Introduction
1Depuis quelques décennies, du moins dans certains pays, la régulation du marché est de plus en plus utilisée comme instrument de politique publique. On remarque que « l’expérimentation active de État en matière de politiques libérales vise à maximiser les avantages sociaux des systèmes d’enseignement supérieur nationaux » (Dill et al., 2004, p. 327), ce qui a transformé la nature et les conditions du travail universitaire, ainsi que les relations entre les établissements d’enseignement supérieur et l’État.
2Dans cette atmosphère néo-libérale, une nouvelle philosophie politique s’est développée selon laquelle l’État devrait réduire son activité de prestataire de service, la régulation étatique devrait céder le pas à la régulation par le marché et la concurrence entre les établissements est nécessaire pour garantir que ces derniers deviendront plus réceptifs à la société et qu’ils utiliseront plus efficacement les fonds publics.
3Ce nouveau cadre réglementaire inspiré du marché était censé réduire l’ingérence de l’État dans les affaires des établissements d’enseignement supérieur. Toutefois, ce nouveau modèle rend le pilotage difficile à l’État, vu que les établissements autonomes contraints à la concurrence dans des conditions analogues à celles du marché risquent d’adopter des stratégies visant à favoriser leurs propres intérêts et ne garantissant en rien que leurs objectifs stratégiques coïncideront avec ou convergeront vers le bien public ou les objectifs du gouvernement.
4Des données du système d’enseignement supérieur portugais servent ici à montrer comment, dans des conditions de forte concurrence, les établissements publics et privés peuvent s’écarter de la notion de bien public ou bien ignorer les objectifs du gouvernement, ce qui peut entraîner une ingérence du gouvernement pour contraindre les établissements à se conformer aux objectifs de la politique publique.
L’essor de la régulation par le marché en tant qu’instrument de politique publique et l’évolution des relations entre les établissements d’enseignement supérieur et l’État
5Au cours des deux dernières décennies, les marchés ont assumé un rôle de plus en plus important dans la régulation du secteur public. Cela est en partie dû au fait que certains gouvernements imaginent qu’une concurrence analogue à celle existant sur le marché contraindra les services publics à s’ouvrir davantage aux demandes de leurs « clients ». La concurrence est le nouvel instrument de politique publique qui réveillera les services publics sclérosés et les sortira de leur retraite confortable et de leur torpeur routinière et leur montrera la voie « rapide, aventureuse, insouciante, exaltée, ouverte, informatisée vers le paradis du choix individuel, de l’entreprise autonome et des opportunités soudaines » (Ball, 1998, p. 124). Les gouvernements testent donc de plus en plus l’adoption de mécanismes semblables à ceux du marché comme instruments de régulation publique. En Europe, la Déclaration de Bologne, en «… redéfinissant la nature et le contenu des programmes universitaires, transforme les monopoles publics d’autrefois sur les diplômes universitaires en marchés ouverts à la concurrence internationale… » (Dill et al., 2004, p. 330).
6Le recours efficace à la régulation du marché présente un certain nombre de difficultés. La répartition efficace optimale des biens et des services dans l’ensemble de la société (Leslie et Johnson, 1974) exige que le marché soit parfaitement concurrentiel, ce qui sous-entend un certain nombre de conditions difficiles à remplir. L’efficacité du marché repose sur la prise de décisions économiquement rationnelles par les clients, ce qui nécessite une bonne connaissance des prix et des caractéristiques des biens et des services à acheter, ainsi que des conditions de marché. Toutefois, dans de nombreux cas, les informations utiles ne sont pas disponibles (information incomplète) ou le producteur dispose d’une connaissance nettement plus détaillée que le consommateur (information asymétrique).
7L’absence d’une « information parfaite » est flagrante dans le cas de l’enseignement supérieur, qui réunit les trois caractéristiques suivantes : il s’agit d’un bien d’expérience, d’un achat exceptionnel, et d’un coût de renoncement élevé. L’enseignement supérieur est un bien d’expérience du fait que ses caractères utiles ne peuvent être effectivement évalués qu’au moment de la consommation. Ce n’est qu’en suivant un programme d’études que l’étudiant se fait véritablement une idée (en termes de qualité, de professeurs et d’expérience éducative) de ce qu’il vient d’acheter. Étant un achat exceptionnel (les étudiants, en général, ne s’inscrivent que dans un seul programme d’études), l’étudiant ne peut s’appuyer sur une expérience antérieure tirée d’achats fréquents. Enfin, il est généralement coûteux de changer de cursus ou d’établissement, ce qui signifie que renoncer à un programme d’études n’est peut-être pas une solution aisée. La présence simultanée de ces trois caractéristiques dans le domaine de l’enseignement légitime le fait que le gouvernement prenne des mesures de protection du consommateur, notamment d’information sur l’octroi des licences, l’agrément des établissements, la validation des diplômes, ainsi que sur la qualité des biens et des services fournis (Smith, 2000).
8Dill estime que « les étudiants ne disposent pas d’informations suffisantes sur la qualité des établissements ou des programmes universitaires pour choisir en toute connaissance de cause » (Dill, 1997, p. 180), étant donné que ce dont ils ont besoin c’est une idée des gains futurs qu’ils peuvent attendre d’autres programmes universitaires et non pas «… une appréciation des procédés d’enseignement par des enseignants, ni des jugements subjectifs sur la qualité d’un programme » (ibid.).
Quasi-marchés et clients immatures
9Toutefois, même si les données utiles pour effectuer un choix économique rationnel étaient disponibles, de nombreux étudiants (ou leur famille) ne s’en serviraient pas. L’idée que chaque être humain agisse comme une sorte de robot effectuant ses choix dans la seule optique de maximiser son profit économique est trop simpliste pour être réaliste, ce qui remet en question la théorie des choix rationnels. Pour Vossensteyn et de Jong :
« Parce que les étudiants (potentiels) ne sont pas certains du contenu véritable des programmes études, ni d’obtenir le diplôme, ni de trouver un emploi décent après, la décision d’entreprendre des études supérieures et le choix d’un programme particulier se font dans un brouillard d’incertitude. […] Les phénomènes psychologiques agissent comme une sorte de filtre ou de cadre mental à travers lequel l’étudiant évalue les avantages financiers par rapport à leurs choix d’étude. » (2005)
11Cela soulève ce que Dill appelle le problème de l’étudiant immature, qui est la raison de « la mise en place de quasi-marchés, plutôt que de marchés de consommation, pour diffuser les programmes universitaires » (Dill, 1997, p. 181). Cave et Kogan (1990, p. 183) considèrent qu’un quasi-marché est en place lorsque les biens et les services, au lieu d’être achetés par leurs utilisateurs finaux, sont achetés par un agent (en général, un agent de l’État) pour le compte des clients auxquels ces biens et services sont ensuite directement fournis. Cela crée une situation de quasi-marché sur lequel l’État devient l’acheteur de services offerts par des prestataires indépendants, en concurrence les uns avec les autres sur un marché interne (Le Grand et Barlett, 1993).
12La logique sous-tendant la mise en place des quasi-marchés est que l’État, par l’intermédiaire d’un agent public, est plus à même de protéger les intérêts de consommateurs immatures que ces consommateurs eux-mêmes. L’agent de l’État ayant une meilleure connaissance du produit acheté que les consommateurs, il est mieux à même d’effectuer des choix économiquement rationnels et il dispose d’un pouvoir de négociation nettement supérieur du fait qu’il achète de grandes quantités de produits et de services. Dans ce schéma, l’État n’est plus un prestataire de services d’enseignement supérieur, mais assume le rôle principal et représente les intérêts des consommateurs en passant des contrats avec des établissements en concurrence.
13L’apparition d’un marché de l’enseignement supérieur a coïncidé avec l’autonomisation grandissante des établissements, les producteurs devant être libres de leurs décisions pour exister sur un marché concurrentiel. Ce transfert de la responsabilité de la prise de décision aux producteurs a eu « des répercussions considérables sur la gouvernance et la gestion des établissements » (Dill et al., 2004, p. 340), ainsi que sur les relations entre le gouvernement et les établissements. Les agents de l’État qui effectuent les achats connaissent le dilemme classique du mandant et de l’agent : « Comment le mandant [le gouvernement] peut-il inciter l’agent [l’université] à fonctionner dans le sens souhaité par lui-même, compte tenu des difficultés qu’il y a à contrôler les activités de l’agent ? » (Sappington, 1991, p. 45). C’est pourquoi les gouvernements déploient un nombre croissant de mécanismes de pilotage et de contrôle, tels que les indicateurs de performance et les critères de qualité scientifique.
Pilotage, concurrence et bien public
14C’est là qu’intervient notre problème : les établissements publics d’enseignement supérieur et/ou les établissements privés à but non lucratif agiront-ils toujours pour le bien public, même dans des conditions de concurrence analogues à celles du marché, ou agiront-ils pour protéger leurs intérêts propres ?
15L’essentiel, ou du moins une part importante, du budget des établissements d’enseignement supérieur est financé par des fonds publics, sous prétexte qu’ils œuvrent pour le bien public en produisant des externalités, c’est-à-dire en apportant non seulement des avantages personnels à ceux qui reçoivent un diplôme, mais également des avantages collectifs. Ce sont des organisations sans but lucratif légalement tenues de réinvestir tout excédent dans l’organisation elle-même au lieu de les reverser sous forme de prestations complémentaires à ses membres. Cet état de fait apporte, en principe, à l’État, une certaine garantie que l’organisation ne reniera pas son obligation d’œuvrer pour le bien public.
16Nombre d’établissements privés d’enseignement supérieur du Portugal sont soit des fondations soit des associations coopératives reconnues « d’utilité publique » par l’État, ce qui, associé à leur caractère d’établissements à but non lucratif, leur apporte des avantages fiscaux non négligeables. Même s’ils ne sont pas directement financés par l’État, leur caractère d’établissements à but non lucratif devrait garantir qu’ils œuvrent pour le bien public, ce qui est un élément fondamental de leur mission.
17Dans deux articles extrêmement intéressants, Massy (2004a, 2004b) soutient que « sans intervention extérieure, la façon dont les établissements réagissent actuellement aux marchés et cherchent à réaliser des économies internes a peu de chances de favoriser le bien public » (2004b, p. 28) – un risque encore accru par une concurrence excessive ou des exercices de rigueur budgétaire. Massy (ibid.) soutient qu’en cas de concurrence excessive, ou lorsque l’État réduit les aides publiques, rognant ainsi la marge de dépenses discrétionnaires des établissements, les établissements à but non lucratif se comportent comme des établissements à but lucratif et se détournent de la poursuite du bien public inhérente à leur mission.
18Au Portugal, la demande d’enseignement supérieur a connu une forte croissance dans les années 80 (Correia et al., 2002), créant les conditions nécessaires à l’apparition d’un secteur privé de l’enseignement supérieur qui a absorbé l’excédent de la demande que le secteur public ne pouvait pas satisfaire. Jusqu’à la fin des années 90, la demande a été si nettement supérieure à l’offre disponible que de nombreux étudiants étaient prêts à s’inscrire dans n’importe quel programme ou établissement, quels qu’en fussent la qualité ou les débouchés.
19À l’heure actuelle, on observe une situation de forte concurrence entre les établissements pour attirer les étudiants. Après une période de forte croissance sans parallèle en Europe, le nombre de candidats à l’enseignement supérieur a commencé à décliner régulièrement il y a quelques années, conséquence de la baisse continue du taux de natalité. Les établissements publics sont contraints à la concurrence du fait que leur budget est calculé à l’aide d’une formule de financement fortement dépendante des effectifs. Les établissements privés sont également contraints à la concurrence du fait que leur budget dépend directement des frais de scolarité payés par les étudiants.
20Dans ce contexte, nous allons analyser les tendances de l’évolution du système d’enseignement supérieur portugais pour montrer que les établissements publics comme les établissements privés contraints à la concurrence dans des conditions analogues à celles du marché ont utilisé leur marge de manœuvre pour développer leurs propres stratégie (de survie), lesquelles n’ont pas toujours été en accord avec la poursuite du bien public ou des objectifs gouvernementaux.
Le cas portugais : un réseau d’enseignement supérieur équilibré ou des établissements agissant dans leur intérêt propre ?
Introduction
21Au Portugal, la révolution de 1974 a été suivie d’une période de forte expansion du système d’enseignement supérieur, à la fois public et privé. Sur une période d’une décennie, environ, du milieu des années 80 au milieu des années 90, le gouvernement a poursuivi trois objectifs principaux : augmenter le taux de fréquentation de l’enseignement supérieur, favoriser une distribution plus équitable des établissements d’enseignement supérieur à travers le pays et élargir l’offre de programmes d’études dans des domaines utiles au développement économique du pays.
22En 1988, le gouvernement a décrété que l’accès à l’enseignement supérieur ne serait plus subordonné à l’obtention d’une note minimum aux examens nationaux de fin d’études secondaires et que ces notes serviraient désormais seulement à classer les étudiants dans le système national d’orientation. Un étudiant pourrait entrer dans l’enseignement supérieur même avec un zéro, pourvu qu’il y ait de la place. Cela se traduisit par une augmentation de 75 % du nombre de candidats l’année suivante, en 1989, créant ainsi les conditions exceptionnelles nécessaires au développement du secteur privé.
23Parallèlement, le gouvernement a utilisé le réseau d’établissements publics polytechniques créé par décret-loi (513-T/79) comme outil de diversification du système de formation d’une main-d’œuvre semi-qualifiée, adaptée à l’exécution de tâches plus pratiques et concrètes, par opposition à une main-d’œuvre plus qualifiée, mieux adaptée aux fonctions d’encadrement ou aux activités conceptuelles et probablement déjà produite en surnombre par les universités.
24Le troisième objectif a consisté à favoriser un accès équitable à la fois en augmentant le recrutement au sein des élèves des classes de formation professionnelle de l’enseignement secondaire et en appliquant des mécanismes de préférence régionale pour satisfaire la demande régionale – les établissements polytechniques étaient autorisés à fixer des quotas régionaux en faveur des étudiants originaires de leur zone d’influence.
25Tout au long de cette période d’expansion, il n’y a eu aucune concurrence entre les établissements. La demande d’enseignement supérieur excédait largement l’offre disponible et les mécanismes du marché ne pouvaient jouer aucun rôle régulateur efficace. Le gouvernement était si soucieux de la fréquentation de l’enseignement supérieur qu’il n’éleva aucune objection lorsque le secteur privé étendit son offre dans des domaines situés hors des priorités publiques nationales ni n’exerça le moindre contrôle crédible sur la qualité de l’enseignement fourni.
26Vers le milieu des années 90, un changement radical s’est opéré, dû à la diminution progressive du nombre de candidats à l’enseignement supérieur, résultat de la conjonction d’un certain nombre de facteur, notamment les effets accumulés d’années de faibles taux de natalité et la décision du gouvernement de prêter plus d’attention à la qualité en réinstaurant des notes minimales d’accès à l’enseignement supérieur. Cela a engendré une situation de forte concurrence pour les étudiants, d’abord dans le secteur privé seulement, mais plus récemment également dans le secteur public.
27Dans la partie suivante, l’évolution de l’enseignement supérieur durant la période d’expansion avant l’apparition de toute concurrence est d’abord analysée. La période de baisse de la demande et les effets de la concurrence inter-établissements pour les étudiants sur le comportement de ces établissements sont ensuite examinés. Dans cette deuxième partie, l’attention porte sur les politiques d’offre de nouveaux programmes d’études et de promotion de l’accès à des nouveaux étudiants mises en place par les établissements. Le comportement des sous-secteurs public et privés est ensuite comparé afin de vérifier dans quelle mesure une forte concurrence favorise une attitude convergente de ces deux sous-secteurs aboutissant à un relâchement des efforts de poursuite du bien public, voire à l’ignorance totale de ce dernier.
La période de forte expansion
28L’évolution du système d’enseignement supérieur durant sa période de forte expansion explique en grande partie sa structure actuelle. En l’absence de mécanismes de concurrence et de régulation de l’État, le secteur privé s’est développé en concentrant son offre dans les principales zones urbaines autour de Porto et de Lisbonne, créant une situation de déséquilibre régional dans la répartition de l’offre. Le tableau 1 ci-dessous montre qu’à la fin de l’année 1997/98 (fin de la période d’expansion), les zones de Lisbonne/Setubal et de Porto concentraient près de 83 % des inscrits dans le secteur privé et que le reste du pays en totalisait seulement 17 %. Par contraste, le secteur public comptait près de 50 % de ses effectifs en dehors de ces deux zones de concentration urbaine.
Effectifs de l’enseignement supérieur portugais, 1997/98
Effectifs de l’enseignement supérieur portugais, 1997/98
29Le tableau 2 présente la répartition des effectifs en 1997/98 pour mille habitants par région du territoire (continental seulement). Le secteur privé révèle une répartition régionale déséquilibrée, avec une forte concentration sur la région de Lisbonne (où les deux agglomérations de Lisbonne et de Setubal sont situées), puis sur la région Nord (où Porto est situé), et une offre bien plus limitée dans les autres régions; le secteur universitaire, contrairement au secteur polytechnique, est le principal responsable de ce déséquilibre. Par contraste, le secteur public présente une répartition nettement mieux équilibrée et l’on voit bien le rôle joué par le secteur polytechnique dans l’obtention de ce résultat. La politique gouvernementale consistant à avoir donné au développement du secteur polytechnique public la priorité sur celui du secteur universitaire pendant plus d’une décennie a porté ses fruits en termes d’équilibre de la diversité régionale.
Effectifs de l’enseignement supérieur portugais pour 1 000 habitants, 1997/98
Effectifs de l’enseignement supérieur portugais pour 1 000 habitants, 1997/98
30Si l’on examine les effectifs par matière, un tableau analogue s’esquisse (tableau 3). S’agissant des universités privées, on note une concentration extraordinaire des programmes d’études dans les sciences sociales, le commerce et le droit, qui représentent 65.5 % du total, tandis qu’aucun des autres domaines n’y représente 10 % des programmes disciplinaires. Les universités privées ont concentré leur offre de programmes d’études dans le droit, la gestion et la direction d’entreprise, qui nécessitent peu d’investissements et entraînent peu de frais de fonctionnement, sans s’inquiéter d’une éventuelle saturation du marché du travail. Les établissements polytechniques privés ont concentré leur offre dans les domaines des professions de l’éducation et de la formation des maîtres (35.7 %), de la gestion et de la direction d’entreprise (35.6 %) et de la santé et de la protection sociale (principalement sous la forme d’écoles d’infirmières), ce dernier domaine ne représentant que 9.8 %.
31Les établissements polytechniques publics ont centré leur politique de recrutement sur l’ingénierie (32.4 %), la gestion et la direction d’entreprise (dans le secteur des science sociales) (30.7 %), les professions de l’éducation et la formation des maîtres (14.1 %), la santé et la protection sociale (9 %) et l’agriculture (4.6 %), ce qui correspond grosso modo aux recommandations de la Banque mondiale (Teixeira, Amaral et Rosa, 2003). Le rapport de la Banque mondiale pour 1978 (no 1807-PO) expliquait qu’en matière de création de main-d’œuvre, le Portugal avait besoin de former des techniciens de haut niveau, mais aussi du personnel technique de niveau intermédiaire (des techniciens issus de cycles de formation post-secondaire courts dans l’ingénierie et les technologies de la santé, des cadres moyens et quelque 500 techniciens agricoles par an), tandis que les enseignants des cycles de formation de base devraient faire des études moins longues que celles traditionnellement dispensées par les universités. Le secteur de la santé là aussi se compose d’école d’infirmières.
Effectifs des établissements publics et privés portugais, par discipline, 1997/98
Effectifs des établissements publics et privés portugais, par discipline, 1997/98
32Les universités publiques présentaient une offre diversifiée dans les différentes disciplines et la discipline rassemblant le plus grand nombre d’inscrits ne représentait pas 23 % du total.
33Les universités publiques jouissaient d’une autonomie plus grande et étaient habilitées à créer de nouveaux programmes sanctionnés par un diplôme sans approbation préalable du ministère de l’Éducation. On peut observer que, durant la période d’expansion, les universités publiques, assez bien isolées des exigences du marché, ont résolu leurs problèmes d’individuation et de diversification principalement à partir des connaissances dont elles disposaient. Les établissements polytechniques publics étaient moins autonomes que les universités publiques et ne pouvaient pas lancer de nouveaux programmes d’études sanctionnés par un diplôme sans l’autorisation préalable du ministère. C’est pourquoi ils ont évolué en suivant plus ou moins les objectifs et les buts généraux fixés par le gouvernement.
34D’un autre côté, les frais de scolarité sont la principale source de financement des établissements privés d’enseignement supérieur, qui doivent, en principe, veiller à proposer des programmes attirant suffisamment d’étudiants pour assurer leur survie. Toutefois, durant la période d’expansion, les ressources ne manquaient pas, puisque la demande excédait largement l’offre disponible et la stratégie du secteur privé a davantage consisté à maximiser les profits à court terme qu’à améliorer le produit, ce qui, à long terme, leur aurait assuré de meilleures chances de survie (Teixeira et Amaral, 2001). C’est pourquoi le secteur privé a concentré son offre dans les domaines à faibles coûts d’exploitation et sur des activités peu risquées, sans trop se soucier des besoins du marché du travail. Comme le reconnaissent Teixeira et Amaral, « les établissements privés ont généralement répondu à une forte demande en copiant l’offre publique déjà en place ou en se développant rapidement (mais sans innover) dans des disciplines peu coûteuses » (2001).
La période de rigueur budgétaire
35C’est à partir du milieu des années 90 que le contexte d’évolution de l’enseignement supérieur a commencé à changer radicalement sous les effets combinés du déclin de la natalité et d’un politique d’amélioration de la qualité. Le tableau 4 ci-dessous montre l’évolution des effectifs entre 1997/98 et 2004/05. On voit que le secteur privé universitaire a été sérieusement touché, puisque ses effectifs ont diminué de plus de 26 500 étudiants au cours de cette période de sept ans, soit une baisse de 28.5 %. Le secteur privé polytechnique est resté beaucoup plus stable, puisque les effectifs ont continué d’y augmenter jusqu’en 2002/03, date à partir de laquelle la tendance s’est inversée. Le secteur public a aussi fait preuve de davantage de stabilité et la baisse des effectifs n’y a véritablement commencé qu’en 2003/04.
36L’analyse détaillée des données fait émerger des schémas intéressants. Le tableau 5 ci-dessous montre le déclin des inscriptions nouvelles dans l’enseignement privé universitaire. La baisse totale est de 25.4 %, mais alors que les secteurs des sciences sociales, du commerce et du droit enregistrent une baisse de 35.3 %, dans tous les autres secteurs la baisse n’est que de 10.6 %. La situation dramatique dans laquelle se trouvent à l’heure actuelle de nombreuses universités privées est la conséquence de leur stratégie initiale de concentration de l’offre dans des domaines à faible coût de mise en œuvre dans lesquels les débouchés allaient diminuant. Par exemple, les inscriptions en première année de droit sont passées de 1 705 étudiants en 1997/98 à seulement 674 en 2004/05, soit une baisse de 60.5 %.
Effectifs de l’enseignement supérieur portugais, période de rigueur budgétaire, 1997/98-2004/05
Effectifs de l’enseignement supérieur portugais, période de rigueur budgétaire, 1997/98-2004/05
Inscriptions en première année dans le secteur universitaire privé portugais, 1997/98-2004/05
Inscriptions en première année dans le secteur universitaire privé portugais, 1997/98-2004/05
37Nous avons déjà noté que le secteur polytechnique privé avait connu une plus grande stabilité que le secteur universitaire privé. Le nombre des inscriptions en première année y est passé d’un total de 8 875 en 1997/98 à un maximum de 10 669 en 2001/02, avant de retomber à 8 453 en 2004/05, soit une baisse de seulement 4.8 % par rapport à 1997/98. Le tableau 6 ci-après explique ce comportement apparemment anormal.
38Une baisse des effectifs a également été enregistrée dans les deux grands secteurs traditionnels : l’éducation (de 36.9 % à 24.4 %) et les sciences sociales, le commerce et le droit (de 31.6 % à 14.0 %), tandis que le secteur de la santé et de la protection sociale a connu une hausse spectaculaire (de 13.7 % à 52.1 %).
39L’augmentation des inscriptions dans le secteur de la santé et de la protection sociale est due au transfert de la tutelle des écoles d’infirmière et des écoles de technicien sanitaire du ministère de la Santé au ministère de l’Éducation, ce qui a entraîné la création d’un nouveau secteur attirant beaucoup d’étudiants. Les établissements de ce secteur se comportent de manière fortement isomorphique : dès qu’un établissement lance un nouveau programme qui attire des étudiants, de nombreux autres établissements, dans une sorte de ruée vers l’or à la mode de l’ouest américain, sautent sur cette occasion d’éviter la banqueroute à brève échéance et offrent le nouveau programme sans se soucier de renforcer leur équipe pédagogique, de moderniser leurs installations ou de renouveler leur fond de bibliothèque. Il y a eu la « course au management », puis la « course à l’environnement » et plus récemment la « course à la santé ».
40Les universités privées ont également essayé de s’emparer d’une part du marché prometteur de la santé en se débarrassant de leur traditionnelle timidité face aux risques pour offrir des nouveaux programmes de médecine. Toutefois, le secteur de la médecine est strictement réglementé et bien que les universités privées aient proposé huit programmes à ce jour, aucun n’a encore été autorisé.
Évolution des inscriptions en première année dans le secteur polytechnique privé portugais (% par domaine), 1997/98-2004/05
Évolution des inscriptions en première année dans le secteur polytechnique privé portugais (% par domaine), 1997/98-2004/05
41Dans le secteur public, le phénomène n’est pas encore aussi net, une des raisons à cela étant que la tendance à la baisse des effectifs y est plus récente. Toutefois, on peut invoquer les cas du secteur de la santé dans les établissements polytechniques ou du secteur de l’architecture dans les universités, deux secteurs qui ont enregistré une hausse des effectifs en première année entre 1997/98 et 2004/05, passés respectivement de 2 543 à 5 680 (santé) et de 1 864 à 2 458 (architecture) au cours de la période considérée.
42Le domaine des études environnementales constitue un exemple intéressant pour illustrer le fonctionnement du système, car ce domaine était encore considéré il n’y a pas si longtemps comme prometteur. Quand cette « nouvelle branche » a été découverte, le nombre des programmes d’études et des inscriptions a augmenté jusqu’à saturation du marché du travail et sa capacité d’attraction a alors commencé à faiblir (tableau 7).
Inscriptions en première année d’études environnementales au Portugal, 1997/98-2004/05
Inscriptions en première année d’études environnementales au Portugal, 1997/98-2004/05
Conclusion
43Il existe une croyance répandue selon laquelle le marché favorise plus efficacement que l’État la diversification des systèmes d’enseignement supérieur, tout à la fois au niveau des types d’établissements, de programmes et d’activités. Geiger formule l’hypothèse que « lorsque les ressources sont rares, le marché présente une force d’individuation des établissements d’enseignement supérieur et de leurs fonctions bien plus puissante que celle exercée par une politique et un contrôle centralisés » (1996, p. 200).
44Geiger considère qu’en période de prospérité, certaines formes de coordination prévaudront, conduisant à une dérive universitaire dans la mesure où les efforts déployés par les établissements pour valoriser leur statut débouchent sur une imitation des plus prestigieux d’entre eux. Lorsque les ressources sont rares, la lutte pour la survie est coordonnée par le marché et les établissements se diversifieront en quête de niches commerciales et d’une nouvelle clientèle. Comme le dit Geiger : « Quand les établissements ne peuvent plus faire ce qu’ils veulent, ils font ce qu’ils doivent. »
45Au Portugal, durant la période d’expansion rapide, la faible régulation de l’État et l’absence de concurrence ont permis au secteur privé de se développer dans des directions opposées aux objectifs de la politique publique et même contraires aux intérêts de survie à long terme de ses propres établissements. Durant la période de restrictions budgétaires, la forte concurrence pour les étudiants a contraint les établissements privés à renoncer à leur stratégie d’offres peu coûteuses/peu risquées et à s’aventurer dans des secteurs qui attireraient des étudiants. Toutefois, les établissements paraissent toujours poursuivre des stratégies de survie à court terme plutôt que des stratégies à long terme ou viser les objectifs fixés par le gouvernement. Ils sautent sur les occasions nouvelles qui se présentent et les exploitent jusqu’à ce que le marché du travail envoie des signaux clairs de saturation et que les étudiants s’en désintéressent; en cela les établissements privés et publics se comportent de manière similaire.
Bibliographie
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Mise en ligne 01/08/2008