The people’s machine. Arnold Schwarzenegger and the Rise of Blockbuster Democracy. Joe MATHEWS, Public Affairs, 2006. 453 p.
1En politique comme dans l’industrie cinématographique, le succès repose avant tout sur un marketing réussi. La présentation prime sur le contenu. C’est en partant de ce constat que Joe Mathews, journaliste auprès du Los Angeles Times, reconstruit la carrière politique d’Arnold Schwarzenegger dans un ouvrage intitulé The People’s Machine (avec une double référence à son rôle de machine dans Terminator, ainsi qu’à la machine politique de l’état de Californie). Basé sur la mise en parallèle du monde politique et cinématographique (« blockbuster democracy »), le livre nous plonge dans le monde du paraître et du superficiel. La démocratie directe à la manière californienne fait autant appel aux modes, lobbies et stratégies de vente que le cinéma qui a pris son essor dans le sud de l’état voici près d’un siècle. Les messages politiques eux-mêmes ne sont souvent que secondaires.
2Arnold Schwarzenegger, gouverneur californien depuis novembre 2003, est l’illustration parfaite de la convergence de ces deux mondes. Son succès est décrit comme symptomatique de l’évolution de la politique d’un état entier. Dans un état où le peuple a tant de pouvoir, la mise en scène est primordiale pour vendre un candidat. L’imaginaire et l’irrationnel tiennent nécessairement une grande part. En votant pour Schwarzenegger, on votait pour le personnage (l’acteur de cinéma, un « self-made man », ou même un héros de film) et non pour un programme politique – son programme restant d’ailleurs souvent inconnu des électeurs.
3C’est dans la description de ce phénomène de culte de star que réside le grand intérêt de l’ouvrage de Joe Mathews. Il n’est pas anodin qu’une grande partie de la promotion de la campagne politique de Schwarzenegger eut lieu dans le monde du cinéma : interviews accordées sur le tournage de Terminator 3, membres de son équipe politique recrutés parmi ses consultants précédents… Schwarzenegger sut tourner à son avantage son expérience de manipulation des foules, acquise lors de la promotion de ses films pour se vendre lui-même et incarner les attentes des électeurs.
4The People’s Machine est une enquête minutieuse sur les dessous de la campagne (à laquelle, de façon significative, est consacrée près de la moitié de l’ouvrage) et les premières années au pouvoir. Le récit de la campagne électorale suite à la révocation (« recall ») du gouverneur Davis est riche en suspense et en détails (parfois surabondants). On suit Schwarzenegger s’introduisant subrepticement dans le monde politique, profitant de toute occasion pour s’instruire, s’initier, cherchant à tisser une toile de relations potentiellement utiles.
5Mathews dévoile également des aspects peu connus du caractère de Schwarzenegger : loin d’être l’acteur ignorant que les journaux se plaisaient à dépeindre, Schwarzenegger commença à s’initier à la politique et à l’économie bien avant sa campagne électorale, de sorte à être en mesure de juger et de façonner lui-même son programme politique. Mathews mentionne par exemple la mise en place d’une « Schwarzenegger University » au cours des deux mois de course électorale avant le « recall », une sorte de cours particulier accéléré pour Schwarzenegger, dispensé par les plus grands professeurs d’université et experts, sur la base de leur réputation plutôt que sur celle de leur orientation politique.
6C’est là une autre spécificité de Schwarzenegger, candidat Républicain qui s’entourera de conseillers Républicains ET Démocrates, au risque de choquer la base de son propre parti. Il n’hésita pas non plus à s’appuyer sur sa puissante belle-famille Démocrate, les Shriver, apparentés au Kennedy (son épouse, Maria Shriver, étant la nièce du président John F. Kennedy). Sa belle-mère, Eunice Shriver, notamment, joua un rôle primordial dans sa carrière politique. Elle mena une véritable campagne derrière les coulisses, en amont de sa candidature officielle, allant jusqu’à écrire au président George H.W. Bush afin de lui suggérer de nommer son beau-fils à la tête du « President’s Council on Physical Fitness and Sports » -poste qu’il finit d’ailleurs par obtenir et qui consolida sa réputation dans le monde politique.
7Autre particularité de Schwarzenegger : son extrême prudence dans un monde où tout se sait immédiatement. On apprend ainsi que même ses plus proches collaborateurs furent laissés dans le doute quant à sa candidature et finirent par conclure qu’il ne se présenterait pas aux élections de 2003. Quelle ne fut leur surprise lorsqu’il annonça sa candidature lors de l’émission télévisée The Tonight Show !
8Enfin, Mathews évoque Schwarzenegger, le caméléon, prêt à défendre toute idée, pourvu qu’elle présente un certain potentiel de vente. Mathews montre l’opportunisme, mêlé à une part d’idéalisme, dont fit preuve l’acteur lors de la mise en place de programmes éducatifs dans des écoles défavorisées des centre-ville, les « Inner City Games » ou encore les « Special Olympics ». Il ne nie pas la motivation philanthropique des actions de Schwarzenegger, mais démontre en détail comment chacun de ces programmes lui servit pour la suite de sa carrière, ralliant les suffrages du peuple.
9La part la plus importante de l’ouvrage est consacrée à l’interaction entre Schwarzenegger et le peuple de Californie. Loin d’être effrayé par les consultations populaires, Schwarzenegger ne brilla jamais tant que lors des référendums du début de sa carrière politique. Il est significatif que sa première grande intervention sur la scène politique se fit à travers la « Proposition 49 », une proposition de loi destinée à la mise en place de structures d’accueil pour les élèves après la fin des classes. Le succès de cette proposition le propulsa sur le devant de la scène et préfigura son mode de gouvernement : interroger le peuple, encore et toujours, et gouverner en « vendant » chacune des propositions grâce à une publicité élaborée. Mais l’ouvrage montre aussi les limites de ces initiatives, limites imposées par la nature même de la démocratie californienne : il suffit qu’un groupe d’intérêts plus populaire que le gouverneur, tel que le syndicat des enseignants (la CTA), se dresse contre des propositions de loi pour qu’un plébiscite se transforme en désastre. Après une débâcle en 2005, où quatre des propositions défendues par Schwarzenegger furent rejetées par les électeurs, le gouverneur en tira les conséquences. Il changea de conseillers et revint à une forme de gouvernement plus traditionnelle, moins basée sur l’agitation ponctuelle des foules et davantage sur des programmes à long terme. Le référendum avait montré qu’on pouvait influencer le peuple - mais que ce n’était pas là un monopole détenu par Schwarzenegger.
10On ne sort pas indemne de la lecture du livre de Joe Mathews. Dans un style oral, mais fluide, parfois provocateur, mais jamais gratuit, l’auteur détruit nos dernières illusions sur le monde de la politique. Si on se perd parfois un peu dans les détails, aucun d’entre eux n’est anodin : tous les grands noms de la politique californienne apparaissent au fil des pages, opportunistes cherchant à tirer avantage du gouverneur pour se faire eux-mêmes une place au soleil, ou lui mettant au contraire des bâtons dans les roues pour rester au pouvoir.
11La façon dilettante du gouverneur d’approcher les questions politiques, sa connaissance minime des problèmes au moment de sa prise de pouvoir nous laisse perplexes. Toutefois, il compense ses lacunes par un professionnalisme poussé à l’extrême pour la mise en scène. La presse elle-même, comme Mathews le démontre clairement à partir de son propre exemple auprès du Los Angeles Times, est manipulée à outrance. Dans ce monde de dupes, il devient difficile de faire la part de vérité. Mais qu’importe ? Dans ce monde, seule l’illusion compte : c’est elle qui emporte le soutien du peuple.
Tempête sous un crâne. L’Amérique en guerre 2003-2006. Sébastien FUMAROLI, Editions de Fallois, 2007. 311 p.
12L’intelligentsia américaine est en proie au doute et à des interrogations orageuses. Tempête sous un crâne tente de saisir ce choc de pensées concurrentes en une suite originale de regards croisés, un « brainstorming » donnant tour à tour la parole à des intellectuels et penseurs politiques de tous bords et de toutes convictions. Chacun d’entre eux tente, à sa façon, de répondre à trois questions centrales pour l’avenir du monde : que peut et doit faire l’Amérique de sa puissance ? Quel est l’avenir des relations transatlantiques ? Quelle est ou devrait être la politique des grandes puissances au Moyen Orient ?
13Sébastien Fumaroli, journaliste de formation, nous livre ici une longue suite de dialogues en écho et en contre-chant. Son livre, indique-t-il dès l’introduction, ne vise à prouver aucune thèse et a été rédigé sans avis préconçu. L’ouvrage est une mosaïque d’idées et l’auteur en devient le narrateur, dont la voix s’efface souvent devant celle de ses interlocuteurs, cités de façon très vivante sur de longues pages. L’auteur est cependant présent en filigrane, ses analyses reliant les interventions, considérations ou encore anecdotes entre elles en un jeu de miroirs original.
14Ainsi, cet ouvrage original laisse beaucoup de place à la réflexion du lecteur. Fumaroli se garde bien d’offrir une solution toute faite. Ceci ne l’empêche pas d’exprimer son propre point de vue de façon indirecte, et d’agencer les interviews pour les contraster de façon parlante. Ainsi, Avis Bohlen, ancien ambassadeur des Etats-Unis auprès de la Bulgarie en retraite anticipée pour cause de désaccord avec l’administration actuelle, fait immédiatement écho à Jeremy Rabkin, « l’un des plus brillants avocats de la politique ‘unilatérale’ de George W. Bush ».
15Sont conviés tour à tour une quinzaine de protagonistes aussi différents que Tony Judt (célèbre plume du New York Review of books, Anglais américain eurosceptique malgré lui), Frits Bolkestein (ancien commissaire de la Commission Européenne, professeur à l’université de Leiden), René Girard (membre de l’Académie Française et professeur à l’université de Stanford), Stanley Hoffmann (professeur à Harvard, proche du gaullisme, francophile mobilisé contre la politique des néo-conservateurs), Joseph Nye (professeur à Harvard, ancien conseiller de Bill Clinton, père de la doctrine du « soft power »), John Mearsheimer (conservateur, appartenant à l’école réaliste, professeur spécialiste de la politique de la défense auprès de l’université de Chicago) et Samuel Huntington (professeur à Harvard, défenseur de l’idée du « choc des civilisations »), pour n’en nommer que quelques uns.
16Fumaroli a un style d’écriture fluide, agréable à lire, plus proche du récit que du style académique d’un politologue. Ses récits d’entretien sont rythmés de descriptions du contexte de ses rencontres qui témoignent de sa formation journalistique. L’appartement dans lequel réside Tony Judt à Paris, par exemple, « respire la bonne odeur lustrée de la vieille bourgeoisie intellectuelle du Quartier Latin », Frits Bolkestein est surpris en train de lire Retour d’URSS d’André Gide et Stanley Hoffman, « le plus anti-américain des intellectuels East Coast a des manières de dandy que souligne la bague montée d’une pierre polie qu’il porte à la main gauche ». Ce ne sont pas seulement des opinions et courants de pensée que nous transmet Fumaroli, mais également les différentes atmosphères dans lesquelles baignent ses interlocuteurs.
17Le sous-titre de l’ouvrage, « L’Amérique en guerre », certes accrocheur, est cependant trompeur. En dépit du grand nombre de spécialistes américains interviewés, l’ouvrage évoque autant l’Europe que les Etats-Unis, car il se fonde sur l’opposition entre les deux continents et leurs deux visions du monde et des relations internationales. L’avenir de l’Union Européenne, vu à travers le prisme américain, y tient une aussi grande place que la guerre en Irak.
18S’il est impossible, compte tenu du grand nombre de personnalités de tous horizons citées, de simplement résumer le contenu de cet ouvrage, on peut néanmoins évoquer les sujets récurrents.
19Du côté américain, on peut suivre l’évolution d’un pays touché au cœur le 11 septembre vers une nation victorieuse, puis vers une Amérique en proie au doute face aux difficultés de reconstruction d’après-guerre en Irak. On voit également l’évolution d’un parti Républicain triomphant vers un parti en difficulté lors des élections de 2006.
20Le rôle des institutions internationales, rejetées par certains, admirées par d’autres est également évoqué. Pour ne citer qu’un des détracteurs, Jeremy Rabkin affirmait en 2005 : « Je ne veux pas croire qu’aucune organisation internationale puisse réussir à contraindre les Etats-Unis… » et prédisait la fin de l’Alliance Atlantique pour cause de divergences sur la question de l’emploi de la force.
21Il est beaucoup question de l’Europe, de son avenir, de ses limites, du rejet français de la constitution, de son importance dans le monde. « La guerre froide une fois gagnée, l’Europe a cessé d’être au centre de nos préoccupations et les chefs de l’Europe ont perdu un poids considérable à Washington. », dit Avis Bohlen. Une Europe émiettée et divisée suite au débat sur la constitution et l’intégration de 10 nouveaux pays est, selon l’avis de Frits Bolkestein, exactement ce que souhaite l’Amérique de Bush.
22La question musulmane tient une place centrale dans plusieurs conversations. Le thème du choc des civilisations revient bien évidemment dans l’entretien avec Samuel Huntington qui est d’avis que l’Occident doit accepter la cohabitation avec un monde arabo-musulman et éviter un choc frontal des civilisations. Est évoquée également l’approche spécifiquement européenne du problème musulman, (ou encore le refus de reconnaître qu’il s’agit d’un problème comme le souligne Frits Bolkestein). René Girard est par exemple d’avis que : « L’Europe est forcément portée, sur la question musulmane, à une temporisation que la vision américaine des nouveaux périls ne saurait admettre. » Hillel Fradkin va bien plus loin lorsqu’il dit : « En réalité, l’Europe n’a pas la moindre idée sur ce qu’elle doit faire face à l’Islam radical. »
23Liée au problème musulman est, bien évidemment, la question de l’Irak, analysée dans un des chapitres les plus intéressants de l’ouvrage, « Dans le Miroir américain » (chapitre 7). Hillel Fradkin voit la démocratisation des pays musulmans, avec tous les risques qu’elle comporte, comme le seul moyen de repousser le péril de l’Islam radical. René Girard estime au contraire que « le déclenchement de la guerre en Irak a conduit la plus grande puissance mondiale à s’éloigner de la raison. Cette entrée en guerre sous couvert de mensonges trahit une volonté de vengeance aveugle. » Samantha Powers, pourtant en faveur d’un humanisme interventionniste, estime que « Les dommages provoqués par cette guerre, l’impact négatif qu’elle a eu sur l’influence américaine dans le monde, sur le respect du droit international, et sur la stabilité de la région, excèdent de beaucoup les avantages potentiels que les Irakiens auraient pu retirer de ce changement de régime. »
24Tempête sous un crâne est certainement un titre pertinent pour un ouvrage qui, en sa qualité de « brainstorming » est un choc d’idées permanent. Certes, il permet à chaque lecteur de construire sa propre argumentation et de tirer ses propres conclusions. Le risque est cependant grand de voir le lecteur confronté, à la fin de l’ouvrage, à une tempête sous son propre crâne, tant le livre est riche en amorces d’idées et allusions. L’ouvrage eut donc certainement gagné à être davantage resserré. A trop vouloir donner la parole à des courants de pensée différents, on risque la confusion entre protagonistes. Cependant, ce livre a le grand mérite de rappeler au lecteur français que toute vision des Etats-Unis et des relations transatlantiques est par essence réductrice et sélective et qu’on ferait bien, de temps en temps, en Europe, de se rappeler la diversité et la richesse d’idées impressionnantes qui font la force de ce pays outre-Atlantique.
Second Chance. Three Presidents and the Crisis of American Superpower. Zbigniev BRZEZINSKI, Basic Books, 2007. 234 p.
25Second Chance est avant tout le récit d’une première chance manquée : alors que les Etats-Unis avaient l’occasion, au cours des dernières quinze années, de se comporter en leader mondial responsable et visionnaire et de construire un système mondial basé sur la coopération, un monde plus pacifique et moins inégalitaire, les trois derniers présidents américains n’ont pas su saisir cette chance. Dans son analyse survolant quinze ans de politique étrangère américaine, trois présidences, trois caractères et trois visions du monde, Zbigniev Brzezinski évoque tour à tour occasions manquées, succès retentissants, mauvais calculs politiques et bonnes intuitions qui marquèrent les relations américaines avec le monde depuis la chute de l’Union Soviétique.
26Une réalité géopolitique totalement nouvelle distingue les trois présidences de George H.W. Bush, Bill Clinton et George W. Bush (que Brzezinski qualifie respectivement de « Global Leader I, II et III ») de toutes les présidences précédentes : depuis 1991, les Etats-Unis sont la seule superpuissance au monde, sans ennemi et menace directs, le seul pays capable d’assumer le leadership mondial. Ce leadership était d’ailleurs généralement bien accueilli dans le monde où les Etats-Unis jouissaient encore d’une bonne réputation. L’alliance atlantique était une réalité stratégique, la montée en puissance de l’Asie semblait une notion encore éloignée et seul le Japon, puissance somme toute assez « occidentalisée », semblait en mesure de prendre de l’importance en Asie. En l’absence de l’influence de l’Union Soviétique, le mirage d’un processus de paix au Moyen Orient sous impulsion américaine semblait enfin pouvoir devenir une réalité.
27Malgré des stratégies politiques très différentes, les trois présidents n’ont pas su se saisir de ce climat avantageux et ont fait des choix peu concluants, voire « mauvais » qui, déplore Brzezinski, se sont soldés par des échecs retentissants qui ont nui gravement au prestige des Etats-Unis dans le monde. Il est donc grand temps pour les Etats-Unis de saisir leur « seconde [et dernière] chance ».
28Zbigniev Brzezinski, « National Security Advisor » auprès du président Jimmy Carter, chercheur auprès du Center for Strategic and International Studies (CSIS), ne prétend ni à l’exhaustivité, ni à l’impartialité. Son livre se veut avant tout une réflexion personnelle, c’est-à-dire subjective et c’est ce qui rend cet ouvrage si vivant et agréable à lire. Le spécialiste y découvrira une argumentation clairement construite, apportant un éclairage intéressant et original sur des événements connus. Le néophyte y trouvera les points clés de la politique étrangère américaine des dernières années, expliqués de façon précise et concise, sans pour autant être allusive. Dans un souci de clarté, Brzezinski n’hésite pas à simplifier, supprimer, sans pour autant faire de concessions sur le fond.
29Dans son évaluation de la politique étrangère américaine, Brzezisnki raisonne en termes de régions-clé. Les régions et pays qui tiennent le plus de place sont le Moyen Orient, l’Inde et le Pakistan, la Corée du Nord et la Chine. L’ensemble de la région entre le canal de Suez et la région de Xinjiang est qualifiée de façon parlante de « Balkans mondiaux », avec son instabilité interne, ses tensions ethniques et religieuses, sa pauvreté et ses régimes autoritaires. Ici se trouve, selon Brzezinski, la clé du succès ou de l’échec des Etats-Unis. L’Europe et l’Afrique, au contraire, ne tiennent qu’une petite place.
30Le livre est organisé de façon chronologique. Un chapitre est accordé tour à tour à chacune des présidences. Dans le dernier chapitre, Brzezinski procède à une évaluation des choix politiques (sous forme de bulletin de notes !) ainsi qu’à une réflexion sur l’avenir de la politique étrangère américaine après les élections de 2008.
31C’est George H.W. Bush, disons-le d’emblée, qui reçoit les meilleures « notes » - une moyenne de « B » (« assez bien ») - de la part de Brzezinski. Il est décrit comme « policier » du système international, expérimenté dans la résolution de crises - sans être pour autant un stratège visionnaire -, un homme aux réactions calmes, se fiant avant tout à la puissance et à la légitimité pour asseoir l’autorité des Etats-Unis et pour préserver la stabilité mondiale. Ses deux grands succès sont, selon Brzezinski, sa réaction face à la chute de l’Union Soviétique et sa capacité à unir un grand nombre de pays de tous bords et toutes religions lors de sa confrontation avec Saddam Hussein. Cependant, contrairement à ce que Bush I aimait à affirmer lui-même, on ne saurait le décrire comme ingénieur d’un « nouvel ordre mondial ». Certes, il remporta des succès stratégiques, sans pour autant se servir de ces succès pour restructurer le système international. Brzezinski lui reproche par exemple de n’avoir su se servir de la puissance américaine pour lier plus étroitement la Russie au monde européen ou encore pour stabiliser le Moyen Orient, notamment en accélérant le processus de paix entre Israël et Palestine. Si Bush I s’adapta fort bien au « nouvel ordre mondial », on ne saurait lui attribuer le mérite de l’avoir forgé.
32Bill Clinton, pourtant Démocrate comme Brzezinki lui-même, ne reçoit que la moyenne de « C » (« passable »). Au moment de sa prise de pouvoir, son programme mettait surtout l’accent sur des questions de politique intérieure et sa vision d’ensemble des relations internationales ne put que s’en ressentir. Clinton est présenté comme champion de la globalisation et se voit également féliciter pour son action en faveur d’un élargissement de l’OTAN (et, indirectement, de l’Union Européenne), ainsi que pour son action dans les Balkans. Il réussit à projeter l’image d’une Amérique plus jeune, plus dynamique, plus sensible aussi aux problèmes humanitaires et écologiques. Cependant, Brzezinski critique son manque de stratégie globale dans l’usage de la puissance américaine ainsi que son approche dilettante de la politique étrangère. Il lui reproche également son manque de fermeté envers la Corée du Nord et l’Asie du Sud à un moment où des sanctions auraient encore pu être efficaces. Enfin, affirme-t-il, Clinton ne sut saisir la chance de consolider la paix entre Israël et Palestine, par manque de fermeté et faute d’imposer de ligne de négociation claire aux deux camps.
33George W. Bush échoue lamentablement à l’examen et reçoit la moyenne finale de « F » (« fail »). Bush II est présenté comme un président agissant à l’instinct, sensible aux formulations dogmatiques (« le bien et le mal », « avec nous ou contre nous »), mais sans connaissance aucune des intrications complexes qui régissent le monde. La vision néo-conservatrice du monde est définie comme une version revue et corrigée de l’impérialisme, faisant fi de l’alliance atlantique et reposant lourdement sur l’usage de la force américaine. Après le 11 septembre 2001, au lieu de profiter de la vague de sympathie internationale après les attaques pour rallier une coalition mondiale autour des Etats-Unis, Bush II choisit de faire cavalier seul et en seulement six ans, la crédibilité américaine dans le monde fut perdue. De plus, la guerre désastreuse en Iraq servit la cause de fanatiques anti-américains de tous bords. Les « Balkans mondiaux », craint Brzezinski, pourraient bien devenir le prochain marécage dans lequel s’embourberont les Etats-Unis, ce qui pourrait à terme servir la cause la Chine. En se servant des attaques terroristes à des fins domestiques et en jouant sur les peurs des Américains, Bush II a fait des Etats-Unis « une démocratie craintive et solitaire ».
34C’est le dernier chapitre qui donne véritablement son titre à l’ouvrage. Brzezinski y évoque les options qui restent ouvertes à ce stade pour une future administration américaine. Etant donné qu’aucun autre pays n’est encore en mesure de prendre sa place en termes de portée militaire, économique ou technologique, l’Amérique se voit offrir une seconde chance. Que convient-il donc de faire ?
35Il sera tout d’abord essentiel de rebâtir l’alliance atlantique. Sans collaboration active de l’Europe et des Etats-Unis, voire une institutionnalisation plus poussée de cette collaboration, l’Amérique ne pourra conserver son rôle de leader mondial. Les Etats-Unis devront également poursuivre une stratégie géopolitique claire et combiner fermeté stratégique avec flexibilité diplomatique.
36Mais ceci ne suffira pas. Il faut, préconise Brzezinski de façon originale, revoir trois piliers du système américain. Tout d’abord, la séparation des pouvoirs actuelle n’encourage pas les branches exécutive et législative à collaborer. Il serait donc important de créer un mécanisme de consultation entre la Maison Blanche et le Congrès pour les questions de politique étrangère. Il faudrait également limiter l’influence de lobbies étrangers auprès du Congrès grâce à des lois plus strictes. Deuxièmement, il sera essentiel de sensibiliser le public américain aux problèmes mondiaux. Une consommation excessive et des inégalités de revenus toujours croissantes ne peuvent que donner l’impression d’une indifférence du public américain envers les privations dont souffre le reste du monde. Il faut donc réformer l’éducation américaine et mettre en place des programmes de sensibilisation pour les jeunes. Enfin, les Etats-Unis devront prendre acte de l’impatience et du potentiel révolutionnaire de la masse démographique du Tiers Monde, rapidement mobilisable aujourd’hui grâce aux technologies modernes de communication et plus consciente que jamais des injustices sociales. Si le modèle américain veut avoir du succès, il se doit d’être attrayant. Le leadership global devra donc aller de pair avec une prise de conscience sociale. L’Amérique se doit de réussir car elle n’aura pas de troisième chance.