relation. Cette étude ne prenant pas en compte l’hétérogénéité non observée, il est possible que les migrants soient plus susceptibles de divorcer à cause de caractéristiques non observées qui joueraient aussi sur le risque de divorce. Si cela était avéré, nos résultats seraient susceptibles de surestimer l’effet de la migration sur le divorce. Cette analyse a intégré quelques caractéristiques pré-migratoires des couples afin d’établir la causalité entre migration et divorce. D’autres études peuvent approfondir cette démarche en intégrant un nombre accru de variables sur la période précédant la migration afin de déterminer plus précisément la corrélation entre divorce et migration.
55Malgré ces limites, cette étude est l’une des rares à comparer la probabilité de divorce entre les populations migrantes et non migrantes. Cela a été possible grâce aux caractéristiques uniques des données MAFE-Ghana. Nous avons, à travers cette comparaison, montré que nous sommes mieux à même d’identifier la relation entre la migration et la probabilité de divorce. Une perspective axée sur les couples a affiné nos analyses, révélant ainsi que la stabilité conjugale dépend également du sexe du conjoint migrant. Enfin, cet article souligne la nécessité de prendre en compte simultanément le contexte du pays natal et du pays de destination.
Statistiques descriptives des variables au début et à la fin de la période d’observation(a),(b),(c),(d),(e),(f)
Statistiques descriptives des variables au début et à la fin de la période d’observation(a),(b),(c),(d),(e),(f)
(a) Moyenne et écart type. Temps passé séparés (entre 0 et 33 ans). Pas de donnée manquante.(b) Plusieurs variables de contrôle ne sont pas incluses car seuls sont pris en compte les couples avec une expérience de migration afin de ne pas surestimer les modèles avec une taille d’échantillon réduite.
(c) Moyenne et écart type. Durée du mariage : entre 1 et 55 ans dans l’échantillon total ; entre 1 et 39 ans pour les couples avec une expérience de migration.
(d) Niveau d’éducation du mari : pour l’échantillon des couples avec expérience migratoire, les catégories « non scolarisé » et « primaire » sont confondues.
(e) Moyenne et écart type. L’âge des répondants à la date du mariage varie de 13 à 66 ans. Pas de donnée manquante.
(f) Moyenne et écart type. Nombre d’enfants (entre 0 et 11). Pas de donnée manquante.
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Mots-clés éditeurs : migration internationale, analyse biographique en temps discret, Ghana, divorce, rôle de genre, couples
Date de mise en ligne : 02/07/2015.
https://doi.org/10.3917/popu.1501.0135