Notes
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[*]
Michel Foucher est directeur de recherche à l’Institut des Hautes Études de la Défense Nationale (IHEDN).
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[1]
L’EEAS (European External Action Service) de Bruxelles n’envisage aucune nouvelle modification du rapport Solana. La France reste ouverte sur ce point, en vue du Conseil européen de décembre 2013 sur les questions de défense.
-
[2]
Document préparatoire pour l’actualisation du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, février 2012.
-
[3]
M. Foucher, La bataille des cartes – Analyse critique des visions du monde, seconde édition, Paris, Éditions François Bourin, 2011 ; troisième édition bilingue (anglais/français), électronique et interactive, oct. 2012, itunes/ipad.
-
[4]
Maison blanche, United States National Security Strategy, 27 mai 2010 (consulté en octobre 2013).
-
[5]
National Security Strategy, mai 2010, ibidem.
-
[6]
H. Clinton, discours au Council on Foreign Relations, Washington D.C., 15 juillet 2009 (consulté en octobre 2013).
-
[7]
« Alors que l’Europe s’enfonce dans la crise et que les craintes d’un ralentissement de la croissance chinoise se confirment, la mondialisation des Etats-Unis devient contraignante », Financial Times, 26 juin 2012.
-
[8]
« Sustaining U.S. Global Leadership », www.defense.gov/news/defense_strategic_guidance.pdf, 5 janvier 2012 (consulté en octobre 2013).
-
[9]
Ces pays se situent de trois à six heures d’avion de Bruxelles et leur histoire est étroitement liée à celle de l’Europe. Il s’agit : des pays de la région du Sahel en Afrique, liés à l’Europe par l’histoire, la langue, les échanges commerciaux et les réseaux d’immigration ; du Proche et du Moyen-Orient ; de l’Iran, de l’Irak, de l’Afghanistan, de la Péninsule Arabique, du golfe arabo-persique. C’est dans ces États que se jouent de grands enjeux (énergie, détroits) et des crises qui affectent directement les Européens, puisqu’ils sont amenés à intervenir dans ces pays à l’aide de moyens militaires et diplomatiques.
-
[10]
C’est l’OTAN qui a ici joué un rôle décisif en construisant au cours des vingt dernières années un réseau de partenaires pour la défense et la sécurité (le Partenariat pour la Paix, le Dialogue Méditerranéen, l’Initiative de Coopération d’Istanbul). L’Union européenne possède des moyens plus diversifiés, à la fois militaires et civils (entre autres sa capacité à agir sur le plan financier, son influence normative, et l’étendue de son marché), ce qui lui permet d’agir comme une plaque tournante autour de laquelle des États plus instables peuvent se construire. La position de la Russie (qui entreprend un rapprochement avec l’Europe occidentale, ce qui est potentiellement un tournant historique) est dans ce contexte d’une importance cruciale pour l’avenir.
-
[11]
M. Foucher, « Les intérêts stratégiques des Européens : choix ou nécessité ? », L’État de l’Union, Fondation Robert Schuman, Paris et Berlin : Lignes de repère / Springer, printemps 2013.
-
[12]
Michel Foucher, La bataille des cartes. Analyse critique des visions du monde, Paris, François Bourin Editeur, 2010.
-
[13]
Ibidem, p. 48.
-
[14]
L’environnement stratégique peut être considéré d’un point de vue qualitatif (quels sont les principaux critères pour la sécurité) et spatial (quelles sont les zones déterminantes pour la sécurité). L’adjectif « transatlantique » n’est pas nouveau. Il est apparu après la seconde guerre mondiale pour désigner la zone géographique directement concernée par les défis de sécurité de la guerre froide. Il s’agissait de défendre un territoire couvrant une zone large mais clairement définie ayant pour centre l’océan Atlantique et allant de l’Amérique du nord jusqu’en Europe occidentale. Depuis vingt ans, il est devenu plus compliqué de définir les frontières de la sécurité atlantique. Dès lors, le concept stratégique de l’OTAN a envisagé de nouvelles menaces et le périmètre de sécurité s’est agrandi.
-
[15]
Zbigniew Brzezinski, Strategic vision, America and the crisis of global power, New York, Basic Books, 2012.
-
[16]
Shangri-La Dialogue du 3 juin 2012. La France souhaite participer activement à la région Asie-Pacifique, qui est une « partie intégrante de notre environnement de sécurité », selon les termes employés par le Ministre français. Il a aussi rappelé que « Tout ce qui contribue à accroître la sécurité de l’Asie-Pacifique profite à la stabilité mondiale, tant cette région pèse dans les affaires du monde et pèsera encore plus dans l’avenir. Dans cet ensemble, l’Asie du Sud-Est joue un rôle central : ses voies maritimes, vitales, sont un pont reliant entre elles les nations asiatiques et sont une voie privilégiée avec le reste du monde ». Il a ajouté que « la prospérité du Pacifique dépend pour partie de la stabilité de l’océan Indien. La plupart des conflits de la zone Asie sont aujourd’hui liés ». Puis, il s’est exprimé plus spécifiquement sur l’implication de la France dans cette région, « zone d’intérêt majeur », ainsi que sur les partenariats « véritablement stratégiques » qu’elle y a développés, précisant que le futur Livre blanc sur la sécurité et la défense nationale ne manquera pas « d’amplifier cette dimension de notre stratégie de défense ».
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[17]
M. D. Lidington, Ministre d’État pour l’Europe, Discours à l’Ambassade de Grande-Bretagne, Paris, le 27 juin 2012.
-
[18]
Zbigniew Brzezinski, « Giants, but no Hegemons », The International Herald Tribune, 14 février 2013.
1 Depuis 2009, Européens et Américains se rapprochent à nouveau. Les États-Unis bénéficient d’une meilleure image en Europe depuis la fin des interventions militaires de l’administration américaine précédente (Irak, Afghanistan) et avec elles, la fin de l’ambition de vouloir renverser des régimes politiques en place. La décision de la France de revenir dans le commandement intégré de l’OTAN n’est plus remise en question. Les interventions militaires communes à Paris, Londres et Washington ont été menées avec succès (Libye). Les actions diplomatiques se synchronisent afin de gérer les crises actuelles (Iran, Syrie, Sahara-Sahel). Les instances américaines poussent les capitales européennes à agir pour la relance économique et chacun semble mesurer l’importance de l’échange transatlantique en prenant soin d’améliorer l’alliance. Ce contexte favorable depuis 2009 est-il suffisant pour permettre aux Européens et aux Américains de s’accorder sur les défis de long terme, pour partager le même ordre des priorités et pour les aborder ensemble de manière efficace ?
Les Européens et les Américains vivent-ils dans le même monde ?
2 Ce qui différencie principalement l’Europe des États-Unis est que ces derniers affirment leurs intentions sur tous les enjeux internationaux et mettent en œuvre leurs projets géostratégiques et géopolitiques ; l’Europe en revanche semble incapable de construire une stratégie qui lui soit propre. Le rapport Solana de 2003 a été partiellement remis en question en 2008 [1]. Quant au reste du monde, les rares positions officielles qui sont divulguées proviennent d’une demi-douzaine de documents de stratégies nationales.
3 En 2012, le document officiel « La France face aux évolutions du contexte international et stratégique » [2] affirmait que la mondialisation demeure le processus structurant du contexte stratégique international mais que, depuis 2008, une rupture stratégique en Afrique du Nord et au Moyen-Orient est en cours, ainsi qu’une reconfiguration de l’équilibre des puissances qui s’accélère sous l’effet de la crise économique et financière ; le tout s’opère alors qu’une nouvelle séquence stratégique américaine se dessine. Le Livre Blanc sur la défense de 2013 tient compte du fait que « les États-Unis réduisent leurs dépenses militaires et réorientent une partie de leur effort dans ce domaine vers l’Asie-Pacifique. Ces évolutions sont de nature à conduire notre allié américain vers plus de sélectivité dans ses engagements extérieurs. Elles se traduisent également par une pression accrue sur les Européens pour qu’ils prennent en charge les problèmes de sécurité qui les concernent le plus directement. »
4 Au-delà des études officielles, le monde est davantage interdépendant, moins unifié et moins coopératif. Des États émergents réclament leur « place au soleil », pour citer Bernhard Von Bulow dans son fameux discours de Berlin en 1897, et pas seulement dans le domaine économique. Nous assistons à une « grande émancipation », une « grande transformation » de quelques pays en développement qui semblent impatients de faire de leurs capacités économiques une force géopolitique et stratégique, afin de devenir des centres de pouvoir reconnus sur le long terme [3].
5 L’Occident joue un rôle décisif dans ce changement majeur en investissant régulièrement de manière conséquente dans les pays émergents qui bénéficient ainsi de marchés beaucoup plus ouverts. L’économie semble avoir pris le pas sur la stratégie. Considérons quelques exemples récents et révélateurs. Alors que le président Obama annonce en février 2012 que 2500 marines américains seront installés à Darwin en Australie du nord, Tim Cook, dirigeant d’Apple, s’est rendu pour la première fois au parc technologique de Foxconn Zhengzhou dans lequel 120 000 ouvriers produisent les Iphones, un produit binational conçu à Cupertino (Californie), produit en Chine et à visée universelle. De hauts responsables chinois ont reçu Tim Cook. Alors quels sont les intérêts actuels des États-Unis ? Est-ce l’alliance économique ou l’endiguement stratégique ? Certainement les deux à la fois. Julia Gillard, ex-Premier ministre australienne, parle du « syndrome australien » pour désigner cette ambiguïté. Comme elle le fait remarquer, il ne fait pas de doute que l’intérêt stratégique des Occidentaux est de contenir la Chine dans la mer de Chine méridionale. Mais dans le même temps, les trains à grande vitesse chinois sont fabriqués avec du fer issu de minerai australien, pour ensuite être acheté par son tout premier concurrent régional. Cette interdépendance contradictoire fut aussi démontrée lors de la visite de l’ancien Premier ministre Wen Jiabao à la foire d’Hanovre pour l’industrie écologique, accompagné de la Chancelière allemande Angela Merkel, dont le pays perd un très grand nombre d’emplois dans ce secteur de pointe, précisément à cause de la concurrence chinoise. Comment engager un dialogue constructif avec la Chine ? Si l’on accorde du crédit à la prévision selon laquelle la Chine pourrait, dans les prochaines années, passer devant la France et devenir le premier partenaire commercial de l’Allemagne, quel impact politique cela aura-t-il sur le long terme dans une Europe plus que jamais fondée sur le couple franco-allemand ? La Chine est maintenant présente aux quatre coins du monde. Pourquoi ne mettons-nous pas plus l’accent sur cette réalité lors de réunions transatlantiques ?
6 Nous assistons sans nul doute à une crise majeure d’adaptation à de nouvelles réalités économiques. En Europe, on considère généralement que l’Occident n’a plus le monopole dans les affaires mondiales et que la notion de leadership international devient relative. Cependant, devons-nous continuer à surestimer l’impact géopolitique des taux de croissance dans les pays émergents et ainsi sous-estimer notre capital ? L’Asie est-elle un concept géopolitique suffisamment significatif ou demeure-t-elle floue puisqu’aucune volonté d’unité politique ne se manifeste dans cette partie du monde ?
7 Qu’en est-il du point de vue américain ? Dans son introduction au document sur la stratégie de sécurité nationale de mai 2010, le président Obama revendiquait le leadership des États-Unis sur la « sécurité nationale et la gouvernance mondiale » de sorte que « lorsqu’elles sont utilisés de manière appropriée, notre défense et notre influence en sont renforcées ». Il y décrivait également une nouvelle approche : « Les fardeaux de ce jeune 21e siècle ne peuvent pas uniquement reposer sur les épaules de l’Amérique – en effet, nos adversaires aimeraient que l’Amérique s’affaiblisse dans une sur-extension de ses forces ». Cela nécessite une « mobilisation collective » en dépit du « morcellement de la coopération mondiale ». Sa dernière phrase est claire : « dans un siècle nouveau et incertain, l’Amérique est prête à montrer la voie une fois de plus » [4].
8 Le texte souligne tout particulièrement cette notion de diversité des centres d’influence, qui met en lumière la dynamique internationale dans laquelle les États-Unis s’inscrivent. La Chine y est encouragée à assumer sa part de responsabilité dans le leadership mondial et à donner son accord à un dialogue sur les questions militaires, tout comme l’Inde (avec qui les États-Unis forgent actuellement une relation stratégique), et la Russie, avec qui les États-Unis espèrent coopérer sur la question de la non-prolifération et sur la sortie d’Afghanistan. Au-delà des approches bilatérales, les États-Unis soutiennent également les structures régionales multilatérales (ANASE, APEC, Trans-Pacific Strategic Economic Partnership, East Asia Summit), afin de mieux gérer les puissances émergentes.
9 Cette nouvelle catégorie d’États – les « nouveaux centres d’influence » - intègre certains membres du G20, comme l’Indonésie qui doit actuellement répondre à une série de défis (le changement climatique, la lutte contre le terrorisme, la piraterie, les catastrophes naturelles, etc.) mais qui n’est pas étrangère au président américain. Le Brésil est également mentionné en tant qu’État majeur, bien placé pour surmonter les clivages entre Nord et Sud dans le but d’améliorer les rapports bilatéraux, hémisphériques et mondiaux et désireux de le faire. Au Moyen-Orient, c’est avec l’Égypte, la Jordanie, l’Arabie Saoudite et d’autres États du Golfe que les États-Unis sont liés pour des questions de sécurité. Enfin, le document explique qu’il est tout aussi utile de soutenir le développement économique et social du continent africain (infrastructure, énergie) que de surveiller le Kenya et le Nigéria, des acteurs décisifs pour la stabilité de la région. L’entrée de l’Afrique du Sud au G20 sera suivie par l’inclusion d’autres nations émergentes.
10 « Davantage d’acteurs exercent leur pouvoir et leur influence. L’Europe est aujourd’hui plus unie, libre et apaisée qu’elle ne l’a jamais été. » [5]. Les rapports que les États-Unis entretiennent avec leurs partenaires européens sont présentés comme la pierre angulaire sur laquelle repose l’engagement des États-Unis vis-à-vis du monde, car ils constituent un « catalyseur pour l’action internationale » dans les domaines de la sécurité (la réforme partielle de l’OTAN au sommet de Lisbonne en novembre 2010) et de l’économie. Une Europe plus forte et plus impliquée sert l’intérêt commun atlantique de la promotion de la démocratie et du développement en Europe de l’Est, dans les Balkans, le Caucase, et à Chypre. La relation bilatérale avec la Turquie vise à soutenir la stabilité de la région. Enfin, et plus généralement, Washington participe au renforcement des institutions européennes afin de les rendre plus « inclusives ».
11 En même temps, le consensus au sein des cercles du pouvoir à Washington est que ce système multipolaire ne doit pas placer la Russie au même niveau que les États-Unis, exception faite à la possession d’armes nucléaires stratégiques. Après tout, le PIB russe est vingt fois inférieur à celui des États-Unis. De même, les États-Unis ont de sérieux doutes quant à la stabilité de la monnaie unique en Europe et surveillent avec attention les efforts militaires chinois qui pourraient entamer la marge de manœuvre américaine en mer et dans le cyberespace. Autrement dit, le discours multipolaire américain ne signifie pas que les autres centres de pouvoir soient sur un pied d’égalité avec les États-Unis.
12 Pourquoi les États-Unis accepteraient-ils une reconfiguration du monde alors qu’ils le dominent ? Ils l’emportent dans les trois domaines qui constituent les bases du pouvoir : la prospérité matérielle (ce qui a fait défaut à la stratégie soviétique), une capacité d’action mondiale et une ambition géopolitique visant à façonner l’ordre international grâce à l’attraction exercée par son modèle socio-culturel, son statut et sa domination en termes d’innovations et d’idées neuves. Hillary Clinton, alors Secrétaire d’État, décrivait l’équilibre international actuel en évoquant plutôt un « monde avec plusieurs partenaires » pour éviter d’employer le terme de « multipolarité » : « Nous ne pouvons plus revenir à l’endiguement et à l’unilatéralisme comme lors de la Guerre froide. Il s’agit pour les États-Unis d’assurer leur leadership en facilitant la coopération entre un plus grand nombre d’acteurs sans accroître pour autant la concurrence, transformant ainsi l’ordre international multipolaire pour aboutir à un monde où les partenaires seront multiples » [6]. Hillary Clinton rejette ici le « concert des nations » (19e siècle) tout autant que l’équilibre des puissances (20e siècle). Selon elle, les États-Unis doivent encourager une meilleure coopération entre les principaux États émergents. Elle cite la Chine, l’Inde, la Russie, mais aussi le Brésil, la Turquie, l’Indonésie et l’Afrique du Sud. Mais au final, les États-Unis se réservent le rôle d’arbitre pour les questions mondiales importantes.
13 Les États-Unis semblent sous-estimer ou avoir du mal à accepter la réalité grandissante de leur interdépendance. On considère généralement que les États-Unis sont autosuffisants, avec une économie relativement repliée sur elle-même, ce qui est de moins en moins le cas. Le critère traditionnel pour mesurer l’ouverture d’une économie, la part des échanges de biens et de services dans le PNB, a augmenté en passant de 21% du PNB américain en 1981 à 32% de nos jours. L’exposition des banques américaines aux risques à l’étranger représentait 11% du PIB en 1991 mais 30% en 2011. L’insertion de l’Amérique dans la mondialisation est à la fois porteuse de profits et de risques : d’ailleurs, plus le pays s’intègre dans une logique mondialisée, plus le débat est vif aux États-Unis, notamment lors des élections [7].
Quelles priorités pour les partenaires atlantiques ?
14 La perspective américaine est confortable car les États-Unis sont encore en position de faire des choix et non pas de subir les nécessités du moment. L’objectif officiel des États-Unis est de maintenir leur leadership mondial sur le long terme. Le 5 janvier 2012, un document américain [8] évoquait de manière convaincante les défis du monde et apportait une solution toute simple : « maintenir la position de leader mondial des États-Unis ». Ce fut un cri d’alarme pour les Européens. L’Europe y est considérée comme un continent « fournisseur et non consommateur de sécurité ». La portée de cette simple phrase sur les budgets de défense et les engagements stratégiques des Européens a-t-elle été bien saisie ? Quoi qu’il en soit, elle a relativement bien été accueillie. La notion de « pivot », qui décrit le mouvement stratégique des États-Unis vers l’Asie, est tout aussi périlleuse pour les Européens et fait encore et toujours l’objet de nombreux débats sur le Vieux Continent. Le « pivot » a été interprété en Europe (en particulier par les membres de l’Union) comme un manque d’intérêt pour les affaires européennes. L’Europe ne serait ni un problème, ni un jalon, ni un soutien (excepté ponctuellement, comme en Libye).
15 La réponse américaine est plus nationale que collective. La stratégie des États-Unis ne prend pas vraiment en considération l’éventualité que l’Europe aurait aussi des intérêts propres au niveau mondial. Les intérêts européens seraient davantage touchés par des crises en mer de Chine méridionale et dans le détroit d’Ormuz. L’Europe n’a aucun porte-avions disponible dans ces régions. Il y a fort heureusement toujours moyen de renforcer le dialogue stratégique sur un problème d’une telle importance.
16 Quel est alors l’état du débat en Europe ? Depuis vingt ans, les Européens ont enregistré un nombre non négligeable de succès pour la démocratisation du continent, toujours en bénéficiant d’un soutien américain efficace. Par ailleurs, depuis la chute du rideau de fer, le lien sécuritaire entre les deux rives de l’Atlantique est similaire à celui qui prévalait lors de la guerre froide, d’autant que les pays d’Europe centrale et de l’Est ont rejoint les structures euro-atlantiques. La sécurité ici reste liée à la défense du territoire comme décrit dans l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. C’est l’avenir qui montrera si l’OTAN va continuer à dominer de ce point de vue ou si l’Union européenne (qui s’est étendue jusqu’à contenir à présent 57% des États et 62,5% de la population des États membres du Conseil de l’Europe) sera capable, grâce à la PSDC et au développement de ses propres atouts, de devenir un acteur de la défense et de la sécurité communes. Une expansion éventuelle de l’OTAN et de l’Union européenne (qui exerce toujours une traction importante sur ses marges) pourrait à nouveau modifier les équilibres du Vieux Continent.
17 Par ailleurs, n’importe quelle carte géostratégique révèle que la moitié des crises majeures ont eu lieu à la périphérie de l’Europe, dans un rayon de 3 à 6 heures d’avion de Bruxelles. La plupart des interventions militaires de l’Union européenne s’y déroulent. Il en va de même en ce qui concerne les engagements diplomatiques (la Syrie, le sud du Caucase, le Soudan, et le Sahel). Mais les contraintes budgétaires risquent de compromettre le rayon d’interventions au sein de « l’arc de crises » évoqué dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008. Dans cette Europe des marges, les défis relevant de « l’arc de crises » [9] évoluent constamment mais l’Union européenne a l’air moins bien équipée pour faire face à ces crises que pour réformer ses propres structures. Les pays européens semblent récalcitrants quand il s’agit de recourir à des outils militaires [10]. Les États européens interviennent donc moins dans les zones sensibles où les problèmes de sécurité sont les plus vifs. Cependant, l’opération « Atalante » montre bien que l’Europe, et non pas simplement l’OTAN, a aussi son rôle à jouer dans ce domaine. Une zone d’exclusion maritime le long des côtes libyennes aurait pu être mise en place à l’échelle européenne, mais les États membres n’étaient pas d’accord entre eux. D’autres interventions pourraient avoir lieu, à l’instar de celle menée en Côte d’Ivoire, sous couvert de mandats d’organisations régionales ou des Nations-Unies. Certains experts en France considèrent le Sahel et le Sahara comme le prochain « Afghanistan » français. Le Livre blanc sur la défense de 2013 réaffirme l’importance de l’Afrique et de la bordure méditerranéenne. Plus que celle des États-Unis, la stratégie de l’Europe résulte plus de la nécessité que d’un choix [11].
18 En résumé, les Européens ont été, avec le soutien des États-Unis, des acteurs historiques à part entière durant ces vingt dernières années. Mais dans le même temps, ils se sont repliés sur eux-mêmes sans se rendre compte que d’autres pays avaient tiré les mêmes leçons qu’eux de la chute du bloc soviétique. Le Comité central du parti communiste chinois décida officiellement d’adopter « une économie de marché socialiste » en 1992 et l’Inde s’était engagée sur une voie similaire dès 1991. De ce point de vue, le début des années quatre-vingt-dix a été une période charnière non seulement au niveau régional, en Europe, mais aussi au niveau international.
Une approche collective ?
19 La question est maintenant de savoir quelles seraient les possibilités d’accords entre l’Europe et les États-Unis afin de définir une vision transatlantique commune des affaires stratégiques mondiales. Malgré les divergences constatées de chaque paysage stratégique et géopolitique, l’Europe et les États-Unis devraient travailler ensemble à l’élaboration d’une vision et d’un concept communs de stratégie mondiale afin de traiter les questions émergentes et de faire face aux nouveaux centres d’influence. Si le leadership devient plus relatif, il n’en fait pas moins l’objet d’un débat intense.
20 Il existe au moins une raison qui devrait inciter les Européens à réfléchir à une vision commune : les nouveaux acteurs émergents ont eux-mêmes une idée claire de leurs objectifs et réfléchissent à une stratégie sur le long terme avec des objectifs géopolitiques qui leur sont propres [12]. Comme il était dit avec prudence dans le document préparatoire à l’actualisation du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, il y a une « évolution » de la relation transatlantique : « Plus généralement, alors que le Livre blanc de 2008 n’envisageait la relation transatlantique que sous l’angle de la sécurité collective et de la gestion des crises internationales avec des moyens militaires, les conséquences de la crise économique et l’évolution de la posture américaine pourraient contribuer à un déplacement des débats entre l’Europe et le États-Unis vers des sujets qui se situent en dehors du domaine politico-militaire. La relation transatlantique s’éprouve désormais également sur les questions globales (économie, système monétaire international, climat, énergie, commerce), même si l’Alliance continue de constituer un lien essentiel » [13].
21 Au-delà des questions traditionnelles, l’Europe et les États-Unis devraient approfondir leurs échanges sur les affaires stratégiques mondiales à long terme. Dans le document du ministère de la défense américain datant du 5 janvier 2012, l’Europe est présentée comme dépourvue de tout intérêt à l’échelle mondiale. Le document détaille une sorte de division du travail entre l’Europe, au mieux un acteur local, et les États-Unis, seuls capables d’une projection mondiale et d’assumer leurs responsabilités internationales. Ce déséquilibre est un sujet de réflexion fondamental qui a des conséquences majeures pour la révision éventuelle du cadre institutionnel de la relation euro-américaine.
22 La nouvelle stratégie de défense américaine remet en cause la position de l’OTAN comme unique centre des débats transatlantiques, dans un monde où de toute façon la notion de sécurité devient plus complexe [14]. L’OTAN était jusque-là une alliance stratégique nécessaire ; c’est dorénavant une alliance qui relève d’un choix politique. Les problèmes actuels les plus importants n’étant pas uniquement d’ordre militaire, l’OTAN n’est autre qu’un vecteur parmi d’autres pour la construction d’une relation bilatérale forte entre les deux rives de l’Atlantique. Cela signifie que les États-Unis sont prêts à accepter une responsabilité européenne qui leur soit propre et qui aille au-delà d’un simple leadership bienveillant. A l’inverse, cela signifie aussi que les Européens sont prêts à agir de façon plus indépendante.
23 Par ailleurs, l’Europe est maintenant beaucoup moins unie face à la mondialisation qu’elle ne l’était en 1991 lorsque l’enjeu était de réorganiser l’ensemble du continent selon ses normes. Les défis mondiaux entraînent des réactions européennes en ordre dispersé. Une classification claire définissant les intérêts collectifs de l’Union se fait plus que jamais attendre. Il serait également nécessaire de revoir le fonctionnement de l’Union européenne vis-à-vis du monde et pas seulement au niveau du continent (ou de « l’Eurasie » comme le pensent certains auteurs [15]). Tout dialogue nouveau entre l’Europe et l’Amérique doit atteindre ces objectifs. La mauvaise nouvelle à court terme est que les ouvertures de Washington traversent l’Atlantique non seulement à un moment où les restrictions budgétaires pèsent de tout leur poids, mais où le pacifisme est une tendance lourde. Les questions sont multiples : comment ne pas considérer les budgets liés à la défense uniquement comme des variables d’ajustement ? Comment convaincre les dirigeants politiques qu’investir dans la défense permet de soutenir la croissance globale ? Comment maintenir les Accords de Lancaster ? Comment renforcer la coopération trilatérale de Weimar (et de « Weimar Plus ») au niveau stratégique ? Comment redéfinir la politique de l’Union européenne vis-à-vis de la Turquie ?
Conclusion : L’Europe a des intérêts mondiaux
24 Autant pour l’Europe que les États-Unis, la sécurité dépend d’équilibres mondiaux directement affectés par l’émergence de nouvelles puissances et par l’interdépendance grandissante que nous constatons à l’échelle mondiale.
25 De ce point de vue, le dialogue euro-atlantique commence quasiment ex nihilo. De plus, les moyens militaires seuls ne suffisent pas pour faire face aux défis mondiaux. Au contraire, il est nécessaire de combiner une multiplicité de moyens de sorte que chaque membre au sein du partenariat euro-atlantique peut apporter sa propre contribution. Il est donc nécessaire de réfléchir à de nouvelles structures de dialogue.
26 Cela étant dit, il est fondamental que la réflexion soit ouverte si la question de la sécurité et de la stratégie euro-atlantique doit être définie. Cette flexibilité implique de pouvoir définir des intérêts communs à plusieurs niveaux en donnant un contenu différent à la notion de sécurité pour chacun d’entre eux. L’avenir de la sécurité globale repose sur une combinaison des différents niveaux au sein desquels les différents instruments d’action seront utilisés ou imaginés pour faire face aux défis communs.
27 L’UE possède des outils spécifiques et efficaces au niveau mondial (l’aide au développement, les accords commerciaux, et un « soft power » qui lui est propre) déterminants pour les opérations de stabilisation. L’Europe peut également apporter des propositions intéressantes à la gouvernance mondiale (à condition que l’Europe ne devienne pas une valeur d’ajustement dans le rééquilibrage des institutions mondiales).
28 L’importance continue de ce qu’on appelle la région Indo-Pacifique fut soulignée une fois de plus par nombre d’intervenants au Shangri-La Dialogue de Singapour de 2012. Une des interventions les plus intéressantes fut celle du Ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian, qui confirma les intentions de la France à demeurer un partenaire actif dans cette région du monde [16]. Selon le Ministre britannique pour l’Europe [17], l’Asie-Pacifique est la première zone d’intérêt économique pour l’Europe, qui se doit donc de travailler davantage avec l’ASEAN et le Japon, même si c’est comme un partenaire mineur dans la mesure où l’Europe atteint ses limites. Elle doit aussi s’appuyer sur les moyens mis en œuvre par le Service européen d’action extérieure (SEAE). L’Europe est-elle condamnée à n’être qu’un témoin sans réel pouvoir stratégique en Asie ? Et si l’on met de côté les moyens militaires, quels pourraient être les autres outils disponibles pour une stratégie novatrice et d’influence au service des intérêts européens ? Les Européens sont-ils prêts à accepter un duopole sino-américain en Asie-Pacifique ? Sinon, que faire et comment ?
29 Au-delà de cette question régionale, il reste évident que l’Europe et l’Amérique doivent faire face aux mêmes défis stratégiques et géopolitiques découlant d’une interdépendance économique entretenue par leurs propres entreprises, et qui va parfois plus vite que les gouvernements. Les deux partis font face à une même réalité qui les contraint à s’adapter et à engager une transition géopolitique qu’ils ne peuvent mener seuls, quoi qu’ils en pensent.
30 Lors de son dernier discours en tant que Secrétaire d’État, Hillary Clinton exprima clairement un des aspects géopolitiques majeurs de ce défi commun : « Et puis il y a la Chine. La gestion de cette relation aura des conséquences uniques, car notre futur à tous dépendra de la façon dont nous traiterons les uns avec les autres. La relation est également complexe et inédite, car, comme je l’ai souvent dit et comme je l’ai souvent entendu dans la bouche des hauts dirigeants chinois, nous sommes en train de répondre à une question vieille de 1000 ans : que faire lorsque la puissance établie est confrontée à une puissance émergente ? ».
31 Zbigniew Brzezinski apporte une réponse intéressante à cette question : « Nous n’avons nul besoin d’un conflit entre l’Amérique et la Chine maintenant qu’aucune gouvernance mondiale unilatérale n’est possible ». Il observe aussi que « l’Asie revigorée pourrait basculer dans le genre de ferveur nationaliste qui fut source de conflits pour les ressources, les territoires et le pouvoir dans l’Europe du 20e siècle » [18]. Pour lui, « le rôle actuel des États-Unis en Asie devrait faire écho au rôle de la Grande-Bretagne dans l’Europe du 19e siècle, c’est-à-dire jouer le rôle d’un stabilisateur distant, sans s’impliquer dans les affrontements de la région et sans intention aucune de domination ». Il faut espérer que cette sagesse et cette retenue soient à l’ordre du jour. Mais il ne faut pas oublier non plus que lorsque Guillaume II exigeait une « place au soleil » pour le Reich impérial dans un monde dominé par le Royaume-Uni et la France, il en résulta une confrontation tragique.
Notes
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[*]
Michel Foucher est directeur de recherche à l’Institut des Hautes Études de la Défense Nationale (IHEDN).
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[1]
L’EEAS (European External Action Service) de Bruxelles n’envisage aucune nouvelle modification du rapport Solana. La France reste ouverte sur ce point, en vue du Conseil européen de décembre 2013 sur les questions de défense.
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[2]
Document préparatoire pour l’actualisation du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, février 2012.
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[3]
M. Foucher, La bataille des cartes – Analyse critique des visions du monde, seconde édition, Paris, Éditions François Bourin, 2011 ; troisième édition bilingue (anglais/français), électronique et interactive, oct. 2012, itunes/ipad.
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[4]
Maison blanche, United States National Security Strategy, 27 mai 2010 (consulté en octobre 2013).
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[5]
National Security Strategy, mai 2010, ibidem.
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[6]
H. Clinton, discours au Council on Foreign Relations, Washington D.C., 15 juillet 2009 (consulté en octobre 2013).
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[7]
« Alors que l’Europe s’enfonce dans la crise et que les craintes d’un ralentissement de la croissance chinoise se confirment, la mondialisation des Etats-Unis devient contraignante », Financial Times, 26 juin 2012.
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[8]
« Sustaining U.S. Global Leadership », www.defense.gov/news/defense_strategic_guidance.pdf, 5 janvier 2012 (consulté en octobre 2013).
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[9]
Ces pays se situent de trois à six heures d’avion de Bruxelles et leur histoire est étroitement liée à celle de l’Europe. Il s’agit : des pays de la région du Sahel en Afrique, liés à l’Europe par l’histoire, la langue, les échanges commerciaux et les réseaux d’immigration ; du Proche et du Moyen-Orient ; de l’Iran, de l’Irak, de l’Afghanistan, de la Péninsule Arabique, du golfe arabo-persique. C’est dans ces États que se jouent de grands enjeux (énergie, détroits) et des crises qui affectent directement les Européens, puisqu’ils sont amenés à intervenir dans ces pays à l’aide de moyens militaires et diplomatiques.
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[10]
C’est l’OTAN qui a ici joué un rôle décisif en construisant au cours des vingt dernières années un réseau de partenaires pour la défense et la sécurité (le Partenariat pour la Paix, le Dialogue Méditerranéen, l’Initiative de Coopération d’Istanbul). L’Union européenne possède des moyens plus diversifiés, à la fois militaires et civils (entre autres sa capacité à agir sur le plan financier, son influence normative, et l’étendue de son marché), ce qui lui permet d’agir comme une plaque tournante autour de laquelle des États plus instables peuvent se construire. La position de la Russie (qui entreprend un rapprochement avec l’Europe occidentale, ce qui est potentiellement un tournant historique) est dans ce contexte d’une importance cruciale pour l’avenir.
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[11]
M. Foucher, « Les intérêts stratégiques des Européens : choix ou nécessité ? », L’État de l’Union, Fondation Robert Schuman, Paris et Berlin : Lignes de repère / Springer, printemps 2013.
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[12]
Michel Foucher, La bataille des cartes. Analyse critique des visions du monde, Paris, François Bourin Editeur, 2010.
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[13]
Ibidem, p. 48.
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[14]
L’environnement stratégique peut être considéré d’un point de vue qualitatif (quels sont les principaux critères pour la sécurité) et spatial (quelles sont les zones déterminantes pour la sécurité). L’adjectif « transatlantique » n’est pas nouveau. Il est apparu après la seconde guerre mondiale pour désigner la zone géographique directement concernée par les défis de sécurité de la guerre froide. Il s’agissait de défendre un territoire couvrant une zone large mais clairement définie ayant pour centre l’océan Atlantique et allant de l’Amérique du nord jusqu’en Europe occidentale. Depuis vingt ans, il est devenu plus compliqué de définir les frontières de la sécurité atlantique. Dès lors, le concept stratégique de l’OTAN a envisagé de nouvelles menaces et le périmètre de sécurité s’est agrandi.
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[15]
Zbigniew Brzezinski, Strategic vision, America and the crisis of global power, New York, Basic Books, 2012.
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[16]
Shangri-La Dialogue du 3 juin 2012. La France souhaite participer activement à la région Asie-Pacifique, qui est une « partie intégrante de notre environnement de sécurité », selon les termes employés par le Ministre français. Il a aussi rappelé que « Tout ce qui contribue à accroître la sécurité de l’Asie-Pacifique profite à la stabilité mondiale, tant cette région pèse dans les affaires du monde et pèsera encore plus dans l’avenir. Dans cet ensemble, l’Asie du Sud-Est joue un rôle central : ses voies maritimes, vitales, sont un pont reliant entre elles les nations asiatiques et sont une voie privilégiée avec le reste du monde ». Il a ajouté que « la prospérité du Pacifique dépend pour partie de la stabilité de l’océan Indien. La plupart des conflits de la zone Asie sont aujourd’hui liés ». Puis, il s’est exprimé plus spécifiquement sur l’implication de la France dans cette région, « zone d’intérêt majeur », ainsi que sur les partenariats « véritablement stratégiques » qu’elle y a développés, précisant que le futur Livre blanc sur la sécurité et la défense nationale ne manquera pas « d’amplifier cette dimension de notre stratégie de défense ».
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[17]
M. D. Lidington, Ministre d’État pour l’Europe, Discours à l’Ambassade de Grande-Bretagne, Paris, le 27 juin 2012.
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[18]
Zbigniew Brzezinski, « Giants, but no Hegemons », The International Herald Tribune, 14 février 2013.