Couverture de POPU_1403

Article de revue

Bibliographie Critique

Pages 491 à 504

Notes

  • [1]
    Tim G. Parkin, Demography and the Roman Society, Baltimore, London, The Johns Hopkins University Press, 1992, 225 p..
  • [2]
    Keith Hoppkins a sans doute été le pionnier dans l’emploi de modèles démographiques en histoire ancienne (cf. « On the probable age structure of the Roman population », Population Studies, 1966, 20, p. 245-264), mais c’est surtout depuis les années 1990 que de beaux travaux ont été réalisés sur l’Egypte romaine (Walter Scheidel, Death on the Nile : disease and the demography of Roman Egypt, Leiden, Brill, 2001 ; Roger S. Bagnall et Bruce W. Freier, The demography of Roman Egypt, Cambridge University Press, 1994, 2e ed., 2006) et sur la Rome antique (Tim G. Parkin, op. cit., 1992 ; Walter Scheidel, « Measuring sex, age and death in the Roman empire : explorations in ancient demography », Ann Arbor, Journal of Roman archaeology, 1996 ; ibid, « Debating Roman demography », Leiden, Brill, 2001).
  • [3]
    A Long Way from Home : Diaspora Communities in Roman Britain, projet porté par l’université de Reading (http://www.reading.ac.uk/archaeology/research/projects/arch-he-diaspora.aspx).
  • [4]
    Emmanuel Didier, En quoi consiste l’Amérique, les statistiques, le new deal, la démocratie, Paris, La découverte, Coll. Textes à l’appui/anthropologie des sciences et des techniques, 2009, 320 p.

Claire Holleran, April Pudsey (eds.), Demography and the Graeco-Roman World : New Insights and Approaches, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2011, 215 p.

1Il s’agit d’un ouvrage collectif, publié à l’issue d’un séminaire à l’Université de Manchester, en juin 2005, sur le thème « Pre-modern populations and economies : the case of Greece and Rome », dont les communications retenues ont été complétées par des contributions externes. En se donnant un objectif didactique – autant que prosélyte – clairement affiché, il entend montrer aux démographes que les sources historiques anciennes, si ténues soient-elles, sont exploitables dans une perspective démographique, et révéler aux historiens tout ce que les méthodes de la démographie historique appliquées aux thèmes classiques de l’histoire antique peuvent – ou pourraient – apporter. Prenant des exemples dans un large ensemble géographique et chronologique, allant de la Grèce classique et hellénistique à la Rome républicaine et impériale, pour finir avec l’Egypte ptolémaïque, les auteurs nous montrent l’influence des facteurs démographiques sur tous les aspects de la vie des populations, sur les structures économiques et sur le devenir de sociétés entières.

2Structuré en huit chapitres couvrant les différents aspects généralement abordés en démographie historique (nuptialité, fécondité, mortalité et migrations), l’ouvrage consacre une très large part aux interactions, existantes ou souhaitées, entre démographie historique et études sur l’Antiquité. On trouvera dans le chapitre introductif, rédigé par les éditrices (Studies in ancient historical demography), une brève mais intéressante présentation des travaux conduits ces deux dernières décennies en démographie historique antique. Les deux premiers chapitres, sous la plume de Neville Morley (Demography and development in classical antiquity) et de Ben Akrigg (Demography and classical Athens), examinent comment le facteur démographique est pris ou pourrait être pris en compte par les historiens de l’Antiquité. Si ces questions sont familières pour la Rome antique, notamment à travers le débat récurrent sur l’estimation de la population de l’Italie d’Auguste, les problématiques pourraient cependant être élargies ; et elles mériteraient d’être plus largement développées pour la Grèce antique, où l’intérêt démographique reste limité à l’évaluation numérique de certaines catégories de la population (citoyens, métèques, étrangers, soldats, esclaves), sans que soient établis de liens entre densité de population et niveau économique, développement des institutions politiques et organisation sociale.

3Suivent cinq contributions appliquant l’analyse démographique à divers problèmes soulevés en histoire ancienne, chacune étant une étude de cas. Deux concernent les comportements de nuptialité et de fécondité, en lien avec l’organisation familiale : April Pudsey (Nuptiality and the demographic life cycle of the family in Roman Egypt) analyse la formation des familles dans l’Egypte romaine et conclut que la nuptialité et la fécondité y sont soumises à des variations régionales, mais sont aussi et surtout étroitement corrélées à des facteurs socio-économiques. La contribution de Saskia Hin (Family matters : fertility and its constraints in Roman Italy) remet en cause les théories actuelles sur le déclin de la population de l’Italie rurale à la fin de la République romaine (fin iie - ier siècle avant J.C.), dont elle attribue la cause à une surmortalité induite par des facteurs économiques plutôt qu’à une baisse de la fécondité.

4Trois chapitres abordent la question des migrations et leurs implications sur la vie sociale, politique, militaire et économique à travers trois exemples régionaux. Claire Taylor (Migration and the demes of Attica) souligne le caractère « circulaire et temporaire » d’une large part des migrations en Attique, ce qui contribue à renforcer les liens économiques, mais surtout politiques, entre la cité d’Athènes et les dèmes voisins. Christelle Fischer-Bovet (Counting the Greeks in Egypt : immigration in the first century of Ptolemaic rule) réévalue la migration grecque en Égypte ptolémaïque et estime qu’elle constitue environ cinq pour cent de la population, soit moitié moins que les estimations précédentes. Enfin, Claire Holleran (Migration and the urban economy of Rome) analyse les conséquences économiques de la forte immigration que connaît Rome dans les deux derniers siècles avant J.C., et met en évidence la pauvreté structurelle à laquelle l’organisation sociale et institutionnelle de la ville condamnait les nouveaux arrivés.

5Tom Parkin (From the margins to the center stage : some closing reflexions on ancient historical demography) clôt l’ouvrage avec un état de la recherche en démographie historique antique depuis son travail pionnier paru en 1992 [1], ne manquant pas de souligner les apports du présent ouvrage à la discipline.

6L’un des objectifs de cet ouvrage – prouver que les périodes antiques ne sont pas dépourvues de sources démographiquement exploitables, utiles à une meilleure compréhension du monde gréco-romain – est parfaitement atteint. Chacun des paramètres classiquement analysés en démographie est ici traité, exemples à l’appui, à l’exception de la mortalité qui, par choix délibéré, n’a pas fait l’objet d’un chapitre particulier mais est abordée, comme facteur explicatif, dans la plupart des chapitres. Nuptialité, fécondité et migrations forment ainsi trois grandes thématiques de poids inégal, et chacun des chapitres porte sur une région et une époque différentes. Ce kaléidoscope de situations ne dessine pas un paysage complet et on ne saurait donc généraliser ce qui est dit d’une source, d’un lieu et d’une période à l’ensemble du monde antique. Cet ouvrage ne prétend pas offrir une synthèse de la démographie du pourtour méditerranéen entre le ive siècle avant J.C. et le ier siècle après J.C., mais bien, comme le titre l’indique, divers exemples d’interactions entre démographie et monde gréco-romain.

7Un autre objectif était de convaincre les historiens de l’intérêt des études démographiques qui peuvent éclairer d’un jour nouveau les questions traditionnellement débattues en histoire ancienne. Destiné à un public a priori peu familiarisé avec la démographie, la lecture de l’ouvrage ne nécessite aucun prérequis dans cette discipline. Il est toutefois fait appel à des théories, des concepts et des modèles sans doute peu familiers des lecteurs ciblés, qui sont donc peu à même de percevoir les tenants et les aboutissants des hypothèses sous-jacentes. Ainsi, l’utilisation de modèles de mortalité trop contemporains pour restituer les spécificités de la mortalité des populations préindustrielles, les parallèles établis avec des situations médiévales qui ne sont peut-être pas si proches que l’on imagine du monde antique, la transposition des systèmes familiaux proposés par John Hajnal et Peter Laslett pour l’Europe moderne à des siècles bien antérieurs, impliquent des présupposés qui auraient mérité d’être discutés, tant ils orientent les résultats.

8Enfin, si les historiens travaillent sur l’approche démographique des populations antiques depuis plus de vingt ans [2], il faut bien reconnaître que les sources ostéo-archéologiques, susceptibles de compléter ou d’éclairer différemment les sources écrites, sont très rarement prises en compte. Porteurs d’informations biologiques et biochimiques, sanitaires et démographiques, les restes humains issus des nécropoles gréco-romaines sont encore largement sous-exploités, comme en conviennent les éditrices. Un programme de recherche en cours [3] pourrait prochainement renouveler l’étude des migrations dans l’Antiquité et apporter des informations nouvelles sur l’état nutritionnel et sanitaire, en lien avec le niveau socio-économique, des populations du bassin méditerranéen.

9Les démographes, historiens ou non, curieux d’autres époques et d’autres cultures, trouveront à la lecture de cet ouvrage tout un pan de la recherche historique, assez peu pratiqué en France, et pourtant riche d’enseignements et de connaissances à la fois bien établies et en plein renouveau.

10Isabelle Seguy

Josep Barona Vilar, La medicalización del hambre : economía política de la alimentación en Europa, 1918-1960 [La médicalisation de la faim : économie politique de l’alimentation en Europe, 1918-1960], Barcelona, Editorial Icaria Antrazyt, 2014, 318 p.

11À partir d’une large documentation puisée dans les archives des institutions internationales comme la Société des nations et la Food and Agriculture Organization (FAO), l’auteur retrace, dans une perspective historique, une image saisissante de l’état et de l’évolution des connaissances sur la faim et l’alimentation en Europe au cours de la période 1918-1960, accompagnée d’un aperçu des préoccupations des experts de l’époque, des idées qui circulaient et des solutions proposées.

12L’ouvrage étudie le processus de médicalisation de la faim, c’est-à-dire la manière dont celle-ci cessa d’être perçue comme un fait inévitable qui affectait certains segments de la population pour devenir une réalité inacceptable devant être éradiquée. Cette vision de la faim comme un fléau à combattre fut favorisée par les milieux de la santé publique et par le corps médical, dont la contribution scientifique apporta la base empirique nécessaire à une définition rigoureuse de la faim et la malnutrition, pour laquelle la quantité de calories et les apports nutritifs indispensables constituèrent des éléments essentiels.

13Les deux premiers chapitres placent la faim et la réponse médicale dans le contexte des grands changements de l’époque sur le plan démographique, social, politique et économique. Le chapitre 1 examine la place de la faim et de l’alimentation parmi les grandes questions de santé publique au cours de la période, et présente l’approche de l’auteur en termes de médicalisation, consistant pour l’essentiel à analyser la production et la circulation de connaissances scientifiques en nutrition ainsi que le rôle des experts. On verra, en effet, que l’ouvrage explore les interactions entre les découvertes scientifiques, les réseaux d’experts et les politiques suivies à partir de l’entre-deux-guerres, lorsque les perturbations du commerce et de la circulation mondiales d’aliments constituaient un des grands défis que les sociétés occidentales devaient affronter.

14Le chapitre 2 approfondit l’analyse des conditions politiques et économiques propres à la période, avec l’apparition de premières idées qui conduiraient plus tard à l’État providence et à la coopération internationale face aux grands problèmes mondiaux. Les activités et les connaissances scientifiques devinrent alors essentielles dans le processus de rationalisation des sociétés occidentales et de consolidation des États-nations. Et c’est dans ce cadre que se situe la question de la nutrition, aspect central de la politique des pays européens en raison de ses dimensions politiques et militaires, et de la dégradation du système mondial d’alimentation.

15Les chapitres suivants montrent l’évolution des idées sur la nutrition et la faim, en soulignant l’impact des événements et le rôle des réseaux d’experts internationaux. L’auteur montre aussi ce qui se passe sur les scènes nationales et décrit, par exemple, l’insertion de la situation espagnole dans la dynamique européenne, en signalant tant ses particularités nationales que les points de convergence avec d’autres pays. Le chapitre 3 examine l’apparition des concepts de « diète optimale » et « diète suffisante », concepts pour lesquels l’adoption de la calorie comme unité de mesure universelle et la quantification de l’apport calorique pour évaluer la nutrition jouèrent un rôle décisif. Le chapitre 4 approfondit ces questions en décrivant les efforts menés dans les institutions de santé publique nationales et qui aboutirent à la création des instituts de nutrition. Les chapitres 5 et 6 portent respectivement sur les effets de la guerre et l’après-guerre et sur les niveaux de nutrition. L’auteur rapporte les discussions au sein de la Société des nations sur la situation de la population espagnole en 1939 ainsi que la situation européenne pendant la deuxième guerre mondiale. Il décrit les différents systèmes de rationnement, la liberté dans le choix des aliments et les conséquences sur les niveaux nutritionnels. Très intéressante est sa description de la situation dans les camps de réfugiés et d’internement, et des expériences qui y sont effectuées, avec une analyse des discours des médecins impliqués, du secret qui au début entoura la diffusion des résultats, etc. Le chapitre 6, reprenant la période d’après-guerre, traite des initiatives prises suite à l’absence d’une amélioration immédiate de l’état nutritionnel de la population. L’auteur passe en revue, en particulier, les problèmes de production et distribution qui affectaient, d’un poids plus ou moins lourd, les différents pays, et éclaire l’action de l’UNRRA (Administration des Nations unies pour les réfugiés et la reconstruction), de création récente, en faveur des pays les plus démunis.

16Les trois chapitres suivants détaillent les efforts accomplis pendant l’après-guerre pour en finir avec la faim et la malnutrition par la création d’institutions internationales. Le chapitre 7 décrit la tentative ratée de donner une solution globale à travers la création d’une institution de gouvernance mondiale des aliments, le World Food Board, placé au sein de la FAO. Ce projet se heurta au refus de grandes puissances, qui n’acceptèrent pas de se dessaisir de leur souveraineté en la matière ni d’apporter les énormes moyens financiers nécessaires à la réalisation du projet. Face à cet échec, un autre modèle fut imaginé : la mise en place d’un réseau qui préserverait la souveraineté nationale mais qui serait chargé de pourvoir de l’aide internationale pour adapter les sociétés au marché libre de biens, capitaux et services. Le chapitre 9 complète ce tableau en décrivant les activités développées par le Comité mixte de FAO/OMS depuis octobre 1948 (financement de bourses et de recherches en nutrition, mais aussi de travaux permettant de créer des standards autorisant des comparaisons internationales). Enfin, le dernier chapitre retrace l’historique de l’application des connaissances scientifiques dans le domaine de la santé publique à travers l’éducation, les efforts d’intervention dans les cantines scolaires, l’accent mis sur les zones rurales, etc.

17En conclusion, cet ouvrage offre un tableau détaillé de la recherche et des actions portant su la faim et la malnutrition en Europe depuis l’entre-deux-guerres jusqu’à 1960. À travers les discours et les actions des médecins et des experts en santé publique, l’auteur décrit les préoccupations de l’époque et les tentatives pour affronter ces problèmes, en les situant dans les courants idéologiques qui traversaient l’époque, mais aussi dans leur contexte historique, politique, économique ou social. Il s’agit donc d’un ouvrage indispensable au chercheur en santé publique mais aussi à tous ceux qui s’intéressent à la période étudiée de manière plus générale, tant les questions de la faim et de la malnutrition transcendent la sphère médicale et touchent au fonctionnement même des sociétés de l’époque.

18Barbara Revuelta-Eugercios

Axelle Brodiez-Dolino et Bruno Dumons (dir.), La protection sociale en Europe au xxe siècle, Presses universitaires de Rennes (coll. Histoire), 2014, 183 p.

19Cet ouvrage collectif offre aux lecteurs, malgré son format réduit, un riche tableau de la protection sociale en Europe au xxe siècle. L’introduction de Bruno Dumons fait état de la forte tendance transnationale qui traverse aujourd’hui l’historiographie dans ce domaine, et en restitue de manière très pédagogique le contexte français. L’ouvrage contient huit chapitres, organisés en deux parties. Fulvio Conti (chapitre 1), dessine un tableau synthétique de la protection sociale au Portugal, en Espagne, en Italie et en Grèce. Jusqu’à il y a une vingtaine d’années, les systèmes de ces pays étaient marqués par le « familialisme » et l’influence de l’Eglise, qui encourageaient les obligations et la solidarité familiales et entravaient l’intervention publique. L’auteur décrit les caractéristiques de ces systèmes : forte fragmentation institutionnelle, caractère dualiste (travailleurs bien protégés – travailleurs peu ou pas protégés), efficacité limitée, clientélisme, faible présence de l’État. Depuis les années 1990, le clientélisme et le favoritisme ont certes diminué mais la dualité du système n’a guère été entamée. Les moyens de l’État décroissant, le rôle de la famille et du réseau parental devraient encore se renforcer.

20Dorena Caroli (chapitre 2) traite du système soviétique de protection sociale et sa diffusion dans les pays de l’Est de l’Europe. Après la création d’un véritable système centralisé de protection sociale en URSS, on assiste au début des années 1930, dans le contexte de l’industrialisation forcée, à l’abolition du principe égalitaire. Le système est décentralisé au sein des usines et les ouvriers deviennent les principaux bénéficiaires. Les années 1945-1989 sont marquées par une volonté de « déstalinisation » et de rapprochement des systèmes occidentaux. La loi de 1956 est un pas important : hausse du niveau des indemnisations, couverture des risques élargie, élimination du traitement inégalitaire. Mais les paysans restent encore défavorisés malgré la loi de 1964. Les changements démographiques et la hausse des charges des retraites auront raison de ce système, le passage à l’économie de marché aboutissant à une couverture sociale diminuée. Concernant les pays d’Europe de l’Est, l’auteure montre qu’en fait leurs systèmes ont été marqués par celui de leur grand voisin, mais également par les politiques menées dans les pays occidentaux.

21Thomas Cayet (chapitre 3) nous offre une analyse institutionnelle très fine du rôle de l’Organisation internationale du travail (OIT) et surtout de son organe exécutif, le Bureau international du travail (BIT), pendant l’entre-deux-guerres. La composition tripartite de l’OIT (gouvernements, syndicats et patronat) en fait un lieu privilégié de rencontre en marge de la logique des États. L’auteur souligne le rôle du BIT dans la diffusion en Europe de systèmes d’assurances sociales fondés sur des cotisations contributives obligatoires et gérés de façon paritaire, face aux systèmes non contributifs financés par les États et favorisant les assurances privées. Cependant, le régime de coopération existant entre les experts internationaux du BIT ne doit pas faire oublier, nous rappelle l’auteur, l’opposition entre les deux modèles au sein de la Société des nations (SDN). Il montre aussi comment le champ de compétences de l’OIT (durée du travail, assurances sociales, liberté syndicale), s’élargit à la faveur du partage d’attributions avec les organes « techniques » de la SDN. Il rend compte, enfin, de la dimension conflictuelle des rapports entre le BIT et les autres organes, souvent ignorée dans les analyses courantes.

22Christophe Conrad (chapitre 4) plaide pour un dépassement du cadre national au profit d’une perspective transnationale. Il nous offre un large panorama des recherches conduites avec cette approche, tout en proposant de nouvelles perspectives de recherche. Sont passés en revue la circulation de modèles d’un pays à l’autre, les organisations et les forums de transnationalisation, les travailleurs migrants étrangers, les normes et droits transnationaux… Pour l’auteur, la recherche transnationale, loin de nier le rôle de l’État, réduit les angles morts du « nationalisme méthodologique » et met à jour le rôle des acteurs et des processus au-delà et en-deçà du niveau national.

23La deuxième partie est consacrée à des thématiques transversales. Brigitte Studer (chapitre 5) souligne l’absence de perspective de genre dans des analyses comparatives de la protection sociale aussi importantes que la typologie de G. Esping-Andersen, dont elle dénonce globalement les présupposés implicites masculins et faussement universalistes, ou encore le modèle de Jane Lewis (male breadwinner regime), qui néglige les familles « atypiques ». Plus précises sont les considérations sur les débats et les mesures prises à la fin du xixe siècle sur le travail des femmes (durée, travail de nuit, congés de maternité), et auxquels elles ont beaucoup participé. B. Studer remarque le caractère ambigu de ces mesures qui certes protègent les femmes travailleuses mais les excluent aussi d’un régime de protection commun aux deux sexes. Cependant la tendance actuelle à l’individualisation des droits risque fort de pénaliser les femmes, et surtout les femmes seules avec enfant(s), car le partage du travail domestique et de l’élevage des enfants reste encore largement traditionnel.

24Dans le chapitre 6, Catherine Omnès présente une excellente synthèse de l’histoire de la santé au travail en France où elle distingue trois périodes. Dans la première (1770-1830), aux préoccupations des hygiénistes face à l’industrialisation naissante succède le tournant libéral des années 1820-1830. L’attention se déplace alors des conditions de travail aux conditions de vie des ouvriers, effaçant ainsi les responsabilités patronales. Cependant la mobilisation ouvrière, la négociation ou tout simplement l’intérêt bien compris peuvent parfois conduire le patronat à tempérer la violence propre à l’industrialisation. La fin du xixe siècle voit apparaître le virage assurantiel, en réponse à l’aggravation des risques et l’augmentation rapide des accidents du travail, pour lesquelles l’idée de la responsabilité individuelle de l’ouvrier semble inadaptée. On assiste alors à la construction de systèmes assurantiels et à l’élaboration d’un triptyque – prévention, réparation et hygiène industrielle – dont la loi de 1898 (accidents de travail) sera un élément essentiel à côté de celles de 1892 (inspection du travail), 1893 (hygiène industrielle) et 1919 (maladies professionnelles). Cependant ces lois auront une portée limitée sur la santé des ouvriers au travail en raison du manque de moyens financiers et de résistances diverses. Le troisième tournant, dans les années 1940, est marqué par l’institutionnalisation et la médicalisation de la prévention de risques professionnels, mais ce n’est que dans les années 1970 que s’impose l’obligation de la prévention et le droit de la santé au travail. En France, cette évolution sera marquée par une conception médicale, plus individualisée dans le traitement des risques et moins sensible à l’organisation du travail. La prévention des risques professionnels bénéficiera ensuite, dès le début des années 1990, de l’impulsion donnée par l’Union européenne.

25Dans le chapitre 7, Christophe Capuano traite des solidarités familiales face à la dépendance en France au xxe siècle et montre l’intérêt d’une histoire globale de la dépendance car les questions se posent de manière similaire chez les personnes âgées, les infirmes et les malades mentaux. À l’encontre d’une idée répandue, le développement de l’État providence en France durant la période 1940-1970 n’a pas fait reculer les solidarités familiales, plutôt ignorées ou du moins largement sous-estimées. À partir des années 1960, le maintien ou la réinsertion dans leur milieu des personnes fragiles se substituent à la mise en institution ou à l’enfermement. Ce phénomène touche aussi bien les personnes âgées que les handicapés ou les malades mentaux et il intervient au détriment des familles, de plus en plus sollicitées mais toujours peu aidées. Le mouvement n’a guère été visible jusqu’aux années 1980, lorsque la mobilisation des familles de personnes handicapées ou de malades mentaux au sein d’associations (l’Unapei ou l’Unafam) a permis d’améliorer leur sort. En revanche, les familles de personnes âgées dépendantes, moins organisées, sont restées souvent isolées jusque dans les années 1990.

26Dans le dernier chapitre, Axelle Brodiez-Dolin présente une historiographie comparée de la pauvreté et la précarité en Allemagne, au Royaume-Uni, en France et aux États-Unis. Dans les années 1980, les recherches ont surtout porté sur les spécificités nationales. Suit une homogénéisation des thématiques et un décloisonnement national sous divers modes, allant de la simple juxtaposition d’analyses nationales à l’analyse comparative entre pays, puis aux analyses transnationales. Aujourd’hui, de nombreux sujets restent à explorer : rapports entre les œuvres d’assistance privées et les pouvoirs publics avant les années 1980 ; nouveaux réseaux associatifs de connaissance et de lutte contre la pauvreté créés dans les années 1980-1990 ; professionnalisation croissante du domaine depuis les années 1920… Par ailleurs, la circulation des hommes dans le cadre national aussi bien qu’international produit des expériences et des pratiques qui peuvent faire l’objet d’analyses de réseaux. L’auteur termine ses réflexions par une tentative de périodisation de l’histoire de l’aide sociale offrant une riche perspective des recherches à venir.

27Pour conclure, il s’agit d’un ouvrage très riche donnant un aperçu aussi bien des questions méthodologiques que des acquis et des perspectives de l’historiographie dans un domaine essentiel de l’évolution de nos sociétés. À ce titre, il sera certainement utile aux historiens, spécialisés on non dans ce domaine, mais aussi à tous ceux qui s’intéressent à la compréhension de nos sociétés et aux multiples dimensions de leur évolution. Formulons un seul regret, mineur, portant sur la bibliographie qui, comme il est d’usage courant chez les historiens, figure en note en bas de page. Une présentation globale en fin d’ouvrage ou de chapitre aurait facilité l’identification des sources.

28Francisco Muñoz-Pérez

Marion Selz (dir.), La représentativité en statistique, Paris, Ined, Méthodes et Savoir, n° 8, 2013, 136 p.

29Le qualificatif de représentatif, abondamment employé dans le domaine des sondages et souvent de façon peu académique, soulève de nombreux débats. Cette question a fait l’objet de toute une journée d’échanges organisée par le CNRS et la Société française de statistique sous la responsabilité de Marion Selz. L’Ined a jugé ce débat si important qu’en 2013 il en a publié le compte rendu dans sa collection pédagogique Méthodes et savoirs. On ne peut que remercier l’Ined d’en avoir conservé la mémoire, même s’il s’agit d’un débat entre chercheurs, riche de points de vue contradictoires, plutôt que d’un manuel pédagogique qui exigerait une progression cohérente et complète pour être intelligible et utile aux non-spécialistes, en particulier aux étudiants. En ce sens, l’introduction du mot « débat » dans le titre aurait sans doute été utile.

30La publication comprend six chapitres. Le premier rappelle que le concept de représentativité a connu un accouchement laborieux. Son histoire relatée par Emmanuel Didier en témoigne. Il s’agit d’une excellente synthèse de son ouvrage dont nous recommandons la lecture intégrale même aux statisticiens déjà informés [4]. Cependant le chapitre s’achève un peu rapidement sur la polysémie du concept de représentativité, en particulier dans l’usage de ce terme hors statistique dans le débat public.

31Traitant de la représentativité à l’Insee, Olivier Satory ouvre son propos par une visite sur le site Internet de l’Insee. Il y dénote une multitude de significations prêtées à ce concept dans un usage rhétorique d’affirmation de telle ou telle qualité de l’échantillon. Il conclut : « Utilisez ce concept dans le sens que vous voulez, mais en en précisant le sens ». Face à la maltraitance marketing ou médiatique du concept, une définition scientifique aurait cependant été bienvenue.

32Précisément, la suite de son texte élabore une présentation mathématique intéressante du concept, mais il se démarque de la définition unanime des autres communicants publics, ce qui est intéressant dans un débat entre chercheurs mais qui ne sert pas le propos pédagogique. Un échantillonnage est représentatif s’il permet des estimations sans biais (extrapolables à toute la population) de toute variable (plus rigoureusement, tout total) observée sans erreur auprès des individus. Il suffit à cet effet que chaque individu ait une probabilité non nulle et connue d’être sélectionné puis de pondérer chaque observation par l’inverse de cette probabilité. Échantillonnage représentatif est synonyme d’estimations extrapolables donc fiables, mais pas nécessairement précises. Se démarquant de cette définition, Olivier Satory présente la stratégie d’estimation efficace de Hajek, ce qui, dit en passant, aurait justifié d’intituler cette section plutôt « Une définition précise et opérationnelle de l’efficacité statistique ». Il y est précisé que l’exactitude ou la précision est ciblée sur certaines variables contrairement à la notion classique de représentativité qui est une capacité intrinsèque de l’échantillon à représenter la population, bref une qualité démographique de cette souspopulation dénommée échantillon. À l’opposé du caractère universel de la représentativité attachée à l’échantillon probabiliste, l’optimisation implique la spécialisation. Ce point, non souligné dans l’ouvrage, est fondamental.

33Le chapitre 3 traite trop tôt dans l’ouvrage de « La représentativité dans les instituts de sondage » car les chapitres 4 et 6 illustrent bien les risques à éviter pour tendre vers la représentativité, quand les conditions théoriques de celle-ci ne sont pas réunies comme elles le sont dans les meilleures enquêtes de l’Insee, notamment l’enquête annuelle de recensement qui, contrairement à son nom, est une enquête par sondage. Or, comme le décrit Alain Tripier, les instituts privés ont dû se débrouiller pour réaliser des enquêtes aussi bonnes que possible en l’absence radicale des conditions théoriques fondant la représentativité au sens statistique, probabiliste : absence de base de sondage, méconnaissance des probabilités d’inclusion dans l’échantillon, non-réponse sélective, exclusion de pans de la population comme les ménages non connectés à Internet. Au vu de l’expérience accumulée en choisissant le mode de collecte adapté au type d’étude, grâce aux redressements des échantillons, les responsables de ces instituts voient ce qui marche ; ils voient que ça marche… mais est-ce représentatif ?

34Alain Tripier est prudent et il se garde bien de reprendre le propos si souvent lu ou entendu : « Les quotas sont respectés, donc l’échantillon est représentatif ». Les quotas bien sûr ne constituent pas une garantie de l’absence de biais. Supposons une enquête sur le mode de garde des jeunes enfants, collectée en face-à-face dans le parfait respect des quotas. Si, faute de consignes ou de respect de celles-ci, les enquêteurs vont astucieusement chercher les parents de tels enfants à la sortie des crèches, le résultat « Presque 100 % des bébés gardés en crèche » ne devra pas être considéré comme une estimation sans biais. Un échantillon sur quotas ne fournira d’estimations correctes que lorsque la collecte aura évité un biais de sélection lié aux variables d’intérêt, ce que le propos descriptif d’Alain Tripier ne mentionne pas. Ici le lecteur attend des réponses à la question : pourquoi certains sondages privés (électoraux par exemple) marchent habituellement et déraillent en d’autres circonstances ? Cela aurait dû être l’objet d’un chapitre 7 qui manque à l’ouvrage et qui aurait pu porter comme titre « Les conditions sociologiques du succès des estimations »… en l’absence des conditions mathématiques de la loi des grands nombres qui assurent mécaniquement la représentativité. Cette question concerne également l’Insee, bien qu’il n’y ait pas de sociologues pour la traiter. Si Olivier Satory décrit parfaitement la mécanique des redressements, il ne s’aventure pas à ouvrir la question complexe de bonnes variables de redressement, c’est-à-dire de bonnes hypothèses sociologiques sur le comportement des enquêtés. C’est bien ce développement qu’à juste titre évoque François Beck dans la conclusion du livre, et qui pourrait peut-être permettre de comprendre pourquoi les méthodes d’enquêtes présentées par Alain Tripier marchent habituellement, mais pas toujours.

35Le chapitre 4 explicite les exigences du sondage probabiliste dans un cadre moins confortable que celui des ménages sondés dans un recensement exhaustif. Maryse Marpsat et Nicolas Razafindratsima y traitent des sondages auprès des populations difficiles à joindre et s’appuient sur celles relatives aux personnes sans domicile. D’emblée, ils rencontrent un problème majeur pour les instituts privés, mais marginal pour l’Insee, celui de l’incomplétude des bases de sondage, celui du décalage entre la population théorique et la base de sondage de l’enquête.

36Les sondages de l’Insee ignorent le plus souvent les ménages collectifs et presque toujours les personnes sans domicile. Seules les méthodes de sondage indirect permettent d’échantillonner cette population. La présentation des auteurs montre à quel point il peut être délicat d’obtenir des estimations sans biais. Ils évoquent également la gageure de réaliser des sondages probabilistes « boule de neige » en demandant à l’enquêté de contacter d’autres membres de leur population. On s’y décharge sur l’enquêté de « sélectionner au hasard » des personnes de son réseau supposé de taille connue. Hypothèses sans réalisme dont on ne peut apprécier l’impact. Enfin, les sondages par capture/recapture offrent une voie pour estimer la taille de ces sous-populations. Les auteurs soulignent bien toutes les hypothèses tendant à justifier ces démarches et fournissent une bibliographie impressionnante.

37Dans le chapitre 5, Arnaud Bringé et Patrick Festy examinent la comparabilité des grandes enquêtes européennes. Ils discutent avec pertinence de l’homogénéité des informations recueillies. Représentativité des enquêtes ne signifie pas d’emblée comparabilité entre elles.

38Dans le chapitre 6, Marcel Goldberg, Alice Guéguen, Rémi Sitta et Marie Zins présentent le point de vue des épidémiologistes. Ils exposent d’emblée la dualité des objectifs épidémiologiques : un objectif transversal de la fréquence et de la distribution d’une pathologie ou d’un facteur de risque dans « une » population particulière et la recherche des causes des maladies dans « la » population humaine. Cette dualité entre épidémiologies descriptive et étiologique conduit à distinguer l’observation transversale et l’observation suivie ou longitudinale, donc la représentativité transversale et la représentativité longitudinale. Il est significatif qu’il ait fallu attendre le chapitre 6 pour que cette distinction fondamentale soit posée clairement ; elle transparaît au chapitre des comparaisons internationales, mais est tout à fait absente des chapitres relatifs à l’Insee comme à celui des instituts privés.

39Les auteurs distinguent les trois outils de l’analyse longitudinale : les enquêtes transversales répétées si chères à Claude Thélot, les cohortes prospectives et les enquêtes rétrospectives cas-témoins. Ils précisent que les problèmes de représentativité se présentent différemment dans les études de cohortes et les études cas-témoins, mais ils se centrent sur les seules cohortes dont ils dressent un bref et très instructif historique aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Norvège et en France. La richesse de la réflexion fait de ce chapitre un remarquable document pédagogique, comme celui relatif aux populations difficiles à joindre. Il donne en effet une vision très concrète des mécanismes générateurs de biais d’échantillonnage traités en langage mathématique dans le chapitre d’Olivier Sautory.

40Avec François Beck, insistons sur l’utilité de comprendre ce qui se passe dans le processus d’enquête quand il s’écarte du cadre idéal qu’a été celui des premières années de l’Insee, écart qui tend aujourd’hui à s’accroître. Les générations nouvelles auront besoin d’un document vraiment pédagogique qui aiguise leur quête de la représentativité. Espérons une seconde édition structurée de cet ouvrage qui assemble les différentes pièces de ce puzzle en le complétant d’un chapitre traitant du caractère biaisant ou non d’une couverture incomplète ou de certaines causes de non-réponses, et qui distingue clairement les trois qualités de fiabilité, représentativité et efficacité statistiques, tout en insistant sur le fait que la notion statistique de représentativité renvoie à la méthode d’échantillonnage et non à l’appréciation de l’échantillon obtenu.

41Benoît Riandey

Kenneth W. Wachter, Essential Demographic Methods, Cambridge (MA), London, Harvard University Press, 2014, XVI +287 p.

42Cet ouvrage constitue un outil précieux pour les étudiants en démographie mais aussi pour les démographes confirmés. Il a le grand mérite de réunir, dans un format relativement ramassé, les principales méthodes utilisées en démographie, présentées avec une grande clarté et un esprit pédagogique peu commun.

43L’ouvrage est organisé en onze chapitres, chacun d’eux caractérisé par une forte cohérence interne. Les huit premiers développent des sujets familiers en démographie. Après un premier chapitre consacré tout naturellement à l’accroissement des populations (et à la notion centrale d’accroissement exponentiel), Kenneth W. Wachter présente la double approche classique de l’analyse démographique, selon que l’on s’intéresse aux événements au sein des cohortes ou des périodes. Cette double approche constituera le principe d’organisation des cinq chapitres suivants qui abordent la mortalité et la fécondité par cohorte (chapitres 3 et 4), puis la fécondité et la mortalité par période (chapitres 6 et 7), avec un chapitre entre ces deux groupes consacré aux projections de population. Les chapitres suivants approfondissent les questions traitées précédemment, tout en introduisant de nouveaux concepts et méthodes. Il s’agit de l’hétérogénéité de risques (chapitre 8), du mariage et de la famille (chapitre 9), des modèles de populations stables (chapitre 10) et, enfin, de la démographie spatiale (chapitre 11). Ce plan obéit à une logique pédagogique qui permet au lecteur de progresser de manière continue dans l’acquisition de connaissances. Cependant, deux remarques mineures peuvent lui être adressées. Le chapitre consacré aux projections aurait pu être placé après le traitement de la mortalité par période, ce qui aurait évité une discontinuité entre l’exposé des mesures de cohorte et celles de période. De même, le chapitre consacré au mariage aurait gagné à être placé dans la première partie (après le chapitre 7 ?) car les unions font partie des comportements démographiques classiques et les mesures qu’on leur applique sont souvent isomorphes à celles présentées dans les chapitres 3 à 7.

44Au sein de chaque chapitre, les définitions et les formules essentielles figurent en encadré, puis ces dernières sont reprises à la fin du chapitre, qui se termine par quelques références bibliographiques et une série d’exercices. Un astérisque signale les sections et les exercices destinés aux lecteurs de niveau avancé qui souhaiteraient approfondir une question ou connaître des développements plus sophistiqués. La terminologie et les notations utilisées sont les mêmes d’un chapitre à l’autre, ce qui aide à l’assimilation de nouveaux concepts que l’auteur présente au fur et à mesure qu’on avance dans la lecture de l’ouvrage. L’impression de continuité est renforcée par les renvois fréquents que l’auteur fait à des notions ou des concepts déjà traités.

45Souvent, l’auteur n’hésite pas à rappeler le contexte historique des questions abordées. Dans le chapitre 7 consacré aux tables-type de mortalité, il introduit le sujet en rappelant les origines historiques de ces tables et le rôle de pionnier joué par John Graunt. Dans le chapitre 4 traitant de la fécondité des cohortes, une longue section met en relief les travaux de Louis Henry sur la reconstitution des familles de l’Ancien Régime, ainsi que le grand intérêt des notions de probabilité d’agrandissement des familles et de fécondité naturelle qui ont beaucoup aidé à comprendre les comportements des populations anciennes et, en particulier, l’apparition de la régulation des naissances. Ces exemples parmi d’autres révèlent l’envie de l’auteur d’aller au-delà d’un pur exposé des méthodes et concepts démographiques, en montrant le contexte scientifique et culturel dans lequel ces techniques sont nées et se sont développées. Ceci alimente l’intérêt du lecteur et l’aide à progresser à travers les chapitres. Contribuent également à cet intérêt les incursions que l’auteur fait parfois dans des domaines extérieurs à la démographie. Par exemple, dans le chapitre 3, il évoque l’application de la table de mortalité aux calculs actuariels utilisés dans les assurances, non sans avoir rappelé auparavant les premières applications dans les rentes viagères des xviie et xviiie siècles.

46C’est donc en s’appuyant sur une solide stratégie pédagogique que l’auteur nous offre un panorama vaste et précis des questions de base, mais aussi de questions plus sophistiquées : les tables à extinction multiple, les risques concurrents, le modèle de Cox et les hypothèses sous-jacentes, l’hétérogénéité inobservée et les modèles intégrant la sélection démographique, l’équation d’Euler-Lotka, les populations stables, le momentum de population, la notion de « chemins aléatoires » (randomwalks) en démographie spatiale… Regrettons seulement l’absence des travaux de deux démographes français : les tables-type de mortalité de Ledermann (1969), d’une grande souplesse d’utilisation, et les travaux de Bourgeois-Pichat (1994) sur la dynamique des populations, en particulier des populations semi-stables et quasi-stables. Sur un autre plan, on éprouve une légère déception lorsque dans le chapitre intitulé « Mariage et famille » on trouve certes un traitement classique du mariage (proportion de personnes déjà mariées, âge moyen au mariage, nombre moyen de mariages par personne) mais rien ou presque sur la famille, peut-être parce qu’il n’existe pas encore dans ce domaine de méthodes aussi bien établis que pour la mortalité ou la fécondité.

47La définition des notions les plus importantes traitées dans chaque chapitre est bien mise en évidence. Et il en va de même pour les formules, reprises en fin de chapitre, avant les exercices que propose l’auteur. Une annexe à la fin de l’ouvrage reprend les formules les plus importantes utilisées dans les différents chapitres.

48Dans sa conclusion, l’auteur énumère un certain nombre de domaines qu’il n’a pas pu aborder et dont le traitement pourrait remplir plusieurs ouvrages : les concepts et méthodes biodémographiques, les développements en statistique qui viennent perfectionner et enrichir les modèles de risques proportionnels, les approches bayesiennes dans les projections de population, les modèles d’autorégression appliqués aux séries temporelles, le champ de la simulation informatique et les possibilités qu’elle ouvre pour l’étude de la parenté… Espérons cependant que dans une édition ultérieure, le lecteur pourra bénéficier du talent pédagogique de l’auteur pour aborder quelques-unes de ces méthodes.

49Insistons, enfin, sur le fait que les quelques réserves ici formulées n’entament en rien ni la valeur pédagogique ni la rigueur scientifique de cet ouvrage, auquel nous souhaitons la plus large diffusion.

50Francisco Muñoz-Pérez


Date de mise en ligne : 16/01/2015

https://doi.org/10.3917/popu.1403.0491

Notes

  • [1]
    Tim G. Parkin, Demography and the Roman Society, Baltimore, London, The Johns Hopkins University Press, 1992, 225 p..
  • [2]
    Keith Hoppkins a sans doute été le pionnier dans l’emploi de modèles démographiques en histoire ancienne (cf. « On the probable age structure of the Roman population », Population Studies, 1966, 20, p. 245-264), mais c’est surtout depuis les années 1990 que de beaux travaux ont été réalisés sur l’Egypte romaine (Walter Scheidel, Death on the Nile : disease and the demography of Roman Egypt, Leiden, Brill, 2001 ; Roger S. Bagnall et Bruce W. Freier, The demography of Roman Egypt, Cambridge University Press, 1994, 2e ed., 2006) et sur la Rome antique (Tim G. Parkin, op. cit., 1992 ; Walter Scheidel, « Measuring sex, age and death in the Roman empire : explorations in ancient demography », Ann Arbor, Journal of Roman archaeology, 1996 ; ibid, « Debating Roman demography », Leiden, Brill, 2001).
  • [3]
    A Long Way from Home : Diaspora Communities in Roman Britain, projet porté par l’université de Reading (http://www.reading.ac.uk/archaeology/research/projects/arch-he-diaspora.aspx).
  • [4]
    Emmanuel Didier, En quoi consiste l’Amérique, les statistiques, le new deal, la démocratie, Paris, La découverte, Coll. Textes à l’appui/anthropologie des sciences et des techniques, 2009, 320 p.

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