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Article de revue

Reaganiens et néo-reaganiens

Pages 91 à 105

Notes

  • [*]
    Richard Lowry est le rédacteur en chef de la revue conservatrice National Review, et chroniqueur pour la chaîne Fox News. Il est l’auteur de Legacy: Paying the Price for the Clinton Years, paru en 2003. Cet article a été publié dans The National Interest, N° 79, Spring 2005.
  • [1]
    Revue dirigée par William Kristol, fils de l’inspirateur du mouvement néoconservateur Irving Kristol et figure active du courant. Ancien conseiller de Dan Quayle, Kristol fut un ardent partisan du renversement du régime irakien. Il est le fondateur, avec l’auteur Robert Kagan, du Project for a New American Century. [ndt]
  • [2]
    Voir dans la précédente édition de Politique Américaine le compte rendu de lecture d’un ouvrage de l’Hudson Institute sur ce thème : Building Free Societies in Iraq and Afghanistan: lessons from post Worl War II transitions in Germany and Japan.
  • [3]
    Grand Old Party, parti républicain.
  • [4]
    L’armée américaine fonctionne sur la base du recrutement volontaire depuis 1973. [ndt]
  • [5]
    Référence à la National Association for Stock Car Auto Racing créée en 1948, et qui organise les courses automobiles les plus populaires des États-Unis. La référence au Nascar a une connotation sociologique et régionale précise car il s’agit des classes populaires et moyennes des États de l’ouest et du sud aujourd’hui désignés par les politologues comme les red states, les États qui votent républicain par opposition aux blue states, les États côtiers de l’Amérique démocrate. Il est vrai que les recrues qui périssent en Irak sont souvent d’origine modeste et appartiennent aussi souvent aux minorités ethniques. Un mot sur Andrew Jackson : septième président des États-Unis (1829-1837), né en Caroline, il fut un élu du Sud et un héros de la guerre de 1812 contre l’Angleterre. Son style autoritaire et passionné provoqua une forte polarisation de la vie politique américaine et le fait rappeler comme une figure emblématique du nationalisme américain. [ndt].
  • [6]
    Richard Lowry cite Walter Russell Mead. Rappelons le compte rendu de lecture de Terror, Power, Peace and War dans le premier numéro de Politique Américaine, et cette excellente formule de Mead : « C’est un problème récurrent de la politique étrangère américaine que les wilsoniens signent souvent des chèques que les jacksoniens rechignent à régler. » [ndt].
  • [7]
    D’abord paru dans la revue néoconservatrice Commentary en novembre 1979, l’article fut développé sous le même titre dans un ouvrage publié en 1982. Kirkpatrick recommendait de distinguer notamment les régimes totalitaires des régimes autoritaires comme le Nicaragua ou l’Iran du Chah, et d’adopter une attitude adaptée aux différences essentielles entre ces régimes, les premiers prétendant refondre la société humaine tandis que les seconds ne s’attaquaient pas aux fondements des sociétés qu’ils dirigeaient (celles-ci n’ayant d’ailleurs pas de véritable culture démocratique), laissant ainsi ces sociétés « intouchées » et la perspective d’y voir fleurir un jour la liberté démocratique, chose impossible en régime communiste. D’origine démocrate, ayant dans sa jeunesse évolué dans des milieux de pensée marxiste, Jeane Kirkpatrick rejoignit en 1980 l’équipe de campagne de Ronald Reagan qui la nomma Représentant permanent des États-Unis près l’ONU. [ndt]

1Depuis la fin de la Guerre froide, les conservateurs se sont interrogés sur l’avenir du rôle de l’Amérique dans le monde. Le 11 septembre et la nouvelle orientation américaine de défense préventive ont réuni la plupart d’entre eux dans un soutien sans faille au président Bush, sans pour autant clarifier ce qu’ils considèrent précisément comme devant être une grande stratégie américaine. Cette notion est en effet devenue de plus en plus floue. Le New York Times et d’autres fins observateurs ont caractérisé les choix de la politique extérieure républicaine comme étant le résultat d’un mélange entre l’esprit de croisade exacerbé de William Kristol, et le nativisme réactionnaire de Patrick Buchanan. C’est là une fausse dichotomie qui élève des écoles de pensée erronées et dissidentes au-dessus de la grande tradition de politique étrangère d’inspiration conservatrice.

2La vision messianique des néoconservateurs et l’attitude de rejet des paléoconservateurs sont comme deux fantaisies qui se battraient en duel. Aucune n’est véritablement conservatrice et toutes deux sont impraticables, vouées à l’échec dans la protection des États-Unis comme dans leur capacité à bénéficier d’un soutien durable de l’opinion. En réalité, aucune des trois principales écoles de politique extérieure classées à droite – école néoconservatrice, paléoconservatrice ou encore réaliste – ne satisfait tout à fait à une politique extérieure authentiquement conservatrice. Et à première vue, une telle politique extérieure, dans ses inspirations et ses pratiques essentielles, n’apparaît pas dans les décisions de l’administration Bush.

Du conservatisme

3Le terme « néoconservateur » a dominé les débats de politique extérieure dans les rangs conservateurs au cours des dernières années, essentiellement du fait de l’Irak. Toute personne en faveur de la guerre en Irak a automatiquement été classée comme un néoconservateur, label approximatif qui désigne bien plus sûrement le genre de croisade idéaliste menée par le Weekly Standard. [1] Or, il est important de rappeler que plusieurs des causes néoconservatrices, des braiements contre la Chine dans les années 1990 au soutien à l’investiture de John McCain comme candidat présidentiel en 2000, avaient déjà été rejetées par la majorité du courant conservateur. L’Irak fut une autre affaire. La plupart des conservateurs classiques soutinrent l’invasion, mais ils le firent pour des raisons aussi bien stratégiques que morales, et non uniquement du fait que l’on soupçonnait Saddam Hussein de détenir des armes de destruction massive. Pas plus que l’opinion publique américaine en général, ils n’auraient été prêts à soutenir la guerre en Irak pour des raisons exclusivement humanitaires comme l’auraient fait beaucoup de néoconservateurs, ce qu’ils montrèrent d’ailleurs très clairement après qu’aucune arme de destruction massive ne fût trouvée en Irak. Pour les néoconservateurs, déterrer des fosses communes suffisait à justifier la guerre.

4Ici réside une grande différence entre conservateurs et néoconservateurs. Presque tous les conservateurs s’accordent sur le fait que la puissance américaine peut être une force de bien, et ils n’ont pas de scrupule à faire un usage agressif de cette force pour défendre les intérêts nationaux. La différence est dans les limites. Les néoconservateurs semblent penser que la puissance militaire américaine peut être exercée dans pratiquement toutes les situations pour produire exactement les résultats qu’ils recherchent, et qu’il est opportun de l’exercer même dans des interventions qui n’auraient qu’un lien distant avec l’intérêt national américain. Comme Bill Kristol et Robert Kagan l’ont écrit dans Foreign Affairs en 1996 : puisque « l’Amérique a le pouvoir d’arrêter ou de détruire beaucoup des monstres [qui sévissent] dans le monde », ne pas le faire reviendrait à céder à « une politique lâche et déshonorante ».

5Les conservateurs sont plus sélectifs. Comme l’a remarqué Charles Krauthammer, étendre le système libéral ne doit pas prendre la forme d’une « croisade mondiale », mais répondre à un schéma « ciblé, précis et limité », appliqué « aux régions dans lesquelles la défense ou le progrès de la liberté sont cruciaux » pour les intérêts vitaux des États-Unis. La sélection des cibles est l’essence même d’un tel projet – comment, où, pourquoi et quand l’Amérique doit utiliser sa puissance, tout particulièrement sa puissance militaire.

6L’essentiel du débat parmi les conservateurs porte sur la question-clé de la malléabilité d’une large partie du monde, et celle de savoir si le gouvernement américain est le meilleur agent pour y apporter un changement fondamental. Les conservateurs ont une forte dose d’optimisme reaganien, mais ils sont aussi clairvoyants dans leur analyse à la fois du progrès humain et de la capacité de l’Amérique à promouvoir les valeurs libérales dans le monde. Depuis Burke, les conservateurs ont justement cherché à maintenir cet équilibre entre le respect de la réalité telle qu’elle est, et les possibilités de changement.

7Le néoconservatisme montre une certaine impatience envers tout ce qui peut lui rappeler que le monde n’est pas indéfiniment plastique, et que tous les problèmes ne sauraient disparaître sous le solvant de la puissance américaine. Il présume une admiration universelle pour l’Amérique, qui n’existe pas, et tend à ignorer l’aspiration des acteurs locaux à participer aux projets qui les concernent. Pour les néoconservateurs, la démocratie libérale peut être établie simplement par une invasion américaine, un ensemble de sanctions, ou encore par la rituelle invocation d’une politique de « changement de régime » ; le gouvernement chinois s’effondrera à condition que les États-Unis ne lui accordent pas de privilèges commerciaux du type « clause de la nation la plus favorisée », et peu importe que le monde entier continue de commercer avec Pékin. Quant au président Poutine, il se rangera au libéralisme pour peu que le président Bush sache lui faire voir sa gêne devant ses méthodes. La politique du « changement de régime », qui tient du vœu pieux en matière de politique extérieure, est élevée au rang de stratégie américaine face à tous les vilains du monde. Enfin, ceux que cette stratégie rend sceptiques doivent sans doute éprouver, selon la barbelure rhétorique des « néos », une « animosité sourde » envers la puissance américaine.

8En réponse aux critiques, les néoconservateurs ont pris l’habitude de recourir à l’exemple de l’Allemagne et du Japon pour démontrer que des sociétés peuvent être remodelées par la puissance américaine. [2] Mais ce sont des cas exceptionnels de pays qui avaient été écrasés par les États-Unis dans une guerre totale. Les néoconservateurs ne citent jamais les Philippines au tournant du siècle, les nombreux pays latino-américains où les États-Unis sont intervenus à diverses reprises au début du XXe siècle pour remplir des objectifs wilsoniens, et les interventions humanitaires entreprises dans les années 1990, à Haïti, en Somalie ou dans les Balkans. Or, toutes ces actions ont, à différents degrés, montré la difficulté pour les États-Unis de refondre tout un pays.

9L’Irak pourrait bien ne pas rejoindre cette litanie d’échecs. Malgré le succès des élections du 30 janvier 2005, l’Irak demeure un exemple des difficultés du « nation-building » dans une société tribale ravagée par trois décennies de tyrannie. Aucune discussion sur une politique étrangère conservatrice digne de ce nom ne saurait faire l’économie d’une analyse sérieuse et honnête de l’après-guerre en Irak, ce que les néoconservateurs n’ont cessé d’éviter, sinon pour se plaindre de l’insuffisance de troupes.

10Ainsi que le montre John Nagl dans Counterinsurgency Lessons from Malaysia and Vietnam, les Britanniques ont assez bien réussi à maintenir l’ordre dans leur empire car ils étaient préparés à accepter une dose de défaite, ils n’avaient aucune illusion sur la nature humaine avec laquelle ils travaillaient, et étaient toujours en phase avec les particularités et précautions d’usage à prendre avec les cultures dans lesquelles ils évoluaient. Leur gestion de l’Empire était imprégnée de l’empirisme, de la prudence et du réalisme britanniques. Ce sont là exactement les qualités pour lesquelles les néoconservateurs éprouvent le plus souverain mépris, leur préférant la grandeur idéologique et l’universalité d’une morale radicale. À cela s’ajoute une tendance à concevoir la politique étrangère comme le prolongement d’un projet politique, philosophique et culturel national. Kristol et Kagan ont ainsi avancé que la « re-moralisation de l’Amérique au plan national requiert, en dernière instance, de re-moraliser la politique extérieure des États-Unis car elles procèdent toutes deux de la conviction des Américains que les principes de la Déclaration d’Indépendance ne se réduisent pas simplement aux choix d’une culture particulière, mais qu’ils sont universels, inaliénables, et constituent des vérités qui se passent de démonstration ».

11Les conservateurs ont toujours considéré que les jeunes Américains pouvaient être envoyés à la mort ou la mutilation à la seule condition que cela serve un intérêt national supérieur, et non pour satisfaire un besoin de re-moralisation nationale. Ils ne croient pas non plus qu’un échec à enraciner la démocratie en Irak en raison de facteurs culturels, religieux ou économiques, doive invalider les principes fondateurs de la démocratie américaine.

12Les opposants idéologiques les plus virulents des néoconservateurs, les ci-devant paléoconservateurs associés à Patrick Buchanan, se sont fait l’écho de certains de ces points. Et pourtant les idées des « paléos » sont encore plus erronées. La tradition isolationniste libertaire que les paléoconservateurs et quelques libéraux aspirent à retrouver, a très vite été marginalisée au sein du mouvement conservateur de l’après-guerre, et a disparu comme force politique. Le préfixe « paléo » est en effet destiné à cacher le fait qu’il s’agit en réalité d’une création idéologique récente, post-Guerre froide. Et si le préfixe est trompeur, le conservatisme sonne tout aussi faux. L’hostilité des partisans de Buchanan au libre-échange va à l’encontre de l’adhésion des conservateurs à l’économie de marché. Leur croyance que le monde se désintéressera des États-Unis si ceux-ci se rétractent dans une attitude défensive est naïve, a-historique et surtout, depuis le 11 septembre, discréditée. L’Amérique n’a jamais connu de « splendide isolation ». La liste est longue des interventions américaines avant la guerre de Sécession ; les États-Unis ont en effet poursuivi une politique unilatérale de préemption et d’hégémonie dans l’ensemble de l’hémisphère occidental. Tout au long du XXe siècle, les responsabilités de l’Amérique dans le monde n’ont cessé de croître parallèlement à leur puissance, et l’isolationnisme conservateur de figures telles que le sénateur Robert Taft a disparu face à l’impératif, manifeste chez virtuellement tous les conservateurs, de combattre l’empire soviétique.

13Enfin, les analyses des paléoconservateurs sont souvent tintées d’anti-américanisme, ou du moins d’une hostilité à la puissance américaine telle qu’elle ressort de la gauche de l’après-Vietnam. Certains paléoconservateurs ont fortement critiqué le soutien de l’Amérique à Israël comme étant une cause du 11 septembre. La revue American Conservative, pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres, publia un article comparant l’intervention américaine en Afghanistan à l’invasion soviétique de ce pays, des pages qui auraient pu être directement extraites de la revue de gauche Nation – quoique sans les mots durs employés à l’endroit des Soviétiques.

14Si ni les « néos » ni les « paléos » ne représentent vraiment les vues des conservateurs en matière de politique étrangère, ce n’est pas non plus le cas du réalisme traditionnel. Une politique qui se fonde sur des calculs amoraux de puissance et d’intérêts – grandes stratégies associées à Richelieu, Metternich, Kissinger et autres – ne s’accordera jamais entièrement avec la nature profonde des Américains. La fausseté du corpus idéologique des universitaires réalistes, selon laquelle la nature des régimes n’importe pas, apparaît chaque jour sous nos yeux.

15Se cramponner sans réfléchir au statu quo dans un monde en continuel changement n’est pas non plus, comme Burke l’a montré, le vrai conservatisme. George Will [du Washington Post], par exemple, porte de violentes attaques au wilsonisme, mais il semble parfois considérer comme un état de fait que les cultures politiques non démocratiques sont destinées à le rester. Une telle vision ne peut expliquer la démocratisation de l’Europe, de l’Amérique latine et de l’Asie, ou encore la « troisième vague » de démocratisation qui a touché l’ensemble des pays en développement depuis les années 1980.

16Il ne servirait plus à rien de revenir au vieux débat sur le rôle des valeurs dans la politique étrangère américaine. La question a été réglée il y a bien longtemps : elle est centrale. C’est le cas depuis Woodrow Wilson, comme Henry Kissinger le reconnaît lui-même, et ça l’est plus encore depuis que la droite chrétienne, composante clé de la coalition GOP [3], s’est intéressée à la marche du monde dans une perspective idéaliste. La question est de savoir si des limites et des distinctions ou des nuances vitales, seront écartées comme autant de rajouts amoraux et accessoires à l’édifice de notre stratégie nationale. Une politique étrangère peut être à la fois prudente et morale. Dans la mesure où la prudence crée les conditions d’une plus grande réussite, elle est plus morale qu’une politique étrangère irréaliste mais moralement auto-investie, qui coûterait très cher au pays.

17Comme de nombreux auteurs l’ont montré dans ces pages [The National Interest], la prudence rapproche nécessairement la stratégie conservatrice d’un mode de pensée de type réaliste. Or le terme réalisme est régulièrement moqué dans les commentaires néoconservateurs, comme si rien n’était plus méprisable. Les néoconservateurs soutiennent que les réalistes sont irréalistes, et qu’ils sous-estiment constamment le pouvoir de l’idéalisme et la possibilité de changer le monde. Il y a là une part de vérité, mais une politique extérieure conservatrice commence par un bon sens des contours de la réalité internationale, des limites que ce sens implique et des opportunités qu’il crée pour la puissance américaine, ainsi que des conditions locales qui doivent guider notre action dans toutes les parties du monde. La prudence n’est peut-être pas une bannière de ralliement, mais elle est indispensable à la réussite de toute politique étrangère.

18Une vraie politique extérieure réaliste, c’est-à-dire une politique réellement conservatrice, devrait être consciente du pouvoir des idéaux et de la nécessité pour la politique extérieure américaine d’en être le porte-drapeau. Elle se doit d’être imaginative et de chercher à façonner le monde à notre avantage. Elle doit néanmoins être prudente, flexible, consciente des rapports de puissance et affranchie d’excès juvéniles. Une telle politique pourrait être qualifiée de « néoréaliste », ou de « réalisme démocratique », selon le mot de Krauthammer.

Conservateurs et politique étrangère

19Plusieurs principes de base doivent guider une politique étrangère conservatrice, appuyée sur une approche réaliste et un entendement conservateur de la liberté et du caractère américain. Le premier est que la meilleure défense est encore l’attaque. Les conservateurs sont réalistes quant au monde, ses dangers et les déceptions qu’il apporte. Ils savent aussi que la guerre a toujours été de notre côté et le sera toujours, et qu’il existe des acteurs sur la scène internationale qui sont si maléfiques, intransigeants et ambitieux que seule la force peut les arrêter. Les conservateurs n’ont pas de complexe à faire usage de la puissance et sont conscients de son importance. La doctrine Bush, qui consiste à pourchasser les menaces d’où elles viennent plutôt que d’attendre une attaque est, dans le monde post-11 septembre, une bonne politique qui s’accorde avec une inspiration conservatrice.

20Le deuxième principe, lié au réalisme des conservateurs dans leur perception du monde, est un scepticisme constructif à l’égard du rôle de l’État. Si les conservateurs croient à la loi des conséquences involontaires qui s’applique à l’action au plan national, ils devraient y croire aussi pour les actions menées au plan international. Un bombardement n’a peut-être pas grand chose à voir avec un programme d’aide sociale, mais des interventions étrangères, surtout celles qui visent au-delà de la simple punition ou la défaite d’un ennemi donné, auront la même désastreuse tendance à s’égarer et ne sauraient donc jamais être entreprises avec légèreté.

21Cela nous amène au troisième principe fondateur : une saine appréciation de tous les instruments de projection de la puissance américaine. En partie sous l’influence de la rhétorique de « méchant garçon » des néoconservateurs, les conservateurs ont glissé vers un mépris facile de la diplomatie, des alliés et des institutions multilatérales. Tous sont pourtant les instruments indispensables d’une politique étrangère tournée dans la bonne direction. Tous peuvent s’avérer grossièrement inefficaces, comme par exemple une aide internationale qui ne serait pas conditionnelle, ou la source d’une corruption inimaginable, comme ce fut le cas du programme Pétrole contre Nourriture de l’ONU, ou bien encore peuvent-ils entraîner des conséquences involontaires pires que les problèmes qu’ils étaient sensés résoudre. Mais la puissance de ces instruments-ci comme d’autres, ne saurait être écartée d’un simple revers de main.

22Inversement, beaucoup de néoconservateurs, parce qu’ils vouent une grande admiration à l’institution, accordent bien trop d’importance à la puissance militaire américaine. Si la puissance militaire des États-Unis est indiscutablement une force de bien, il est important de bien en comprendre les vraies forces intrinsèques et la mission essentielle, qui est d’écraser les ennemis de l’Amérique. Envoyer des unités de combat dans des projets de construction nationale sans préparation adéquate, comme dans le cas de l’Irak, ne sert ni le succès de notre politique, ni les intérêts de l’armée en tant qu’institution.

23Le quatrième principe tient à une juste appréciation du rôle de la démocratie dans la consolidation de la liberté. Les élections démocratiques en Afghanistan et en Irak ont été des exercices utiles, et même une source de galvanisation. Les élections afghanes ont donné un coup de fouet à la légitimité du chef soutenu à Kaboul par les États-Unis, et ont contribué à isoler davantage les restes des Talibans et d’al-Qaïda. Le vote du 30 janvier 2005 en Irak a donné aux Irakiens une poussée de confiance au moment où ils entreprenaient un projet national dans lequel ils avaient une responsabilité majeure, pour la première fois et depuis des décennies, à savoir se déplacer et voter. Il répondait aussi aux requêtes de la plus puissante figure du pays, l’ayatollah Ali Sistani, et a probablement été le seul moyen de créer un gouvernement assez légitime pour gérer les tensions religieuses et ethniques du pays. Pour autant, d’une manière générale, les élections ne constituent en aucun cas la garantie d’une société libre.

24La liberté est le résultat d’une culture et d’institutions construites dans le temps. La liberté économique est souvent le précurseur de la liberté politique. Certains néoconservateurs rejettent cette idée, qui est un concept central du libéralisme anglo-saxon depuis Locke, comme un déterminisme économique. Des élections sans de solides bases institutionnelles et culturelles ne conduisent pas nécessairement à la démocratie, et dans certains cas elles peuvent s’avérer être l’ingrédient le plus accessoire pour l’établissement de la démocratie. L’état de droit et les institutions qui consolident les aspects non électoraux du libéralisme constitutionnel ont autant d’importance pour la démocratie, la prospérité et la liberté, que les élections. Ce simple fait devrait tempérer nos ardeurs à réformer les régimes autoritaires.

25En effet, si une intervention américaine dans une région du monde potentiellement dangereuse peut produire l’avènement de gouvernements non menaçants, dont les systèmes politiques et économiques soient des versions bénignes des normes régionales, cela constituerait un objectif des plus honorables. Si les conditions minimales du pluralisme peuvent être atteintes, en même temps qu’une stabilité durable – autre argument allègrement rejeté par les néoconservateurs – alors nous aurions de quoi être satisfaits. C’est un objectif certainement plus raisonnable qu’une stratégie implicitement fondée sur la seule et exclusive légitimité d’une démocratie de style américain.

26Enfin, toute politique étrangère conservatrice doit être ancrée dans les traditions américaines, construite sur les quatre principales écoles identifiées par Walter Russell Mead, celles des wilsoniens (les croisés idéalistes), des jacksoniens (les nationalistes guerriers), des hamiltoniens (les capitalistes) et des jeffersoniens (les idéalistes qui croient en la vertu de l’exemple comme source d’inspiration et de leadership). C’est à leur propre péril que les conservateurs ignorent les jacksoniens, qui représentent une part importante de la coalition conservatrice, malgré une expression intellectuelle moins aboutie. Leur soutien est crucial pour toute intervention militaire soutenue et difficile, et ils n’accepteront jamais une intervention dictée par des préoccupations purement humanitaires. C’est la raison pour laquelle de nombreuses interventions militaires des années 1990 ont été entreprises sans l’appui formel du Congrès, et c’est pourquoi il aurait été difficile à Bush de réunir un soutien à l’invasion de l’Irak sans l’argument des armes de destruction massive. C’est aussi la raison pour laquelle Kristol et Kagan dénonçaient, dans les années 1990, la réticence de l’opinion américaine à balayer les tyrans, blâmant « un manque de leadership politique et d’éducation des citoyens aux responsabilités de l’hégémonie mondiale ».

27De plus, à l’heure du tout-volontaire dans l’armée [4], ce sont surtout les jacksoniens qui portent l’uniforme, tout particulièrement dans les sections de combat. Comme l’ont remarqué les sociologues du milieu militaire, dans notre armée de volontaires les sections de combat sont de plus en plus composées de guerriers Nascar. [5] Ces membres traditionnels de la classe « combattante » de l’Amérique ne reculent pas devant le sacrifice, mais ils entendent se donner pour une fin durable, importante, concrète et atteignable, et qui serve les intérêts supérieurs de l’Amérique. Les conservateurs considèrent qu’une stratégie américaine n’est pas viable si elle se fonde sur les interventions d’une élite wilsonienne que le peuple jacksonien ne soutiendra pas. [6]

La synthèse reaganienne

28Ainsi, une politique extérieure conservatrice se fonde sur un cadre d’analyse sobre de la puissance, elle n’ignore pas les impératifs inhérents à la géopolitique, et elle entretient un optimisme raisonné quant aux possibilités de changement. Sa fibre conservatrice intègre les notions de liberté politique et économique, le rôle de l’État, le pouvoir de la culture, une appréciation réaliste de la nature humaine, ainsi qu’une bonne dose de pragmatisme. Elle est musclée dans sa conduite d’une défense proactive contre les menaces [terroristes] actuelles et est imprégnée d’exceptionnalisme américain, mais son application obéit à une appréciation réaliste de la puissance et de ses limites.

29A quoi pourrait ressembler concrètement une telle politique étrangère ? Ronald Reagan nous fournit un modèle. Sa politique étrangère fut énoncée avec un idéalisme flamboyant, mais il ne s’agissait pas d’idéalisme pour l’idéalisme, ou d’un idéalisme à tort et à travers. Il s’agissait d’un idéalisme avec un objectif précis, articulé sur une politique de puissance. Cette politique visait à affaiblir et vaincre un empire hostile. Ses moyens ne furent pas que des mots, mais la puissance américaine, décuplée par l’accumulation massive d’un arsenal militaire destiné à mettre à terre les Soviétiques. Tous les discours du monde tel que le fameux « tear down this wall » de Berlin n’auraient pas permis de gagner la Guerre froide sans un tel sang-froid et une telle détermination politiques.

30Si Reagan était volontaire pour se débarrasser de régimes autoritaires corrompus quand l’opportunité s’en présentait (ainsi par exemple de Marcos aux Philippines), il dépendait aussi du soutien de ces mêmes régimes comme alliés-clés dans la Guerre froide. Il était prêt à s’adapter à la réalité de l’ordre international et n’aurait pas admis qu’un idéalisme sans frein nuise à la nécessité et à la prudence. Il avait aussi compris comment se déroule le lent processus de la démocratisation, un processus généralement graduel par lequel les régimes évoluent peu à peu en réaction à un ensemble de facteurs, émergence d’une classe moyenne, développement du libre marché ou pressions diplomatiques américaines. Cette politique pragmatique, inspirée de l’article « Dictatorships and Double Standards » de Jeane Kirkpatrick [7], fut condamné à l’époque par les libéraux qui usaient des mêmes déclarations idéalistes à l’emporte-pièce que les néoconservateurs d’aujourd’hui.

31Reagan n’hésita pas à qualifier l’empire soviétique d’empire du Mal. Dans la phase finale de la Guerre froide, il entreprit envers ses dirigeants une diplomatie coopérative ; les circonstances ayant changé, sa politique changea aussi. Le rapprochement avec Gorbatchev, face à l’opposition conservatrice traditionnelle aux communistes, fut une leçon dans la nature pratique, « entrepreneuriale » de la pensée conservatrice moderne. Les conservateurs prennent des risques, mais non sans avoir analysé avec rigueur toutes les dynamiques à l’œuvre. Si Reagan avait une vision manichéenne du monde, la politique qu’il mit en œuvre fut bien plus subtile.

32C’est précisément ce type d’approche qui devrait inspirer une politique extérieure conservatrice aujourd’hui. Une grande stratégie conservatrice doit appuyer des initiatives simples mais durables pour assurer l’ordre et la sécurité dans les régions du monde où la démocratie fait défaut. Elle ne doit pas s’opposer au changement, mais au contraire soutenir les politiques destinées à le précipiter, comme le fit Reagan en Amérique centrale et en Europe de l’Est dans les années 1980. Les conservateurs avisés savent aussi que la puissance militaire américaine est un instrument imparfait pour forcer ouvertement un tel changement dans des pays étrangers. Ils préfèrent de loin mobiliser l’énergie de l’Amérique derrière des réformes pour voir émerger des systèmes politiques et économiques à peu près équilibrés, plutôt que de recourir à l’armée pour créer de toute pièce des démocraties à l’américaine, en jugeant du succès ou de l’échec d’une politique en fonction de ce seul critère obtus et irréaliste.

33À quelques exceptions près, Bush poursuit ce type de politique conservatrice. Sa politique russe a ainsi été prudente et pleinement consciente des limites de l’influence américaine sur Moscou, sans pour autant s’attacher inconsidérément au statu quo. L’administration Bush a soutenu la révolution Orange en Ukraine malgré les objections de Poutine. Le principe central de la politique étrangère du président Bush, c’est-à-dire la doctrine Bush d’expansion de la liberté dans le monde et de guerre préventive comme ultime recours, est bien fondé. La doctrine Bush reflète une confiance absolue dans la bienveillance de la puissance américaine et dans la nécessité d’affirmer cette bienveillance avec fermeté à travers le monde. Les États-Unis doivent agir avec résolution pour refondre un ordre international qui, particulièrement au Moyen-Orient, a produit les assassinats de masse du 11 septembre 2001. L’expansion de la démocratie, du libéralisme constitutionnel et de l’économie de marché conduiront, même de manière partiale et imparfaite, à forger des nations respectueuses des normes de la civilisation qui représenteront une moindre menace pour les États-Unis. Mais une politique qui poursuivrait de tels objectifs devrait prendre soin de s’adapter aux réalités différentes de nations comme le Pakistan ou l’Iran, et ne pas exprimer qu’un critère moral unique et universel.

34Si l’on pousse la réflexion néoconservatrice jusqu’au bout, la doctrine Bush devient cependant problématique. La rhétorique de Bush, particulièrement dans le discours inaugural du deuxième mandat, laisse entendre que le modèle démocratique américain est valable et applicable dans le monde entier. Mais dans son emportement, elle n’est pas autre chose que de la rhétorique, et le président ne l’a pas laissé se mettre en travers de considérations pragmatiques, qu’il s’agisse de la Russie, de la Chine, des républiques d’Asie centrale ou de l’Arabie saoudite. Dans la foulée du discours inaugural, des membres de l’administration s’empressaient d’expliquer que, d’évidence, dans le monde réel, la politique étrangère de l’administration Bush resterait largement inchangée. Les néoconservateurs, eux, semblent trop souvent prendre la rhétorique au pied de la lettre, comme si le bois noueux dont est faite l’humanité pouvait être redressé et estampillé du Bill of Rights américain.

35Il est crucial que la doctrine Bush réussisse. Lorsque la stratégie de l’administration a donné dans l’excès néoconservateur, comme ce fut le cas en quelque occasion par une approche bien trop optimiste de l’après-guerre en Irak, elle a été sur le point d’échouer. Seul un réalisme reaganien permettra à Bush de naviguer sagement à travers les écueils du monde, d’une façon qui protège nos intérêts, étende l’empire de la décence et du respect de l’individu, et nous sécurise davantage. Pour les conservateurs, telle est la marche à suivre pour l’Amérique dans le monde.

Notes

  • [*]
    Richard Lowry est le rédacteur en chef de la revue conservatrice National Review, et chroniqueur pour la chaîne Fox News. Il est l’auteur de Legacy: Paying the Price for the Clinton Years, paru en 2003. Cet article a été publié dans The National Interest, N° 79, Spring 2005.
  • [1]
    Revue dirigée par William Kristol, fils de l’inspirateur du mouvement néoconservateur Irving Kristol et figure active du courant. Ancien conseiller de Dan Quayle, Kristol fut un ardent partisan du renversement du régime irakien. Il est le fondateur, avec l’auteur Robert Kagan, du Project for a New American Century. [ndt]
  • [2]
    Voir dans la précédente édition de Politique Américaine le compte rendu de lecture d’un ouvrage de l’Hudson Institute sur ce thème : Building Free Societies in Iraq and Afghanistan: lessons from post Worl War II transitions in Germany and Japan.
  • [3]
    Grand Old Party, parti républicain.
  • [4]
    L’armée américaine fonctionne sur la base du recrutement volontaire depuis 1973. [ndt]
  • [5]
    Référence à la National Association for Stock Car Auto Racing créée en 1948, et qui organise les courses automobiles les plus populaires des États-Unis. La référence au Nascar a une connotation sociologique et régionale précise car il s’agit des classes populaires et moyennes des États de l’ouest et du sud aujourd’hui désignés par les politologues comme les red states, les États qui votent républicain par opposition aux blue states, les États côtiers de l’Amérique démocrate. Il est vrai que les recrues qui périssent en Irak sont souvent d’origine modeste et appartiennent aussi souvent aux minorités ethniques. Un mot sur Andrew Jackson : septième président des États-Unis (1829-1837), né en Caroline, il fut un élu du Sud et un héros de la guerre de 1812 contre l’Angleterre. Son style autoritaire et passionné provoqua une forte polarisation de la vie politique américaine et le fait rappeler comme une figure emblématique du nationalisme américain. [ndt].
  • [6]
    Richard Lowry cite Walter Russell Mead. Rappelons le compte rendu de lecture de Terror, Power, Peace and War dans le premier numéro de Politique Américaine, et cette excellente formule de Mead : « C’est un problème récurrent de la politique étrangère américaine que les wilsoniens signent souvent des chèques que les jacksoniens rechignent à régler. » [ndt].
  • [7]
    D’abord paru dans la revue néoconservatrice Commentary en novembre 1979, l’article fut développé sous le même titre dans un ouvrage publié en 1982. Kirkpatrick recommendait de distinguer notamment les régimes totalitaires des régimes autoritaires comme le Nicaragua ou l’Iran du Chah, et d’adopter une attitude adaptée aux différences essentielles entre ces régimes, les premiers prétendant refondre la société humaine tandis que les seconds ne s’attaquaient pas aux fondements des sociétés qu’ils dirigeaient (celles-ci n’ayant d’ailleurs pas de véritable culture démocratique), laissant ainsi ces sociétés « intouchées » et la perspective d’y voir fleurir un jour la liberté démocratique, chose impossible en régime communiste. D’origine démocrate, ayant dans sa jeunesse évolué dans des milieux de pensée marxiste, Jeane Kirkpatrick rejoignit en 1980 l’équipe de campagne de Ronald Reagan qui la nomma Représentant permanent des États-Unis près l’ONU. [ndt]
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