Couverture de POPU_1303

Article de revue

Bibliographie critique

Pages 553 à 568

Notes

  • [1]
    Ensemble des services fournis de façon formelle ou informelle, au domicile ou en institution, à des individus souffrant d’une perte d’autonomie pour les activités de la vie quotidienne.
  • [2]
    Propos de Benoît Hamon recueillis et publiés par Cécile Prudhomme dans le quotidien Le Monde, mercredi 24 juillet 2013.

Vieillissement, solidarités sociales et familiales

1Thème coordonné par Sandrine Juin, « Pôle Vieillissement » de l’Ined

Yannick Marec et Daniel Réguer (dir.), De l’hospice au domicile collectif. La vieillesse et ses prises en charge de la fin du xviiie siècle à nos jours, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, « Histoire & Patrimoines », 2013, 566 p.

2L’ouvrage codirigé par Yannick Marec et Daniel Réguer propose une vaste réflexion sur les évolutions et les enjeux de la prise en charge sociale de la vieillesse, bien au-delà de la question de l’hospice et de l’hébergement collectif comme son titre semble l’indiquer. Les auteurs présentent différentes actions politiques et institutionnelles mises en œuvre pour accompagner les anciens dans des contextes temporels et géographiques distincts. En effet, le livre propose un va-et-vient constant entre le présent et le passé, entre le local, le national et l’international (même si sa place est moindre).

3Le regard historique met en exergue les changements qui tendent à redéfinir la problématique que pose le vieillissement dans les sociétés occidentales contemporaines. Outre une évolution démographique bien connue de tous, les représentations associées à la vieillesse se sont modifiées, le niveau culturel de cette population et ses conditions de vie ont très sensiblement progressé, les réponses institutionnelles se sont diversifiées. Par ailleurs, les apports de la médecine et le déploiement de nouvelles technologies ouvrent des perspectives nouvelles.

4La prise en charge des personnes âgées est toujours l’objet de nombreuses controverses sociales comme l’éclaire chaque contribution. Les débats autour des réponses à apporter aux besoins des anciens confrontent des positionnements distincts qui oscillent entre gestion collective du risque, responsabilité individuelle des assistés, et posture libérale fondée sur les règles du marché. Le traitement que la société réserve aux personnes âgées est d’autant plus complexe du fait qu’il est inextricablement lié, d’une part, à la question du travail et plus exactement à l’inactivité, et d’autre part, à des problématiques de santé, notamment celles de l’invalidité et du handicap. De même, les enjeux de définition en termes d’âge sont nombreux. « À quel âge est-on vieux?? » n’est pas une question anodine, on le comprend. En associant un ensemble de droits sociaux à l’âge de 60 ans, les politiques de protection sociale et les politiques de la vieillesse ont amplement contribué à fixer ce seuil d’entrée à cette dernière phase de la vie.

5L’ouvrage, c’est un autre de ses apports, interroge les évidences et les préjugés. Il y est souvent question de représentations parce que les images que nous avons des personnes âgées sont socialement construites, fruit d’un cadre économique, d’une histoire politique, d’une situation démographique. Les représentations de la vieillesse ont aussi leur importance en ce qu’elles déterminent en partie les réponses que la société élabore pour répondre à ses besoins. Comme on le lit dans le prologue, « l’art littéraire est le témoin » (p. 43) de la dualité et de l’ambivalence du regard posé sur les personnes âgées, figures de sagesse et de décrépitude à la fois. Par ailleurs, au-delà des représentations fantasmées des dispositifs institutionnels accueillant les personnes âgées, trop souvent réduites à l’hospice mouroir, les textes témoignent de leur diversité et immergent le lecteur dans leur quotidienneté. Si on y lit les violences, les contraintes et les traitements regrettables ayant eu cours dans les institutions qui prennent en charge les plus anciens, celles-ci apparaissent aussi comme des lieux de vie collective ouvrant des espaces de sociabilité et parfois d’entraide entre les résidants. En soulignant les contraintes supportées par de telles structures (budget réduit, manque de places), les auteurs permettent de comprendre les tensions inhérentes au traitement des personnes âgées.

6La dimension pluridisciplinaire de ce livre est particulièrement riche. La grande variété des approches proposées (historique, sociologique, ethnographique, économique, démographique) incite à appréhender les dimensions multiples que recouvre la problématique du vieillissement. La complémentarité des perspectives est une invitation au rapprochement des disciplines. En outre, il importe de souligner que l’ouvrage est très bien documenté, et les contributions sont nourries de nombreuses photos, figures et extraits de documents. On y trouve aussi une chronologie des grandes phases de construction de la politique publique de la vieillesse. Les contributions sont regroupées en trois grandes parties.

7La première partie concerne l’institutionnalisation de la vieillesse depuis la période postrévolutionnaire, en présentant le développement de l’assurance sociale et de la protection sociale dans des secteurs professionnels très distincts. Pour ne citer qu’eux, Daniel G. Troyansky travaille sur la magistrature, Yannick Marec étudie les retraites ouvrières et paysannes, René Bourrigaud traite du monde agricole. Si elle s’est déployée de manière spécifique selon les contextes professionnels, l’élaboration d’une protection sociale a toujours suscité de vifs rapports de force. L’appréhension de la responsabilité individuelle, la place des solidarités familiales et le rôle de l’État en la matière sont, hier comme aujourd’hui, les principaux enjeux des débats dont elle fait l’objet.

8La seconde partie traite de la prise en charge des personnes âgées en hébergement collectif. Le regard des auteurs se centre sur les relations entre personnes âgées, les règles de vie, l’architecture des structures. En travaillant sur l’hospice parisien des Ménages au xixe siècle, Mathilde Rossigneux-Meheust montre que la violence du lieu est peut-être moins liée aux règlements contraignants ou à l’imposition d’une vie collective qu’à la difficulté de supporter la vieillesse des autres. Dans les lieux collectifs, pour Anne Monjaret, la chambre est un refuge, et la mémoire une ressource qui permet notamment « une réaffirmation d’un soi autonome » (p. 266). Le texte de Georges Beisson et celui coécrit par Claire Barillé et Pierre-Louis Laget analysent comment l’architecture des lieux influe sur les relations qui s’y nouent et en quoi leur implantation géographique (au cœur, à la périphérie ou éloignée des villes) affecte les possibilités de maintien de la vie sociale des plus âgés. La corésidence propose un type d’hébergement tout à fait distinct. Selon Jérôme Bourdieu, Lionel Kesztenbaum et Gilles Postel-Vinay, elle est associée à plusieurs facteurs parmi lesquels le contexte géographique, l’âge, la situation des couples, le sexe ou encore les ressources économiques de la personne âgée.

9La troisième partie est consacrée à la politique publique de la vieillesse. Geneviève Laroque en trace les principaux enjeux (logement, place et rôle des aidants, Alzheimer…). L’action publique en faveur des plus âgés peine à s’élaborer. Le spectre du mauvais pauvre est constamment présent dans les débats, de même que la crainte de nourrir l’irresponsabilité en multipliant les réponses politiques. Le contexte actuel est aussi marqué par une rationalisation bureaucratique, une standardisation, une territorialisation des réponses politiques. À cela s’ajoute une division et une spécialisation du travail. La question des pratiques professionnelles est ici centrale, de même que celle de la coordination, qui apparaît complexe à mettre en œuvre. Ainsi, les chantiers de la politique de la vieillesse sont encore nombreux comme le soulignent les auteurs : quelle place pour la nouvelle technologie dans la prise en charge des personnes âgées?? Quelles réponses apporter aux personnes handicapées vieillissantes?? La question éminemment politique de la fin de vie reste aussi en suspens.

10Si le livre présente les réponses institutionnelles innovantes en matière d’action publique, il souligne en même temps les lacunes du traitement de la vieillesse : les réformes ne sont pas toujours abouties, les moyens pour leur mise en œuvre pas toujours octroyés. Étant donné que les actions envers les personnes âgées s’efforcent de répondre à des intérêts pluriels, il apparaît que les anciens n’en sont finalement pas toujours les premiers bénéficiaires. La logique de soin et celle de rentabilité, les missions des services publics et les contraintes budgétaires sont toujours en tension. Les auteurs alertent aussi sur les risques de développement de mesures pouvant s’avérer stigmatisantes ou culpabilisantes pour les personnes âgées. Par ailleurs, les aides peuvent avoir un effet ambivalent : si elles répondent à un besoin, elles contribuent parfois à accroître la perte d’autonomie et l’exercice d’un pouvoir étatique sur les individus. Autrement dit, chaque offre de solidarité s’accompagne d’un risque de ségrégation des personnes âgées et d’une moralisation.

11Sans questionner la richesse de cet ouvrage, on peut regretter néanmoins que les inégalités de genre et les inégalités sociales n’y soient pas plus traitées. Il est également dommageable que les regards n’aient pas été portés sur le déploiement de l’aide à domicile.

12In fine, c’est bien dans la continuité d’une histoire toujours en cours d’écriture, où les bricolages et les ajustements sont constants, que ce livre a tout son intérêt. En effet, l’histoire prend ici tout son sens : elle permet de comprendre le passé, de saisir comment il nourrit le présent et offre des réflexions pour penser l’avenir. L’ouvrage invite à dépasser une vision économique étriquée de la prise en charge des personnes âgées pour accorder une place plus grande à la qualité de vie des personnes, à leur soin et à leur bien-être.

13Caroline Touraut

Joan Costa-Font et Christophe Courbage (eds.), Financing Long-Term Care in Europe: Institutions, Markets and Models, Chippenham et Eastbourne (GB), Palgrave Mac Millan, 2012, 341 p.

14Le vieillissement des baby-boomers associé à une hausse de l’espérance de vie et à un taux de fécondité sous le seuil de remplacement entraîne un vieillissement marqué de la population européenne. Dès lors, la provision et le financement du long-term care (LTC) [1] constituent un défi majeur. La question de la prise en charge du LTC est d’autant plus complexe que l’Europe connaît un ensemble de changements sociétaux qui viennent modifier les attentes de la population. L’ouvrage dirigé par les économistes Joan Costa-Font et Christophe Courbage, regroupant les contributions de nombreux auteurs, offre un questionnement dense sur le financement du LTC en Europe qui permet d’éclairer le débat actuel dans de nombreux pays. Dans une première partie, les auteurs s’intéressent au développement des modèles de couverture du LTC –?façonnés par des contraintes institutionnelles, économiques, culturelles et comportementales?– et décrivent la nature des interactions entre les différents instruments de financement existants. La seconde partie de l’ouvrage présente précisément plusieurs modèles de financement du LTC (Pays-Bas, France, Angleterre, Italie-Portugal-Espagne, Autriche, Allemagne, Europe centrale, Scandinavie, Suisse et Belgique). L’ensemble de l’ouvrage est illustré par des statistiques descriptives issues de données nationales et internationales qui apportent une dimension concrète aux enjeux du LTC.

15En raison du nombre important de contributions, nous rendons compte ici uniquement de la première partie de l’ouvrage. La prise en charge du LTC repose sur trois acteurs qui interagissent : l’État, le marché à travers l’assurance privée et les individus eux-mêmes. La couverture publique vise à protéger le revenu et le patrimoine des individus, et à leur permettre l’accès aux services de LTC. F. Colombo propose une typologie des systèmes de couverture publique dans les pays de l’OCDE autour de deux critères, l’étendue du droit aux prestations de LTC et la gestion de ces prestations. L’auteure dresse trois grandes catégories. Les pays nordiques, l’Allemagne, les Pays-Bas, le Luxembourg et la Belgique proposent une couverture publique universelle à travers un programme unique, leurs populations bénéficiant d’une couverture complète basée sur le seul critère d’état de santé. À l’inverse, en Angleterre et aux États-Unis, la couverture publique est conditionnelle aux ressources des individus et s’apparente plutôt à un programme anti-pauvreté. De nombreux systèmes intermédiaires, très hétérogènes, se caractérisent soit par une combinaison de différents programmes et prestations soit par une association de droits universels et de droits liés aux ressources des individus (ex : France). Au-delà de cette diversité des modèles publics, F. Colombo souligne une convergence entre les systèmes de LTC, les plus généreux tendant à mieux cibler les aides versées et les moins développés à accroître leur couverture.

16La part du marché de l’assurance privée dans le financement du LTC est quant à elle faible, alors même que le risque de dépendance est non négligeable. J. Costa-Font et C. Courbage soulignent par exemple qu’en France seulement 1 % des dépenses de LTC est pris en charge par l’assurance privée. Pour P. Pestieau et G. Ponthière, cette constatation s’explique à la fois par des causes rationnelles (coût excessif de l’assurance, phénomènes d’éviction par l’assurance sociale et la solidarité familiale) et par des imperfections comportementales (ignorance, myopie, déni). Le coût excessif de l’assurance LTC s’explique en partie par le phénomène de sélection adverse, c’est-à-dire le fait que les personnes qui courent un plus grand risque de dépendance sont aussi les plus susceptibles de souscrire une assurance. Une solution consisterait à rendre l’assurance obligatoire au-delà d’un certain âge. Pour P.-Y. Le Corre, le rapprochement de l’assurance LTC, de l’assurance vie et des produits d’épargne permettrait également une baisse de coût. Le phénomène d’éviction par l’aide sociale pourrait quant à lui être évité en renforçant les tests de ressources. Plus généralement, P.-Y. Le Corre explique que les produits proposant une indemnité forfaitaire –?par opposition à un remboursement lié aux dépenses?– apparaissent moins complexes et moins coûteux à gérer, ils se vendent donc plus facilement. Il souligne par ailleurs l’importance du pricing (révision des prix, lissage des révisions) afin d’assurer la durabilité financière de l’assurance dépendance privée.

17La prise en charge du LTC repose également sur les individus eux-mêmes. Pour A. Laferrère les risques liés à la vieillesse, a fortiori le risque de dépendance, ne peuvent être entièrement appréhendés sans tenir compte du patrimoine immobilier qui permet aux individus de s’auto-assurer. À travers l’utilisation de régimes d’equity release, les propriétaires peuvent s’assurer un revenu régulier à partir de la valeur de leur maison tout en continuant d’y vivre. Cette opération peut prendre la forme d’une opération de vente (viager) ou d’un prêt hypothécaire inversé. L’auteure souligne également une autre forme d’auto-assurance, la famille. Le rôle de la famille dans la prise en charge du LTC est évoqué en pointillés tout au long de l’ouvrage mais n’est pas abordé suffisamment en profondeur, ce qui semble surprenant dans la mesure où la famille apparaît comme le premier pourvoyeur d’aide aux personnes âgées dépendantes. L’importance de l’aide informelle (F. Colombo précise que la valeur économique estimée de ce type d’aide excède la dépense d’aide formelle) et la complexité des interactions familiales auraient sans doute justifié de consacrer un chapitre à ces thématiques.

18La couverture publique et l’assurance privée ne fonctionnent pas de manière isolée et seront probablement de plus en plus amenées à interagir. En effet, dans un contexte de réduction des dépenses publiques, la plupart des pays se montrent favorables à un partage public-privé des dépenses de LTC. Par ailleurs, les problèmes d’information sur le marché de l’assurance privée plaident pour une intervention du gouvernement (J. Costa-Font et C. Courbage). Néanmoins, la littérature reconnaît le phénomène d’éviction de l’assurance privée par l’assurance sociale et pousse à s’interroger sur la coexistence de ces deux moyens de financement. J. Costa-Font et C. Courbage s’intéressent aux modèles de partenariats comme alternative aux phénomènes d’éviction et expliquent que des partenariats publics-privés permettraient de tirer avantage de plusieurs sources de financement. Le secteur public pourrait par exemple réguler le marché assurantiel, se porter réassureur, promouvoir l’assurance LTC privée aussi bien du côté de la demande que de l’offre. Concernant la relation entre l’aide familiale et l’aide publique, un partenariat social est déjà à l’œuvre dans plusieurs pays où des paiements directs aux aidants sont effectués (Norvège, Danemark, Finlande, Autriche, Allemagne, Luxembourg, Suisse).

19En conclusion, la citation suivante de J. Costa-Font et C. Courbage résume parfaitement la situation actuelle quant à la prise en charge de la dépendance et le défi des années à venir : « la famille, le gouvernement et le marché ont des rôles différents dans la provision et le financement du LTC. Ces rôles peuvent se substituer les uns aux autres aboutissant à des phénomènes d’éviction?; ils peuvent également être complémentaires et mener à des partenariats. La question est dès lors d’implémenter les bonnes incitations afin de développer de tels partenariats » (p. 99, traduction).

20Sandrine Juin

Monique Membrado et Alice Rouyer (dir.), Habiter et vieillir. Vers de nouvelles demeures, Toulouse, Eres, collection Pratique Champ Social, 2013, 278 p.

21« Exister, c’est demeurer » écrivait G. Bachelard. Le livre dirigé par la sociologue M. Membrado et la géographe A. Rouyer montre que cette proposition prend une force particulière pour les personnes qui, par leurs « modes d’habiter », vont donner un cadre à leurs « conditions du vieillir ». Avec la participation de vingt-deux auteurs issus de plusieurs disciplines des sciences sociales, l’ouvrage Habiter et vieillir cherche à prendre ses distances par rapport à la vision gérontologique dominante de l’avancée en âge, signalant que la majorité des personnes âgées ne côtoient pas au cours de leur existence les institutions médicosociales chargées d’accompagner professionnellement la perte d’autonomie. Au contraire, les personnes déclarent vouloir « vivre chez elles, le plus longtemps possible », ce qui place le domicile au premier plan de la politique du « bien-vieillir ».

22Le livre montre que l’avancée en âge est un processus comprenant deux niveaux, individuel et collectif, qui s’imbriquent sur la base de choix effectués en lien avec l’habitat. L’expérience du vieillissement s’inscrit d’abord dans la dimension temporelle. Elle est scandée par des accidents de la vie (problèmes de santé d’ego ou du conjoint, veuvage, chute…) qui mettent à l’épreuve les individus –?et leurs proches?– et qui imposent d’ajuster le mode de vie et le rapport aux autres. M. Membrado rappelle alors la conduite la plus souvent salvatrice : « Lâcher pour mieux tenir », selon le principe de la déprise. L’expérience du vieillissement se négocie aussi avec la dimension spatiale où l’habitat représente la pièce maîtresse. Réduire ses déplacements, aménager son logement, accepter de se séparer de son domicile pour un autre plus petit ou mieux situé, se débarrasser de l’inutile pour privilégier ce qui fait sens…, l’ensemble de ces opérations participent aux évolutions de l’habitat et à la maîtrise de soi dans un contexte temporel incertain.

23À l’aune de la perte d’autonomie, les personnes âgées se recentreront progressivement sur leur logement qui dévoilera ses qualités et ses défauts. Certaines des fonctions du logement seront surinvesties (intimité, repos, protection…), mais celui-ci devra permettre de rester une fenêtre ouverte sur le monde.

24L’ouvrage Habiter et vieillir est composé de quatre parties, divisées en quinze chapitres. La première partie propose une réflexion sur les acceptions du « chez soi », la deuxième traite surtout des territoires de vie en contexte urbain ou périurbain, la troisième aborde la transition vers les institutions pour personnes âgées dépendantes et les modes d’habiter spécifiques qui s’y développent (à l’exception du texte de Christel Chaineaud qui propose une perspective historique des enjeux de la donation-partage)?; enfin la quatrième s’intéresse aux textes d’orientation et aux politiques publiques destinés aux personnes âgées tout en lançant des pistes pour envisager de nouvelles formes d’habitat. On retrouvera cependant des thèmes abordés dans plusieurs parties, par exemple les « mobilités et parcours résidentiels », bien qu’il s’agisse spécifiquement du titre de la deuxième section. Avec des approches qualitatives, les auteurs de l’ouvrage rendent compte de travaux assez différents portant sur le logement, les territoires, les modes de vie des personnes âgées, ou encore les services qui leur sont dédiés. Les lieux d’observation se situent en France et à l’étranger (Mexique, Allemagne, Royaume-Uni, Canada). En fin d’ouvrage, une bibliographie intéressante regroupe l’ensemble des références citées par les différents auteurs. Compte tenu du nombre élevé des contributions, nous en signalons seulement une sélection.

25La première section du livre permet d’apprécier pleinement la relation entre les lieux du vieillir et l’expérience du vieillissement. Les articles de Christiane Montandon et de Martha de Alba Gonzalès, qui portent sur des terrains bien différents (Vitry-sur-Seine et Mexico), sont l’occasion de présenter un résultat qui traverse tout l’ouvrage, à savoir que l’habitation ne se résume pas au domicile ni à l’espace privé. L’article de Perla Serfaty-Garzon –?qui a des liens avec celui de Solène Billaud dans la troisième partie?– interroge le sens des opérations de transmission des objets, des biens mobiliers et immobiliers, en prenant le point de vue des femmes âgées pour qui la maisonnée est chargée de valeurs et de représentations auxquelles les hommes échappent largement. Le surinvestissement féminin vis-à-vis du domicile conduit à produire une réflexion sur les modalités de la transmission du « chez-soi ». Attribuer aux objets le bon statut permet d’affirmer la maîtrise de soi à travers le domicile, tout en y allégeant sa présence dans l’intérêt des descendants. Il faut pour cela négocier avec le conjoint, faire le tri entre les objets pour décider de les supprimer ou de les transmettre (p. 30). La sélection des traces de soi permet de reconstruire sa biographie, quitte à en passer par un « gauchissement de son image », influencé par des considérations morales. L’auteure signale que les pratiques de transmission des objets domestiques n’ont plus les enjeux économiques du passé. Les donataires influencent toujours la sélection de leurs mères, mais en accordant un poids plus fort à la symbolique des objets. En privilégiant l’être sur l’avoir, on suppose que les femmes (mères) sont plus disposées que les hommes (pères) à reconnaître les donataires en tant que sujets, en considérant qu’ils puissent avoir un autre rapport à l’habitat que le leur. Une poursuite des investigations dans ce sens permettrait de confirmer le poids du genre dans les représentations du chez soi. On relève que l’article ne signale pas de grandes différences entre les récits d’action, selon les terrains étudiés (Québec et France) et selon le capital économique des femmes.

26Dans la même partie, Simone Pennec insiste sur la sociabilité que le logement permet de conserver. Loin de le limiter à sa dimension intime, le logement des personnes âgées reste le moyen de participer à la sphère publique, surtout quand les incapacités accentuent le maintien à domicile, car le délitement du lien social conduit les individus à faire l’expérience douloureuse du vieillissement. Elle rappelle ensuite que la mobilité résidentielle aux âges élevés est faible. Malgré tout, certaines personnes âgées font le choix de déménager, généralement avec l’assentiment des proches. Le domicile mieux conçu (au regard des capacités à se mouvoir), mais aussi la lutte contre l’isolement, la recherche d’une meilleure localisation feront encore du nouvel habitat plus qu’un simple logement. Mais sans espace de sociabilité retrouvé, l’intérêt de cette mobilité serait faible. C’est ce qui conduit une partie des individus à faire le choix d’un habitat collectif (non médicalisé) dédié aux personnes âgées, en recherchant un équilibre entre le poids du collectif et la préservation des pratiques privées du chez-soi (logique de l’habitat et non de l’hébergement). La contrainte que le collectif peut faire peser sur les personnes âgées est alors contrebalancée par la sécurité que proposent ces habitats, grâce au lien social et aux services disponibles sur place.

27Y a-t-il des territoires mieux adaptés au vieillissement?? C’est en milieu urbain que les services y sont les plus répandus, mais les logements anciens des centres-villes sont rarement bien adaptés aux modes de vie des personnes âgées. Qu’en est-il dans le périurbain?? Deux des chapitres de la deuxième section interrogent cette perspective, même si certains des résultats proposés pourraient certainement s’appliquer à d’autres territoires. Claire Aragau et Annabelle Morel-Brochet défendent la thèse selon laquelle les maisons du périurbain, grâce à leur conception, offrent une plasticité qui permet de privilégier facilement l’adaptation du logement avant d’envisager de le quitter. Les auteures rappellent que le développement du périurbain est allé de pair avec l’essor de l’automobile. L’arrêt de la conduite n’impose pourtant pas nécessairement le déménagement. Pour se maintenir dans le périurbain, les personnes âgées non véhiculées redéfinissent leur territoire de vie en s’appuyant sur les services que des tiers peuvent fournir : les services d’aide publics ou les associations, les proches, ou les services marchands. Elles limitent aussi leurs déplacements et se recentrent sur des mobilités quotidiennes de petites distances. Une des qualités de l’article des deux géographes est de montrer les modalités du soutien en fonction des positions sociales : si les ménages modestes s’appuient traditionnellement sur la famille, les autres cherchent à ne pas dépendre de leurs proches ou des voisins. Les personnes affirment ainsi leur capacité à décider par elles-mêmes, ou cherchent à dissimuler leurs incapacités pour rejeter les stigmates de la vieillesse. Malgré l’attachement identitaire et symbolique que les habitants âgés du périurbain portent à leur domicile, les catégories sociales les mieux dotées en capital économique ou social envisagent plus facilement que les autres de quitter un jour ce milieu de vie –?et ce patrimoine que constitue la maison individuelle?– afin de se rapprocher des villes, mieux dotées en services.

28Plusieurs auteurs de l’ouvrage considèrent que les habitats intermédiaires non médicalisés ont été peu encouragés par les politiques publiques françaises, à cause d’une représentation dominante de la personne âgée « forcément dépendante », comme le rappelle notamment Dominique Argoud dans la quatrième section. Mais les représentations évoluent, même du côté des politiques publiques. Sur fond de processus d’individualisation, il est maintenant reconnu que les personnes âgées forment un groupe très hétérogène et que celles qui décident elles-mêmes de leur existence retardent les effets du vieillissement. Pour Jim Ogg et ses collègues qui comparent la place réservée aux personnes âgées dans les politiques publiques en France et au Royaume-Uni, le transfert, outre-Manche, de la responsabilité de l’État à l’individu contraint les aînés à gérer plus individuellement leur vieillissement « sur le marché ». Mais si la société britannique protège moins, l’idéologie libérale aurait le mérite d’affaiblir les représentations négatives associées aux personnes âgées et à la vieillesse. Elle atténuerait la segmentation par l’âge, typique des politiques françaises (p. 241).

29En réponse à une vision réductrice de l’expérience du vieillissement, de nouvelles façons de concevoir les habitats pour les personnes âgées s’intercalent donc entre les logements ordinaires et les institutions socio-médicales, à l’instar des logements foyers ou plus récemment des petites unités de vie. Mais le changement le plus profond concerne les habitats qui se développent à l’initiative de bailleurs sociaux et d’opérateurs privés, cherchant à regrouper, hors du champ social et médico-social, des logements pour personnes âgées en y associant une offre de services. Ces « nouveaux lieux du vieillir » que D. Argoud considère porteurs d’une vision libérale (p. 223) sont peu traités dans l’ouvrage. Il faut attendre le dernier chapitre d’Anne Labit pour en explorer quelques formes originales en Allemagne et en France, puisque l’auteure nous présente des habitats où des personnes sont directement impliquées dans la définition des projets et dans la gestion des lieux. Avec ici une dimension intergénérationnelle, les « co-habitants » définissent alors de nouvelles sociabilités et solidarités pour limiter les interventions publiques ou le recours au marché. Ces habitats alternatifs encore peu répandus (surtout en France) peuvent avoir un intérêt économique pour toutes les générations. Cependant, ils requièrent un accompagnement organisé par un tiers pour qu’ils jouent pleinement leur rôle de soutien au vieillissement : les terrains observés par A. Labit indiquent que la solidarité intergénérationnelle, pourtant très encouragée par les acteurs publics, n’est pas toujours spontanée, ni pérenne.

30Laurent Nowik

Fang Cai, John Giles, Philip O’Keefe, Dewen Wang, The Elderly and Old Age Support in Rural China: Challenges and Prospects, Washington D.C., The World Bank, 2012, XVII-148 p.

31La transition démographique chinoise, exceptionnellement rapide, donne lieu à un vieillissement accéléré qui, compte tenu de l’absence de système de retraite généralisé, notamment dans les campagnes, pose des défis considérables à la société et aux familles.

32Cet ouvrage traite du vieillissement démographique et des problèmes posés par la prise en charge des personnes âgées dans le contexte socio-économique spécifique de la Chine rurale, affectée à la fois par une pauvreté importante et par une forte émigration des jeunes adultes vers les zones urbaines. Son objectif est double : fournir une analyse détaillée des conditions de vie des personnes âgées, depuis les années 1990?; décrire les évolutions du système de retraite en milieu rural, en soulignant les difficultés rencontrées dans sa mise en œuvre.

33Le premier chapitre retrace d’abord les bouleversements de la structure par âge de la population chinoise depuis 1950. Il présente ensuite des projections, réalisées par les auteurs, des trois principaux indicateurs liés au vieillissement : les adultes d’âge actif, les personnes âgées et les rapports de dépendance à l’horizon 2030. Les scénarios retenus, qui se fondent sur quatre hypothèses d’évolution conjuguée de la fécondité et de l’urbanisation, montrent que, du fait d’une forte émigration de travail des jeunes adultes vers les villes, le vieillissement sera beaucoup plus marqué dans les zones rurales.

34Les cinq chapitres suivants sont consacrés aux conditions de vie et aux moyens de subsistance des personnes âgées en milieu rural. Il apparaît tout d’abord que celles-ci restent globalement plus pauvres et plus vulnérables que celles vivant en milieu urbain, en dépit de la baisse significative des taux de pauvreté depuis le début des années 1990. Des régressions statistiques montrent ensuite que le niveau moyen d’éducation des adultes du ménage et le fait de percevoir ou non une pension de retraite sont des déterminants significatifs du niveau de revenu et de la prévalence de la pauvreté chez les personnes âgées, tandis que le fait d’avoir un enfant ayant migré en ville n’a pas d’effet positif systématique (chapitre 2). Sont ensuite examinées les diverses sources de soutien financier aux personnes âgées, parmi lesquelles la famille reste prépondérante (pour 37 % des personnes âgées dans les villes et 54 % dans les campagnes), la poursuite d’une activité économique venant, dans les campagnes, en deuxième position (concernant par exemple encore 24 % des 70-74 ans) (chapitre 3).

35Le chapitre suivant (chapitre 4), consacré aux comportements en matière d’épargne des adultes d’âge actif et des personnes âgées en milieu rural, révèle que, si les taux d’épargne sont en hausse constante depuis la fin des années 1970, ils sont beaucoup plus élevés dans les ménages dont un adulte actif au moins a migré, et tendent à diminuer avec l’âge des épargnants. Enfin les deux derniers chapitres fournissent une description détaillée du système de retraite en milieu rural (chapitre 5) et procèdent à une analyse prospective concernant ses évolutions futures (chapitre 6). Sont soulignées notamment les difficultés rencontrées dans sa généralisation et, surtout, dans son financement durable et équitable.

36En somme, cet ouvrage expose de manière claire et didactique la problématique de la prise en charge sociale et économique du vieillissement démographique dans les zones rurales chinoises. Nous regretterons toutefois le fait que cet ouvrage se fonde, le plus souvent, sur des données relativement anciennes (rarement postérieures à 2006). En particulier, les données des enquêtes CHNS (China Health and Nutrition Survey) menées en 2006 et 2009 ne sont guère exploitées (la dernière utilisée étant celle de 2004). Nous regretterons également l’absence presque totale d’une perspective de genre dans les données et analyses présentées. Les femmes âgées sont pourtant, en Chine, plus vulnérables encore que les hommes, avec un niveau de vie moyen significativement plus faible, surtout dans les campagnes.

37Isabelle Attané

Marie-Jo Thiel (dir.), L’automne de la vie. Enjeux éthiques du vieillissement, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2012, 414 p.

38Dans ce copieux recueil, il n’est pas question de nombres mais de personnes. Les problèmes y sont par conséquent posés, tant en théorie qu’en pratique, sous la forme spécifique de questionnements éthiques dont l’enjeu est l’humanisation de la personne âgée, la revalorisation de son image souvent péjorative, par exemple par les termes de « vieux » ou « petit vieux ».

39Les communications recueillies dans l’ouvrage sont réparties en quatre sections. La première est consacrée à l’incidence de la médecine « anti-âge » et de la chirurgie plastique?; la deuxième pourrait s’intituler « âge, travail, santé », car elle fait le point sur les questions posées par la prolongation de l’activité, le passage à la retraite et la discrimination ou la prise en charge des soins chez les aînés?; la troisième gravite autour de l’Alzheimer : regard d’autrui, accompagnement, statut de la personne humaine frappée par la maladie?; enfin, la quatrième partie, relative aux questions d’éthique, traite du rapport entre l’individu âgé et ses proches et se focalise sur la question des soins palliatifs et de l’euthanasie. L’ensemble est articulé autour des modalités et des difficultés liées à la représentation du vieillissement.

40La responsable scientifique du volume le rappelle : en dépit des progrès réalisés par la médecine et d’un regard différent porté aujourd’hui sur la vieillesse, vieillir n’en fait pas moins peur, une peur profonde de n’être plus tout à fait reconnu comme un être humain à part entière, d’être un poids mort (terrible expression). Le recueil dans son entier engage une bataille contre les faits de langage –?et les représentations qu’ils véhiculent?– qui donnent à voir et à entendre la vieillesse seulement comme un déclin, un échec, un état mortifère qu’il faut tenter de cacher.

41Au plus profond, la question est celle du souci de l’autre. Il s’agit alors de construire collectivement des figures identitaires garantes d’une éthique qui respecte le statut du « je », évite les pièges de la dépersonnalisation, de la réduction de l’autre –?et par là de soi-même?– au rang d’objet, qui respecte aussi la fragilité de notre constitution physique. C’est le rôle de l’éthique de cerner et de combattre l’inhumain partout où il sévit, et de se vouer à l’accueil de ce qui n’est pas soi. Organiser la rencontre avec la personne âgée devient donc non seulement un objectif, mais aussi un devoir.

42Pour ce faire, il convient de repérer et de maîtriser les outils permettant d’évaluer la qualité de vie dans des situations critiques, par exemple dans le contexte d’un syndrome démentiel. L’éthique s’appuie ici sur une ingénierie et une expertise médicales : cette articulation implique un renouvellement du rapport de l’éthique et de la clinique, à travers le développement d’une réflexivité propre aux soins à apporter à la personne fragile. Ces soins doivent aider l’aîné à vivre pleinement sa vie et à devenir actif au sein de sa communauté, en lui fournissant les ressources indispensables pour y parvenir. Un rôle capital est heureusement souligné dans l’une des communications : celui de l’animateur en gérontologie, un « passeur de territoires » dont la tâche essentielle est de veiller au maintien des capacités de la personne âgée et des attributs de sa citoyenneté. L’animateur, travaillant avec les équipes soignantes et les familles, contribue à faire des institutions, plus encore que des lieux de soins, des lieux de vie.

43Toutefois, face à l’hétérogénéité des situations rencontrées dans ce que l’on désigne par « vieillissement », la médecine s’avère nécessaire mais seule, elle demeure insuffisante. Chaque histoire de vie est unique, singulière, et un seul modèle compréhensif ne saurait appréhender le vécu particulier de la personne malade ou dépendante ni celui de ses proches. Il convient d’éviter les catégorisations tranchées, les symptomatologies ou les nosologies brutales et réductrices : nombre de contributeurs soulignent qu’en matière de reconnaissance, de valorisation et d’aide, le chemin est encore long et doit être parcouru avec une attention constante aux questions éthiques, qui ne manquent pas de le jalonner.

44Ces questions relatives à la considération de la vie humaine sont traversées par une double approche de l’action dont l’articulation n’est pas simple. L’une de ces approches se réfère au caractère inachevé de la vie considérée rétroactivement –?la primauté du passé?–, l’autre à la liberté d’intervenir sur son propre destin, qui lui confère son véritable accomplissement –?un avenir est encore, et toujours, en vue. Ce conflit, que la philosophie générale connaît bien sous l’aspect de la dialectique prédestination/liberté, est loin d’être résolu, et l’on conçoit aisément son incidence et son importance lorsque l’âge vient. L’enjeu est alors de taille lorsqu’il s’agit de repérer les seuils des âges de la vie, nos représentations du temps, ce que recouvrent les catégories de jeunesse, de maturité ou de vieillesse. Le lecteur du présent ouvrage trouvera, disséminées, de précieuses indications à ce sujet.

45Quelques communications y insistent utilement : même si, chaque jour, notre connaissance du vieillissement et son explication scientifique s’enrichissent et s’approfondissent, cela ne signifie certes pas que nous comprenions de mieux en mieux ce en quoi consiste la vieillesse. À propos de celle-ci, la réflexion doit s’étendre afin de la comprendre comme une catégorie sociale, et ce en dépassant les seules considérations relatives à la prolongation de l’activité ou à la prise en charge. Ainsi, une éthique du vieillissement ne peut pas reculer devant la question radicale de la valeur : quelle valeur puis-je et dois-je donner à ma vieillesse à venir?? À ma vieillesse présente?? À celle d’autrui?? Questionnement qui conduit à une critique de la représentativité d’un seuil ou d’une mesure qui objectiverait le moment à partir duquel une vie n’est plus jugée digne d’être vécue, questionnement qui ne peut faire l’impasse sur l’écoute de ce qu’ont à dire les personnes âgées elles-mêmes. Ce processus de réflexivité et de remise en question est proprement ce que l’un des auteurs nomme avec bonheur « la fécondité de la vieillesse ». À ce souci s’articule la préoccupation intergénérationnelle : le point de vue éthique est ici en étroite connexion avec une tradition théologique tournée vers l’avenir et son aboutissement eschatologique. La relation parents âgés / enfants ne doit alors pas être envisagée sous le seul angle de la dette à rembourser mais bien sous celui d’une responsabilité singulière au sein de la famille entendue comme institution contribuant à la cohésion sociale.

46Toutes ces considérations, on le comprend, sont orientées vers une affirmation de la vie. Qu’en est-il cependant du problème de l’euthanasie dans des situations jugées « désespérées »?? L’euthanasie et le suicide assisté entrent en contradiction avec le serment d’Hippocrate enjoignant au médecin de préserver la vie. Mais le devoir de soulager la souffrance ne peut-il pas, dans certains cas, prendre le pas sur l’obligation de sauver la vie?? Une contribution portant sur la pratique de l’euthanasie aux Pays-Bas, une autre présentant un exemple personnel se référant au décès d’une personne âgée proche, précisent les modalités de cette pratique et aident à concrétiser les divers éléments du débat. Vient s’y articuler un bref et intéressant témoignage sur les pratiques de fin de vie en Suisse et les discussions d’ordre juridique, politique et, bien sûr, éthique qu’elles engendrent. Ce débat est repris au fil d’une synthèse portant sur l’éthique de la responsabilité au grand âge, qui a le mérite de cerner le double statut de la personne âgée, à la fois un adulte comme un autre et différent des autres du fait de sa position particulière dans le parcours de vie : associer ces deux prémisses revient à poser la question générale de la responsabilité de l’adulte entré dans la vieillesse, à l’égard de sa vie comme à l’égard de sa mort. C’est insister sur le « défi existentiel » que représente le grand âge et revenir sur la question du « vivre la vie jusqu’au bout ». Il conviendrait dans ce cas de cultiver une démarche heureusement qualifiée d’« art du retrait », une décision de vie recherchant des éléments de réponse à ces questions éthiques fondamentales : comment renoncer à la puissance?? Comment vivre sans habiter illusoirement une maîtrise devenue fictive?? Comment s’accommoder de l’irrémédiable?? Comment se retirer, prendre congé, « tirer sa révérence » avec l’élégance de qui a accompli son chemin??

47On l’aura compris, sous des angles variés, ce sont ces questions que le présent ouvrage a le mérite de mettre en avant et de traiter avec beaucoup d’honnêteté intellectuelle et de rigueur. Même si le propos peut parfois paraître trop copieux, il n’est jamais indigeste et demeure nécessaire par la diversité des points de vue adoptés et des auteurs convoqués. Le lecteur pourra à son gré construire son propre parcours dans cette somme ou la feuilleter pour y trouver ce qu’il cherche spécifiquement, ou encore y repérer des pistes pour un approfondissement futur. Chaque contribution s’agrémente d’une bibliographie parfois très détaillée, et l’introduction générale recentre utilement le propos. L’ouvrage, d’une grande maniabilité, apparaît alors indispensable à qui veut se faire une idée des questionnements d’ordre éthique que posent, à notre époque, l’entrée dans le grand âge et la vie qu’il est possible d’y mener.

48Jean-Marc Rohrbasser

Pascale Molinier, Le travail de care, Paris, La dispute, collection Le genre du monde, 2013, 228 p.

49Encore peu d’ouvrages tentent de synthétiser les différentes dimensions et approches du care (voir définition en note 1) au sein d’une seule analyse. L’ouvrage de Pascale Molinier, articulé autour de trois grands chapitres, aborde tour à tour les trois facettes du care : le travail, l’éthique et la politique. L’auteure propose une approche transdisciplinaire qui permet de mieux comprendre la complexité du care.

50La dimension « travail » du care est abordée dans le premier chapitre tandis que les approches éthique et politique sont développées respectivement dans les deuxième et troisième chapitres, dans lesquels l’auteure applique une démarche à portée inclusive, dont on pourra regretter l’absence dans le premier chapitre. En effet, on y demeure prisonnier de la relation aidant-aidé, sans s’interroger sur les contraintes économiques et d’organisation, certes évoquées mais non réellement prises en compte dans l’analyse.

51À travers le récit quotidien des salariées de la Villa Plénitude, Pascale Molinier nous offre une lecture du care dans sa pratique. La démonstration, appuyée sur le fonctionnement de cette structure, nous amène progressivement à penser le care non pas comme une somme d’activités plus ou moins valorisées, mais bien plus comme les attentions qui prennent place dans les relations entre individus. Le care correspond en bonne partie à du soin mais dans une forme de tact émotionnel, non mesurable et imperceptible.

52À partir de cette conception, Pascale Molinier critique la spécialisation artificielle des métiers du care, qui d’après elle permet une expansion consumériste du service plus qu’une valorisation de la relation de care, invisible dans ces spécialisations. La division du travail, telle qu’elle est organisée, déplace les préoccupations professionnelles du patient vers des enjeux interprofessionnels, sans prendre en compte ce qui est propre à l’activité du care.

53Le care se traduit par soin et attention, par des activités de maintien de la vie et par le sens donné à ces mêmes activités dans une relation attentive. Ne pouvons-nous pas questionner à juste titre l’utilisation systématique de l’anglicisme?? Il offre en théorie une convergence de ces deux notions, mais cet ouvrage ne montre-t-il pas que le travail de care souffre de la non-prise en compte de l’attention??

54De manière générale, on n’existe pas uniquement par la relation à l’autre, mais bien dans la forme que prend cette relation. Le care en est un exemple. Un même geste prodigué dans deux contextes distincts prend des dimensions très différentes selon qu’il permet aux individus d’exister ou au contraire de les effacer au profit d’une technicité (p. 104). Penser le care de cette manière permet de prendre conscience de l’interdépendance de l’ensemble des individus, qui existe « dans » leurs relations et non pas uniquement « par » elles.

55Les conflits autour du care, entre familles et soignants auprès d’une personne vulnérable, procèdent du fait qu’elles ne parlent pas en réalité de la même personne (p. 108) et qu’elles ne donnent pas le même sens à la relation qu’elles entretiennent ou aux actes qu’elles accomplissent. La construction d’un sens de l’identité commune, fondée sur l’humanité commune, ne peut se faire sans créer une proximité et une intimité qui développent l’empathie. Toutefois, la construction de cette proximité entre parfois en contradiction avec les différentes interprétations des protagonistes impliqués dans l’aide.

56Si le travail de care a tant de mal à être reconnu, n’est-ce pas justement parce qu’il consiste à ne pas être vu, et parce que ce sont des « petits rien » non identifiables qui le constituent?? (p. 157). Chercher à faire reconnaître le care ne serait-il pas un non-sens?? Ne devrait-on pas tendre vers une politique de la confiance plutôt que de la reconnaissance?? L’importance et la centralité du travail devrait bien plus venir du sens que l’on y met que de la reconnaissance d’autrui. Sinon, comment expliquer la satisfaction au travail qu’éprouvent en général les travailleuses du care (p. 165)?? Pour l’auteure, le care ne devrait plus être insularisé, et sa responsabilité devrait être partagée par tous?; on devrait renoncer au pouvoir individuel et à la hiérarchie qu’il entraîne, pour en faire un processus thérapeutique politique, basé sur la discussion et la concertation, et non pas sur l’évaluation (p. 167-169). Plutôt que de constater la vulnérabilité des travailleuses du bas de l’échelle, de les considérer comme des victimes, Pascale Molinier propose d’utiliser leur expérience pour inverser l’ordre des priorités politiques.

57Par une démarche positive visant à prendre en compte l’expérience des femmes pourvoyeuses de care et le sens qu’elles lui donnent, l’auteure revient sur le phénomène de la performance qui d’après son analyse non seulement rend invisible le care (l’attention non mesurable) mais fragilise aussi les individus. En effet dans une société de la performance, le vœu de puissance que nous mettons dans le travail en particulier et dans la vie sociale en général est à l’origine de notre fragilisation. La « lutte pour la reconnaissance » pourrait en définitive s’avérer destructrice. Or le care, intervient à deux moments de ce mirage de la performance : d’abord en permettant aux pourvoyeuses de care de relativiser l’image de l’individu toujours performant, car elles côtoient et aident des êtres vulnérables?; mais aussi, paradoxalement, en soutenant de manière invisible le mirage de la performance à travers les soins prodigués. Ce modèle de la performance, dans lequel nous nous avançons, tend à nier de plus en plus le réel, celui d’une société d’individus vulnérables. La politique du care, à l’opposé, devrait nous rendre conscients de ces vulnérabilités.

58D’après Pascale Molinier, à l’heure actuelle, la logique de la performance à tout prix et l’individualisme ne nous sont pas imposés. Nous nous prenons au jeu et le faisons fonctionner. L’intérêt des théories du care est de questionner au-delà de ce jeu : Qu’est-ce qui compte?? Qui compte?? À partir de là, il semble que l’action publique porte une lourde responsabilité dans l’organisation sociale du care. Lorsque le ministre délégué à l’économie sociale et solidaire et à la consommation propose [2] « sur le modèle du site qui fonctionne déjà pour les carburants, géré par la DGCCRF, […] un comparateur pour les maisons de retraite » qui implique une standardisation et une pression sur les prix, on est loin de développer une société du care. On demeurera encore longtemps dans cette dichotomie séparant les « préposés » assumant un care invisible, et les autres, performants, qui ne s’en soucient pas, si ce n’est du prix.

59Loïc Trabut


Date de mise en ligne : 17/01/2014

https://doi.org/10.3917/popu.1303.0553

Notes

  • [1]
    Ensemble des services fournis de façon formelle ou informelle, au domicile ou en institution, à des individus souffrant d’une perte d’autonomie pour les activités de la vie quotidienne.
  • [2]
    Propos de Benoît Hamon recueillis et publiés par Cécile Prudhomme dans le quotidien Le Monde, mercredi 24 juillet 2013.

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