Notes
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NdT : depuis la rédaction de cet article, M. Heydar Aliev a été remplacé à la tête de l’Azerbaïdjan par son fils Ilham, et est décédé le 12 décembre 2003.
Introduction
1La corruption est à tous points de vue une question à l’échelle mondiale : en particulier, elle est l’un des grands problèmes qui affectent les perspectives des pays en développement et en transition. Dans ce groupe d’États, ceux de l’ex-Union soviétique sont considérés par un ancien économiste en chef de la Banque mondiale comme codétenteurs de la palme mondiale de la corruption (Stiglitz, 2002 : 148). Pour l’organisation Transparency International qui classe 102 pays dans l’ordre croissant de la prévalence de la corruption, l’Azerbaïdjan porte le numéro 95 et la Russie le numéro 71 ( The Economist, 2003). Dans ces pays, l’enseignement supérieur souffre du climat général de corruption, mais les processus de la corruption et l’impact de celle-ci sur ce secteur sont, nous semble-t-il, originaux et peu étudiés.
2Cet article présente quelques conclusions sur la corruption dans l’enseignement supérieur en Russie et en Azerbaïdjan sur la base des travaux menés par les auteurs sur le terrain en 2001 et 2002. Il est clairement entendu dans ces pays que la corruption est endémique dans toute la société : l’habitude du troc qui prévalait à l’ère du communisme s’est transformé en une corruption généralisée et souvent institutionnalisée. Dans les universités russes, il se dit que la majorité des étudiants obtient désormais son diplôme, peu ou prou, par la corruption (Smolentseva, 2002). Mais si l’existence de la corruption dans l’enseignement supérieur est largement reconnue, on a peu de détails sur les processus mis en jeu. Nous examinerons le mode opératoire concret de la corruption dans l’enseignement supérieur des pays que nous avons choisis, les modalités de son apparition et enfin certaines de ses répercussions.
3Si nous nous intéressons particulièrement dans la présente contribution à l’ex-Union soviétique, le problème de la corruption est, avons-nous pu noter, mondial. Le coût direct et indirect de la corruption a récemment été estimé par l’Union africaine à quelque 25 % de son PIB ( The Economist, 2002). En Europe, l’étendue de la corruption dans les pays d’Europe centrale et orientale faisant partie de la première vague des adhérents à l’UE de 2004 est considérée comme sérieusement problématique pour la réussite de leur intégration communautaire ( Financial Times, 2002 ). En réponse à ce problème apparemment grandissant, l’OCDE a établi une convention anticorruption en vertu de laquelle les pays membres sont priés de traduire dans la législation nationale le caractère illicite de la corruption étrangère ( Financial Times, 2003).
Quelques approches théoriques de la corruption
4La base théorique de l’étude de la corruption est réduite, bien que l’ampleur de ce problème dans l’ex-Union soviétique ait éveillé l’intérêt de quelques universitaires de cette région. Sa définition même, pour commencer, pose des problèmes. Palmier ( 1983) en a proposé une simple : « usage d’une fonction publique au profit d’intérêts privés » (p. 207). La corruption s’entend aussi comme « un terme générique qui désigne une palette de pratiques telles que la corruption active, le clientélisme, le népotisme, le détournement de fonds… alors que ces termes sont employés pour dénoter des types particuliers de transactions contribuant collectivement à la diffusion de la corruption dans un système social, le mot “corruption” connote un attribut du système lui-même » (Ledeneva et al., 2000).
5Du point de vue russe, ces auteurs proposent que pour être considérées comme corrompues, les transactions entre agents et clients doivent impliquer la collusion d’un agent de l’État. Dans cette optique, la corruption engage trois acteurs plutôt que deux, le troisième étant l’État. Les transactions sont corrompues lorsqu’un agent s’écarte des règles applicables à sa conduite dans sa capacité de représentant de l’État (Ledeneva et al., 2000). Hallak et Poisson ( 2002) présentent une approche globalement similaire. A l’aune de ces définitions, la corruption active (par exemple) pratiquée entièrement dans le secteur privé serait classée, a priori, comme une pratique simplement non souhaitable, ou passible du pénal, plutôt que comme une technique de corruption.
6Ces définitions strictes ne recueilleraient probablement pas l’assentiment de l’auteur d’un récent article sur la corruption dans l’enseignement, qui propose de l’identifier en référence à des critères tels que l’« égalité des chances d’accès à l’éducation » et l’« équité de la diffusion des programmes et des supports » (Heyneman, 2002). Cette approche fixe un seuil si élevé qu’on pourrait s’attendre à ce que tout système éducatif ou presque soit considéré, à un degré ou un autre, comme corrompu. Heyneman, nous semble-t-il, confond les questions d’équité et de justice avec la question de la corruption : pour nous, un système éducatif peut être inéquitable et non corrompu. De notre point de vue, l’analyse ne peut que souffrir d’un tel élargissement de la définition de la corruption aux décisions de structures ou de ressources formulées en application de processus formels, même si ces décisions mènent à des résultats que certains observateurs peuvent juger fâcheux.
7De manière similaire, nous sommes dubitatifs face à l’existence supposée d’un continuum comportemental allant de l’« honnêteté » à la « corruption ». Un tel continuum suppose une « zone floue », dont une récente conférence sur la corruption dans l’enseignement a donné un exemple en citant les pratiques de certaines universités américaines, qui admettent de préférence des enfants d’anciens élèves (Hallak et Poisson, 2002). Cet exemple ne fait qu’alimenter nos doutes vis-à-vis de la notion de « continuum » : si elle peut sembler constituer un moyen regrettable de gestion des admissions universitaires, une politique institutionnelle établie, a priori adoptée pour que l’institution dans son ensemble en tire d’une certaine manière parti, ne peut, nous semble-t-il, être classifiée comme de la corruption.
8Foster établit une distinction utile entre la « petite » corruption ( sleaze) qui ne met pas l’État en danger et peut être prise en charge par le processus politique, et la corruption systémique ou institutionnelle sérieuse qui sape « la santé d’une société, en la rendant si évidemment atteinte que la politique ordinaire n’y peut rien » (Foster, 2001). Il suit en cela l’argument de Ledeneva et al. qui font le distinguo entre les actes d’individus corrompus et un système qui est lui-même corrompu.
9Dans quelle catégorie – petite corruption ou corruption systémique – devrions-nous placer la corruption dans l’enseignement supérieur ? Plutôt la première, considérant que des enseignants du supérieur qui empochent de petites sommes en échange de l’octroi de notes plus élevées aux examens auront bien du mal à mettre un pays à genoux ? Nous sommes d’avis d’opter pour cette classification lorsqu’on découvre un cas isolé de corruption dans un climat général de probité et que des mesures disciplinaires concrètes ont été prises une fois l’affaire révélée. Dans les cas que nous étudions dans ces pages, néanmoins, la corruption universitaire est une facette particulière d’une corruption systémique qui s’intègre dans une culture plus large de la corruption.
Les questions qui se posent à la recherche sur la corruption dans l’enseignement supérieur
10La conduite de recherches sur la corruption dans l’enseignement supérieur n’est en principe pas différente de nombreuses autres sortes de recherches qualitatives. Comme le chercheur est habituellement dans l’incapacité d’observer le processus en train de se produire, il dépend largement des déclarations que lui font des informateurs, et la documentation ou autres données dont il dispose à l’appui de ces dires sont réduites ou inexistantes. Il doit donc les soumettre à un examen critique et chercher à les recouper, autant que possible, avec d’autres sources. Du point de vue de la méthodologie de recherche, le débat reste encore ouvert de savoir si l’étroitesse relative des données de notre étude rend nos conclusions moins certaines que celles de recherches dont les données semblent plus assises ou complètes (Atkinson et Hammersley, 1998).
11Parmi les problèmes auxquels se heurte la collecte de données dans ce type de recherche figurent les tentatives des informateurs, pour différents motifs, de fourvoyer délibérément le chercheur ; les tentatives des informateurs de le fourvoyer par mégarde en raison d’une mauvaise compréhension de la question ou de la nature de la situation étudiée ; ou le caractère non représentatif de la population en question. Nous avons tenté de nous prémunir contre ces écueils dans nos travaux, et pensons avoir réussi. Nos informateurs faisaient clairement la distinction entre les pratiques de corruption et les autres pratiques, et estimaient que ceux qui pratiquent la corruption la faisaient tout aussi clairement.
12Nous avons corroboré nos conclusions par des rapports de corruption fournis par des individus des pays concernés qui ne sont pas eux-mêmes impliqués dans la corruption, mais sont bien placés pour savoir ce qui se passe.
13A la différence de certaines autres études qualitatives, notre étude pourrait être reproduite par d’autres chercheurs sans difficultés particulières. Nous pensons que tout échantillon largement représentatif établi dans nos domaines d’enquête fournirait des résultats similaires. Nous considérons par conséquent que nos conclusions sont à la fois valides et fiables.
14Il convient de faire remarquer un autre problème qui touche les travaux menés dans ce domaine. D’après notre expérience, dans notre région d’étude, les enquêtes les plus soigneusement formulées visant à interroger des enseignants ou du personnel des universités sur l’existence de la corruption dans leur institution peuvent être prises comme une insulte personnelle. Ceci limite naturellement le champ du recueil des données. Néanmoins, les étudiants et les ex-employés d’universités ne présentent en général pas de difficultés pour parler de cette question.
Quelques considérations générales sur la corruption dans l’enseignement supérieur
15La corruption dans l’enseignement supérieur présente quelques caractéristiques inhabituelles. Dans de nombreux autres domaines où elle existe, il est de l’intérêt des deux parties d’empêcher la publicité du dispositif malhonnête. Si par exemple le caractère malhonnête de l’octroi d’un contrat était rendu public, les adjudicataires déboutés pourraient remettre en question le résultat. Aussi fréquent que puisse être le soupçon de corruption, on ne peut souvent pas faire grand chose en l’absence de preuves. De même, les deux parties des transactions malhonnêtes visant à procurer des coupe-files (pour obtenir par exemple un accès privilégié à un logement social) s’efforcent en temps normal de rester discrètes pour éviter toute plainte de la part des demandeurs floués. En outre, les corrupteurs ont intérêt au secret pour éviter une inflation concurrentielle qui accroîtrait le niveau du pot-de-vin à donner pour parvenir à ses fins.
16Dans nos études de cas, la normalisation de la corruption dans l’enseignement supérieur ôte toute possibilité de secret. Les pots-de-vin sont versés essentiellement sous la forme de frais– parfois dénommés localement « frais informels » – car la majorité de la population concernée, pensons-nous, doit les payer, et que leur montant est assez largement prédéfini. Cela donne à la corruption que nous avons étudiée dans l’enseignement supérieur un caractère spécifique semi-public. Nous n’en estimons pas moins que ce processus reste de la corruption, car il demeure un moyen d’obtenir le diplôme universitaire en question sans faire la preuve de l’atteinte du niveau correspondant. Si les payeurs des « frais informels » courent effectivement le risque d’un échec du point de vue strictement universitaire, la dénomination de corruption est correcte.
17Les diplômes de l’enseignement supérieur sont souvent considérés comme des biens positionnels, c’est-à-dire que leur valeur se mesure au niveau de réalisation universitaire d’un individu qu’ils démontrent par rapport à autrui et que valide l’institution qui le décerne. (A l’évidence, ils démontrent aussi un niveau absolu de réalisation.) Dans la plupart des pays, l’État lui-même est directement ou indirectement impliqué dans ce processus de validation et ajoute ainsi son autorité à celle de l’établissement d’enseignement. Sans cette validation et sans l’acceptation générale du processus, les diplômes perdraient leur valeur positionnelle. La corruption en particulier sape cette valeur positionnelle car un corrupteur riche peut instantanément améliorer sa position relative. On pourrait donc raisonnablement formuler l’hypothèse qu’une fois rendu public le fait qu’un établissement donné a laissé des trafics d’influence fausser les remises de diplômes, ces derniers perdraient une grande part de leur valeur (ou à tout le moins seraient rabaissés au rang des diplômes par correspondance décernés par des « usines à diplômes »), les acheteurs potentiels ne s’y intéresseraient plus et le processus cesserait de lui-même.
18Mais ce phénomène ne se produit pas dans nos pays d’étude, ni dans d’autres pays où sévit la corruption universitaire. L’existence de la corruption dans l’enseignement supérieur est bien connue, à l’intérieur et à l’extérieur du pays, des étudiants locaux individuels et des grandes organisations internationales. Cela n’empêche pas la corruption de prospérer, même si ce qui fait l’objet des achats est largement considéré, tant dans le pays qu’à l’étranger, comme plutôt dépourvu de valeur.
19Nous pensons que deux facteurs, liés tous deux au rôle de l’État, expliquent cette contradiction apparente. Premièrement, si, en dépit des indications contraires, l’État continue de se faire le héraut de l’intégrité universitaire des établissements corrompus, comme c’est le cas en Russie (Filippov, 2001) et en Azerbaïdjan (Mustafayev, 2002), la population tend, dans une société où les organes étatiques sont dominants et où la société civile et les valeurs démocratiques sont faibles, à se ranger à la position de l’État (Schopflin, 2000, p. 173). En ex-Union soviétique, peu de personnes ayant une expérience de l’enseignement supérieur et la férule étatique autoritaire ayant des siècles d’existence, on constate une tendance à l’acceptation des positions officielles concernant, par exemple, les normes universitaires (ce qui ne veut pas dire que la majorité fasse confiance à l’État comme protecteur de ses intérêts).
20En second lieu, l’État– dans des pays tels que l’Azerbaïdjan, mais un peu moins désormais en Russie – est sous ses différents avatars (de nombreuses entreprises apparemment privées étant en fait contrôlées par l’État) le principal employeur des diplômés (Bulgakova, 2003). Pour la plupart des étudiants d’États tels que l’Azerbaïdjan, il en résulte que l’instance décernant les diplômes et l’employeur futur sont essentiellement identiques. Mais par ailleurs il se dit que les employeurs privés ne considèrent pas les diplômes universitaires comme des indicateurs sérieux de niveau, et qu’ils mettent en place leurs propres tests. Il sera intéressant de voir si l’influence grandissante du secteur privé en tant qu’employeur principal des diplômés de Russie a un impact sur la corruption universitaire.
Notes introductives sur l’enseignement supérieur en Russie eten Azerbaïdjan
21Quelques mots sur le contexte général de l’Azerbaïdjan pourront être utiles. A l’opposé de la Russie, dont la population atteint 150 millions d’individus, l’Azerbaïdjan est une petite nation de huit millions d’habitants située dans la région du Caucase au bord de la mer Caspienne. Elle s’est déclarée indépendante de l’Union soviétique en 1991, et est depuis lors présidée par Heydar Aliev [*]. En dépit de l’existence d’un corps législatif et d’un exécutif dirigé par un Conseil des ministres, toutes les grandes décisions sont prises par le Président et son Apparat. Le Président est entouré d’un évident culte de la personnalité.
22Le système azéri d’enseignement supérieur est hautement inefficace. Sa structure n’a pratiquement pas changé depuis l’ère soviétique. De nombreux établissements se spécialisent par secteur d’activité ou par métier, et certains d’entre eux sont placés sous l’autorité du ministère du secteur concerné. Les établissements eux-mêmes sont éclatés en petites kafedri (chaires) regroupées en facultés. Traditionnellement, l’administration centrale des établissements est faible.
23Depuis la dissolution de l’Union soviétique fin 1991, le système russe d’enseignement supérieur a connu une expansion considérable : le nombre d’établissements a plus que doublé et atteignait 884 unités en 2001 ( Vuzovskie Viesti, 2002). Le nombre d’étudiants a aussi doublé. Aujourd’hui, 52 % environ des étudiants inscrits dans les établissements publics d’enseignement supérieur paient des frais de scolarité. Parallèlement à l’expansion du dispositif public d’enseignement supérieur, de nombreuses universités privées ont aussi été créées. Néanmoins, comme en Azerbaïdjan, les structures universitaires internes traditionnelles, en chaires et facultés, ont été préservées.
La base de la corruption dans l’enseignement supérieur en Russie et en Azerbaïdjan
24Cet article détaille quelques études de cas sur la corruption universitaire en Russie et en Azerbaïdjan. Notre étude porte sur la forme de corruption la plus répandue, à savoir les pots-de-vin. Une question plus vaste, qui dépasse le cadre de notre analyse, consiste à se demander s’il existe des causes culturelles sous-jacentes expliquant pourquoi les facteurs spécifiques que nous isolons dans ces lignes ont si promptement provoqué une corruption généralisée.
25Selon différentes sources, les citoyens russes versent jusqu’à 520 millions d’USD de pots-de-vin pour obtenir des places dans des établissements d’enseignement supérieur (Kostikov, 2002). Ces sommes font partie de l’« économie parallèle » de l’enseignement supérieur, qui a été estimée à 5 milliards d’USD annuels (une estimation qui semble élevée), en majorité sous la forme de frais parfaitement légaux de scolarité privée ou de préparation à l’entrée dans le supérieur (Milkus, 2002). Nous abordons plus loin les possibles motivations de telles dépenses. Pour mettre ces chiffres en perspective, il faut les comparer au budget 2002 total de l’éducation en Russie, qui était d’environ 2.5 milliards d’USD (Sergeev, 2002). Pourtant, à part de brèves mentions dans la presse et dans des publications sur l’enseignement, le processus effectif de corruption de l’enseignement supérieur bénéficie en Russie d’une faible attention.
26Nous commencerons par l’analyse de différentes causes de la corruption et nous demanderons pourquoi elle semble avoir empiré durant les années 90. A notre avis, ces facteurs s’appliquent aux autres états de l’ex-Union soviétique.
27De faibles salaires. Il ne fait pas de doute que la faiblesse des salaires et les retards constants de paiement de ces derniers ont sinistré le moral du corps enseignant et semé les germes de la corruption active. Depuis le début des années 90, les salaires des enseignants du supérieur en Russie ont fortement chuté, et atteignent 70 % de ceux qui ont des postes comparables dans l’industrie (Chapman, 2001, p. 50). En Azerbaïdjan, les ressources à consacrer à l’enseignement supérieur ont, de la même manière, beaucoup baissé : les salaires ont subi une forte érosion du fait de l’inflation et les bâtiments et installations sont délabrés. Le moral est à l’avenant (Banque mondiale, 1999).
28En Russie, on entend en effet les gens dire qu’il est impossible de vivre honnêtement d’un tel salaire – ce qui pousse les enseignants à demander et accepter des pots-de-vin. Les pratiques de corruption se justifient par cet argument, avancé non seulement par les enseignants, mais aussi par les étudiants. Dans l’enseignement supérieur, nombreux sont ceux qui la considèrent comme de la « corruption forcée » dès lors que ceux qui versent des pots-de-vin et ceux qui les acceptent sont contraints de s’adonner à la corruption active parce que la vie, affirment-ils, serait impossible si l’on respectait les règles. Ainsi, si l’on accepte une logique quelque peu chancelante, la corruption active dans l’enseignement supérieur russe en vient à être considérée comme « parallèle » mais moralement justifiée. A l’opposé, en Azerbaïdjan, la corruption ne semble pas avoir de base morale : les étudiants se considèrent comme des victimes directes de manœuvres d’extorsion.
29De piètres perspectives de retraite. Les perspectives financières de la retraite des enseignants sont incertaines, ce qui préoccupe ceux qui s’en approchent. Une enquête récente indique que moins de 1 % des Russes estiment que leur niveau actuel de retraite suffit pour survivre (Statfakt, 2002). Ces piètres perspectives de retraite sont par conséquent considérées par certains comme une justification des économies que peuvent permettre de constituer les pots-de-vin. En outre, ces professeurs plus âgés sont les mieux placés pour extirper le maximum des étudiants.
30Le poids du système d’enseignement supérieur de type soviétique. Le système d’enseignement supérieur en vigueur en Russie et en Azerbaïdjan crée de multiples occasions de corruption, notamment en raison de l’usage d’examens d’entrée oraux et de la fréquence des examens oraux tout au long du cursus estudiantin. La forte concurrence qui marque les places « gratuites » à l’université, accordées en fonction des résultats universitaires, encourage les demandeurs et leurs parents à s’assurer les services de répétiteurs privés : 30 % environ des bacheliers russes y ont recours (Bondarev, 2002). Cette habitude peut glisser vers la corruption active car les répétiteurs les plus recherchés sont ceux qui travaillent dans les établissements d’enseignement supérieur où les bacheliers aspirent à entrer, ou (mieux encore) ceux qui siègent dans les jurys d’admission. Depuis 2001, cependant, le ministère fédéral russe de l’Éducation a réformé les procédures d’admission à l’Université dans le but de supprimer les examens d’entrée individuels. Une démarche similaire est prévue en Azerbaïdjan. Il sera intéressant de suivre l’efficacité de ces évolutions : Smolentseva ( 2002), par exemple, émet des doutes.
31Un substitut aux fonds publics. Entre 1992 et 1998, le PIB réel de la Russie a régressé annuellement de 5.8 %, et les dépenses consacrées à l’enseignement supérieur se sont effondrées de 19.6 % chaque année (Kniazev, 2002, p. 111). En Azerbaïdjan, les dépenses publiques d’éducation de l’année 1997 ont représenté 34 % de celles de 1992 (Banque mondiale, 1999). Dans des situations financières aussi difficiles, le gouvernement fédéral russe a exigé que les fonds de l’État servent à couvrir les seuls postes financiers « protégés », c’est-à-dire les salaires des enseignants et les bourses des étudiants. Par voie de conséquence, il n’a rien attribué aux établissements au titre des frais d’entretien, des dépenses d’eau, de gaz et d’électricité, et des supports éducatifs. Ce manque de financement pour les besoins les plus élémentaires a conduit certains universitaires à demander de l’argent aux étudiants pour pourvoir aux besoins de base de l’établissement. Il s’agit peut-être là d’un exemple de véritables « frais informels », plutôt que de corruption, mais son côté non réglementé a pour corollaire l’impossibilité de certifier l’absence de corruption.
32Un état d’esprit. La corruption n’a pas pour seules causes des facteurs financiers et structurels des systèmes d’enseignement supérieur des anciennes républiques soviétiques : elle est aussi liée à la mentalitet de la période soviétique. Le blat (piston) de la période soviétique a appris aux citoyens soviétiques à protéger leur réseau de proches et d’amis, à ne pas prendre de responsabilités personnelles, et à se reposer sur le gouvernement ou à incriminer ce dernier. A l’époque soviétique, l’enseignement supérieur était l’apanage du gouvernement central, octroyé par une autorité supérieure. Le personnel universitaire et les étudiants avaient très peu de droits, et aucun sentiment de « propriété ». Partant de là, la « débrouille » est devenue une fin en soi. Elle prévaut encore largement en Russie et en Azerbaïdjan (on rencontre naturellement des exceptions), où les ministères et leurs agences prescrivent encore de façon fort détaillée ce que les universités doivent enseigner. Cet état de fait limite la liberté de pensée et d’action, et dissuade la responsabilité et l’initiative personnelles. Nous expliciterons plus loin l’aide que la notion de capital social apporte à l’analyse de cette situation.
Attitudes à l’égard de la corruption en Russie et en Azerbaïdjan
33Certains de nos informateurs d’Azerbaïdjan pensent, ou peut-être espèrent, vivre une période de transition, et voir le pays progresser sur la voie d’une normalisation et d’un recul de la corruption. L’un d’entre eux estime que le problème de la corruption résultait du « déficit de valeurs » du post-communisme lié au fait que rien de substantiel n’avait remplacé l’idéologie dominante. Nos informateurs se sont montrés amers et malheureux d’être, selon eux, contraints de recourir à la corruption active.
34Il semblerait qu’au moins certains membres plus jeunes du personnel enseignant universitaire ne demandent pas de pots-de-vin ; ce seraient des enseignants plus âgés, ayant perdu leurs privilèges et le niveau de vie de l’ère soviétique, qui chercheraient à presser le plus le fruit du trafic d’influence. Leur statut d’anciens leur octroie par ailleurs la meilleure position pour se comporter ainsi : il s’agit là de l’argument « retraite » dont nous avons parlé plus haut. Il reste à voir si les enseignants plus jeunes garderont leur intégrité au fil du temps.
35La corruption dans les universités azéries est presque omniprésente : l’un de nos informateurs a fait la remarque ironique qu’il serait anormal qu’un étudiant ne s’y livre pas à un moment ou un autre de ses études. Le processus qui prévaut est le suivant : les étudiants de l’année précédente transmettent à la classe suivante des renseignements sur les tarifs en vigueur des pots-de-vin à verser pour réussir aux examens, ventilés par matière, note et enseignant. Les tarifs des facultés les plus prestigieuses (de droit par exemple) sont plus élevés. On nous a cité des tarifs allant de 10 à 100 USD par examen, ce qui fait grimper l’obtention d’un premier diplôme à plusieurs milliers de dollars. A titre de comparaison, en 2001, le salaire mensuel d’un professeur confirmé était apparemment d’une centaine de dollars, et celui des autres personnels universitaires de peut-être 60 USD. La plupart d’entre eux complètent leur revenu, outre les pots-de-vin, par un deuxième ou un troisième emploi à l’intérieur ou à l’extérieur du monde de l’enseignement.
36En Russie, nos interviewés ont aussi parlé de la corruption avec dédain, mais ont en même temps exprimé l’opinion que, dans la situation présente, les pratiques de corruption dans l’enseignement supérieur étaient inévitables. Ceci corrobore les résultats d’une enquête plus détaillée sur les attitudes des citoyens russes (dont des étudiants d’universités moscovites) à l’égard de la corruption menée par Spiridonov ( 2000). L’enquête conclut que la corruption active n’est pas considérée « d’emblée » comme « un mal social », mais comme « la résultante d’une activité couronnée de réussite mais légèrement douteuse ». Le destinataire du pot-de-vin est vu comme un personnage quelque peu négatif mais, néanmoins, comme « un élément absolument normal du quotidien » (pp. 244/245).
37Lorsqu’on leur demande quels sont les plus grands problèmes qu’ils rencontrent, les enseignants et étudiants russes citent normalement la faiblesse des salaires, la faiblesse des bourses ou la prévalence de la criminalité, mais mentionnent rarement la corruption active et passive. Ce n’est peut-être pas surprenant dans la mesure où l’enquête indique que la moitié des Russes voient la corruption active comme une nécessité de la vie qu’il faut bien tolérer. Les citoyens russes expriment ouvertement leurs craintes vis-à-vis de la corruption « à haut niveau », tout en faisant fi du blat routinier et des pratiques de « troc ».
38En Russie, nous décrivons trois cas de corruption dans trois universités russes différentes. L’université « A » est une grande université « classique » (c’est-à-dire un établissement d’enseignement des lettres et des sciences comportant plusieurs facultés) de l’une des régions centrales du pays. L’université « B » est une grande université de création relativement récente, implantée dans une grande ville et pourvoyant à l’enseignement des sciences humaines et des lettres. L’université « C » est un institut de taille moyenne d’une grande ville où sont enseignées les sciences humaines, dont la gestion et le droit. En Azerbaïdjan, les discussions ont eu lieu avec un groupe d’étudiants issus des trois plus grandes universités de la capitale Bakou.
39Les exemples de corruption sont très divers ; nous présentons ici ceux qui nous semblent les plus courants. Les citoyens (dans notre cas des étudiants de niveau universitaire) sont-ils, selon les catégories de Miller, des « victimes », « la source de la corruption » ou des « complices » ? (Miller et al., 2000). Les étudiants sont-ils mis sous pression par des enseignants qui abusent de leur position, ou proposent-ils spontanément des pots-de-vin ? Les étudiants sont-ils heureux de payer et les enseignants d’accepter ? Ces questions nécessitent de poursuivre études et enquêtes; néanmoins, les exemples que nous présentons indiquent que les étudiants se répartissent dans les trois catégories.
40Cas 1 : les étudiants sont des victimes. L’un des enseignants chevronnés et le directeur d’une chaire (kafedra) de l’université russe « A » ont exercé sur plusieurs étudiants des pressions les incitant à verser des pots-de-vin en échange de l’autorisation de représenter un examen. Un étudiant a consulté le doyen de la faculté et le syndicat estudiantin, qui lui ont indiqué qu’il n’était pas nécessaire de payer une réinscription à l’examen. Dans un entretien avec l’un de nous, l’étudiant a dit craindre son professeur; le doyen lui-même le craindrait aussi. En conséquence, l’étudiant a versé 150 USD en deux fois directement au professeur. L’étudiant nous a dit qu’une partie de l’argent avait servi à acheter du matériel pour le bureau du professeur. Pourtant, lorsque l’étudiant découvrit que plusieurs autres étudiants avaient été soudoyés par le même enseignant, il eut le courage de rapporter les faits à la police.
41Au bout du compte, le professeur a été arrêté par la police au moment où un autre étudiant lui remettait de l’argent, mais cela ne l’a pas empêché de continuer à travailler à l’université. Il a fallu qu’une lettre sur l’affaire soit publiée dans un journal pour que le professeur soit renvoyé et poursuivi. Au cours de l’enquête, on a appris que le professeur avait ainsi perçu plus de 2000 USD auprès d’étudiants, mais l’accusation d’enrichissement personnel n’a pu être prouvée, et le professeur n’a pas été condamné.
42La réticence apparente des membres de la faculté et des administrateurs de l’université à poursuivre le professeur, même si l’affaire était suffisamment sérieuse pour justifier un procès officiel, dénote-t-elle leur propre vulnérabilité et celle d’autres membres du personnel au cas où leurs propres pratiques de concussion seraient révélées ? Devant le tribunal, le professeur a soutenu que ses actes étaient monnaie courante dans son université, et qu’il serait injuste de condamner un homme pour un système dont il n’est pas responsable.
43Néanmoins, le fait qu’une action ait finalement été entreprise par les autorités universitaires et policières est révélateur. Il semble mettre en exergue le compromis difficile et instable qui prévaut en Russie entre probité et corruption. Ce compromis semble très différent de la situation de l’Azerbaïdjan, où nous n’avons découvert aucun cas de personnel universitaire ayant encouru des peines disciplinaires pour des faits de corruption.
44Cas 2 : les étudiants sont la source de la corruption. L’un des auteurs a entendu par hasard une conversation dans laquelle un enseignant russe notait : « est la période de récolte ». Il était clair qu’il faisait référence aux examens d’entrée à l’université qui se déroulent l’été et aux larges revenus officieux qu’il escomptait en raison de la hausse de la demande de cours particuliers et des offres de pots-de-vin. Toutefois, pour verser un pot-de-vin, il faut connaître son montant et son destinataire – des renseignements qu’il semble facile de recueillir par des contacts informels. Les destinataires peuvent aussi signifier leurs attentes par des allusions ou des commentaires concernant les efforts particuliers qu’ils fournissent. Les étudiants peuvent de leur côté laisser transparaître leur désir de verser des pots-de-vin de manière allusive, ou même directe.
45En Azerbaïdjan, qui est une société de beaucoup plus petite taille aux réseaux claniques très forts, c’est normalement un étudiant disposant de ce que l’on décrit comme des « relations » (en tant par exemple que membre de la famille étendue de l’un des enseignants concernés) qui fait l’entremetteur, de sorte que l’argent ne passe pas directement des étudiants à leur enseignant et que les dénégations restent possibles des deux côtés.
46Comme nous l’avons noté plus haut, il est courant dans les deux pays d’engager un répétiteur pour se préparer à entrer à l’université. Le coût des cours particuliers varie entre 10 et 40 USD l’heure, en fonction de critères tels que la matière, l’expérience du professeur et le professionnalisme et l’établissement de ce dernier (Smolentseva, 2000). On peut supputer que la majorité des enseignants russes et azéris proposent des cours particuliers aux candidats à l’admission dans le supérieur.
47Les parents d’un candidat à l’un des plus prestigieux programmes de l’université russe « B » souhaitaient engager comme professeur particulier un enseignant de cette université. Ils apprirent que l’enseignant auquel ils pensaient serait membre du jury d’admission. Le prix des cours particuliers était d’environ 30 USD de l’heure, à raison de trois cours par semaine. Pour le répétiteur, ces cours étaient une bonne façon d’augmenter substantiellement les revenus officiels, sans pour autant promettre la moindre aide spéciale, une fois les cours donnés, lors des examens d’entrée. Pourtant, les parents du candidat étaient décidés à lui proposer un pot-de-vin avant la tenue de l’examen d’entrée – une offre qu’il déclina.
48Cette affaire démontre que les corrupteurs sont parfois eux-mêmes à l’origine (ou tentent d’être à l’origine) d’actes de corruption, en se basant en l’occurrence sur des hypothèses erronées quant aux motivations d’autrui.
49Cas 3 : les étudiants et les enseignants sont complices. La plupart des interviewés rencontrés en Russie et en Azerbaïdjan se sont référés aux « listes de prix » qui sont en circulation et contiennent les tarifs applicables aux différentes matières et notes souhaitées aux examens : plus le prix est élevé, plus la note le sera. Dans ce troisième cas, les enseignants ne demandent pas ouvertement aux étudiants de leur verser des pots-de-vin, mais les étudiants savent qu’ils peuvent obtenir de bonnes notes, sans fournir de grands efforts, simplement en versant un pot-de-vin. Sans surprise, ceux qui avaient peu travaillé et souhaitaient être bien notés y recouraient.
50En Russie, à l’université « C », le mécanisme est simple. Le tarif d’une « excellente » note à un examen donné est de 60 USD, et celui d’une « bonne » note de 50 USD. Lors de l’examen, ceux qui souhaitent avoir l’une ou l’autre de ces notes placent des billets de banque dans leurs livrets d’examen et sont notés en conséquence. Dans ce cas de figure, enseignants et étudiants peuvent être considérés comme des complices, car les premiers n’ont pas explicitement demandé de pots-de-vin ni délibérément saqué le travail des étudiants, mais simplement accepté avec plaisir des pots-de-vin que les seconds sont heureux de leur proposer pour éviter de devoir bûcher.
51Comme nous l’avons vu, en Azerbaïdjan, c’est un système d’entremetteurs qui prévaut. Les étudiants fainéants l’utilisent aussi pour obtenir de bonnes notes. Mais les étudiants travailleurs et de bon niveau, nous a-t-on dit, doivent aussi pratiquer la corruption s’ils veulent éviter d’être, au mieux, moyennement notés. Ici, la notion de complicité entre les enseignants et les étudiants est moins évidente.
52Nous en concluons pour l’instant que la corruption dans l’enseignement supérieur russe et azéri a les mêmes racines et présente des caractéristiques très proches. En Russie, cependant, le système de la corruption n’est pas aussi ancré et systématique qu’en Azerbaïdjan. Le fait qu’il soit, en Russie, plus exposé à la contestation est une conclusion qui recoupe la note de corruption octroyée par Transparency International aux deux pays. Abordons maintenant les raisons susceptibles d’expliquer ce point.
Essais de conclusions sur la corruption dans l’enseignement supérieur
53Ralf Dahrendorf, dans ses écrits sur l’Europe centrale et orientale, voit les « capital-risqueurs sociaux » comme les créateurs essentiels de l’évolution des universités post-communistes : ce sont des individus qui ont à la fois l’audace et l’assurance personnelle nécessaires à la remise en question des modes opératoires existants. De telles personnes, déjà rares en Europe centrale et orientale (Dahrendorf, 2000, p. 73), le sont peut-être encore plus dans les ex-républiques soviétiques. Mais l’idée de capital social et la façon dont il se crée peuvent contribuer à expliquer l’ampleur de la corruption et l’absence relative de transformations dans de nombreux États de l’ex-Union soviétique. Le capital social est défini ici comme les réseaux sociaux, les réciprocités qu’ils engendrent (et notamment le développement de la confiance), et l’utilisation de ces actifs au service d’objectifs mutuels (Schuller, Baron et al., 2000).
54Comme l’a observé Robert D. Putnam, l’un des principaux théoriciens du capital social, à la lumière de son étude du gouvernement régional italien :
« Pour la stabilité politique, pour l’efficacité des pouvoirs publics et même pour le progrès économique, il se peut que le capital social soit encore plus important que le capital physique ou humain. Les traditions civiques d’un grand nombre de sociétés communistes étaient limitées avant l’avènement du communisme, et le totalitarisme a violenté jusqu’à ce stock limité de capital social. Sans normes de réciprocité et réseaux d’engagement civique, la résultante hobbesienne du Mezzogiorno – népotisme amoral, clientélisme, arbitraire judiciaire, inefficacité de la puissance publique et stagnation économique – semble plus probable que la réussite de la démocratisation et le développement économique. » (Putnam, 1993, p. 183)
56Cette perspective illumine de manière criante la situation actuelle des États post-soviétiques. Comme dans le Mezzogiorno italien, le recours aux réseaux claniques et amicaux à la fiabilité éprouvée était courant dans tous les États communistes, et a toujours cours dans la Russie et l’Azerbaïdjan actuels. Il nous semble que ce manque de confiance dans tout groupe plus large que ces réseaux ou dans les structures officielles (pensons à la réticence de notre étudiant russe à dénoncer à la police la tentative d’extorsion dont il a été victime) est particulièrement dommageable dans l’enseignement supérieur où l’ouverture intellectuelle, l’honnêteté et la prise de risque sont des éléments essentiels du travail universitaire tel qu’on le conçoit généralement.
57Dans les universités russes, le faible stock de capital social se retrouve dans le cynisme des enseignants et leur individualisme vis-à-vis d’objectifs communs (Sandgren, 2002). Selon toute probabilité, ces dysfonctionnements sont liés à un manque plus général de confiance dans les institutions publiques et dans leurs responsables. En Azerbaïdjan, où le sens démocratique est plus faible qu’en Russie – où s’expriment, au moins, des groupes d’opposition –, le cynisme est encore plus profondément ancré. La théorie du capital social stipule que ce manque de confiance restreint le champ dont dispose l’individu pour s’impliquer concrètement dans l’évolution institutionnelle. Pour permettre une telle évolution, il faut créer du capital social, c’est-à-dire des réseaux et des échanges d’informations. Nous observons que nos résultats sur les attitudes relatives à l’égard de la corruption semblent cohérents avec une hypothèse de niveau de capital social plus élevé en Russie qu’en Azerbaïdjan.
58Le recours à la corruption peut être considéré, proposons-nous, comme une réponse à une situation dans laquelle le capital social est largement absent et la probabilité d’une évolution positive, à laquelle l’individu concerné prendrait une part active, corrélativement faible. Lorsque le combat individuel semble être la norme et que l’État est vu comme arbitraire et vénal, la corruption peut être envisagée par l’individu comme une réponse rationnelle. Les observations de Richard Sennett sur la perte de confiance dans le « nouveau capitalisme » américain, marquée par le soupçon à l’égard d’autrui et l’incrédulité face à la possibilité de toute assistance externe (Sennett, 1998, p. 141), pourraient s’appliquer à plusieurs titres aux dysfonctionnements de l’ex-Union soviétique. Pour les personnages des entreprises américaines étudiées par Richard Sennett, la corruption n’était pas une réaction réaliste et socialement acceptable. Mais pour les nombreux enseignants du supérieur des États de l’ex-Union soviétique, elle l’est.
59Quel sera l’impact à long terme de la corruption sur les universités d’États tels que la Russie et l’Azerbaïdjan ? Une université peut-elle développer un enseignement et une recherche de haut niveau tout en autorisant son personnel à accepter des pots-de-vin des étudiants ? Si l’on ne peut faire confiance à ses procédures d’évaluation, l’extérieur, au mieux, ne saura rien du niveau de ses enseignants et de ses étudiants. Il nous semble que les tensions internes créées par une corruption active systématique ne peuvent manquer de rendre problématiques de nombreux aspects du développement d’un établissement universitaire. On voit particulièrement mal comment pourrait alors se développer des administrations centrales efficaces appliquant de manière systématique les politiques convenues.
60Que faudrait-il faire ? Nous pensons que la voie à suivre ne peut consister à apporter des correctifs techniques à la situation de corruption, sous la forme par exemple de nouvelles procédures, de contrôles ou même de « révision complète de l’administration » (Hallak et Poisson, 2002, p. 26). Il est certain que la solution n’est pas non plus de greffer des méthodes occidentales – quelle que puisse être leur efficacité dans le maintien de la probité là où elles sont appliquées – sur des structures politiques et éducatives par ailleurs non réformées (par exemple en adoptant des conseils de tutelle du genre des Boards of Trustees américains, ce que recommande Heyneman ( 2002)). On n’aboutirait en effet qu’à la création de nouveaux lieux de corruption. Ce qu’il faut, c’est se concentrer sur le contexte politique et social, sur le renforcement de la société civile à travers la création de capital social, à l’intérieur mais aussi à l’extérieur du supérieur. Faute de se consacrer à cette tâche, les tentatives de prise en charge ou de « déracinement » du problème seront à notre avis vouées à l’échec. La solution au problème de la corruption dans l’université se trouve au-delà du campus.
Bibliographie
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Notes
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[*]
NdT : depuis la rédaction de cet article, M. Heydar Aliev a été remplacé à la tête de l’Azerbaïdjan par son fils Ilham, et est décédé le 12 décembre 2003.