La crise économique semble avoir peu affecté la fécondité en France contrairement à la plupart des autres pays développés. Les comportements féconds seraient-ils insensibles au chômage ? Analysant l’enquête Étude des relations familiales et intergénérationnnelles qui a interrogé les mêmes personnes à plusieurs reprises entre 2005 et 2011, Ariane Pailhé et Arnaud Régnier-Loilier nous révèlent que le chômage a un effet sur les projets de fécondité et sur leur réalisation.
1 La fécondité française semble peu sensible à la conjoncture économique actuelle, contrairement à ce que l’on observe dans d’autres pays européens [1, 2]. La forte progression du chômage chez les moins de 35 ans depuis le début de la crise en 2008 [3] ne s’est pas accompagnée d’une baisse sensible de l’indicateur conjoncturel de fécondité qui s’élève en 2014 à 1,98 enfant par femme en France métropolitaine, à peine en-deçà de son niveau de 2008 (2,01). Le chômage n’aurait-il aucun effet sur les comportements féconds ? En interrogeant à deux ou trois reprises les mêmes personnes sur leur désir d’enfant et les naissances effectives, l’enquête Érfi conduite en 2005, 2008 et 2011 (encadré), permet d’analyser l’influence d’un épisode de chômage sur la fécondité.
Des projets de fécondité plus souvent réalisés lorsqu’il s’agit d’un deuxième enfant
2 Parmi les personnes en âge d’avoir des enfants en 2005, 30 % disaient souhaiter en avoir un dans les trois ans. Ce souhait est le plus fréquent pour les parents d’un seul enfant : 51 % d’entre eux déclaraient avoir ce projet (28 % « dans les 3 ans » et 23 % « probablement dans les 3 ans ») contre 13 % des parents d’au moins deux enfants et 36 % des personnes sans enfant (figure 1). Parmi ces dernières, certaines ne vivaient pas en couple ou depuis peu de temps, étaient encore étudiantes ou n’avaient pas d’emploi. Dans ces situations, le désir d’enfant est rarement à brève échéance, ou trop lointain pour que les personnes puissent se projeter. À l’opposé, parmi les parents d’au moins deux enfants, certains avaient déjà eu le nombre d’enfants souhaités et 83 % d’entre eux n’envisageaient guère d’en avoir d’autres à l’avenir. Dans un pays comme la France où le modèle de la famille à deux enfants est dominant [4], il n’est donc pas surprenant que les parents d’un enfant soient proportionnellement les plus nombreux à en souhaiter un autre à court terme.
3 Avoir interrogé les mêmes personnes à plusieurs reprises permet d’observer si celles qui déclaraient désirer un enfant en 2005 ont réalisé ou non leur projet dans les années qui ont suivi. Les intentions de fécondité sont un bon prédicteur des comportements, en particulier lorsque les personnes ne désirent pas avoir d’enfant. Ainsi, seulement 4 % de l’ensemble des personnes ayant déclaré en 2005 ne pas souhaiter d’enfant à l’avenir (cumul des réponses « Non » et « Non probablement pas », voir encadré) en ont tout de même conçu un dans les trois premières années qui ont suivi, proportion qui atteint 8 % trois ans plus tard. Parmi les personnes qui déclaraient désirer un enfant, le projet s’est d’autant plus concrétisé dans les trois ans que l’échéance souhaitée était brève : la moitié de celles et ceux qui souhaitaient un enfant « dans les trois ans » ont engagé une grossesse entre 2005 et 2008 contre un tiers de celles et ceux dont le projet était temporellement moins défini (réponse « Probablement dans les trois ans ») et moins d’un dixième des personnes qui envisageaient un enfant mais « plus tard ».
4 Si l’on tient compte du nombre d’enfants déjà nés au moment de la formulation des intentions, les parents d’un enfant ont davantage concrétisé leur souhait : 55 % de ceux qui avaient répondu « Oui dans les trois ans » et 48 % de ceux qui avaient répondu « Oui probablement dans les trois ans » ont engagé une deuxième grossesse entre 2005 et 2008, proportions qui atteignent respectivement 64 % et 51 % si on élargit la période d’observation jusqu’en 2011 (figure 1). Pour les parents d’un enfant en 2005, la majorité des conditions que les couples se fixent avant d’être parents (avoir terminé ses études, disposer d’un logement indépendant, être en couple stable) étaient réunies. L’arrivée du deuxième enfant est donc plus automatique et moins tributaire de ces situations que celle du premier. Elle dépend davantage d’autres facteurs mis en évidence par ailleurs [5], notamment de l’espacement que l’on souhaite laisser entre deux naissances (un peu moins de quatre ans en moyenne entre les deux premiers enfants).
Les chômeurs sans enfant ont moins l’intention d’avoir un enfant…
5 Pour les personnes sans enfant, être au chômage s’accompagne moins souvent d’un projet de fécondité à court terme que chez celles en emploi : en 2005, 24 % des hommes et 38 % des femmes au chômage déclaraient souhaiter un premier enfant dans les trois ans contre respectivement 43 % et 53 % parmi les actifs occupés (figure 2). Cette différence entre chômeurs et actifs tient pour beaucoup à leur situation conjugale : les chômeurs sont proportionnellement moins nombreux à vivre en couple que les actifs occupés (14 % des hommes et 33 % des femmes, pour respectivement 38 % et 45 %). Et, lorsqu’ils sont en couple, l’accès à un emploi stable pour l’un des deux conjoints au moins apparaît comme une condition nécessaire avant d’envisager de fonder une famille.
6 Il n’y a en revanche aucune différence significative entre chômeurs et actifs occupés pour les parents d’au moins un enfant. Ces derniers, plus âgés, étaient pour la plupart déjà en couple, et le conjoint pouvait occuper un emploi, ce qui réduit l’incertitude par rapport à l’avenir. Plus généralement, le chômage n’est pas de même nature selon le moment du cycle de vie : alors que les chômeurs sans enfant sont plus souvent des personnes n’ayant jamais travaillé, ceux avec enfant(s) ont généralement une expérience professionnelle qui leur ouvre des droits aux allocations chômage et rend le futur moins incertain.
Figure 1. Proportion de personnes ayant conçu un enfant entre 2005 et 2011 selon les intentions exprimées en 2005
Sans enfant en 2005
Sans enfant en 2005
Avec un enfant en 2005
Avec un enfant en 2005
Avec au moins deux enfants en 2005
Avec au moins deux enfants en 2005
Figure 1. Proportion de personnes ayant conçu un enfant entre 2005 et 2011 selon les intentions exprimées en 2005
Champ : personnes en âge d’avoir des enfants en 2005 et ayant participé aux trois vagues.Lecture (exemple pour « Sans enfant en 2005 ») : la hauteur des bandes donne la répartition des personnes sans enfant selon leur intention en 2005 d’avoir un enfant (17 % souhaitent un enfant « dans les 3 ans ») ; la largeur donne, selon les intentions exprimées, la proportion de personnes ayant conçu un enfant (49 % de celles qui souhaitaient un enfant dans les 3 ans en ont eu un entre 2005 et 2008, 63 % entre 2005 et 2011).
Proportion de personnes déclarant l’intention d’avoir un enfant dans les 3 prochaines années selon la situation d’activité en 2005
Proportion de personnes déclarant l’intention d’avoir un enfant dans les 3 prochaines années selon la situation d’activité en 2005
Champ : personnes actives (occupées ou non) en âge d’avoir des enfants en 2005.Lecture : 43 % des hommes actifs occupés en 2005 avaient l’intention d’avoir un premier enfant dans les trois prochaines années (cumul des réponses « oui » et « oui probablement »).
… et réalisent moins souvent leur projet
7 Après 3 ou 6 ans, les personnes qui souhaitaient un enfant ont moins souvent engagé une grossesse lorsqu’elles ont connu une période de chômage. Un quart des hommes et des femmes sans enfant en 2005 n’ayant connu aucune période de chômage (1) ont effectivement engagé une première grossesse trois ans plus tard, contre 8 % des hommes et 6 % des femmes ayant vécu un ou plusieurs épisodes de chômage (figure 3). Au bout de six ans, ces proportions étaient respectivement de 43 % et 16 % pour les hommes et de 53 % et 23 % pour les femmes.
8 Toutefois, la réalisation des projets de fécondité ne dépend pas uniquement de la situation d’activité mais d’un ensemble de facteurs comme l’âge, la situation conjugale, le niveau d’instruction, la pratique religieuse, l’origine migratoire, ou le degré d’intention de fécondité. Une fois tenu compte de l’ensemble de ces facteurs (2), le lien entre expérience du chômage et calendrier de fécondité est confirmé pour les femmes. Pour les hommes, il n’y a pas d’effet propre du chômage mais un effet indirect : la moindre propension des chômeurs à réaliser leurs intentions s’explique par le report de leur mise en couple, elle-même préalable à la constitution de la famille. Obtenir un emploi stable permet en effet de disposer des ressources financières nécessaires à l’installation du couple. Être au chômage a moins d’effet sur la mise en couple pour les femmes, révélant que le modèle de l’homme principal pourvoyeur de ressources prévaut encore.
Proportion d’hommes et de femmes sans enfant ayant engagé une grossesse selon le fait d’avoir connu ou non un épisode de chômage
Proportion d’hommes et de femmes sans enfant ayant engagé une grossesse selon le fait d’avoir connu ou non un épisode de chômage
Champ : personnes sans enfant ayant déclaré en 2005 l’intention d’en avoir un.Lecture : parmi les hommes qui avaient en 2005 l’intention d’avoir un premier enfant et qui ont connu une période de chômage entre 2005 et 2008, 8 % ont conçu un enfant (après avoir été au chômage) (estimation réalisée avec la méthode de Kaplan-Meier).
Proportion d’hommes et de femmes avec enfant(s) ayant engagé une grossesse selon le fait d’avoir connu un épisode de chômage
Proportion d’hommes et de femmes avec enfant(s) ayant engagé une grossesse selon le fait d’avoir connu un épisode de chômage
Champ : personnes avec enfant(s) ayant déclaré en 2005 l’intention d’en avoir un.Lecture : 38 % des pères qui avaient fin 2005 l’intention d’avoir un enfant et qui n’ont pas connu de chômage en ont conçu un dans les 3 ans (estimation réalisée avec la méthode de Kaplan-Meier).
9 Avoir engagé une naissance est plus fréquent pour les personnes déjà parents en 2005 que pour celles sans enfant, mais toujours avec d’importants écarts selon la trajectoire professionnelle de la personne. Ainsi, 51 % des hommes et 59 % des femmes n’ayant pas connu de chômage ont réalisé leur projet d’enfant au bout de 6 ans contre seulement un tiers des hommes et des femmes ayant vécu un épisode de chômage (figure 4). Mais, une fois pris en compte l’ensemble des autres facteurs jouant sur la fécondité mentionnés précédemment, l’effet du chômage sur l’arrivée d’un nouvel enfant (le plus souvent un deuxième) n’est plus significatif, ni pour les hommes, ni pour les femmes. Celle-ci répond à des logiques fort différentes.
Seules les personnes encore en âge d’avoir un enfant (définies comme âgées de moins de 45 ans lors de la première vague d’enquête) sont ici prises en compte. En plus d’un ensemble d’informations les décrivant (sexe, âge, situation conjugale, situation d’emploi, etc.), les données collectées lors de la première vague (2005) renseignent sur leurs intentions de fécondité à partir de deux questions principales : « Nous allons parler de vos intentions de fécondité. Souhaitez-vous avoir un enfant dans les trois années à venir ? Non / Non probablement pas / Oui probablement / Oui / Ne sait pas » et, si « Non » ou « Non probablement pas », « Comptez-vous tout de même adopter ou avoir un enfant plus tard ? Non / Non probablement pas / Oui probablement / Oui / Ne sait pas ». À partir de celles-ci, quatre principales situations sont ici considérées : • la personne a l’intention d’avoir un enfant dans les trois ans (réponse « Oui » à la première question)
- la personne a probablement l’intention d’avoir un enfant dans les trois ans (réponse « Oui probablement »)
- la personne a l’intention d’avoir un enfant plus tard (réponse « Oui », « Oui probablement » ou « Ne sait pas » à la seconde question)
- la personne ne souhaite pas avoir d’enfant, ni maintenant ni plus tard (réponse « Non » ou « Non probablement pas » à la seconde question).
Références
- Régnier-Loilier Arnaud (dir.), 2009, « Portraits de familles », Ined, Grandes enquêtes, 543 p.
- Régnier-Loilier Arnaud (dir.), 2016, « Parcours de familles », Ined, Grandes enquêtes, à paraître.
10 Avoir un deuxième enfant est très fréquent en France (la famille idéale compte au moins deux enfants) et se décide notamment (mais pas seulement) en fonction de l’espacement que l’on souhaite laisser entre les enfants. Par ailleurs, l’arrivée d’un nouvel enfant dépend beaucoup de l’âge de la femme. Cela tient en partie à la fertilité qui décline avec l’âge, mais aussi aux normes sociales relatives au « bon âge » pour avoir des enfants.
Les effets de long terme de la crise restent limités
11 Le contexte actuel de crise questionne les effets de long terme du chômage sur la fécondité. Nous observons une moindre propension à entrer en parentalité en cas de chômage, phénomène déjà observé dans des contextes économiques plus favorables, au début des années 2000 [7]. Les travaux menés sur des périodes antérieures montrent que le déclin de la fécondité observé en période de hausse du chômage est temporaire et souvent suivi d’une reprise des naissances au retour de la prospérité [8]. En outre, le chômage ne semble pas à ce jour remettre en cause la réalisation des projets de fécondité des personnes ayant déjà un enfant. Dans un contexte de forte prégnance du modèle de la famille à deux enfants et d’une politique sociale qui amortit les risques, on peut penser que l’effet du chômage sur la descendance finale reste limité.
Bibliographie
Références
- [1] Sobotka T., Skirbekk V., Philipov D., 2011, « Economic recession and fertility in the developed world ». Population and Development Review, 37 (2), p. 267-306.
- [2] Pison G., 2011, « Deux enfants par femme dans la France de 2010 : la fécondité serait-elle insensible à la crise économique ? », Population et Sociétés, n° 476.
- [3] Lê J., Le Minez S., Rey M., 2014, « Chômage de longue durée : la crise a frappé plus durement ceux qui étaient déjà les plus exposés », Insee, France Portrait social, p. 41-54.
- [4] Régnier-Loilier A., Vignoli D., 2011, « Intentions de fécondité et obstacles à leur réalisation en France et en Italie », Population, 66 (2), p. 401-432.
- [5] Régnier-Loilier A., 2007, Avoir des enfants en France. Désirés et réalités, Ined, Cahier n° 159.
- [6] Pailhé A., Régnier-Loilier A., 2015, « Effet du chômage sur la réalisation des projets de fécondité », Ined, Document de travail, n° 218.
- [7] Toulemon L., Testa M.-R., 2005, « Fécondité envisagée, fécondité réalisée : un lien complexe », Population et Sociétés, n° 415.
- [8] Pailhé A., Solaz A., 2012, « The influence of employment uncertainty on childbearing in France : A tempo or quantum effect ? », Demographic Research, 26 (1), p. 1-40.