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Article de revue

Changer d'identité dans un contexte incertain : un rapport d'avancement

Pages 55 à 74

Notes

  • [*]
    Établissement d’enseignement post-secondaire à caractère technique ou professionnel maintenu par une collectivité locale (NdT).

Introduction

1Cet article aborde en parallèle deux questions centrales à la gouvernance et à la gestion des universités, ainsi qu’à leur caractère et à leur identité traditionnels.

2La première est celle de l’évolution du contexte et de l’environnement politique due à la mondialisation et à la nécessité pour l’éducation de se poursuivre tout au long de la vie dans une société du savoir. Cette évolution a accéléré le processus de transformation des universités en sous-éléments de systèmes d’enseignement supérieur de masse s’inscrivant eux-mêmes dans le cadre encore moins formalisé de systèmes d’enseignement tertiaire universel. La mutation est rendue encore plus difficile par les efforts déployés par le gouvernement pour contenir les pressions concurrentes s’exerçant sur un budget public limité, par exemple les soins de santé au sein d’une population vieillissante. Le libéralisme en vogue (illustré par l’Accord général sur le commerce des services) ajoute à la pression exercée sur les universités pour diversifier leurs sources de revenus et se couler un peu plus dans le moule de l’entreprise.

3La seconde – gérer des établissements importants et complexes connaissant un tel processus d’évolution rapide – soulève pour les universités des questions nouvelles auxquelles elles ne peuvent pas se dérober. A mesure que la complexité s’accroît et que les universités doivent se plier à des exigences de plus en plus diverses, les rôles changent et les bases mêmes de la confiance sont menacées. Les volumes de travail augmentent. L’intensification accroît les niveaux de stress – un phénomène auquel il y a toujours peu de remèdes éprouvés. Il devient dès lors tentant d’adopter des techniques de gestion toujours plus radicales et d’exploiter des systèmes d’information encore plus puissants et perfectionnés dans l’espoir qu’un contrôle plus serré et une responsabilisation accrue, d’une manière ou d’une autre amélioreront la productivité et réduiront les risques.

4Mais imposer des changements par décret entraîne souvent des mouvements de résistance. Cette résistance peut être ouverte et syndicale, ou elle peut être souterraine et instinctive, et donc d’autant plus difficile à combattre qu’elle est à peine consciente d’elle-même. Un conformisme apparent peut dissimuler un retour chronique et persistant aux vieilles habitudes. La planification partagée susceptible de déboucher sur la compréhension, la confiance et l’engagement exige de la patience en même temps qu’une certaine fermeté dans l’encadrement qui se différencie d’un certain « managérialisme ». La tentation est là, toutefois, pour certains responsables d’établissement peu expérimentés en matière de gestion, de s’en remettre à des consultants externes. Les recettes élaborées pour d’autres types d’organisation n’employant pas de travailleurs intellectuels chargé d’exploiter du savoir et d’en produire peuvent aggraver encore la situation de l’université (comparer avec Duke, 2002).

Trois propositions

5La diversification est un moyen de dénouer le nœud de problèmes qui s’est formé au cours de la transition rapide vers des systèmes universel ou de masse. Le sujet est délicat et controversé. A moins d’être extrêmement bien pensée d’un bout à l’autre et d’être largement partagée et estimée, la diversification aggravera les conflits et accentuera les résistances à la planification. C’est pourquoi le sujet refait régulièrement surface sans jamais être creusé. Vu la rareté des débats ouverts au cours desquels les intérêts partisans sont mis de côté, il est difficile de dire quel type de diversité convient le mieux à différents établissements et quel type profitera le mieux d’une spécialisation des établissements.

6Entre ces deux options se bousculent bien d’autres formes de fédération, affiliation, association et maillage possibles. Toutes ces pistes demandent à être plus systématiquement explorées. De nouvelles formes d’organisation, ainsi que de maillage et de participation semi-institutionnalisées, pourraient nous permettre d’aller au-delà de formulations sur la diversité qui ne mènent à rien. Un point important à cet égard reste celui des contacts entre université et autres instances d’éducation tertiaire. Ces contacts peuvent prendre la forme d’une intégration, d’une affiliation avec franchisage et autres liens, d’une progression par étapes ou simplement d’un partenariat informel. Le Royal Melbourne Institute of Technology (RMIT) est une parmi plusieurs autres universités australiennes à double vocation, où un enseignement professionnel post-secondaire (TAFE – Technical and further education ) et un enseignement tertiaire supérieur sont dispensés au sein d’un même établissement.

7A un autre niveau, la pression exercée sur les universitaires (travailleurs intellectuels) par la complexité de leur rôle et l’intensification de leur tâche ne trouvera de soupape que dans la mise en œuvre d’un processus de dialogue similaire. Autrement dit, nous avons besoin, au niveau du travailleur intellectuel individuel comme de l’établissement et du système national, de surmonter les inhibitions au sujet de la diversification et de la spécialisation. La « supercomplexité » (Barnett, 2000) exige une diversification efficace, notamment une différenciation des rôles et une modification du système de récompense, conçue et éprouvée à chaque niveau.

8Le changement de culture est la clé du changement d’identité des établissements. Il est moins tangible et moins aisément mesurable que les autres types de changement, et beaucoup moins visible et spectaculaire qu’un changement de structure. La restructuration peut être indispensable pour permettre un meilleur maillage, stimuler les partenariats et favoriser la libération d’énergie créatrice au sein même de l’organisation, mais elle ne reste jamais qu’un moyen parmi d’autres, jamais suffisant et pas toujours nécessaire. L’analyse continue de l’expérience permettra de trouver de meilleures façons de faire les choses et, notamment, des manières plus intelligentes d’exploiter les nouveaux systèmes et les nouvelles technologies de l’information.

9Il est aussi beaucoup moins ardu de formuler un énoncé de mission élégant et une stratégie de principe assortie de ses objectifs que de la mettre en œuvre. Au niveau des établissements comme du système, la plupart des politiques s’essoufflent et disparaissent en cours de mise en œuvre.

10Un changement de culture radical est souvent essentiel. Un tel changement exige du temps et de la patience, ainsi qu’un but fixe et clairement défini. La communication y est ouverte, itérative, multidirectionnelle. La culture change à mesure que la confiance et la réussite grandissent. Le processus est cumulatif. Le changement de culture se fait peut-être à tout petits pas, mais où chaque pays représente une expérience et vient récompenser des efforts de collaboration, d’innovation, et la prise de risques calculés. Le processus est, certes, jalonné d’actes importants et symboliques qui en facilitent le déroulement, mais il se construit sur la synergie émergente de nombreux changements positifs, généralement modestes et sans relation apparente les uns avec les autres. Parce que les progrès réalisés sont lents à se manifester, tout comme les racines sont lentes à pousser, le changement de culture requiert un type de fermeté particulier dans le maintien du cap choisi. Sans cette forme de leadership, il est peu probable que le changement d’identité de l’établissement soit autre que temporaire.

11La troisième proposition affirme que l’interne et l’externe sont inextricablement liés par les processus de maillage dont dépend la création de la nouvelle identité (Latham, 2001). On a l’habitude de distinguer les rôles de gestion des rôles de leadership et de séparer les tâches internes (gérer l’organisation) des tâches externes (analyser l’environnement, réagir à cet environnement et l’influencer). Dans la pratique, ces deux dimensions sont indissociables ; elles doivent être englobées dans une « gestion » au sens beaucoup plus large que celle exercée par les seuls leaders.

12Dans un système vaste, complexe et hétérogène, les établissements doivent acquérir ce que Boyer ( 1990) a appelé le savoir de l’intégration au sein du monde universitaire au-delà de ses divisions traditionnelles. Plus généralement, on parle de décloisonnement. En Grande-Bretagne, les néo-travaillistes du New Labour aspirent à la cohésion et à la coopération interministérielles.

13La suppression du clivage des disciplines et le renforcement du travail d’équipe amenant différentes catégories de travailleurs (personnel administratif et technique, professionnels, universitaires) à collaborer est un des aspects de cette nouvelle gestion. Cette cohésion et cette coopération sont nécessaires à – et se nourrissent de – ce maillage avec l’extérieur dont l’université dépend afin de jouer un rôle utile et durable au sein de sociétés du savoir en réseau. De cette cohésion collaborative dépendent dynamisme et innovation.

14Cela signifie mieux comprendre et mieux maîtriser une cinquième forme de savoir – pour ajouter à l’intégration et à l’application proposées par Boyer, et aux plus anciennes création et diffusion des connaissances (recherche et enseignement) : je parle de partenariat ou de participation (voir plus loin).

15Cette troisième proposition est moins courante que les deux autres. Ensemble, ces trois propositions tracent le cadre dans lequel s’inscrivent les tâches nécessaires au changement et au déploiement de l’identité d’un établissement.

Gestion, leadership, gouvernance

16Même en anglais, l’évolution du sens de ces termes ( management, leadership, governance) prête à confusion. Dans cet article, nous employons gestion dans un sens neutre qui englobe tous les niveaux d’encadrement, de l’autonomie individuelle jusqu’aux plus hauts niveaux de gestion représentés par le directeur général et son équipe dirigeante, en passant par les petites équipes intermédiaires. Le terme de « managérialisme » est employé ici dans un sens péjoratif pour désigner les formes de gestion inapte, ouvertement centralisée et dirigiste, qui sont généralement adoptées en réaction à une pression excessive.

17Le terme de leadership est employé dans un sens plus restrictif pour désigner le fait de donner son cap à un établissement et de l’y maintenir. Cela comprend la définition et l’articulation de valeurs, d’une vision, d’une mission, ainsi que d’un sens de son identité, de sa raison d’être, de sa valeur propre et de l’orientation qui en découle. Le fait que nous parlions en même temps de planification participative et de leadership atteste que le leadership n’a pas besoin de s’incarner dans une figure héroïque emblématique. Il nécessite et sous-entend un certain charisme, mais qui n’a rien à voir avec l’exercice arbitraire d’un pouvoir généralement associé avec les formes de managérialisme. On peut parler de guidage en retrait (Dunkin, 2000), qui consiste à susciter chez l’autre la volonté et l’obligation d’avancer dans une direction précise tout en l’y engageant. Telle est la forme de leadership expérimentée au RMIT. Elle sous-entend un modelage des comportements, de la cohérence entre discours et actes, et de la fermeté dans le maintien du cap choisi pour l’organisation.

18Le terme de gouvernance revêt un sens particulier. Dans le contexte universitaire, il renvoie aux obligations d’un organe directeur élargi – conseil d’administration, de gestion – qui exerce une supervision et auquel la direction générale doit rendre compte de sa gestion concernant tous les aspects de la santé économique et des résultats de l’établissement. Il y a une tendance malheureuse ces derniers temps, tout du moins en Australie, à employer le terme de gouvernance comme synonyme de gestion, ce qui ôte au terme son sens spécifique et toute son utilité.

19Le rôle de supervision du conseil d’administration et la représentation effective en son sein des divers intérêts de la société et de la communauté ont leur importance dans la construction d’une nouvelle identité, la mise en place et le soutien d’un partenariat et d’une participation active au plus haut niveau. Mais tout cela sort du cadre de cet article.

Un contexte d’orientation problématique

20L’intérêt, à un niveau supérieur, de ce rapport d’avancement du RMIT nécessite que l’on comprenne l’évolution du contexte dans lequel il se situe. Les questions centrales sont généralisables, mais cette généralisation aussi nécessite que l’on en comprenne le contexte particulier.

21Les universités australiennes ont plus en commun avec les autres systèmes du monde anglophone (Commonwealth et Amérique du Nord) qu’avec les systèmes européens continentaux. La dimension fédérale, toutefois, est présente en Amérique du Nord et dans d’autres pays. Inversement, les pressions conjuguées de la mondialisation et de la libéralisation des services d’éducation semblent accélérer le processus d’alignement des systèmes australiens sur les systèmes européens continentaux et l’expérience des établissements de cette région.

22L’enseignement supérieur et son financement sont, en Australie, une charge fédérale. L’Australie est entrée, en 2002, dans la septième année d’exercice d’un pouvoir fédéral conservateur enclin à réduire les dépenses publiques et à répartir le coût de l’enseignement supérieur selon des principes de rentabilité commerciale. En 2002, chaque État d’Australie, qui constitue l’environnement immédiat de chaque université sans pour autant être sa principale source de financement, était administré par un gouvernement travailliste – celui de Victoria étant un des plus socialement innovants. Ainsi, le RMIT rend des compte au niveau fédéral – par exemple au moyens des analyses de « profil » (« profiles » exercises) et par l’intermédiaire de la nouvelle Agence australienne pour la qualité des universités ( Australian Universities Quality Agency – AUQA ). Les grandes orientations sont données par le ministère fédéral, devenu aujourd’hui le ministère de l’Éducation, de la Science et de la Formation (DEST en anglais, anciennement DETYA et, il n’y a pas si longtemps encore, DEETYA). Le gouvernement de l’État de Victoria participe au fonctionnement des universités de cet État. Il en est à l’occasion une source de financement secondaire, notamment pour les projets de développement économique et social locaux ou au niveau de l’État. En octobre [ 2002], le RMIT accueillera, avec l’État de Victoria, un séminaire international de l’OCDE sur le thème des « Villes et régions apprenantes », dont le programme recouvre le rôle des établissements d’enseignement supérieur dans la promotion du développement socio-économique des régions apprenantes.

23Le contexte politique et d’orientation dans lequel s’inscrit l’évolution du rôle et de l’identité du RMIT est, on le voit, complexe. Deux éléments viennent ajouter encore au caractère immédiatement problématique de la nature de cet établissement. Le premier est le lancement d’une nouvelle enquête sur l’enseignement supérieur par le nouveau ministre fédéral de l’Éducation, Brendan Nelson, qui a succédé à David Kemp à la fin 2001, quatre ans après l’Étude West (West, 1998). Le second est la montée en puissance d’une thèse selon laquelle l’Australie aurait besoin d’universités « de classe mondiale » et n’aurait pas les moyens d’en entretenir plus de deux. Dans la pratique, « de classe mondiale » signifie concentration de la recherche et concentration et restriction encore plus fortes des fonds destinés à la recherche.

24La mondialisation constitue, dans le fond, le troisième, et le plus vaste, contexte d’orientation dans le cadre duquel les universités australiennes cherchent à faire peau neuve. L’influence des autres systèmes en place se fait sentir à de nombreux points de vue. Elle se manifeste sous la forme de consortiums mondiaux et d’aspirations à une présence sur le marché international. Le RMIT est membre de l’Alliance mondiale pour l’université ( Global University Alliance – GUA). Sa prestigieuse voisine, Melbourne University, a engendré un clone commercial d’elle-même, Melbourne University Private (MUP, dont le portrait a été dressé à l’occasion de la conférence générale IMHE de 2000), et orchestré la création de Universitas 21 (U 21). La tendance à la mondialisation est encouragée par des organisations intergouvernementales comme l’OMC et l’OCDE (Henry et al., 2001). Les cadres de référence, les indicateurs de performance, les données repères, les régimes de qualité et les tableaux de classement sont de plus en plus internationalisés. La notion de « classe mondiale » influe fortement sur la façon dont on pense en Australie la participation et la position relative des quelque 40 universités du pays. Les références extra-nationales tendent à dominer au niveau national.

25Il est clair que, dans les cercles de l’enseignement supérieur européen, le Royaume-Uni est perçu comme un phare en matière de planification et de pilotage de l’enseignement supérieur. L’exercice d’évaluation de la recherche ( Research Assessment Exercise – RAE ) britannique, en particulier, a fait des émules en Australie. Le RAE a été mis en place dans les années 80 et perfectionné au fil des répétitions, jusqu’au dernier en date, réalisé en 2001. Il est très controversé au Royaume-Uni, à tel point que ses modalités de demain et son existence même à l’avenir sont aujourd’hui incertaines ( THES, 2002). Ces exercices ont entraîné une plus forte concentration des fonds destinés à la recherche entre les membres d’une petite minorité d’universités au sein de ce qu’il est convenu d’appeler le groupe Russell, et tout particulièrement entre quelques établissements importants et prestigieux hébergeant des facultés de médecine et des sciences réputées, en tête desquels on trouve Oxford et Cambridge. Hors des frontières du Royaume-Uni, on parle même – et telle est la teneur du message rapporté de l’étranger en Australie par les planificateurs institutionnels – d’extrême concentration : le peloton de tête des pôles de recherche universitaires en Europe (une douzaine), au Japon (une trentaine) ou en Asie (une dizaine). Le fait qu’aucune université australienne ne se trouve classée parmi les cinquante premières universités du monde oriente la politique du pays et blesse peut-être sa fierté nationale.

26Les conséquences d’une telle politique, et de politiques similaires menées au Royaume-Uni (qui reste le principal point de référence situé à l’étranger), donnent à réfléchir. La Grande-Bretagne mène également une politique énergique en faveur de la qualité de l’enseignement et de l’élargissement de la participation. Un taux cible de 50 % de participation des 18-30 ans à l’enseignement supérieur a été fixé comme objectif pour 2010. Le système de financement actuel, à caractère préférentiel et fondé sur les codes postaux, est en train d’être remplacé par d’autres systèmes ayant pour vocation de mieux encourager et récompenser l’élargissement de la participation.

27Les conséquences budgétaires de ces priorités en matière d’orientation tranchent les unes par rapport aux autres et reflètent une forte hiérarchisation des établissements (d’Oxbridge aux « nouvelles » universités d’après 1992) et des activités (prééminence de la recherche sur l’enseignement). Le RAE récompense le succès et justifie l’accaparement des fonds publics destinés à la recherche par une poignée d’universités. Malgré ses critères coûteux de conformité, l’évaluation de la qualité de l’enseignement (TQA en anglais) n’a pas débouché sur une différenciation du financement de l’enseignement. En contradiction directe avec les dispositions prises en faveur de la recherche, les initiatives d’élargissement de la participation ont eu partiellement pour effet l’octroi de crédits supplémentaires aux universités annonçant de mauvais résultats en matière d’élargissement de la participation dans le but de susciter leur amélioration.

28Il en résulte une situation confuse et pétrie de contradictions, qui exige du nouveau directeur du Conseil de financement de l’enseignement supérieur ( Higher Education Funding Council) d’Angleterre, Howard Newby, qu’il fixe et maintienne un cap clairement défini. Ce qui signifie prendre le taureau de la diversité par les cornes et créer un régime de financement qui récompense différents rôles et points forts sur la base d’indicateurs diversifiés, de manière à ce que le système dans son ensemble atteigne tous les objectifs visés. La tendance actuelle à renforcer une hiérarchie unidimensionnelle dominante provoque une grave crise d’identité parmi les établissements qui ne font pas partie de l’élite et qui sont aussi les plus nombreux. En effet, on exige d’eux qu’ils s’engagent dans une course à la recherche qu’ils sont sûrs de perdre.

29Voilà qui englobe et engloutit effectivement la totalité de l’identité des « nouvelles universités », y compris toute forme d’excellence en matière d’enseignement et toute contribution à l’équité sociale par le biais d’une participation élargie, ainsi que le développement des communautés sur la base de l’entraide et du partenariat.

30Dans le pire des cas, une université mal cotée et de petite envergure (et plus encore un établissement post-secondaire d’enseignement professionnel ou technique, ou un Community College[*]) non seulement se trouve dans l’incapacité de se faire reconnaître et de voir ses points forts encouragés par le biais du RAE, mais elle est aussi rendue incapable de jouer son rôle essentiel en matière d’élargissement de la participation ainsi que de participer elle-même au type de création de recherche, de savoir ou de connaissance dont se nourrit une société moderne supercomplexe. On dit que les étudiants défavorisés mais bons doivent pouvoir accéder aux « bonnes universités ». Parallèlement, un autre discours accuse certaines universités de dispenser un « savoir simplifié à l’extrême » – une conception qui traduit bien tout le malaise dysfonctionnel de ce mode de penser, non seulement des universités mais aussi d’autres établissements d’enseignement tertiaire.

31Ce détour par l’arène politique britannique montre à quel point notre première proposition (la diversité) est vitale pour l’évolution de systèmes de masse efficaces composés d’établissements dynamiques et confiants chargés de missions variées. L’Australie a supprimé la dichotomie fondamentale de son système en faveur d’un système d’enseignement supérieur unitaire un peu avant le Royaume-Uni : à la fin des années 80. Dans l’État de Victoria, plusieurs des « nouvelles universités » nées de cette suppression, certaines riches de plus d’un siècle d’expérience éducative, sont des établissements à double vocation. C’est-à-dire qu’elles ont incorporé l’enseignement technique et professionnel post-secondaire dans un contexte universitaire élargi. De ces établissements, le RMIT est le plus important. Le potentiel de participation de tels établissements à une société du savoir plus démocratique sera mis en péril si la réponse de l’Australie à la mondialisation, sous forme de création de deux universités de classe mondiale, instaure dans le pays le même type de hiérarchisation auquel le Royaume-Uni doit désormais faire face et qui présente déjà pour presque tous les systèmes, ou ne va tarder à le faire, un dilemme politique. Le plus grand et le plus riche des « systèmes », quoique fédéral, – celui des États-Unis –, est peut-être l’exception qui fournit le modèle le plus prometteur.

La situation du RMIT

32Le Royal Melbourne Institute of Technology (RMIT) est une université à double vocation. Il combine enseignement technique et professionnel post-secondaire et enseignement supérieur au sein d’une structure verticale intégrée sur six facultés. Avec 55 000 étudiants, c’est l’une des plus grandes universités du pays. Conçue à l’origine comme un institut technique à l’intention des personnes n’ayant pas accès à l’université de Melbourne, il est ainsi paré d’une certaine vénérabilité et occupe une place à part dans le cœur des citoyens de Melbourne. On en parle comme d’un symbole de Melbourne. Ces dix dernières années l’ont vu se propulser en tête des établissements dispensant un enseignement international territorial (dispensé sur place) et extraterritorial (dispensé dans le pays de l’intéressé) et se transformer en une locomotive en matière de recherche appliquée ainsi que d’enseignement professionnel. Son revenu de recherche non subventionné a augmenté, et il implante actuellement une réplique de lui-même à Hô Chi Minh-ville, au Viêt-nam, au centre d’un réseau national de centres d’information sur l’apprentissage ( Learning Resource Centres).

33Afin de faire ressortir le côté universitaire de son identité, le RMIT a jouté le nom d’université à sa raison sociale. Il est le membre victorien (c’est-à-dire de l’État de Victoria) du club formé par cinq universités technologiques australiennes, connu sous le nom de Australian Technology Network (ATN), qui, face à une nouvelle poussée de sélectivité dans la recherche, ont envisagé de se fédérer pour former une seule Australian University of Technology (AUT). A un niveau plus local, le RMIT a noué des liens de partenariat extrêmement forts avec des groupes d’intérêts d’une extrémité à l’autre du spectre de la communauté : du quidam aux groupes scolaires en passant par les notables, et des anciens quartiers ouvriers déshérités aux plus lointaines communautés rurales connaissant d’importantes transformations économiques et sociales aux confins de l’État (Hamilton, à l’ouest, et East Gippsland, à l’est), en passant par les quartiers périphériques défavorisés et la grande banlieue plus cossue. Le partenariat et l’engagement communautaire sont devenus des traits caractéristiques et distinctifs de la mission et du comportement du RMIT.

34Ruth Dunkin en est devenue la seconde présidente en octobre 2000. Elle a prononcé son discours inaugural (« De l’université entrepreneuriale à l’université innovante », Dunkin, 2000) un mois après sa participation à la conférence générale de l’IMHE de 2000 sur l’université entrepreneuriale. Une des conclusions apportées aux débats de cette conférence, qui emboîtait ainsi le pas au Consortium européen des universités innovantes ( European Consortium of Innovative Universities – ECIU, 2000), était qu’il valait mieux favoriser la dimension innovante que la dimension entrepreneuriale des établissements. C’est sur cette base que Ruth Dunkin construisait lorsqu’elle a esquissé, dans son discours inaugural, ses nouvelles orientations pour le RMIT. C’est aussi la raison pour laquelle cet article est, comme son titre l’indique, un rapport d’avancement sur la construction (et les efforts déployés à cet effet) de cette identité.

Une crise identitaire ?

35Le discours inaugural exposait deux idées qui définissent les caractéristiques internes et externes de la construction identitaire, soit : que les universités sont à la fois le produit et les coproducteurs de leur époque, et que les leaders doivent diriger tout en se tenant en retrait. Onze proposition s’ensuivaient :

  1. que le RMIT est une organisation du savoir dans le secteur des services du savoir ;
  2. que la nature de ce secteur se transforme et qu’il faut s’adapter pour y survivre ;
  3. que cette transformation est due à une évolution plus profonde touchant à la nature même de la société et ayant à voir, en particulier, avec les processus interactifs complexes de l’innovation ;
  4. que si les universités n’embrassent pas un nouveau rôle, elles perdront progressivement toute utilité ;
  5. et que le RMIT a des avantages de ce point de vue : largeur et profondeur du champ d’expérience, indépendance et capacité d’aide à l’organisation du savoir ;
  6. que les universités doivent pouvoir exploiter leurs aptitudes autrement, développer de nouvelles aptitudes, et tirer des leçons de l’expérience des autres instances d’éducation, en franchissant les frontières et en sortant d’un cadre purement libéral pour atteindre à une participation et une interconnexion organisées autour de valeurs autant sociales qu’économiques du développement;
  7. que le RMIT a besoin de grandir et de mûrir, en s’appliquant à pratiquer les quatre savoirs de Boyer (Boyer, 1990) et en mettant l’accent sur l’intégration et la collaboration ;
  8. que tout cela constitue pour le RMIT un défi important à relever, qui nécessite de revenir sur de nombreuses préconceptions ; notamment : « les nouveaux rapports entre l’université et les communautés extérieures doivent pouvoir s’appuyer sur une expérience de l’action collective plus solide que celle de l’individualisme traditionnellement nourri et récompensé dans et par le monde universitaire » ;
  9. que d’autres préconceptions de même que les nôtres doivent aussi changer ; en particulier les modèles de gestion et les notions de responsabilité inadaptés, les structures et les procédures obsolètes ne devraient plus être considérés comme allant de soi ni imposés ;
  10. qu’il est nécessaire d’entamer un débat énergique sur les préconceptions inadaptées imposées de force plutôt que de battre en retraite devant « d’apparentes pressions malvenues » ; à cet égard, l’adoption des quatre piliers de l’éducation (savoir, faire, vivre ensemble, être) énoncés dans le rapport de Jacques Delors pour l’UNESCO (Delors, 1996) par le Premier ministre de l’État de Victoria est saluée ici avec gratitude ;
  11. que ce nouveau rôle des universités, et les nouvelles dispositions institutionnelles qu’il appelle, commencent à être acceptés ; pour le RMIT, cela signifie devenir une communauté, et devenir membre d’autres communautés exerçant une pratique et inscrites dans la localité : « Nous serons unis par les mêmes valeurs et une même volonté farouche de changer quelque chose, d’aider à construire et à servir. »

36C’est là un projet identitaire clair et bien défini pour le RMIT. Mais si le sentiment existait en 2000 qu’une telle identité commençait à être acceptée, pourquoi parler deux ans plus tard de crise identitaire ?

37Cette question appelle deux réponses, l’une essentiellement interne, l’autre essentiellement externe. Les deux sont inextricablement liées (voir la troisième proposition plus haut).

38La réponse interne est moins problématique. La deuxième proposition est que le principal changement est le changement de culture. Ce changement, toutefois, est incroyablement lent et, au départ, à peine perceptible. Il est facilement voilé par des événement autrement spectaculaires, comme l’échec du système de gestion de l’établissement (voir plus loin). Deux ans est un laps de temps un peu court pour produire des résultats. La réponse externe est plus problématique, car les tentatives effectuées au niveau national pour encourager cette diversification de la mission des universités ( cf. la première proposition) ont jusqu’à présent échoué, même si de façon moins spectaculaire qu’au Royaume-Uni.

39Les tendances à court terme depuis le discours inaugural de Ruth Dunkin ne semblent pas favorables à la construction d’une identité forte ancrée dans les savoirs de Boyer et se nourrissant d’une « recherche qui change les choses » menée dans le cadre de solides partenariats régionaux. Non seulement les leçons de Boyer n’inspirent pas les politiques, mais elles en paraissent complètement absentes ; de même pour ces études sur la recherche et l’innovation qui montrent toute l’importance d’une « production de savoir de mode deux » (Gibbons et al., 1994 ; Gibbons, 1998). Tout se passe comme si le gouvernement adoptait les propositions par son discours, mais en empêchait la mise en œuvre par ses actes.

40Pour le RMIT, la difficulté consiste à poursuivre sur la voie du changement de culture et à se construire une nouvelle identité malgré un régime de financement apparemment défavorable qui récompense d’autres types de comportement. Cette tendance à l’œuvre à un niveau supérieur du contexte d’orientation s’accompagne d’une tendance réactionnaire naturelle des universitaires à retomber dans des rôles et des comportement connus. Ce retour en arrière trouve sa justification dans le contexte de ces propositions pas assez mûrement réfléchies par le gouvernement. La question qui se pose est : est-il possible de nouer des liens de partenariat extérieurs suffisamment forts pour contrebalancer cette tendance et récompenser les nouveaux rôles et comportements adoptés au sein de l’université ?

Exemples de travaux en cours

41Du travail individuel en équipe et de sa reconnaissance, au travail collectif en équipe et à sa reconnaissance. Les anciens vastes locaux (bureau plus salle de réception) du président du RMIT situés dans le Bâtiment 1 en pierres d’origine abritent aujourd’hui deux équipes de travailleurs du partenariat communautaire. Ils travaillent en équipe au niveau individuel, au niveau de l’équipe et au niveau du groupement supérieur formé par leurs deux équipes, avec les autres équipes et groupes spécialisés en place dans les autres facultés et au-delà. Quoique accidentel, le symbolisme est fort : la maison du Dr Jivago à Moscou à la fin de l’année 1917.

42Le nouveau bureau du président se trouve de l’autre côté de la route, au septième étage d’un nouvel immeuble de bureaux. La salle de réception, collective, est à l’usage de tous les services de l’étage. Le bureau du président est une pièce semblable à une dizaine d’autres sur un étage en plan ouvert où les hauts responsables et leur équipe travaillent dans un environnement caractérisé par l’interaction et la fluidité de la communication. Dans un coin, se trouve un espace dégagé, meublé de plusieurs fauteuils relax. C’est là que l’équipe dirigeante du président se réunit chaque semaine : au su et au vu de tous. Des messages quittent régulièrement le bureau du président pour expliquer sur l’intranet de l’université la politique en vigueur ; en cas de dysfonctionnement, s’y ajoutent même des excuses personnalisées. Ils sont signés d’un simple prénom sans fioritures.

43Les modèles et les symboles ont leurs limites, mais ils restent de puissants moyens de guider le changement de culture. La méthode de gestion appliquée en 2001 sort un peu moins du cadre habituel. Un Groupe de planification stratégique un peu plus large que la seule équipe dirigeante du président a travaillé à l’élaboration d’une stratégie de mise en œuvre pour et avec l’université. Ces travaux ont pris la forme, vers la fin de l’année d’un diaporama numérique et d’une projection de transparents visant à faire entrer la vision et les propositions du discours inaugural dans leur phase d’exploitation. Ce n’est qu’au milieu de l’année 2002 qu’est né de ce matériel pédagogique un « plan stratégique ».

44Bien que n’abordant pas directement la question de l’organisation, les transparents ont été perçus par certains comme sous-entendant une modification de l’organisation actuelle en facultés. Ce qui a conduit, sur proposition, à la présentation durant l’été 2001-2002 de plusieurs autres propositions de modification de la gestion. En 2002, les choses en étaient au point où si l’organisation par facultés en place était capable de produire les changements convenus nécessaires, et de faire preuve d’innovation, notamment en matière de renouvellement des programmes, d’amélioration de la qualité de l’enseignement, de partenariat et d’intégration efficaces transdisciplinaires, d’un niveau et d’une activité à l’autre, alors une telle organisation serait maintenue. Si la structure en place se révélait incapable de répondre à ces exigences, alors elle devrait changer. Le changement culturel et les nouveaux processus adaptés aux nouveaux objectifs priment ; le changement de structure suit si et seulement si il est prouvé qu’un tel changement est indispensable.

45Les progrès ont marqué le pas en 2002, dû à plusieurs événements en partie imprévus qui ont contraint le RMIT à se concentrer sur des questions prioritaires plus pressantes. Le gros projet d’implantation au Viêt-nam en est une. Un problème de budget, marqué par des frais fixes (principalement le personnel) trop élevés et une information financière (principalement sur les coûts) insuffisante, en est une autre, bien connue de nombreuses universités. De graves difficultés rencontrées dans la mise en œuvre du nouveau système informatique de gestion de l’établissement ont placé le RMIT en situation de crise, éloignant la perspective d’une amélioration rapide de l’efficacité de la gestion grâce à ce système (SIG) et créant dans la gestion des affaires courantes une confusion qui s’est répercutée niveau des consignes et du moral. Cette urgence relègue partiellement et provisoirement le projet d’innovation à long terme au second plan. Les divers cycles de transparence du profil ( profile accountability) et de contrôle de la qualité sont porteurs de contraintes externes immédiates qui réduisent les ressources disponibles pour la réalisation des travaux de développement à long terme comme le renouvellement en profondeur des programmes et l’élaboration de stratégies pour élargir la participation et mieux tracer les voies à suivre. Reste la détermination à traduire le projet de partenariat dans les faits en créant et en exploitant plus de liens et de connecteurs internes et externes.

46La recherche, pour les raisons exposées plus haut, est au cœur du problème posé par la conciliation des pressions externes et de la transformation identitaire interne. La concentration de la recherche est passée en 2002 au premier rang des priorités, car les universités ne faisant pas partie du groupe des huit universités historiques risquent de perdre leur identité en la matière. Cette menace porte en elle les germes d’une rupture entre la nouvelle mission énoncée dans le discours inaugural de 2000 et les répercussions concrètes de la politique de concentration et de sélection en matière de recherche menée par le gouvernement. Rappelant en cela la situation difficile dans laquelle se trouvent les nouvelles universités au Royaume-Uni, le RMIT paraît condamné à jouer une partie perdue d’avance. Cela s’inscrit en faux contre l’image d’université innovante qu’il a choisi d’adopter (et pour laquelle il a été salué) et la compromet.

47Le RMIT s’est publiquement engagé à « changer les choses » et à conduire des recherches qui changent quelque chose. Il a constitué un Groupe de recherche solidaire ( Research Partnership Group ) et un Groupe régional et communautaire solidaire ( Community and Regional Partnerships Group ) qui travaillent tous deux, avec le Vice-président en charge de la recherche et du développement pour toutes les facultés, à la négociation et à la conclusion de partenariats pour la production et l’utilisation de savoir en commun : production de savoir de mode deux. Ces partenariats revêtent, notamment dans les régions plus éloignées (East Gippsland et Hamilton), mais aussi dans des zones plus proches, comme l’agglomération de North Melbourne, de multiples aspects : bâtiments (classiques et préfabriqués), R-D, diplômes préparés à distance ou par voie électronique, diplômes partiels et programmes courts, consultance et initiatives diverses de développement en faveur de la société, de l’économie, de l’entreprise ou des communautés, à caractère bilatéral, multipartenaire ou régional.

48Une partie des efforts de la présidence actuelle visent à affiner les méthodes de diagnostic, à tirer les leçons de cette expérience, et à développer du même coup une intelligence plus directe et mieux partagée des processus à l’œuvre. On peut appeler cela un cinquième savoir, celui du partenariat ou de la participation. Bien que fortement associé aux savoirs d’intégration et d’application, il s’agit d’un autre mode de savoir, qui exige d’autres compétences, d’autres caractères et d’autres comportements. Ce savoir est au cœur des visées de l’université innovante telle que décrite dans le discours inaugural.

49C’est aussi un moyen de devenir un établissement de « mode deux », qui donne corps aux nouvelles formes d’apprentissage exposées par Gibbons et d’autres depuis 1994. Étant donné l’esprit de compétition et l’individualisme qui animent traditionnellement les universitaires, dont la réputation et la promotion dépendent des publications qu’ils font dans des revues spécialisées, le concept reste difficile à implanter. Dans cette lutte pour une âme et une identité intellectuelle, la culture, la passion, mais aussi les systèmes de récompense comptent, y compris les perspectives de nomination ou de promotion dans d’autres établissements restés fidèles au vieux paradigme. La crise mentionnée plus haut renvoie aussi à cette situation difficile que connaît actuellement l’établissement. Même une très grosse université peut éprouver des difficultés à adopter un nouveau paradigme quand le système d’éducation de masse et ses décideurs maintiennent le cap ailleurs.

Bilan provisoire

50Cet article parle d’un établissement qui, fondé il y a 115 ans, a grandi et s’est adapté pour rester un grand établissement de service. Dans un autre sens, il s’enracine dans la dernière conférence générale de l’IMHE, qui avait pour thème l’université entrepreneuriale. Cette conférence a entendu parler des progrès réalisés dans les cinq universités européennes choisies par Burton Clark. Elle s’est prononcée en faveur de l’innovation. Les cinq propositions fondamentales de Clark pour créer et gérer une telle université cependant paraissaient solides – allant d’un axe de pilotage renforcé à une culture d’entreprise intégrée à l’échelle de l’université (Clark, 1998,2000).

51La conférence générale de 2000 était plus intéressée par la première des cinq propositions – l’axe de pilotage –, peut-être à cause des racines de la plupart des universités européennes, mais aussi parce que les dirigeants apprécient l’autorité que confèrent les responsabilités. Cet article développe l’idée que la partie la plus difficile à réaliser – et la plus importante – du programme n’est pas de renforcer l’axe de pilotage, mais de stimuler le cœur de l’université par l’intégration d’une culture de l’innovation, surtout quand rien au niveau du système ne vient encourager ni récompenser efficacement la diversité. De ce point de vue, les plus grands avantages du RMIT (son ampleur, son ancrage communautaire, sa double vocation, son utilité pour les collectivités dans lesquelles il s’inscrit) passeraient plutôt pour des inconvénients.

52Le RMIT persévère résolument dans la voie tracée en octobre 2000. Certes, des événements imprévus en ont ralenti la progression, le plus grave étant le problème rencontré avec le système de gestion de l’établissement – une bielle coulée plutôt qu’une simple crevaison, en l’occurrence. Certains passagers continuent d’avoir des doutes quant à la direction prise par l’établissement. Quelques-uns parmi les plus perturbateurs feraient mieux de descendre et de prendre une autre destination.

53Il est normal de trébucher et de retomber dans les vieilles ornières en parcourant le chemin qui sépare l’adhésion à une proposition si nouvelle de son application sans réserve dans – pour changer la métaphore – chaque pré carré universitaire. Et l’avenir nous dira si cette application doit entraîner la disparition des cloisons entre disciplines ou plus simplement l’ouverture de plus nombreux passages entre ces espaces privatifs. L’apprentissage de nouvelles formes de participation plus réciproques et la substitution de nouvelles récompenses et de nouvelles sources d’énergie et de revenu à celles que connaissent les vieilles tribus universitaires – pour reprendre une métaphore goûtée par Becher (Becher, 1989) – demandent du temps.

54A mi-parcours de l’année 2002, la volonté du RMIT de devenir une université innovante, claire depuis octobre 2000, reste inentamée, mais sa progression a été ralentie par quelques déboires imprévisibles, ainsi que par le surgissement de résistances plus prévisibles à mesure que les changements gagnent en profondeur, que la planification progresse vers la mise en œuvre des changements radicaux annoncés dans la leçon inaugurale. Le sentiment d’urgence demeure aussi fort qu’avant. Les réserves de patience pourraient se révéler moins nombreuses que prévu si dirigeants et directeurs intermédiaires ne traduisent pas en actes l’expression formelle de leur adhésion aux principes énoncés. Le travail de communication interne, de dialogue et de persuasion est sans fin. Reste à répondre à d’importantes questions – même si purement tactiques : combien de temps faudra-t-il aux personnes concernées pour se ranger à cette idée ? combien de fois faudra-t-il intervenir avec fermeté pour vaincre les résistances et pour faire preuve d’une résolution implacable ? Cela n’est pas simple.

55Mais il est plus difficile encore de dialoguer avec un gouvernement qui parle de développement régional mais agit en sens contraire en traitant le financement de la recherche et les questions de réputation de manière extrêmement restrictive et presque exclusivement en termes de programmes lourds. La gravité de la question n’est pas atténuée par le fait que les domaines de recherche privilégiés sont choisis en fonction de leur potentiel d’exploitation à des fins commerciales. Telle est la politique actuelle en Australie, clairement exprimée par le ministre chargé de la science. D’autres sources de revenus de la recherche, notamment pour les travaux de mode deux réalisés en partenariat – longtemps un point fort du RMIT –, continuent d’augmenter. Mais si le gouvernement exige une concentration exclusive de la recherche autour de ce qu’il perçoit comme les priorités du moment, l’énergie est détournée vers d’autres objectifs et le moral est atteint. Une telle politique peut même être fatale à d’autres domaines de recherche prometteurs. Quand le moral s’effondre et que les meilleurs éléments vont voir ailleurs, la construction et l’expression d’une identité pertinente et valorisée n’en devient que plus difficile encore.

56La politique actuelle sous-entend la création de quelques centres de recherche de pointe, puissamment dotés et équipés (dans ou hors du cadre universitaire), et qui ouvrent la voie dans leur domaine au niveau international (comme par exemple dans le domaine des métaux légers ou de certains aspects du génie génétique), mais privés, en amont, de l’appui d’un vaste et profond réservoir de main-d’œuvre hautement qualifiée et, en aval, de celui d’une société civile suffisamment éduquée pour pouvoir recevoir, développer et utiliser ce qui en sortira.

57A terme, c’est une société désarticulée, intellectuellement et socialement polarisée, qui se crée, reposant sur les fragiles fondations d’une économie peu qualifiée plutôt que sur celles, plus sûres et plus solides, d’une société du savoir. Dans un tel scénario, la majorité des 38 universités australiennes n’ont aucun rôle à jouer en tant que telles, surtout pas les établissements d’enseignement général, dont la vocation est le développement régional et communautaire, et qui cherchent à élargir la participation dans une nouvelle société/économie de la technologie et de l’information. Tant que le gouvernement n’aura pas lui-même adopté cette vision plus large et plus moderne des modes de production et de gestion du savoir, le contexte d’orientation environnant rendra la tâche de développement et d’innovation des établissements grâce aux partenariats et à la participation vraiment difficile. Mais le choix de se construire et de mettre en pratique à long terme une identité choisie, et de ne pas se laisser tenter ou convaincre de changer de cap, reste celui des dirigeants des universités.

Cinq questions

58

  • Jusqu’à quel point pouvez-vous compter sur votre établissement (administrateurs, enseignants, étudiants, communauté) pour se rallier à une vision de développement à long terme malgré les tracasseries d’un gouvernement qui ne la partage pas ou qui manque d’imagination ?
  • Un arrangement de convenance en place vaut-il mieux que les bouleversements amenés par un important remaniement structurel ?
  • L’escamotage d’un opposant farouche et très en vue au changement est-il une manœuvre d’émulation judicieuse ?
  • Jusqu’à quel point les leaders peuvent-ils espérer gagner les cœurs en berçant et nourrissant le changement culturel, plutôt qu’en stimulant les nerfs de la guerre à l’aide de systèmes de récompenses directes ?
  • Quels bâtons vous faut-il agiter avec vos carottes ?

Note de conclusion

59Une note d’ironie et une suggestion.

60L’ironie du projet d’avoir deux universités australiennes de classe mondiale n’est pas seulement qu’il repose sur une mauvaise estimation des besoins du pays à moyen et à long termes, mais qu’il porte également en lui les germes d’un conflit d’intérêts à court terme.

61L’Australie dispose déjà d’un établissement de recherche unique en son genre, l’Australian National University (ANU), créé après la seconde guerre mondiale dans l’optique d’en faire un établissement de recherche de classe mondiale et de ramener les meilleurs savants de l’étranger – et aussi, de manière plus problématique, dans celle de servir de locomotive à la société australienne. Passer d’un à deux établissements de ce genre ne sera pas une mince affaire.

62L’ANU est l’une des huit universités d’élite du pays, qui disposent de leur propre représentation dans la capitale fédérale. Une seule et unique université de classe mondiale (l’ANU), fer de lance éventuel d’un « réseau complexe de centres de recherche universitaires australiens formant un système », est concevable. Mais au-delà d’une, des problèmes insurmontables surgiront qui pourraient bien sonner le glas de la cohabitation harmonieuse des huit universités historiques. Consacrer deux établissements de classe mondiale ne ferait que fragiliser cette cohésion en reléguant les six autres non retenus dans la masse des établissements ordinaires. Personne ne peut faire rimer deux avec huit. Sans compter que deux autres candidats frappent déjà à la porte du club des huit. Un système qui comprendrait trente, voire trente-six, établissements uniquement voués à l’enseignement dévalorise et méprise les principes de l’enseignement-recherche. Il ne tient pas compte non plus du paradigme de la production de savoir de mode deux et constitue en cela une menace pour l’identité et le moral de chaque établissement dans l’ensemble du système.

63Plutôt que de se laisser entraîner dans un débat – actuellement à la mode, mais fondamentalement dangereux – sur les universités de classe mondiale, un gouvernement clairvoyant et doté du courage nécessaire pour imposer ses vues ambitionnerait la création d’un système universitaire de classe mondiale qui alimenterait une société du savoir hautement qualifiée. Dans un tel « système servopiloté », comme le voit la Nouvelle-Zélande, toutes les universités combineraient, à des dosages divers, les quatre, voire les cinq, savoirs fondamentaux, et seraient récompensées dans les mêmes proportions.

Bibliographie

Références

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  • WEST, R. (président du comité) ( 1998), Learning for Life. Final Report (Review of Higher Education Financing and Policy), DEETYA, Canberra.

Notes

  • [*]
    Établissement d’enseignement post-secondaire à caractère technique ou professionnel maintenu par une collectivité locale (NdT).
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