Notes
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Paris, centre de conférences internationales, le 17 janvier 2007.
Séparation des pouvoirs ou division des pouvoirs ?
1L’ouvrage The Broken Branch écrit en collaboration par les deux intervenants Thomas Mann et Norman Ornstein évoque des dysfonctionnements dans le système politique américain. Est-ce que certains de ces dysfonctionnements ont été rectifiés par les dernières élections ?
2Le principe à la base de toute élection est que les dirigeants doivent répondre de leurs actes devant l’électorat. C’est une forme de responsabilité inhérente au système démocratique. Les dernières élections ont fourni un mandat clair en apparence, étant donné qu’elles se sont essentiellement concentrées sur la guerre en Irak. Le président a cependant décidé de s’opposer au changement en indiquant qu’il suivrait sa voie propre en augmentant le nombre de troupes américaines sur le terrain. Ceci devrait pourtant être impossible dans un système où la séparation des pouvoirs est bien définie. Le président a donc acquis davantage de pouvoir que la Constitution ne le prévoit. Quelles en sont les conséquences ?
3Trois développements importants se sont conjugués pour faire en sorte que le président se saisisse du pouvoir et poursuive ses politiques sans les ajuster au fur et à mesure. Ces trois facteurs sont les développements au sein du Congrès d’une part, les pouvoirs du président (bien plus développés que ceux d’aucun autre président avant lui) d’autre part, et enfin l’impact du 11 septembre sur les États-Unis. Quelle conséquence cela a-t-il sur les relations entre le président et le Congrès ?
4L’histoire de la « branche cassée » est longue. Elle commence au cours des années 1960 avec le Voting Rights Act et le ré-alignement régional des partis. Les partis se polarisent alors davantage le long de lignes idéologiques. On observe une centralisation croissante des partis, tant au niveau de l’autorité que du fonctionnement et de la direction des partis. Ce mouvement se renforce encore avec la victoire des républicains en 1994 et la mise en place d’un premier gouvernement républicain unifié. On a alors la situation inédite d’un président travaillant avec son propre parti. Le système américain des checks and balances a ainsi été perturbé.
5Le Congrès était perçu comme le plus grand législateur du monde, avec sa division des tâches, sa capacité à donner la parole à des points de vue conflictuels, sa capacité à trouver des compromis. Ce système basé sur la délibération s’est effondré. L’avantage comparatif du Congrès, sa capacité à délibérer avant de légiférer, a été perdue. L’autre fonction principale du Congrès était de contrôler la partie exécutive du gouvernement. Cette fonction a également été malmenée au cours des dernières années. Il n’y a pas eu, par exemple, d’audition parlementaire pour débattre de la façon dont on comptait régler la question de l’Irak après la guerre. Les présidents de la Chambre et du Sénat n’ont pas rempli leurs obligations constitutionnelles, car ils songeaient avant tout à satisfaire la majorité de la majorité.
6Il est significatif que le président n’ait pas hésité à assumer son mandat malgré les résultats douteux des élections. Tout au long de son mandat, il n’a jamais hésité à aller de l’avant comme il l’entendait. En même temps, il a ainsi exprimé sa conception de pouvoirs inhérents à la présidence. Pendant longtemps, le Congrès n’a même pas semblé remarquer ces changements.
7Aujourd’hui, le président paie les conséquences politiques de ce déséquilibre : un meilleur équilibre lui aurait permis d’ajuster sa politique au fur et à mesure afin de contenter davantage son électorat. Les élections de novembre 2006 ont donné au public une chance d’exprimer son point de vue. Malgré la polarisation très forte du champ politique, il reste néanmoins suffisamment de modérés et d’indépendants pour que le désir de changement ait pu être exprimé clairement.
8Ce signal d’un désir de changement prouve en même temps qu’une flexibilité suffisante subsiste dans le système puisque le signal a pu être donné. Cependant, cette réaction ne vient que très tard, alors que peu d’options politiques restent ouvertes. De plus, le président semble déterminé à mener à terme son second mandat de la façon dont il l’entend, sans plus trop se préoccuper de l’avenir de son parti. Étant donné qu’il a suffisamment de pouvoirs pour décider à lui tout seul de continuer la guerre, ceci aura des conséquences graves. Bien évidemment, le Congrès a le pouvoir de l’argent, puisqu’il peut diminuer les crédits accordés pour la guerre. Mais ceci n’est qu’un instrument à long terme et n’empêchera pas le président d’agir comme il l’entend au cours des mois à venir, puisque le budget présent a déjà été approuvé par le Congrès précédent.
9Les démocrates ont choisi de gouverner avec leur tête, ainsi que cela a été évoqué lors de la séance précédente. Ils ont compris que la guerre est actuellement le problème le plus épineux. Leur seul choix d’ici 2008 est donc de suivre un programme avant tout symbolique, en bloquant certaines initiatives du président pour montrer leur désapprobation et, avant tout, de profiter de leur position pour orienter le débat dans la course aux élections.
10Il y a donc bien une asymétrie regrettable entre les différentes branches du gouvernement. Le nombre de possibilités d’y remédier est aujourd’hui limité étant donné qu’un retour en arrière n’est pas possible. Ce qu’il incombera aux démocrates de faire sera de restaurer doucement une institution fortement ébranlée, le Congrès, et, s’ils ne peuvent réparer les dégâts, en tout cas de tenter de les limiter.
11Les élections de novembre dernier nous ont amenés d’un gouvernement unifié à une division de l’Exécutif et du Législatif, dans une ère déjà caractérisée par la polarisation des partis. Il y a trente ans, la moitié des démocrates étaient des conservateurs du Sud. Aujourd’hui, avec les transformations au niveau régional, le Sud a évolué d’une base démocrate en une base républicaine. Le Nord-Est ainsi que la côte Pacifique sont devenus les bastions du parti démocrate. Ces différenciations régionales prennent une importance plus grande dans un gouvernement divisé.
12Entre 1958 et 1994, il n’y eut pas une seule élection à la chambre des Représentants au cours de laquelle le résultat fut en doute. Les démocrates ne pensaient pas à ce moment qu’ils seraient minoritaires un jour. Les mentalités ont évolué au fil des ans et les démocrates, trop sûrs de leur succès, se sont endormis sur leurs lauriers jusqu’à leur défaite historique de 1994.
13Les changements technologiques des dernières années ont pour conséquence que les hommes politiques doivent mener aujourd’hui une campagne permanente. Il ne se déroule pas un jour sans que les élus ne doivent penser aux élections à venir. Ceci tend à polariser encore davantage les deux partis. Le 109e Congrès (2005-2007) a été un Congrès de l’immobilité (Do-Nothing Congress).
14Il y a cependant une chance à saisir : le président Bush ne pourra pas être candidat aux élections de 2008 et son vice-président ne se présentera pas non plus. M. Bush se trouve donc maintenant à ce moment charnière où tout président se soucie avant tout de son héritage. Il sait d’ores et déjà que cet héritage sera dominé par la guerre en Irak et que ses actions en matière intérieure ne rempliront pas un chapitre entier dans les livres d’histoire. Les démocrates, de leur côté, ont deux ans pour montrer que, contrairement au Congrès précédent, ils ont accompli des choses et, étant donné la majorité minuscule qu’ils ont obtenue, ils devront collaborer avec le président pour aller de l’avant. Il y a donc ici une opportunité pour les deux côtés de forger une image positive d’eux-mêmes en travaillant ensemble. Sur des sujets comme l’immigration, l’environnement, la santé, le président et les démocrates pourraient tout à fait unir leurs forces.
15Ceci dépendra cependant de trois facteurs.
16Est-ce que George W. Bush acceptera de travailler avec les démocrates ? Il a déjà prouvé qu’il était capable d’une telle collaboration au Texas, mais renouvellera-t-il cette expérience ? Il avait commencé sa présidence en ce sens avec l’initiative No child left behind, mais on n’a vu aucune initiative semblable depuis. Un rapprochement avec les démocrates signifierait qu’il est prêt à s’éloigner de sa base.
17Est-ce que les démocrates, en se rapprochant davantage du centre du spectre politique, seront prêts à abandonner l’aile gauche de leur parti ? Nancy Pelosi vient elle-même de cette aile et elle devra se battre si elle veut un Congrès actif (Do-Something Congress).
18Le grand problème reste encore et toujours l’Irak. Ce problème pourrait prendre une telle ampleur qu’il ne reste ni temps ni énergie pour d’autres politiques. Étant donné que le président Bush continue à utiliser le pouvoir constitutionnellement contestable des signing statements, il y a là un potentiel de confrontation qui pourrait rendre la collaboration dans d’autres domaines difficile.
19L’élection de 2008 reste donc totalement ouverte des deux côtés. Il sera difficile d’obtenir des résultats probants avant 2008, avec dix sénateurs au moins qui sont ou seront candidats à la présidence et qui voudront donc avant tout se différencier des autres candidats et non coopérer avec eux. De plus, il sera difficile de tenir des séances si ces candidats sillonnent le pays, le quorum risquant de ne pas être atteint.
Discussion
20La nouvelle politique de l’Administration en Irak ne semble pas faite pour résoudre les problèmes. Quelle sera l’attitude des démocrates ? Veulent-ils avant tout gagner du temps ? Que peuvent-ils faire ?
21La politique actuelle est, à bien des égards, la politique précédente revue et corrigée. Il s’agit avant tout d’un acte de foi : certes, les programmes de développement économique pourraient avoir du succès, la violence sectaire pourrait diminuer… Le président a choisi de faire cet acte de foi car il ne veut pas abandonner l’idée générale que la victoire est possible.
22Le message du groupe d’études sur l’Irak a pourtant été clair : les efforts en Irak ont été un échec jusqu’à présent. On ne sait plus aujourd’hui quelle solution provoquera davantage de violence : le retrait ou la persévérance. Mais la question plus générale est de savoir si les Américains seront prêts à accepter un échec. Un président convaincu d’avoir raison peut continuer à maintenir son objectif à un coût politique énorme, alors que le Congrès ne peut répondre que par des auditions parlementaires et des débats. Il semble improbable que le Congrès prenne le risque politique de diminuer le budget pour la guerre. Si Bush poursuivait dans cette voie, ce serait du suicide politique aux yeux de son propre parti.
23Le Premier ministre actuel en Irak a mieux réussi pour le moment que ses prédécesseurs. S’il ne réussit pas à stabiliser le pays dans les prochains mois, il faudra revenir au plan B et trouver un autre dirigeant chiite. Si aucun progrès politique n’est fait, 20 000 ou même davantage de soldats ne feront pas de différence fondamentale.
24Le Congrès n’est pas en mesure de changer une politique que le président choisit de poursuivre. Le seul moyen d’interférer dans la politique dont dispose le Congrès est l’approbation du budget, ce qui, en outre, n’est pas un moyen très précis. Le président dispose de ressources jusqu’en octobre 2007, ce qui est un laps de temps suffisant pour augmenter le nombre de troupes s’il persévère dans son choix. De plus, si confrontation il y avait entre le président et le Congrès, les cours – à majorité républicaine – se rangeraient en toute probabilité du côté du président, en sa qualité de commandant en chef en temps de guerre. Il n’est pas possible non plus pour les démocrates de priver les troupes en Irak des ressources nécessaires, ce serait créer un désastre politique. Cependant, quelques républicains commencent également à s’opposer ouvertement au président.
25La majorité est si faible que certains représentants ou sénateurs – souvent détracteurs – prennent une importance considérable (par exemple le sénateur Johnson qui est souffrant).
26Le Sénat est divisé à une voix près. Si le sénateur Johnson mourait ou prenait sa retraite, on ne sait pas bien l’impact que cela aurait.
27Il est également déjà prévisible que le président de la Commission des finances agacera grandement son parti. Chaque sénateur sait qu’il peut faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre, ce qui conduit les deux partis à exercer une extrême prudence envers ceux qui se situent aux deux extrêmes du spectre politique et ce qui implique qu’il sera très difficile de prendre des décisions au jour le jour.
28La discussion autour de l’Irak revient souvent à rappeler qui détient les cordons de la bourse. Le mandat voté par le Congrès en 2002 était de mener une guerre contre un pays gouverné par un dictateur et en possession d’armes de destruction massive. Ces ADM n’ont jamais été trouvées. Le Congrès ne peut-il dès lors affirmer de façon légitime qu’un nouveau mandat est nécessaire ?
29Ceci est un argument qui a été présenté par certains démocrates, mais qu’il est néanmoins difficile de défendre. Pour cela, le Congrès devrait passer une loi statuant que le mandat de 2002 n’est plus valable. Le président y opposerait alors son veto, et il n’est guère probable que le Congrès aille contre ce veto dans l’immédiat. Peut-être que la situation évoluera d’ici 6 à 8 mois, mais une majorité plus grande serait probablement nécessaire pour cela. Cela étant, une majorité de représentants ont déclaré lors d’un sondage qu’ils auraient voté contre l’invasion en Irak s’ils avaient su alors ce qu’ils savent maintenant.
30Pourquoi la gauche démocrate apparaît-elle comme politiquement dangereuse ? Il a été dit aujourd’hui que la vie politique américaine fonctionne mieux lorsqu’elle repose sur un consensus, mais comment obtenir des changements si tous les hommes politiques se situent au centre ?
31La gauche démocrate a beaucoup de succès au sein de la communauté Internet et des bloggeurs, dans une communauté où les ressentiments contre la guerre en Irak sont forts. Cependant, la partie de la gauche qui souhaite véritablement une procédure d’impeachment représente une petite minorité. Mme Pelosi leur a enjoint de se taire.
32En ce qui concerne la guerre en Irak, le parti démocrate adopte une attitude assez unie : la guerre a été perdue, il faut donc se retirer au plus vite. Certains estiment même qu’une retraite est la solution la plus responsable.
33Le système politique américain n’est pas structuré comme un système parlementaire. Si la politique est forgée par l’opposition des deux blocs, le résultat n’est pas forcément un consensus. Il est donc plus sage de la part des démocrates de chercher à attirer le plus grand nombre de républicains dans leur camp pour certaines initiatives. La collaboration des deux partis peut aussi être à l’origine d’innovations notables, comme ce fut parfois le cas dans le passé.
34Pourrait-il y avoir une intervention militaire en Iran ?
35Il est très peu probable qu’il y aura une intervention militaire américaine en Iran. On pourrait plutôt songer à une intervention d’Israël soutenue par les États-Unis. Mais même ceci est peu probable puisque les répercussions sur la sécurité en Irak seraient énormes. Une intervention compliquerait encore la tâche des troupes américaines en Irak, la probabilité d’attaques terroristes augmenterait encore, tandis que l’approvisionnement en pétrole ne serait plus garanti. Il est probable que les dirigeants militaires s’opposeraient à Bush s’il prenait une telle décision.
36Quel rôle la frustration a-t-elle joué lors des dernières élections ?
37La frustration est toujours un élément clé lors d’élections. Cependant, cette fois-ci, elle a eu une importance encore plus cruciale que d’habitude. Bon nombre de sièges ont été perdus directement à cause de scandales ou parce que ceux qui les détenaient étaient associés de trop près avec les dirigeants du parti républicain.
38Quel est le rôle du pouvoir judiciaire dans cette discussion ?
39La Cour Suprême a souvent bien réagi par le passé lorsqu’il s’agissait de contrôler l’Exécutif. Le Congrès n’a pas joué ce rôle. Mais sa majorité est aujourd’hui conservatrice. Elle juge certes en droit et non en politique, mais ce fait peut néanmoins jouer un rôle.
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Paris, centre de conférences internationales, le 17 janvier 2007.