Introduction : les évolutions de l’environnement universitaire
1L’analyse développée ci-dessous est essentiellement centrée sur l’université française, même si quelques points de comparaison avec d’autres pays seront pris chaque fois que cela sera nécessaire.
2C’est une banalité de dire que l’environnement des universités a changé ces vingt dernières années, il reste cependant à qualifier ces changements et à en mesurer l’impact sur les établissements. Sur ce laps de temps nous pouvons isoler les éléments majeurs que sont : la concurrence, l’évolution démographique, la diversité des publics, l’augmentation de la pression sociale sur les établissements seront examinés avant d’envisager les réponses stratégiques à ces sollicitations diverses.
Une concurrence naissante
3A l’image du monde économique, le moteur du marché et de la concurrence pousse également les institutions universitaires aux regroupements, à la concentration, à la recherche des masses critiques. D’une manière générale, comme l’indique Pierre-Noël Giraud ( 1996), « avec l’ouverture, c’est l’État lui-même qui est désormais soumis à une contrainte de productivité ».
4Si la France répugne, avec quelques raisons, à considérer la formation comme un produit de consommation, nous sommes bien obligés d’admettre que nous ne vivons pas sur une île et qu’il existe véritablement un marché international de la formation dominé par les Anglo-Saxons et quelques groupes privés qui commencent à s’y intéresser à la faveur des potentialités des nouvelles technologies de la communication.
5Cette répulsion française envers le marché est liée à notre histoire, et à la confusion entre la formation et la culture, ou l’instruction et l’éducation, (Condorcet, 1792). L’exception culturelle française revendiquée actuellement est une de ces manifestations. En matière de formation elle s’exprime dans le retard pris par les formations professionnelles dispensées par les universités.
6Toutes les transformations qui s’amorcent aujourd’hui sont induites par la globalisation et si la recherche d’alliance encouragée par les États et par l’Europe est une réponse possible, l’amélioration continue des performances du système éducatif en est une autre. Les coopérations nationales et internationales ne peuvent que favoriser la recherche de la qualité en vulgarisant et en généralisant les innovations.
Une croissance démographique significative suivie d’un tassement
7Avec 850 000 étudiants en 1970 l’augmentation est continue jusqu’en 1995 ou l’on atteint 2 150 000 inscrits dans l’enseignement supérieur français, soit 250 % sur 25 ans, qui se stabilisent sur un léger tassement ensuite. Cette stabilité n’est qu’apparente, car elle masque des mouvements internes extrêmement importants, entre les disciplines, qu’il faut tenter d’analyser.
8Il est nécessaire également de se rappeler que lors de la décennie précédant cette période, c’est-à-dire de 1960 à 1970, le choc fut plus rude puisque l’on est passé de 310 000 à 850 000 étudiants, soit une progression de 275 % sur dix ans. Cette période fut marquée par la construction à la hâte de vastes campus à la périphérie des grandes métropoles et le recrutement massif d’enseignants, leur nombre fut multiplié par trois, pour accueillir cette nouvelle population d’étudiants.
9Les universités ont connu dans cette décennie leur première grande mutation, qui devait aboutir aux évènements de 1968 et à la loi Edgar Faure, consacrant leur existence et leur autonomie. Toute proportion gardée la croissance sur les trente dernières années n’est pas du même ordre au plan quantitatif, elle diffère beaucoup plus par la sociologie des nouveaux entrants
Une grande diversité des publics entrants
10L’université française, à la différence de la grande majorité des pays développés, accueille sans discrimination des publics de plus en plus hétérogènes quant à leur niveau et à leur motivation. Ainsi beaucoup de nouveaux étudiants arrivent par choix négatif, n’ayant pas été acceptés dans les nombreuses formations parallèles à numerus clausus qui se sont développées dans le même temps : classes préparatoires aux grandes écoles, formations technologiques courtes, formations commerciales, paramédicales, écoles d’ingénieurs, formation des maîtres, etc.
11La concurrence nationale interne devient rude et l’université perd d’année en année des parts de marché. Ainsi depuis quinze ans la baisse est continue : en 1985,66.7 % des étudiants étaient inscrits à l’université, ils sont 60 % en l’an 2000 (tableau 1).
Pourcentage du nombre d’étudiants inscrits à l’université
Pourcentage du nombre d’étudiants inscrits à l’université
12Il y a donc une double cause de la récente baisse des effectifs à l’université : le tassement démographique et la concurrence accrue des nouvelles institutions de formation supérieure publiques et privées.
13La coexistence d’un système fermé et d’un système ouvert est un des problèmes spécifiques du système d’enseignement supérieur français (Girod de l’Ain, 1993). Pour résister à cette compétition, l’université développe elle même en son sein de plus en plus de formations fermées : licences professionnelles, diplôme d’ingénieur maître (IUP), diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS). Il s’agit en fait de répondre à la double aspiration schizophrénique plus ou moins consciente, d’élitisme et d’égalitarisme générateur en fait de profondes inégalités. Alain Renaut ( 2002), notait récemment que le secteur fermé des classes préparatoires et des grandes écoles, symbole de l’élitisme républicain, consommait 30 % du budget de l’enseignement supérieur pour 4 % des étudiants.
14Cette nouvelle structuration universitaire est l’élément récent le plus important qui contribue à la déstabilisation de l’institution, en interpellant directement son élite dirigeante et sa tutelle. D’autant qu’après cette croissance composite succède une décrue importante : le seul premier cycle perdant près de 100 000 étudiants depuis 1995, car il est bien sûr le plus exposé. Ainsi la création de nouveaux diplômes, pour endiguer cette chute, est plus le reflet d’un profond désarroi que le fruit d’une réflexion stratégique : « On étire l’étiquette universitaire pour lui conférer des significations et des usages multiples » (Clark, 1998).
15Certains secteurs, comme les sciences, à l’image de ce qui se passe dans d’autres pays occidentaux, sont réellement sinistrés. Les universités sont touchées au cœur même de leur activité phare : la recherche scientifique appuyée sur des laboratoires dont la croissance s’est faite sur la vague démographique des années 70 et 80. Avec moins d’étudiants scientifiques, comment justifier et même entretenir une recherche scientifique et technologique de bon niveau. Au delà de l’université les implications socioéconomiques, accompagnées par les délocalisations d’entreprises, sont d’une gravité extrême pour le long terme. Parallèlement à ce mouvement de reflux, certaines spécialités attirent de plus en plus d’étudiants : éducation physique et sportive, histoire de l’art, arts du spectacles et bien sûr toutes les nouvelles formations professionnalisées : diplômes de techniciens, d’ingénieur-maître, licences professionnelles, diplômes d’études supérieures spécialisées cannibalisent un peu plus les formations plus traditionnelles. L’université, comme tous les secteurs d’activité est à son tour touchée par le changement et le besoin de flexibilité. C’est une des raison majeures pour introduire une réflexion stratégique sur l’organisation et le profil des universités afin d’éviter les initiatives désordonnées.
La demande sociale
16On pourrait penser, à juste titre, que l’université reste le creuset du changement et de l’innovation et qu’elle est à même de répondre à toute évolution de la demande voire de l’anticiper. L’accélération et la modification de la demande sociale a eu l’effet inverse de contraction de l’institution sur son métier de base : la production de connaissance, à savoir la recherche. Les « hordes de barbares » selon l’expression de Francine Demichel ( 1995) qui ont déferlé sur l’université ont repoussé les enseignants dans leurs laboratoires, pour y cultiver l’excellence hors des contingences et des évaluations sociales.
17Cette première vision globale cache des réalités extrêmement différentes selon les établissements, un certain nombre d’évolutions existent cependant. Ainsi une des réponses à la pression sociale a été le développement sans précédent de la technologie et du tertiaire ces dernières années. Mais ces deux secteurs restent fragiles, car souvent marginalisés, même si ils ont profondément modifié les configurations universitaires en introduisant des germes pour un changement plus profond qu’il faut maintenant impulser.
La structure et les missions universitaires traditionnelles
18L’université a encore une structure héritée de l’histoire, modèle napoléonien ou modèle de Humboldt, elle reste dominée par les disciplines, véritables catégories organisatrices au sein de la connaissance scientifique, (Morin, 1999).
Une polarisation culturelle et fonctionnelle vers la recherche
19La recherche reste l’activité de choix des universitaires, et malgré les discours convenus sur les étudiants et la pédagogie, ce tropisme s’est encore renforcé ces dernières années. Il y a à cela plusieurs raisons, dont trois principales :
- une raison fondamentale : « chaque science à sa logique épistémologique qui favorise la recherche » (Savater, 1998), l’approfondissement de la connaissance et la sur-spécialisation restent le moteur principal de toute activité universitaire ;
- une raison pratique : corollaire de la précédente, les carrières des enseignants chercheurs sont essentiellement liées à leur production scientifique, et au jugement de leurs travaux par les pairs ;
- une raison psychologique : déjà évoquée plus haut ; paradoxalement, l’accélération et la modification de la demande sociale en matière d’ouverture de l’université a eu l’effet inverse de contraction de l’institution sur son métier de base : la production de connaissance, à savoir la recherche. La mise en place des politiques d’évaluation institutionnelle
20 (Comité national d’évaluation, Missions ministérielles, Comités régionaux), et la contractualisation des établissements renforcent encore cette polarisation.
21Malgré les efforts de quelques enseignants méritants, mais méprisés par les chercheurs, les premiers cycles sont littéralement abandonnés à eux-mêmes jusqu’à la sanction de la désertion actuelle par les étudiants, (tableau 2). Nous payons ainsi le prix fort de la non prise en compte des activités pédagogiques dans les carrières universitaires. Et pourtant, « il est parfois plus rentable d’enseigner des théories un peu dépassées aux yeux des chercheurs, mais plus compréhensibles et stimulantes pour celui qui commence », (Savater, 1998).
Évolutions des formations supérieures de premier cycle sur six ans
Évolutions des formations supérieures de premier cycle sur six ans
22Entre 1995 et 2000, les premiers cycles universitaires ont perdu plus de 100 000 étudiants, soit 16 %, certes la démographie y est pour une large part, mais les enseignements professionnalisés ont beaucoup augmenté leurs flux dans la même période.
Un management centré sur les personnes
23D’une manière générale, le système universitaire privilégie la personne, l’individu, par rapport à l’institution. Du recrutement des enseignants jusqu’à leur gestion, les universités en tant qu’organisation ont peu d’influence sur des choix qui appartiennent à la communauté disciplinaire. Cette méthode, pour ainsi dire, d’auto-management, garante de l’indépendance universitaire a aussi des effets pervers :
- Le premier de ces effets secondaires négatifs, de plus en plus apparent, est le cloisonnement des disciplines qui interdit toute recherche transdisciplinaire et condamne les formations pluridisciplinaires à la marginalisation, puis finalement à leur élimination progressive des universités (instituts universitaires de technologie, formations d’ingénieurs, etc.). A noter que ce cloisonnement pose également un défi démocratique puisque « la compétence technique est réservée aux experts » (Morin, 1999).
- Le second est finalement le peu d’autonomie des établissements en matière de politique de recherche, très souvent court-circuités par les universitaires eux-mêmes, qui traitent en direct avec la tutelle, ou les grands organismes de recherche comme le CNRS (Centre national de la recherche scientifique), l’INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale), l’INRIA (Institut national de recherche d’informatique et d’automatique).
- Un troisième effet est l’abondance des experts plus ou moins officiels, sorte de courroie de transmission entre la tutelle et les établissements. La dernière née de ces catégories est celle des conseillers d’établissements, sorte d’hybride à mi-chemin des présidents et de la direction des enseignements supérieurs. Ces universitaires distingués utilisent alors ce label et cette position quelquefois stratégique, ou supposée l’être, pour des jeux de pouvoir et de réseaux opaques et discontinus (Musselin, 2001).
24La loi Savary n’a fait que rétablir un néo-mandarinat, plus subtil car plus appuyé par des réseaux que par la fonction professorale ou les qualités personnelles. Le pouvoir des présidents, théoriquement élevé, se heurte très souvent à ces nouvelles féodalités universitaires. Cette situation explique la grogne actuelle des présidents d’université, qui réclament à juste titre une clarification de leur rôle (CPU, 2001). Ce débat est repris maintenant par les parlementaires qui souhaitent faire évoluer la loi d’orientation de 1984, les syndicats enseignants et étudiants se sont prononcés quant à eux contre une présidentialisation des universités. La ligne de front est tracée sur le plan idéologique mais aucune solution rationnelle n’est en vue pour remédier au manque de réactivité des universités.
25Comme précédemment des raisons psychologiques sont largement évoquées pour expliquer cette inertie : « la faiblesse des capacités d’action inhérente aux universités est pour une large part due à une règle implicite qui veut que l’on ne porte pas ouvertement de jugement sur le travail des autres » (Gimenez, 2000). Les relations interpersonnelles et la position des acteurs construisent des jeux de pouvoir qui conduisent à la fuite et/ou au cheminement chaotique. La création, sans précédent, de nouveaux diplômes dans un contexte de décroissance démographique en est un des meilleurs exemples. Mais que dire des espoirs que fait naître l’université virtuelle basée sur l’utilisation des nouvelles technologies ?
La diversification des missions
26L’Université a aujourd’hui une mission affirmée de développement économique, qui découle naturellement des deux missions historiques : formation et recherche.
27Les lois de décentralisation et la politique contractuelle ont fini par imposer cette nouvelle orientation. Maladroite à ces débuts, la pression des élus est devenue beaucoup plus professionnelle et ce sont de véritables contrats qui se nouent entre les collectivités et les établissements. Parallèlement, les universitaires ont gagné en sérieux dans leurs propositions et leur gestion.
28Même si de nombreuses poches de résistance persistent, la notion de contrat est parfaitement entrée dans les mœurs. La mission de développement économique de l’université est d’autant plus évidente et nécessaire que le potentiel qu’elle représente est souvent d’un bien meilleur rang que le poids économique de la région. Il y a donc là une responsabilité extrêmement importante pour notre communauté et une impérieuse obligation de résultats, compte tenu des sommes investies par les collectivités.
29Un changement de mission implique forcément un changement d’organisation, une armée en garnison n’est pas une armée en campagne. Il faut mettre nos forces en « ordre de bataille » selon une expression d’Alain Touraine (1995).
Les réponses stratégiques
30Pendant longtemps le combat de l’université fut celui de la démocratisation, au risque comme nous l’avons vu, d’ouvrir ses portes à des jeunes non préparés aux études supérieures et de placer le corps enseignant en total déséquilibre par rapport à ses missions traditionnelles. Aujourd’hui, « la réforme de l’Université ne saurait se contenter d’une démocratisation de l’enseignement universitaire, et de la généralisation de l’état d’étudiant. Il s’agit d’une réforme, qui concerne notre aptitude à organiser la connaissance, c’est-à-dire à penser » (Morin, 1999). L’organisation de la connaissance suppose au préalable une réorganisation du cadre institutionnel : la pédagogie est fille de l’organisation. Cette remise en ordre des universités suppose également un changement profond dans le management des ressources humaines, car l’enseignement et singulièrement l’enseignement supérieur, reste une industrie de main-d’œuvre et de communication au sens ou la plus value est essentiellement apportée par l’activité des hommes et des femmes qui la composent. Au plan organisationnel, l’université doit se positionner par rapport au marché de la formation qu’elle choisit d’aborder, ce qui conduit à examiner trois stratégies différentes : l’universalité, la spécialisation ou l’ancrage régional.
L’universalité maintenue à tout prix
31Lors de la création des universités françaises en 1968, avec la loi Edgar Faure, la réflexion sur les profils des universités n’a pas eu lieu car il s’agissait en fait de répondre rapidement à une crise. Les universités ont été construites à la hâte par la fédération des anciennes facultés. Trente-cinq ans après il est possible de proposer une typologie, selon les dominantes disciplinaires, en cinq classes :
- scientifiques et/ou médicales,
- pluridisciplinaires avec santé,
- pluridisciplinaires hors santé,
- tertiaires dominante lettres sciences humaines,
- tertiaires dominantes droit et/ou économie, auxquelles il faudrait ajouter un premier bloc :
- les écoles d’ingénieurs et instituts de technologie internes : groupe VI. puis deux catégories spécifiques du système français :
- les 3 Instituts nationaux polytechniques et les 3 universités de technologie : groupe VII,
- les établissements indépendants, écoles d’ingénieurs autonomes, instituts d’études politiques, grands établissements, etc. : groupe VIII.
32Les masses respectives de ces huit ensembles d’enseignement supérieur public universitaire sont consignées dans le tableau 3, qui comprend également les autres structures d’enseignement post-baccalauréat.
Typologie de l’enseignement supérieur français
Typologie de l’enseignement supérieur français
33Les universités vraiment pluridisciplinaires, à savoir la classe II représentent la composante la plus importante de cet ensemble complexe, elle reste cependant minoritaire, il y a donc déjà un abandon de fait de l’universalité de l’institution. C’est aussi le groupe qui a perdu le plus d’étudiants sur six ans de 95-96 à 00-01 (tableau 4).
Évolution du nombre d’étudiants dans les cinq groupes principaux
Évolution du nombre d’étudiants dans les cinq groupes principaux
34Ces évolutions macroscopiques cachent des réalités très diverses, elles s’expliquent par deux éléments principaux :
- la décroissance importante du nombre d’étudiants dans les disciplines scientifiques (Porchet, 2002) ;
- mais également par la montée en puissance de jeunes universités appartenant principalement au groupe III.
35Ainsi les nouvelles universités de la couronne parisienne : Versailles-Saint-Quentin, Cergy-Pontoise, Marne-la-Vallée, Évry-Val-d’Essonne, qui font partie de ce groupe ont eu une croissance respective de 13.42 ; 15.67 ; 44.66 ; et 50.40 % sur cette même période. Cette croissance s’est faite au détriment du cœur de Paris, les treize universités parisiennes perdent 5.5 % de leurs effectifs. Celles de la seconde couronne, Orléans, Rouen, Reims enregistrent respectivement une chute de 7.44 ; 11.98 et 17.98 % du nombre d’étudiants.
36Il y a donc un rééquilibrage en Ile-de-France : à Paris les universités scientifiques et médicales sont les plus pénalisées par la diminution des effectifs.
37Une première remarque s’impose : il n’y a pas de volonté délibérée de privilégier une catégorie au nom de principes bien établis. La photographie actuelle des universités est plus liée à des aspects de politique locale qu’à des décisions stratégiques.
38La deuxième remarque, qui découle de la précédente, indique qu’il faut poursuivre l’analyse du modèle pluridisciplinaire. Ce modèle souvent défendu dans les villes moyennes n’a comme justificatif que de pouvoir offrir tous les choix aux étudiants, au nom du service public. Le bénéfice de l’interaction des disciplines en matière de recherche et d’enseignement est rarement évoqué, au point que Edgar Morin réclame « une dîme épistémologique ou transdisciplinaire » dans toutes les universités « afin d’installer et ramifier un mode de pensée qui permette la réforme » (Morin, 1999). Les véritables enjeux de la pluridisciplinarité ne sont en fait qu’effleurés dans les universités des types II et III, tant est grand le cloisonnement entre les disciplines, renforcé à notre sens par la recherche et les systèmes d’évaluation. « Le système universitaire me paraît souffrir gravement de sa division en secteurs étanches », note par exemple Pierre-Gilles de Gennes ( 1994), en appelant de ses vœux une remise en cause sérieuse de la « corporation des universitaires ». Si la recherche académique pousse naturellement au cloisonnement, en matière de recherche et développement et d’innovation la confrontation des savoirs est extrêmement féconde (Callon, 1993). Notre retard récurrent dans ce domaine s’explique aussi par le manque de relations entre les disciplines fruit du « préjugé positiviste » d’Auguste Comte (de Gennes, 1994).
La spécialisation et le positionnement marketing
39Si l’universalité correspond plus à des considérations de politique locale et/ ou à des choix idéologiques de type « service public », qu’en est-il alors de la spécialisation ?
40On retrouvera sans doute la première raison de politique locale, la spécialisation se justifie dans les grands centres universitaires, tels Paris, Lyon, Toulouse, où l’installation de plusieurs universités, conditionnée par le nombre des étudiants et la diversité des sites, peut se faire sur la base d’un partage des spécialités pour une meilleure efficacité.
41Cette vision unique et technocrate n’a aucun fondement stratégique et la composition des universités peut être extrêmement variée et n’obéir à aucune logique de site et de disciplines, les aspects politiques et personnels étant fortement privilégiés, comme par exemple avec les trois universités de Marseille qui comportent chacune une partie scientifique.
42Dans ces conditions il est très difficile de juger de la pertinence du modèle de la spécialisation, si ce n’est qu’au travers des chiffres du tableau 4, les groupes IV et V sont en moins grande difficulté que les groupes I et II au plan démographique. Ces universités fortement typées peuvent communiquer sur une personnalité marquée et attirer des étudiants par l’excellence et la réputation de formations bien définies et lisibles. C’est le cas de Paris IX-Dauphine, du groupe V, créée en 1968 avec un objectif affirmé de professionnalisation qui lui permet de travailler avec des flux d’étudiants constants.
43Un autre exemple peut être pris avec les universités de technologie et établissements assimilés, qui ne sont en fait que des écoles d’ingénieurs de taille supérieure à la moyenne des écoles. Cet ensemble ne représente que 1 % des étudiants relevant de l’Éducation nationale (tableau 3, groupe VI). Nous avons là une caractéristique du système français qui du fait de la présence historique des écoles d’ingénieurs a inhibé le développement d’universités de technologie au sens anglo-saxon du terme. La technologie reste dispersée dans les universités de tous les groupes avec de fortes tendances à l’autonomie des instituts qu’elles abritent. Cette dispersion est révélatrice d’une mauvaise intégration des champs transdisciplinaires qu’elle représente (Troquet, 2000). Il faudra bien qu’à terme la structuration de la technologie soit envisagée et que l’on construise de grandes universités de technologie où les enseignements des activités tertiaires auraient leur place naturelle (Troquet, 2001).
L’intégration régionale
44Dans l’attente de ces remises en cause fondamentales, il faut néanmoins faire fonctionner le système. Le seul point d’appui réside dans la promotion de l’intégration régionale, avec un accent particulier sur le renforcement du rôle des établissements dans le développement économique. La montée en puissance des régions depuis leur création à la faveur des lois de décentralisation de 1982-1983, la nécessaire articulation des différents ordres d’enseignement, sont des éléments qui militent pour une réorganisation régionale des universités avec la participation des partenaires économiques. Il s’agit d’une voie difficile, compte tenu de la culture française de séparation historique des domaines éducatifs et économiques, mais cependant inéluctable. Elle rompt avec les habitudes technocratiques et jacobines pour laisser aux acteurs de terrain le choix de leur organisation. Encore faut-il qu’il y ait une volonté collective, la définition d’un point de départ et l’impulsion extérieure pour que se cristallise une dynamique de changement.
Les outils du positionnement stratégique
45Dans certaines régions françaises cette dynamique a commencé sous l’impulsion des collectivités locales par le biais du financement d’investissements lourds. Ces investissements en constructions et équipements permettent aux régions de choisir des axes de développement, mais surtout d’introduire dans le milieu universitaire le germe entrepreneurial. Cependant pour ne pas reproduire à l’échelle locale les travers nationaux de la politique du guichet, il doit y avoir impérativement une réflexion stratégique collective sur les objectifs de l’université dans le nouveau contexte démographique évoqué plus haut et sur l’organisation de toute la filière de l’enseignement supérieur.
La redéfinition collective des objectifs
46La première étape est de définir quelle est la priorité pour l’enseignement. Il s’agit de la question centrale d’où découlera une nouvelle organisation. Si l’on doit reconnaître à l’enseignement une priorité absolue, alors il faut revoir, ou plutôt considérer l’évaluation des enseignants comme pièce maîtresse du management des universités. Le système français est de ce point de vue d’une pauvreté affligeante. Sur cette question, comme sur d’autres, les rapports se succèdent avec toujours peu de succès dans la mise en pratique des recommandations. De Michel Crozier (1990), à Jacques Dejean (2002) en passant par Alain Lancelot ( 1995), le chemin est long pour constater « qu’il n’y a quasiment pas de théorie de l’évaluation de l’enseignement en France » (Dejean, 2002). Une remarque révélatrice : de Lancelot ( 1995) à Dejean (2002), on est passé pudiquement, dans les titres des rapports, de « l’évaluation des enseignants » à « l’évaluation de l’enseignement ».
47L’évaluation des enseignants est cependant inéluctable car elle milite également pour une certaine transversalité par la confrontation des disciplines.
48Changer le paradigme de l’université fondé sur la recherche et son évaluation, c’est « reconstruire un système de valeurs » (Dejean, 2002), lié aux évolutions tant démographiques que qualitatives. Cette reconversion des objectifs de l’université doit s’accompagner, pour le moins, d’une profonde réorganisation.
L’organisation
49Toute organisation, publique ou privée, doit aujourd’hui fonder son action sur la définition de sa « mission » et l’élaboration d’une « vision » pour le futur (Boyer, Gozlan, 2000). La mission de service public de l’université était bien définie par le passé dans le cadre d’un système éducatif centralisé. L’évolution de la demande sociale, et l’élargissement des publics, imposent une réflexion approfondie et une refondation de notre métier en inversant la construction de l’offre éducative pour tenir compte des attentes des usagers et de la société et non plus seulement des compétences et/ou des souhaits des enseignants. Toute la difficulté est de concilier les deux termes usagers et société. Il n’est plus question, en effet aujourd’hui de mette en place des systèmes planifiés, mais comment éviter que les étudiants s’engouffrent dans des voies sans rapport avec les besoins de la société ?
50La réponse existe : il s’agit de l’orientation. Dans un système d’enseignement supérieur totalement ouvert, la question de l’orientation est cruciale. L’information doit être renforcée dans le second degré sur les métiers, les fonctions et les formations, et pourquoi ne pas imaginer un semestre ou une année d’orientation où tous les étudiants seraient rassemblés par grand thème pluridisciplinaire avant d’exercer leur choix ? Si théoriquement la chose est aisée à mettre en place, en France les notions de « liberté d’étudier » et d’« égalité à capacité égale » rendent les évolutions plus difficiles. Le peu de succès de l’orientation dans ce pays vient de la compétition dans notre conscience collective entre égalité et liberté.
Quelques pistes pour éclairer et accompagner le changement
51En premier lieu, la question est de savoir pourquoi les changements sont ils si mal vécus en France ? Il s’agit bien souvent de présentation, le changement apparaissant comme une contrainte imposée de l’extérieur : il faut s’adapter. Ce à quoi Levet oppose l’anticipation : « anticiper et non s’adapter » (Levet, 1997). La nuance est de taille puisque dans ce cas les acteurs reprennent l’initiative et assument leur destin.
52Reprendre l’initiative, tel pourrait être un premier élément de stratégie universitaire, à condition de déconnecter l’individu de la collectivité : imposer une limite à l’égalitarisme, c’est aussi accepter des profils différents sans jugement de valeur. Valoriser l’enseignement par rapport à la recherche, c’est oublier que l’université est seule à la pointe de la connaissance et que le savoir ne vaut rien s’il n’est pas confronté à l’action. L’acte pédagogique est par essence la première justification de la quête du savoir. Instaurer la « progression permanente » (Praderie, 1993), c’est évaluer le dispositif et le confronter à d’autres expériences.
53Pour ce faire il faut bien connaître le contexte dans lequel on agit et pratiquer la veille stratégique ou benchmarking. Au pays des droits de l’homme, le problème de la formation semble avoir été définitivement réglé avec la Révolution de 1789. Il y a même une certaine arrogance, bien connue dans la francophonie, d’un grand nombre de penseurs ou philosophes patentés, à vouloir toujours rappeler cette histoire glorieuse. Mais la mémoire est sélective ! Qui se souvient de cet avertissement de Condorcet ( 1792): « La puissance publique doit donc éviter surtout de confier l’instruction à des corps enseignants qui se recrutent par eux-mêmes… L’instruction qu’ils donneront aura toujours pour but, non le progrès des lumières, mais l’augmentation de leur pouvoir; non d’enseigner la vérité, mais de perpétuer les préjugés utiles à leur ambition. » La question du choix et de l’évaluation des enseignants est bel et bien centrale.
54L’ouverture européenne est une formidable opportunité pour mettre à plat nos organisations et harmoniser les cursus pédagogiques. Chacun sent bien aujourd’hui qu’une forme de développement chaotique post-mandarinal est dépassée. L’explosion des formations et des niveaux de sortie est un des éléments apparents qui tente de cacher la réalité des problèmes et de reculer les échéances de changement. Les vrais enjeux sont maintenant pédagogiques, pour y répondre il faut examiner deux interrogations fondamentales :
- Comment les étudiants apprennent (Hargreaves, 1996) ?
- Quelle relation entre la connaissance et l’action (Troquet, 1997)?
55Ces deux points sont liés et posent la question de la motivation des étudiants. L’élargissement du recrutement impacte obligatoirement la mission de l’Université et c’est le décalage observé entre l’offre et les attentes qui crée les difficultés.
56Répondre à ces attentes, et si possible les anticiper revient à introduire dans les institutions universitaires une culture entrepreneuriale. Cette nouvelle culture ne doit pas sacrifier les valeurs universitaires d’indépendance et d’autonomie mais elle doit veiller à maintenir une continuité dans les différentes activités d’enseignement, de recherche et de gestion de l’institution.
Conclusion
57Entre universalité et spécialisation il n’y a pas de réponse univoque. L’universalité prônée par certains universitaires n’est que de façade, tant le cloisonnement disciplinaire est grand. La spécialisation pose la question de la professionnalisation ; si cet objectif est préservé, on peut obtenir d’excellents résultats tant en recherche qu’en enseignement, et le lien entre les deux activités est bien meilleur. Par contre il sera beaucoup plus difficile de recevoir l’innovation venant d’autres champs disciplinaires, et l’on risque de voir à terme une sclérose gagner ces établissements qui auront le plus souvent la tentation de céder à l’auto-recrutement.
58Si l’Europe des régions doit se construire il nous paraît fondamental d’harmoniser les cursus à l’échelle européenne et de différencier les contenus au niveau régional afin de se rapprocher le plus possible des besoins sociaux. Ainsi des ensembles pluridisciplinaires peuvent se justifier dans tel environnement, alors qu’ailleurs des institutions spécialisées répondront mieux aux attentes locales. L’émergence de la technologie et sa diffusion dans le secteur tertiaire repose cependant avec une plus grande acuité le problème de la création de grandes universités de technologie en France.
Bibliographie
Références
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