Notes
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[*]
Princeton Lyman est directeur des études africaines au Council on Foreign Relations. Haut responsable du département d’État où il fut directeur-adjoint du département Afrique entre 1981 et 1986, il fut notamment ambassadeur des États-Unis au Nigeria (1986-1989) et en Afrique du Sud (1992-1995).
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[1]
Un bon exemple est l’explication avancée par le président Bush en 2002 lors du rapatriement de Marines stationnés au large du Libéria durant de vives tensions provoquées par la guerre civile. « Notre seul intérêt résidait dans la fourniture de nourriture et de médicaments. Maintenant que cette tâche est remplie, nous n’avons pas à demeurer sur place ». Les États-Unis avaient pourtant des intérêts historiques et stratégiques à voir la fin de la lutte civile au Libéria, le moindre n’étant pas le développement d’activités criminelles, voire d’opérations liées à al-Qaïda, à la faveur du conflit.
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[2]
Sur la coopération américano-soviétique et la politique américaine visant à amener la fin des conflits en Afrique après la Guerre froide, voir Herman Cohen, Intervening in Africa; Superpower Peacemaking in a Troubled Continent, St. Martins Press, 2000. Sur la politique américaine vis-à-vis de l’Afrique du Sud, voir Princeton N. Lyman, Partner to History : The U.S. Role in South Africa’s Transition to Democracy, United States Institute of Peace, 2002.
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[3]
Sur les questions énergétiques africaines, voir J. Stephen Morrison et David Goldwyn, A Strategic U.S. Approach to Governance and Security in the Gulf of Guinea, Washington DC, Center for Strategic and International Studies, 2005. Voir aussi More than Humanitarianism, pp. 28-39.
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[4]
Les investissements chinois en Afrique et les implications éventuelles sont analysées par Chris Alden dans “China in Africa,” Survival, Vol. 47 n° 3, automne 2005, pp. 147-164 ; Peter Brooks et Ji Hye Shin, “China’s Influence in Africa: Implications for the United States,” Backgrounder, The Heritage Foundation, n° 1916, 22 février 2006, et More Than Humanitarianism, pp. 40-54.
2005, année de l’Afrique
1En juin 2005, deux milliards de personnes à travers le monde ont pu assister aux concerts « Live 8 » lancés par deux célébrités du rock, Bono et Bob Geldof, qui avaient avec passion appelé à la fin de la pauvreté en Afrique. Une semaine plus tard, les dirigeants des huit nations les plus industrialisées s’engageaient à doubler leur aide à l’Afrique, à effacer les dettes des quatorze pays africains les plus pauvres, et à fournir des médicaments à toute personne souffrant du sida d’ici à 2010. Le président George W. Bush s’est joint à ce moment fort, soulignant comment les États-Unis, ainsi que les autres pays, allaient doubler leur aide au continent. Ces nobles engagements exprimèrent des sentiments humanitaires profonds, et répondirent à des besoins réels dans une partie du monde parmi les plus démunies.
2Mais un point central manquait à ces événements, à ce concert de musique, de communiqués et de promesses. L’Afrique devient de plus en plus centrale pour les États-Unis et le reste du monde d’une manière qui transcende les seuls intérêts humanitaires. Elle joue désormais un rôle croissant comme fournisseur d’énergie, agent de prévention du terrorisme et vigile contre la dévastation du sida. Cette importance se reflète dans la concurrence intense que se livrent la Chine et d’autres pays dans l’accès aux ressources africaines et pour l’influence régionale. Plus encore, ces événements n’ont rien révélé de l’Afrique comme zone test de la résolution de la communauté internationale et des États-Unis à prévenir génocide et massacres de masse, comme le montrent les atrocités du Darfour au Soudan. Les déclarations officielles sur les intérêts américains en Afrique continuent le plus souvent de ne mentionner que la cause humanitaire comme intérêt premier [1].
3Ces événements ont aussi renforcé une image dépassée de l’Afrique. Pas un seul dirigeant africain, pas un seul enseignant, un seul médecin ou une seule infirmière n’est apparu sur les scènes du « Live 8 ». Les dirigeants africains ne sont pas des objets passifs mais des acteurs qui influencent la dynamique régionale. Un groupe de présidents démocratiquement élus conduit aujourd’hui le continent vers plus de démocratie, une meilleure gouvernance et des politiques économiques plus saines. À tous les niveaux de la vie africaine, des responsables de la société civile, des officiels et des entrepreneurs s’attachent à améliorer la situation de leur pays. Cette amélioration du leadership africain – plus de 40 % des États de la région sont des démocraties électorales – offre une occasion de construire des partenariats forts dans des domaines d’intérêt réciproque. Une approche purement humanitaire tend, même si l’on s’efforce de l’éviter, à traiter l’Afrique comme un objet de charité, non comme une zone de préoccupation de politique étrangère.
4Le principe qui devrait donc déterminer la politique des États-Unis en Afrique est que celle-ci est d’importance stratégique en plus d’être un sujet de préoccupation humanitaire. Dans un monde où la politique énergétique nationale, l’expansion économique, les menaces à la sécurité, la maladie, et même le soutien à la démocratie ignorent les frontières, une politique fondée sur les seuls motifs humanitaires ne sert ni les intérêts américains ni ceux de l’Afrique. Non que les crises humanitaires africaines seraient négligées par cette approche, elles seraient au contraire mieux traitées par une politique africaine plus complète car les États-Unis et d’autres seraient ainsi amenés à leur apporter des solutions plus sérieuses et effectives.
La politique américaine actuelle en Afrique et les conséquences du statu quo
5La politique africaine des États-Unis a traversé plusieurs phases : il y eut tout d’abord une sorte d’euphorie paternaliste à l’heure de l’indépendance des pays africains, puis, aux jours sombres de la Guerre froide, les États-Unis et l’URSS (et la Chine) se sont disputés influence et alliés dans la région, un rôle qui a contribué à renforcer et encourager des guerres civiles dévastatrices, jusqu’au premier moment de l’après-Guerre froide où la coopération internationale, y compris américano-soviétique, a pu conduire à la fin de ces conflits. Par la suite, l’Amérique et d’autres pays se sont mobilisés pour libérer l’Afrique du Sud de l’apartheid [2]. Puis il y a eu une pause, l’intérêt américain pour l’Afrique, comme celui du reste du monde, s’amenuisant, ainsi que les aides, les moyens diplomatiques et l’intérêt stratégique. L’aide américaine annuelle toucha un creux au milieu des années 1990 à 635 millions de dollars, après avoir connu une moyenne oscillant entre 800 millions et un milliard pendant des décennies. Les missions de l’aide américaine furent interrompues dans une douzaine de pays. Le département d’État procéda à la fermeture de la seule présence diplomatique américaine au nord du Nigeria, bien que cette région soit le foyer de 65 millions de musulmans et celui de rivalités et de conflits religieux affectant la stabilité politique future du Nigeria et son attitude vis-à-vis des États-Unis. La fin des années 1990 vit un tournant, l’intérêt américain étant suscité par une attention renouvelée aux questions de pauvreté et de maladie, la reconnaissance par les deux principaux partis politiques américains qu’il y avait quelque bénéfice électoral à s’attacher à ces problèmes, et par le 11/9 et les nouvelles réalités de la guerre contre le terrorisme. En 2000, l’aide annuelle à la région atteignait deux milliards, puis quatre en 2004. Chacun des deux présidents, Clinton et Bush, a entrepris au moins une grande visite sur le continent, parlé publiquement de l’Afrique, et forgé un soutien bipartisan au Congrès pour une augmentation soutenue de l’aide et des programmes de coopération pour réduire la violence des conflits.
6Une approche relativement nouvelle de l’Afrique, privilégiant le commerce plus que l’assistance, est venue du Congrès. L’African Growth and Opportunity Act (AGOA) de 2000, fruit d’une initiative parlementaire bipartisane, a ouvert le marché américain aux pays africains. L’AGOA fut bien accueilli et renforcé par l’administration Clinton avant d’être poursuivi et complété par l’administration Bush. Celle-ci a lancé deux nouveaux programmes d’aide, le Millennium Challenge Account (MCA) et le Plan d’urgence de lutte contre le sida (Emergency Plan for AIDS Relief – PEPFAR) voulu par le président, qui ont accru de façon significative les ressources destinées à l’Afrique. Ces deux programmes occupent une place prépondérante dans la promesse faite par le président Bush de doubler l’aide américaine d’ici à 2010. Une annonce de grande portée en matière commerciale fut faite par le président devant les Nations-Unies en 2005, qui engage les États-Unis à éliminer les subventions et autres barrières aux exportations agricoles africaines si d’autres pays, en particulier ceux de l’Union européenne, font de même.
7Plusieurs programmes antiterroristes ont été initiés depuis le 11/9, dont le stationnement de 1200 à 1800 soldats américains et alliés à Djibouti pour la surveillance des côtes orientales de l’Afrique, l’assistance au suivi des groupes terroristes dans la région du Sahel en Afrique occidentale, et l’aide à plusieurs pays est-africains dans le domaine du renseignement. Les pays du G8 ont endossé une proposition américaine pour la formation de 40 000 soldats de la paix africains visant à faire respecter les accords mettant aux conflits. Le secrétaire d’État Rice a spécifiquement mentionné l’Afrique comme priorité américaine dans la promotion de la démocratie dans le monde, et désigné le Zimbabwe comme objet d’une attention spéciale. Son programme dit de « diplomatie du changement » ( ‘transformational diplomacy’) annoncé en janvier 2006, comprend l’affectation de plus de moyens diplomatiques au Moyen-Orient et à l’Afrique. L’administration Bush a consacré à la guerre civile soudanaise une attention soutenue à haut niveau, aidant à la formation d’un gouvernement légitime de large coalition et s’attelant à la situation humanitaire ainsi qu’aux menaces de nouvelles atrocités et de génocide au Darfour. Après une période inféconde où peu de progrès fut accompli, en 2006 les États-Unis sont entrés en négociation directe pour mettre un terme à la crise, créant les conditions d’une paix fragile et la perspective d’une force de paix onusienne prenant le relais des soldats de l’Union africaine (UA). Pourtant, le discours de la politique africaine a continué de mettre l’accent sur les questions humanitaires plus que sur les multiples enjeux intéressant les États-Unis dans la région. De même, les récentes augmentations de l’aide américaine ont porté sur l’aide d’urgence, les investissements sur la croissance de long terme demeurant inchangés. De plus, le Congrès n’a pas appliqué ses engagements précédents d’assistance, coupant les fonds demandés par le président pour le MCA. Bien que la démocratie ait été déclarée objectif primordial, très peu de fonds sont disponibles pour l’Afrique au sein des programmes de promotion démocratique, et aucune stratégie visant à relever les défis à la démocratie qui s’annoncent dans des États aussi importants que l’Éthiopie, le Nigeria et l’Ouganda, ou à combattre la tyrannie au Zimbabwe, pourtant pointé du doigt par le secrétaire Rice, n’existe. Les programmes de lutte antiterroriste ont surtout été de nature militaire, sans accompagnement politique adéquat, sans plan économique ou de diplomatie publique. Rien de similaire à l’attention pourtant assez limitée donnée au Soudan n’a été consacré aux autres grands conflits qui menacent la stabilité et le développement économique de certaines régions, comme la guerre civile au Congo démocratique et la menace d’une nouvelle guerre entre l’Éthiopie et l’Érythrée, où les États-Unis ont joué un rôle important lors du précédent conflit.
8Les États-Unis doivent encore accomplir un changement d’attention géopolitique vers le golfe de Guinée et ses ressources énergétiques, où l’insécurité, la crime organisé et les insurrections peuvent menacer la fiabilité des exportations pétrolières, et où des dizaines de milliards de dollars vont affluer avec des effets qui peuvent être positifs aussi bien que négatifs. La politique américaine n’a pas non plus réagi à l’intensification des activités de la Chine et d’autres pays d’Asie en Afrique. Ces activités pourraient avoir des conséquences non seulement sur l’accès aux ressources mais aussi, ce qui est plus important, sur la poursuite d’objectifs clés des États-Unis en matière de gouvernance, de protection des droits de l’homme et de politique économique.
9Aussi prometteuses qu’elles aient été, les initiatives récentes ne pourront que souffrir de l’absence d’une expression plus élaborée et plus complète des intérêts américains en Afrique, tant devant le Congrès que devant l’opinion. Les États-Unis doivent se mobiliser bien davantage à haut niveau et orienter les ressources destinées à l’Afrique vers des cibles qui tiennent compte des nouvelles réalités africaines. La pression du déficit budgétaire à laquelle est venu s’ajouter le coût des réparations dues aux catastrophes naturelles, et la guerre en Irak, pèsent sur les fonds d’aide à l’étranger. Le Congrès a consenti à moins de la moitié des exigences financières du président pour le MCA dans le budget 2006, mettant en péril sa promesse de doubler l’aide à l’Afrique d’ici 2010. Dans un souci d’économie, les États-Unis ont commencé à faire pression sur les Nations-Unies pour réduire leurs opérations de maintien de la paix en Afrique de l’Ouest, alors même que les processus de paix dans la région restent vulnérables. Les discussions du cycle de Doha de l’OMC sur l’abandon des subventions et des tarifs agricoles sont au point mort. Tout progrès dans ce domaine devra être justifié en termes humanitaires et de sécurité nationale pour avoir une chance de vaincre les fortes résistances politiques intérieures.
10L’essentiel de l’aide multipliée par cinq en dix ans a été affecté à des plans d’urgence plus qu’à des investissements de long terme visant à sortir l’Afrique de la pauvreté. L’investissement dans le développement agricole africain a baissé de 90 % dans les années 1990, les programmes d’enseignement supérieur ont presque tous été abandonnés et les projets d’infrastructure restent rares. Même des initiatives nouvelles répondant à des besoins humanitaires tels que les échanges dans le domaine de l’éducation ou la consommation d’eau potable voient l’Afrique perdre au profit de régions jugées plus stratégiques. Le plan d’eau inscrit au budget de 2000 par le président Bush a consacré 1,4 million de dollars à l’Afrique sur quatre-vingt millions, le restant ayant été alloué à l’Afghanistan et au Moyen-Orient. Le soutien à la lutte contre le sida, qui a considérablement gonflé suite à l’initiative du président d’y consacrer une enveloppe de 15 milliards, a commencé à se réduire. La conférence du Fonds international de lutte contre le sida, la malaria et la tuberculose de 2005, a vu une baisse de moitié des engagements financiers nécessaires pour l’année suivante. L’ironie est qu’à l’heure où ces reculs ont lieu, l’importance de l’Afrique se fait chaque jour sentir davantage, tandis que se multiplient des occasions de partenariats et qu’apparaissent de nouvelles sources de soutien au sein de l’opinion américaine pour une politique africaine plus construite.
L’importance croissante des enjeux africains
11Fournisseur de pétrole, de gaz et de minéraux, l’Afrique représente 15 % des importations américaines de pétrole et sa production pourrait doubler dans les dix prochaines années, ses capacités d’exportation de gaz augmentant plus vite encore. L’Afrique pourrait d’ici à 2015 égaler le Moyen-Orient dans les importations pétrolières américaines [3]. Pour autant le golfe de Guinée, cœur de la production africaine, est un espace sans loi où ont lieu les exactions de piratage les plus fréquentes du monde. Les attaques des rebelles nigérians sur les infrastructures pétrolières et contre les employés du secteur ont provoqué l’arrêt d’un quart de la production du pays. Si les États-Unis ont appris quelque chose de la situation du Moyen-Orient, ils doivent prendre garde aux effets induits par les dizaines de milliards de dollars qui vont transiter dans cette région de l’Afrique connue pour ses problèmes de corruption et d’indifférence au sort des individus.
12La concurrence pour l’accès à ces ressources est rude de la part de la Chine, de l’Inde, de la Malaisie, des deux Corées, toutes actives dans la recherche de ressources et d’influence sur le continent. Les pays européens et le Brésil renforcent aussi leurs aides et leurs investissements, mais c’est la Chine qui représente un défit particulièrement important aux intérêts et aux valeurs des États-Unis. Elle investit tous azimuts à travers le continent, non seulement dans l’énergie mais aussi dans les infrastructures, les télécommunications, le tourisme et la santé. La concurrence pour les ressources est une chose, d’ailleurs parfaitement légitime, mais la Chine ne partage pas les préoccupations américaines en matière de gouvernance, de droits de l’homme ou de politique économique [4]. Sa présence au Soudan, où elle détient 40 % des principales sociétés pétrolières et a investi quatre milliards de dollars, s’accompagne d’une protection des autorités soudanaises contre les sanctions du Conseil de sécurité en dépit des actions que celles-ci conduisent au Darfour. Les prêts avantageux de deux milliards de dollars consentis à l’Angola, d’autres prêts de deux milliards étant en pourparler, ont permis au pays de résister aux pressions du FMI et aux donateurs occidentaux pour plus de transparence dans le secteur pétrolier et la mise en œuvre de réformes.
13Outre l’énergie, l’Afrique devient un terrain important de la lutte antiterroriste. Les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie furent en 1998 les cibles d’attaques, et l’ambassade d’Israël à Nairobi également en 2001. Les groupes terroristes continuent d’opérer depuis la Somalie le long des côtes orientales de l’Afrique et ont plus récemment trouvé refuge à l’ouest, dans le Sahel. Les Africains, notamment les Soudanais, représentent un quart des terroristes étrangers en Irak. Leur retour en Afrique suscite l’inquiétude des militaires américains quant aux exactions qu’ils pourraient y commettre, et notamment la possibilité que se répande un extrémisme au nord du Nigeria.
14Épicentre de la pandémie de sida, l’Afrique pourrait voir menacer jusqu’à sa stabilité politique et sociale et voir compromise toute perspective de progrès économique. Ce que les États-Unis apprennent en Afrique et les résultats qu’ils sont capables d’y atteindre sera déterminant quant à la possibilité de contenir l’expansion de la maladie en Asie et en Russie.
15Au Darfour, la volonté de la communauté internationale de stopper et de prévenir des actes de génocide et autres crime contre l’humanité est soumise à rude épreuve. Après trois ans de crise, la situation demeure sans issue malgré des dénonciations vigoureuses, américaines et autres, et l’envoi de soldats de la paix africains. Plus de deux millions de personnes réduites à l’errance subissent des attaques régulières et souffrent de l’interruption des opérations humanitaires. Des conflits majeurs au Congo et en Ouganda posent des défis comparables.
Les nouvelles opportunités de partenariat
16Beaucoup de dirigeants africains ont manifesté leur engagement à respecter les règles constitutionnelles, améliorer leur politique économique, promouvoir une meilleure gouvernance et faciliter la résolution des conflits. S’il y a loin des bonnes intentions aux actes, quelques mesures concrètes ont été adoptées dans ce sens, comme le Nouveau partenariat pour le développement africain (NEPAD), qui inclut l’examen réciproque des progrès accomplis par les participants en matière de gestion économique et de gouvernance. L’établissement du Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine a permis l’envoi de soldats de la paix régionaux sur divers théâtres de conflit. Une assistance extérieure est nécessaire pour maintenir le cap et stopper les guerres. Les pays les plus capables, Afrique du Sud, Nigeria, Ghana, Kenya et Sénégal, représentent une force de direction non négligeable. Grâce à la volonté médiatrice sud-africaine et au déploiement rapide des forces de l’UA en avant de celles de l’ONU, un génocide comparable à celui du Rwanda a été évité au Burundi.
17Les États africains commencent aussi à exercer plus d’influence au plan international. Avec près d’un tiers de votes à l’OMC, ils sont en mesure d’apporter un soutien clé aux États-Unis dans les négociations actuelles. En retour, alliés à d’autres pays en développement, ils peuvent faire face à l’Amérique et à l’Europe pour obtenir des changements importants dans le commerce agricole mondial.
Du nouveau rôle de l’opinion dans la politique africaine aux contours d’une politique approfondie
18Rejoignant une longue tradition de soutien de la communauté afro-américaine, les organisations humanitaires et quelques membres du Congrès ainsi qu’un nombre croissant de groupes religieux se sont mobilisés en faveur de l’Afrique. Les ligues évangéliques ont pris la tête d’une campagne qui a amené le président Bush à impliquer les États-Unis dans une guerre civile soudanaise interminable. Elles ont aussi beaucoup contribué à attirer l’attention du public sur les atrocités du Darfour et milité avec zèle pour l’effacement de la dette et la lutte contre le sida. Des groupes d’étudiants s’emparent désormais des questions africaines, allant jusqu’à faire pression contre la compagnie pétrolière nationale chinoise CNCP et les sociétés américaines actives au Soudan, campagne à laquelle se sont jointes organisations religieuses et ONG de tout le pays. Les problèmes liés à la sécurité en général et celle des installations énergétiques en particulier ont fait apparition, tandis que se mobilisent facultés de médecine et organisations professionnelles sur les questions d’hygiène et de santé.
19Une politique africaine plus consistante reposerait sur plusieurs objectifs suivants : la promotion de l’intégration de l’Afrique dans l’économie mondiale, la réforme et la définition de nouvelles priorités de l’aide américaine, la prise en compte de la vraie mesure du problème du sida, la mise en place d’une offre énergétique fiable, la création d’un environnement sûr face aux États faillis et aux autres sources de terrorisme, une mobilisation au plus haut niveau pour prévenir les risques de conflit et les atrocités, et enfin la confrontation du défi chinois.
20La pauvreté jouant en faveur de l’instabilité, du conflit et de l’expansion de la maladie, ce sont des investissements plus que de l’aide qui permettront l’intégration de l’Afrique à l’économie mondiale, notamment par le commerce. Le cycle de Doha ne doit pas laisser passer la chance d’organiser le progressif démantèlement des barrières à l’entrée des produits agricoles africains. Les États-Unis devraient honorer la promesse présidentielle de doubler l’aide américaine d’ici à 2010, mais en orientant ces ressources vers des investissements dans l’agriculture, l’entreprise privée, la science et la technologie, la santé, l’éducation et l’environnement, mais aussi l’édification institutionnelle par la promotion de la société civile en partenariat avec le NEPAD et l’UA. Les projections démographiques devraient aussi être une source de préoccupation, les pays exposés à la famine comme l’Éthiopie ou le Niger ayant vu doubler leur population au cours des vingt dernières années. L’impact politique et social d’une jeunesse pléthorique devrait inspirer une politique démographique destinée à éviter de futures tensions sur le marché du travail et à prévenir les recrutements de groupes extrémistes. De même faut-il prendre la vraie mesure de la pandémie de sida en appliquant l’engagement du PEPFAR et en poussant d’autres pays à assurer les deux tiers du Fonds international, le Congrès ayant réduit la contribution américaine à un tiers des sommes annoncées. Encourager un changement des pratiques sociales et culturelles en Afrique est aussi décisif. La création d’un forum américano-africain de l’énergie permettrait de promouvoir une coopération sur les problèmes d’intérêt mutuel, notamment de sécurité. Une représentation diplomatique plus étoffée dans le delta du Niger, au Nigeria, en Guinée équatoriale et à São Tomé y Príncipe serait bienvenue, ainsi que des visites ministérielles plus fréquentes dans les pays producteurs.
21Si le secteur privé se chargera des investissements pétroliers et gaziers, la promotion d’une utilisation responsable des revenus des hydrocarbures est nécessaire, d’autant que peu de ces États seront qualifiés pour le MCA ou les aides traditionnelles. D’autres sources, comme le Fonds de soutien économique (Economic Support Fund), devraient permettre d’investir dans l’éducation, la formation, la démocratisation, les partenariats public-privé, etc. L’assistance militaire et du renseignement devrait aussi être accrue pour contribuer à sécuriser les côtes et prévenir le détournement illicite d’hydrocarbures, le trafic d’armes et le blanchiment d’argent qui génèrent une violence endémique dans le delta du Niger. Une plus grande implication dans la lutte antiterroriste est également nécessaire pour éviter le détournement de moyens à des fins de répression intérieure. Reconstruire les réseaux de renseignement américains est indispensable, notamment en Somalie et au Nigeria. Les propositions du président Bush en faveur d’échanges et de programme d’éducation avec les pays à forte population musulmane pour le budget 2006 ont été réduites à la région du Sahel, alors qu’elles mériteraient être plus largement appliquées. De même l’USAID devrait-il rouvrir ses missions au Niger, au Tchad et dans d’autres pays clés pour la lutte contre le terrorisme, là même où le commandement américain en Europe (Eurocom) fournit une assistance militaire. L’engagement direct de la Maison-Blanche et des plus hauts responsables du département d’État, si heureux dans le cas du Soudan, doit être répété aux autres zones de conflit, notamment au Congo démocratique où ont péri quatre millions de personnes, en Éthiopie et en Érythrée, au Libéria et en Sierra Leone. Clairement, tous ces fronts requièrent plus de moyens du département d’État. Le processus de financement des opérations de maintien de la paix de l’ONU par les États-Unis est lent et dysfonctionnel, dépourvu de toute anticipation des nouvelles exigences, comme l’a montré le Soudan. Le chaos administratif doit être corrigé si l’action doit être plus efficace.
22Le génocide rwandais fut un échec moral majeur de la communauté internationale et, ayant entamé son crédit, fut en même temps un échec politique. Ses effets se sont fait sentir dans tout le centre de l’Afrique, comme aujourd’hui la crise du Darfour déborde vers le Tchad, la République centrafricaine et au-delà. Les six à neuf mois de transition entre les forces de l’UA et celles de l’ONU appellent l’intervention d’une coalition volontaire au Soudan. La Russie et la Chine, qui bloquent les sanctions au Conseil de sécurité, devraient savoir que les États-Unis et l’Europe seront disposés à passer outre ces obstacles. La concurrence avec la Chine doit amener les États-Unis à prêter plus d’attention et à innover pour permettre notamment aux entreprises américaines d’agir en Afrique. Leur soutien doit être d’autant plus conditionné par des progrès dans les domaines économiques et institutionnels évoqués plus haut, en parfait contraste avec une aide chinoise inconditionnelle. Washington devrait initier un échange avec la Chine visant à définir des règles du jeu mettant un terme aux excès du passé. Le secrétaire-adjoint Robert Zoellick a évoqué la protection des « États-voyous » par la Chine en septembre 2005, un pas qui a été suivi par des échanges entre Jendayi Frazer, responsable des affaires africaines, et ses collègues chinois. La Chine ne doit toutefois pas seulement être perçue comme un compétiteur, car elle est aussi un donateur et un investisseur. Des programmes communs sino-américains dans les domaines de la santé et du maintien de la paix seraient utiles.
23L’année de l’Afrique en 2005 fut une exceptionnelle occasion de reconsidérer la politique africaine des États-Unis. Ce sera soit un regard superficiel, soit le début d’une compréhension des changements profonds qui ont cours dans le continent, et d’une révision à la hausse de la présence américaine. Si dans dix ans les dirigeants américains se réunissent avec d’autres pour réfléchir aux problèmes de l’Afrique, et si un autre concert mondial contre la pauvreté africaine a lieu, c’est que cette occasion n’aura pas été pleinement saisie.
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Princeton Lyman est directeur des études africaines au Council on Foreign Relations. Haut responsable du département d’État où il fut directeur-adjoint du département Afrique entre 1981 et 1986, il fut notamment ambassadeur des États-Unis au Nigeria (1986-1989) et en Afrique du Sud (1992-1995).
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Un bon exemple est l’explication avancée par le président Bush en 2002 lors du rapatriement de Marines stationnés au large du Libéria durant de vives tensions provoquées par la guerre civile. « Notre seul intérêt résidait dans la fourniture de nourriture et de médicaments. Maintenant que cette tâche est remplie, nous n’avons pas à demeurer sur place ». Les États-Unis avaient pourtant des intérêts historiques et stratégiques à voir la fin de la lutte civile au Libéria, le moindre n’étant pas le développement d’activités criminelles, voire d’opérations liées à al-Qaïda, à la faveur du conflit.
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Sur la coopération américano-soviétique et la politique américaine visant à amener la fin des conflits en Afrique après la Guerre froide, voir Herman Cohen, Intervening in Africa; Superpower Peacemaking in a Troubled Continent, St. Martins Press, 2000. Sur la politique américaine vis-à-vis de l’Afrique du Sud, voir Princeton N. Lyman, Partner to History : The U.S. Role in South Africa’s Transition to Democracy, United States Institute of Peace, 2002.
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Sur les questions énergétiques africaines, voir J. Stephen Morrison et David Goldwyn, A Strategic U.S. Approach to Governance and Security in the Gulf of Guinea, Washington DC, Center for Strategic and International Studies, 2005. Voir aussi More than Humanitarianism, pp. 28-39.
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[4]
Les investissements chinois en Afrique et les implications éventuelles sont analysées par Chris Alden dans “China in Africa,” Survival, Vol. 47 n° 3, automne 2005, pp. 147-164 ; Peter Brooks et Ji Hye Shin, “China’s Influence in Africa: Implications for the United States,” Backgrounder, The Heritage Foundation, n° 1916, 22 février 2006, et More Than Humanitarianism, pp. 40-54.