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Article de revue

Le casse-tête chinois : urbanisation, mobilité et développement durable

Pages 14 à 16

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1En Chine, la transformation et la multiplication des déplacements depuis les années 1980 ont bouleversé les modes de vie. La croissance économique, l’urbanisation devenue majoritaire, l’évolution du contrôle de l’État sur les déplacements et le vaste programme d’investissement public dans les infrastructures de transport ont contribué à une croissance considérable de la mobilité. La Chine a-t-elle emprunté un chemin tout tracé vers la modernité ? À quel prix social et environnemental ? Que pensent les Chinois de ces bouleversements ?

La nostalgie des modes de vie traditionnels fondés sur la proximité

2Les citadins interrogés (cf. encadré p. 15) se souviennent des modes de vie des années 1950 à 1970 comme étant centrés sur le village ou le quartier. À cette époque, on travaille et on habite au même endroit, au sein d’ « unités ». On vit auprès de sa famille et on connaît très bien ses voisins. On se déplace peu au quotidien. Les modes de déplacements utilisent la traction animale et humaine : charrette à cheval, marche, vélo. Ce dernier est alors considéré comme un symbole majeur de réussite. Certains citadins se souviennent d’ailleurs avec émotion des moments passés à vélo durant leur jeunesse.

3À cette époque, on va rarement très loin. Sauf pour les dignitaires du Parti communiste, les déplacements dits à longue distance sont très occasionnels. Les Chinois interrogés se rappellent l’inconfort de ces peu fréquents déplacements au long cours, réalisés en train. La lenteur des voyages et la suroccupation des wagons s’accompagnent aussi, dans leur mémoire, d’une convivialité certaine (discussions de groupe, partages de repas…) évoquée avec nostalgie. Contrairement à ce qui s’est généralement passé en Occident pendant la même période, les campagnes sont moins délaissées parce que les politiques organisent le déplacement forcé massif d’intellectuels à la campagne au moment de la Révolution culturelle, d’où l’affaiblissement du taux de croissance de la population urbaine pour la période 1966-1970 comme le montre la figure 2.

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Le taux d’urbanisation en Chine et dans le monde

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Le taux d’urbanisation en Chine et dans le monde

© Gérard-François Dumont - Chiffres WUP, 2014.
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Taux annuel moyen d’accroissement de la population urbaine en Chine et dans le monde

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Taux annuel moyen d’accroissement de la population urbaine en Chine et dans le monde

© Gérard-François Dumont - Chiffres WUP, 2014.

Un engouement incontestable pour la mobilité, symbole de modernité

4À partir des années 1980, les déplacements à longue distance s’accroissent fortement, que ce soit en train, en voiture, en bateau ou en avion : de 1950 à 2000, le volume total de voyageurs est multiplié par cinquante ou presque [1]. Dans une course à la vitesse sur le modèle occidental, les autorités chinoises se lancent dans des plans de construction massive d’infrastructures : lignes classiques de chemin de fer dès les années 1950, lignes à grande vitesse et autoroutes à partir des années 1990, aéroports depuis les années 2000. Dans l’imaginaire des citadins chinois interrogés, à partir des années 1980, ce développement était une condition essentielle de l’entrée du pays dans la modernité.

5Les voyages d’affaires et de tourisme sont facilités pour les classes moyennes et supérieures par l’accès aux trains à grande vitesse, aux cars confortables, à la propriété d’une voiture. Mais les déplacements à longue distance changent également la vie des classes populaires. La forte croissance de la population urbaine (figure 1) est d’ailleurs principalement due aux migrations des populations les plus pauvres des campagnes vers les villes [2]. Au niveau national, on estime cette « population flottante » (les « mingong »), à 300 millions de personnes. Venus en ville pour y trouver un travail, ces « immigrés de l’intérieur » font régulièrement de longs trajets en train pour retourner dans leur province d’origine où ils ont laissé leurs parents, leur conjoint, et parfois même leurs enfants.

6La possibilité de se déplacer sur de longues distances est alors considérée comme une ouverture du champ des possibles : opportunité de réussite sociale, espérance de consommation, découverte d’autres cultures, de visions du monde et de façons de vivre. Autant de perspectives d’émancipation.

7À partir des années 1980, les distances à parcourir quotidiennement augmentent également. Au fur et à mesure de la croissance de la taille des villes, la hausse des prix immobiliers rejette une partie des logements en périphérie, alors que les emplois restent concentrés dans les centres urbains. Lieux de vie et lieux de travail se dissocient. Dans ces conditions, les urbains se mettent à recourir de plus en plus à des modes de transport motorisés, même si les modes auxquels ils ont accès dépendent de la position économique et sociale occupée.

8Aujourd’hui les Chinois interrogés critiquent vertement la suroccupation chronique des transports collectifs urbains qui dure depuis des années malgré leur amélioration en termes de vitesse, de confort et de desserte. Cela explique en partie la persistance de l’usage des deux roues et l’engouement pour la voiture, plus confortable malgré les embouteillages. Banale pour ceux qui en possèdent une depuis longtemps, les urbains chinois interrogés disent que la voiture fait encore la fierté des nouveaux acquéreurs et qu’elle reste très convoitée par ceux qui n’en ont pas. De son côté, si le vélo traditionnel est vu depuis plusieurs années comme un mode de déplacement du passé, réservé aux pauvres, les deux-roues électriques de toutes sortes (vélos, scooters, triporteurs…) ou motorisés se développent. En outre, comme en Europe, certains jeunes citadins aisés veulent renouer avec le vélo classique, qu’ils présentent comme un mode de déplacement écologique et un bon moyen de faire de l’exercice. Ils soulignent néanmoins que son utilisation se heurte aux politiques urbaines déficientes en la matière : le vélo n’est pas pris en compte dans l’aménagement des villes et sa pratique devient de plus en plus dangereuse au fur et à mesure que la circulation automobile augmente.

9Toutes ces transformations coïncident depuis les années 1990 avec la numérisation des pratiques de déplacement (technologies sans contact, smartphones, géolocalisation…), qui entraîne un nouveau rapport au temps de déplacement et une nouvelle manière d’organiser ses voyages.

10Les Chinois opposent ainsi volontiers leur mode de vie actuel, très mobile, à celui des années 1950-1970. Ils associent la mobilité aux progrès matériels sur lesquels son développement repose et la rupture de style de vie qu’elle a induit à l’époque contemporaine. En ce sens, l’essor très rapide de la mobilité s’inscrit clairement pour les citadins dans un projet de modernité, entendu comme la valorisation de la nouveauté, du progrès technique et de l’émancipation sociale.

Le modèle occidental en ligne de mire

11Le passage de la voiture à cheval aux modes de transports rapides contemporains a pris moins d’une cinquantaine d’années en Chine quand il a fallu un siècle et demi pour parcourir le même chemin dans les pays occidentaux. Soit l’échelle d’une vie humaine contre celle de plusieurs générations.

12Ce n’est pas un processus inéluctable qui a mis le pays sur les pas de l’Occident, mais bien la convergence entre les aspirations de la population chinoise à plus de liberté de déplacement et l’action volontariste de l’État pour tendre vers un modèle urbain perçu comme moderne et plus efficace pour générer de la croissance économique. Quand, à partir des années 1980, les infrastructures de transport se construisent à vive allure, les citadins s’enthousiasment devant ce qu’ils voient comme un emblème du boom économique du pays. C’est le fruit de la politique dite « de réforme et d’ouverture » lancée à la fin des années 1970 par l’État. Il encourage la mobilité, présentée comme un signe de la modernité. L’objectif est alors de « rattraper » l’Occident. Cela passe notamment par une planification urbaine dirigée par l’État sur le modèle fonctionnaliste de la Charte d’Athènes : de grandes zones monofonctionnelles – zone de résidence, zone commerciale, zone administrative, zone industrielle, zone de bureaux – sont juxtaposées sur des superficies importantes, et sont reliées par des deux fois deux voies ou deux fois trois voies qui suivent une grille orthogonale. Ce modèle urbain est un moyen efficace de fabriquer rapidement des très grandes villes, dans un objectif de maximisation de la croissance économique. Les implications environnementales et sociales de ce modèle ne sont guère questionnées [3]. Cette planification urbaine génère des besoins de déplacement considérables, qui nécessitent des transports motorisés. Elle repose sur le même système socio-technique qu’en Occident : grandes infrastructures liées au développement d’énergies fossiles et de la voiture individuelle.

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L’urbanisation de la Chine : un quartier septentrional de Pékin, au-delà du premier des cinq boulevards circulaires, vu de l’hôtel Jingshi un jour rare sans nuage de pollution : le ciel est entièrement bleu. « Les tours expriment un désir de puissance. »1

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L’urbanisation de la Chine : un quartier septentrional de Pékin, au-delà du premier des cinq boulevards circulaires, vu de l’hôtel Jingshi un jour rare sans nuage de pollution : le ciel est entièrement bleu. « Les tours expriment un désir de puissance. »1

1. Douady, ClémenNoël, « Des villes yin et yang », La jaune et la rouge, avril 2013.
© Gérard-François Dumont, 2013.

Méthode

Dans le cadre de son programme de recherche sur la mobilité, le Forum Vies Mobiles a lancé, en 2015, la recherche « Mobilité en Chine : 50 ans d’accélération vus par les Chinois [1]  » pour comprendre la manière dont l’essor considérable de la mobilité depuis les années 1980 était vécu par les Chinois. Cette recherche, confiée au bureau de conseil et de recherche sur les villes chinoises Sinapolis, s’intéresse au lien entre la mobilité et l’imaginaire de la modernité. Comment les Chinois ont-ils rêvé la mobilité par le passé ? Comment perçoivent-ils les mobilités contemporaines et les récentes évolutions ? À quoi aspirent-ils pour le futur ?
Pour aborder ces questions, Jérémie Descamps - urbaniste et sinologue français, directeur de Sinapolis - met en place une méthodologie originale. Il monte une équipe avec la géographe Zhang Chun, la sociologue Zhou Le, le collectionneur de photographies Thomas Sauvin et le vidéaste Wong Gongxin. Une recherche iconographique permet de constituer une collection de photographies des années 1950 à nos jours considérées comme emblématiques des transformations qu’ont connues les villes, la mobilité du quotidien, les voyages longue distance et les vitesses en Chine. Cette collection est présentée à une cinquantaine de personnes au cours d’entretiens qualitatifs menés dans cinq des huit grandes villes chinoises qui dépassent les 10 millions d’habitants : Pékin, Shanghai, Wuhan, Shenzhen et Chongqing, situées dans différentes régions du pays.
L’ensemble des documents issus de la recherche sont consultables sur le site du Forum Vies Mobiles : www.forumviesmobiles.org

13La Chine n’a pas eu besoin de parcourir toutes les étapes de la modernisation des transports et des télécommunications qu’ont suivies l’Europe et l’Amérique du Nord. Elle a pu suivre les pas de l’Occident plus rapidement et à plus grande échelle, pour le meilleur et pour le pire. Les transformations concernent encore en premier lieu les villes [4], mais l’accès aux différents moyens de transport y reste extrêmement différencié socialement. Le niveau de motorisation global en Chine augmente vite, mais il est aujourd’hui encore bien plus faible qu’en Europe et, a fortiori, qu’en Amérique du Nord, avec environ 100 voitures pour 1 000 habitants en 2015, contre 600 voitures pour 1 000 habitants en France ou 800 aux États-Unis à la même époque [5]. Pourtant, de nombreuses difficultés apparaissent.

14La congestion bien sûr, à l’aune de la taille hors normes des mégapoles chinoises, tant en termes de superficie que de population. En 2010 par exemple, un embouteillage de 100 km de long aux portes de Pékin a duré dix jours, soit le plus long embouteillage répertorié à ce jour [6]. La pollution atmosphérique atteint des niveaux jugés préoccupants par les Chinois et est de plus en plus dénoncée par des associations environnementales locales. Le pays est désormais le premier émetteur de gaz à effet de serre avec près de 30 % des émissions mondiales.

Une modernisation à marche forcée qui interroge les Chinois au plan social et écologique

15Les entretiens font apparaître que le bouleversement rapide des modes de vie et leur réorganisation autour de nouveaux systèmes spatiaux ne sont pas sans susciter de regrets. Les citadins pointent l’accélération de leur rythme de vie entraîné par l’augmentation de la mobilité, et nombre d’entre eux la perçoivent comme épuisante, voire complètement vaine.

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L’immense hall de la gare de Pékin Sud reconstruite et inaugurée en 2008 en vue des Jeux olympiques

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L’immense hall de la gare de Pékin Sud reconstruite et inaugurée en 2008 en vue des Jeux olympiques

Cette gare est notamment le lieu de départ des TGV Pékin Tianjin et Pékin Shanghai
© Gérard-François Dumont, 2013.

16Ils évoquent négativement le cadre dans lequel ils vivent, toujours plus marqué par le bruit, la circulation, la foule et la pollution. Ils parlent de la suroccupation des transports collectifs, de la congestion des routes. Ils aspirent à une meilleure prise en compte de leurs besoins dans la planification des villes et des réseaux de transport. Ils sont préoccupés par les problèmes de pollution locale.

17Certains citadins déplorent aussi le relâchement croissant des relations sociales et familiales que les nouveaux modes de vie mobiles impliquent. On peut noter que la cohabitation entre les migrants et les urbains de plus longue date s’avère difficile. Les premiers ont le sentiment de n’être pas bien intégrés en ville, où ils n’ont d’ailleurs pas accès à tous les emplois et services – du fait du passeport intérieur (hukou), tandis que les seconds reprochent aux nouveaux arrivants de ne pas respecter « les règles de la vie moderne ». Pourtant, quand ils rentrent dans leur lieu de vie d’origine, les migrants se sentent en décalage avec ceux qui y sont restés.

18Les changements sont finalement dépeints comme trop rapides et trop brutaux par de nombreux interviewés.

Quels enjeux pour demain ?

19La vitesse et l’ampleur de l’adoption du système de mobilité occidental et ses effets sur l’environnement font de cette mutation chinoise à marche forcée autre chose qu’un simple rattrapage de l’Occident. Alors que l’Occident essaie, depuis quelques décennies, de sortir de son système de mobilité fondé sur le tout-voiture et le pétrole, la Chine, pendant la même période, semble avoir manqué l’occasion d’inventer un autre système de mobilité plus soutenable, et d’ouvrir la voie d’une transition écologique.

20Le contexte semble avoir changé ces dernières années et la Chine sait qu’elle doit faire face à la question environnementale, dont l’ampleur n’a jamais été aussi prégnante qu’aujourd’hui. Son souhait de se placer en leader des pays qui soutiennent l’accord de Paris signé lors de la COP21 [7] en est emblématique.

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Le TGV chinois développé « à grande vitesse » depuis les décennies 2000 et 2010

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Le TGV chinois développé « à grande vitesse » depuis les décennies 2000 et 2010

© Gérard-François Dumont, 2013.

21Par ailleurs, certains des Chinois interrogés dans l’enquête ne cachent pas aspirer à un nouvel équilibre. Cela implique, selon eux, de limiter la croissance urbaine, de ralentir le rythme des transformations et de repenser le développement en termes économiques mais aussi sociaux et environnementaux.

22L’enquête révèle également la volonté chez certains citadins de voir le rythme de vie ralentir et surtout le souhait de voir pris en compte le point de vue des citoyens dans les politiques de mobilité. Si on observe à l’identique ces sentiments dans les pays occidentaux [8], leur expression prend un sens particulier dans le contexte du régime chinois : on peut y voir une critique voilée des politiques menées à l’échelle locale ou gouvernementale. L’inquiétude croissante des citoyens est-elle susceptible d’infléchir les politiques de mobilité en Chine ?

Notes

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