Notes
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[*]
Niall Ferguson, universitaire britannique, est professeur d’histoire économique et financière à la Stern Business School de l’université de New York (NYU). Il est l’auteur de nombreux ouvrages, en particulier The Cash Nexus : Money and Power in the Modern World 1700-2000 paru en 2001, Empire : The Rise and Demise of the British World Order paru en 2002, et Colossus : The Price of America’s Empire publié en 2004.
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[**]
Laurence J. Kotlikoff est professeur d’économie à l’Université de Boston et chercheur au National Bureau of Economic Research. Il est notamment l’auteur de The Coming Generational Storm publié en 2004 aux presses du M.I.T. Leur article est paru dans la revue The National Interest, N° 73, Fall 2003.
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[1]
Les dépenses discrétionnaires sont les dépenses inscrites au budget mais qui ne sont pas affectées à un titre particulier et restent du ressort de l’exécutif.
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[2]
La liberté prise par la France et l’Allemagne envers ces règles, et la controverse européenne que cette attitude a fait naître, a montré que non. [ndt]
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[3]
La réunion à Berlin du G-20 en novembre 2004 ressemble en effet à ce scénario où le déficit américain est pointé du doigt. [ndt]
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[4]
L’article de John Berthoud et Jeff Dircksen n’évoque que 400 milliards sur dix ans.
... l’intéressant sujet des finances de l’empire en déclin
1Renverser trois tyrannies en quatre ans – celles de Slobodan Milosevic, des Talibans puis de Saddam Hussein – n’est pas, même au regard des empires globaux qui ont précédé les États-Unis, un mince accomplissement. Ce qui rend cet accomplissement-ci remarquable est le fait qu’il intervienne dix ans seulement après une vague d’inquiétude sur le déficit et le déclin américains. Dans Naissance et déclin des grandes puissances, Paul Kennedy lançait un avertissement sur le risque que couraient les États-Unis d’un « déploiement impérial excessif ». Selon lui, l’Amérique dépensait trop pour ses engagements militaires à l’étranger au détriment de son économie. Dans de telles conditions, « la seule réponse à la question » de savoir si les États-Unis pouvaient rester une superpuissance était « non ».
2John Maynard Keynes disait que lorsque les faits évoluent, il faut changer d’opinion. Écrivant en septembre 2002 sur l’élévation de l’Amérique du statut de superpuissance à celui « d’hyperpuissance », Kennedy invoquait le deus ex machina de la « révolution dans les affaires militaires » pour expliquer pourquoi ses prédictions sur le « sur-déploiement » impérial ne s’étaient pas réalisées. Tout cet investissement dans la recherche et le développement militaire, qu’il avait tant désapprouvé dans les années 1980, avait eu des effets inattendus. Non seulement l’Union soviétique s’écroula en tentant de suivre la cadence imposée par l’extravagance militaire de Reagan et Weinberger, mais les États-Unis profitèrent également d’un triple dividende de la paix dans les années 1990 : la chute de la part des dépenses militaires dans le PIB, l’accélération de la croissance économique, et un bond en avant prodigieux dans la puissance militaire qui laissait les autres États loin derrière l’Amérique.
3L’ironie est que la thèse originale de Kennedy sur « l’étirement » ou le « sur-déploiement » budgétaire est maintenant sur le point de se réaliser, mais pas à cause des engagements militaires américains à l’étranger. Cet « étirement » est aujourd’hui le résultat d’un déséquilibre chronique des finances publiques qui est principalement le fait d’une dissonance entre la législation sur la Sécurité sociale, héritée en partie du New Deal, et la démographie changeante de la société américaine. Dans tout juste cinq ans, 77 millions d’Américains de la génération du baby boom commenceront à toucher leurs retraites. Dans huit ans, ils toucheront les allocations dispensées par le système Medicare de santé. Lorsque toute cette génération sera à la retraite en 2030, les États-Unis auront vu leur nombre de personnes âgées doubler alors que la population active en mesure de cotiser n’aura augmenté que de 18 %. À terme, les effets combinés d’un taux de natalité en baisse et d’une espérance de vie allongée seront assez puissants.
Un remède de cheval
4Les économistes considèrent l’engagement de l’État à payer retraite et soins médicaux aux personnes âgées actuelles et futures comme un passif masqué, une dette implicite. Mais ce passif, ou cette dette, ne sont pas moins réels que l’obligation de rembourser les emprunts publics, plus les intérêts, que représentent les bonds du Trésor. D’un point de vue politique, il peut être plus facile de manquer à ses obligations sur la dette publique que de suspendre les versements liés à la protection sociale. Si nul ne peut affirmer laquelle de ces responsabilités sera sacrifiée en premier par l’État, une chose est sûre : la dette masquée ou implicite éclipse en taille la dette publique explicite. Son montant est même si important qu’il pourrait conduire l’État à la banqueroute.
5L’ampleur de cette insolvabilité dissimulée car à retardement, fut mise à nue à l’été 2003 par un article explosif de Jagadeesh Gokhale, économiste à la Réserve fédérale de Cleveland, et Kent Smetters, ancien assistant secrétaire adjoint au Trésor chargé de la politique économique, aujourd’hui professeur d’économie à l’université de Pennsylvanie. Les auteurs se demandaient si, dans l’hypothèse où l’État pouvait mettre la main aujourd’hui sur toutes les recettes qu’il peut espérer collecter dans le futur afin de régler dès à présent tous ses engagements financiers futurs, y compris le service de la dette, la valeur actuelle des revenus futurs pourrait couvrir la valeur actuelle des engagements de dépenses futures. La conclusion des auteurs à leur interrogation était un non sans appel. Selon leurs calculs, le déficit s’élèverait à 45 trillions de dollars, ce qui représente un montant douze fois supérieur à la dette officielle actuelle et environ quatre fois la valeur de la production nationale annuelle.
6Gokhale et Smetters se sont également demandé quel montant il serait nécessaire de prélever en impôts, ou de quel montant les dépenses devraient être réduites afin d’atteindre, en valeur actuelle, ces 45 trillions de dollars. Leur réponse est un véritable remède de cheval qui comporte quatre possibilités : augmenter les impôts sur les revenus des ménages et des sociétés de 69 % ; infliger une hausse de 95 % des charges patronales aux entreprises ; ou bien réduire de 56 % toutes les allocations confondues ; ou réduire les dépenses discrétionnaires fédérales de plus de 100 %, ce qui est naturellement impossible. [1]
7Une autre manière de voir le problème serait de comparer le fardeau fiscal des générations actuelles avec celui des prochaines générations, si le gouvernement n’opte pas pour l’une de ces solutions. Ce genre d’exercice est désigné par l’expression de « comptabilité générationnelle ». De tels calculs signifient que quiconque ayant la malchance de naître en Amérique aujourd’hui et non dans les années 1940-50, sera harassé de taxes excessivement élevées durant toute sa vie active – peut-être même jusqu’à deux fois plus élevées que celles acquittées par ses parents ou ses grands-parents. Nonobstant les abattements fiscaux décidés par l’administration Bush, les Américains ne sont pas véritablement sous imposés. Ainsi, l’idée de taxer nos enfants à des taux deux fois plus élevés qu’aujourd’hui paraît risible.
8On ne peut toutefois pas affirmer que l’opinion n’est pas consciente du problème. Chacun sait que notre espérance de vie s’allonge, et qu’en conséquence subvenir aux besoins de personnes âgées de plus en plus nombreuses coûtera cher. Mais ce que l’opinion ne réalise pas bien, c’est la cherté de ces dépenses.
9La réponse commune est de dire que Gokhale et Smetters sont politiquement biaisés et qu’ils ont voulu peindre le tableau le plus noir possible. Mais la vérité est que leur étude fut commandée par le secrétaire au Trésor de l’époque, Paul O’Neill, et fut méticuleusement préparée alors que Smetters était en poste au Trésor, où Gokhale était en disponibilité. De plus, loin d’être un scénario catastrophe, les calculs de Gokhale et Smetters sont basés sur des prévisions officielles plutôt optimistes – et discutables – sur la croissance à venir des dépenses du système Medicare, et sur l’allongement de l’espérance de vie.
10De manière peut-être prévisible, le Trésor nie maintenant tout lien avec le travail de Gokhale et Smetters, préférant que l’on se réfère aux prévisions budgétaires décennales du supposé indépendant Congressional Budget Office (CBO), fréquemment reprises dans la presse, et qui sont une des causes principales du sentiment généralisé de complaisance qui prévaut en matière budgétaire et fiscale. La crédibilité des prévisions du CBO est une parfaite illustration de ce que les étudiants en art dramatique appellent la « levée de l’incrédulité ». Le phénomène agit également dans le monde financier. Comment le CBO lève-t-il notre incrédulité ? Comme un bon réalisateur de cinéma, avec des effets spéciaux.
11Sous l’administration Clinton, les projections du CBO prévoyaient de façon assez routinière que les dépenses fédérales seraient constantes d’une année sur l’autre sur tous les postes à l’exception de la Sécurité sociale [les retraites], de Medicare et des autres droits sociaux, et ce sans prendre en compte ni l’inflation ni la croissance économique. En même temps, le CBO envisageait en toute confiance que les taxes fédérales augmenteraient d’environ 6 % par an. Il fut ainsi capable de pronostiquer de vertigineux surplus budgétaires aussi loin que le permettaient ses projections - ces surplus imaginaires étaient l’argent qu’Al Gore promit de dépenser pour les électeurs et que Georges W. Bush promit de leur rendre, pendant la campagne de 2000.
12Au terme des élections, le CBO considéra qu’il n’était dorénavant plus « utile ou viable » de ne pas ajuster les dépenses discrétionnaires à l’inflation. Ce changement de méthode réduisit les surplus prévus par le CBO pour la période 2002-2011 de 6,8 à 5,6 trillions de dollars. Mais cela n’était rien comparé à l’impact d’événements futurs inattendus. Deux ans plus tard, après une période de récession, une énorme diminution fiscale, les attentats du 11 septembre et la guerre en Irak, le surplus prévu était tombé à 20 milliards. Le CBO était cependant encore capable de prédire un déclin à moyen terme de la dette publique fédérale de 35,5 % du PIB à 16,8 % d’ici dix ans. Pour aboutir à ce résultat, le CBO présumait que les dépenses discrétionnaires resteraient fixes durant la prochaine décennie, même en situation de croissance de l’économie. En fait, ces dépenses, qui incluent les coûts militaires et de sécurité supplémentaires dus aux attentats du 11 septembre, ont augmenté plus de deux fois plus vite que la croissance économique durant les trois dernières années. Le CBO a procédé à quelques corrections additionnelles, prévoyant non plus un surplus mais un déficit de 2,3 trillions de dollars, c’est-à-dire 9,1 trillions de dettes en plus que le CBO n’annonçait en 2002.
13Malheureusement, même les dernières projections du CBO sous-estiment encore la véritable ampleur des dettes de l’État car sa base de référence se limite à la partie des dettes fédérales qui prennent la forme d’obligations. Or la dette publique formelle, c’est-à-dire les emprunts qui s’échangent sur les marchés entre investisseurs et traders, cache un trou béant qui correspond au passif des retraites et de Medicare.
14La logique veut que si les investisseurs qui détiennent des obligations de l’État anticipent un déséquilibre croissant des finances publiques, ils vendront leurs obligations. Il y a de bonnes raisons à cela. Le fossé qui se creuse entre les revenus et les dépenses courants est généralement comblé de deux façons : soit en vendant plus d’obligations au public, soit en créant de la monnaie. Chacune de ces solutions provoque une chute du prix des obligations et une hausse des taux d’intérêt, ce qui incite le public à acheter des obligations. L’incitation doit être d’autant plus forte lorsque le rapport de l’emprunt principal et des intérêts est menacé par l’éventuelle cessation de paiement ou par l’inflation.
15On aurait pu s’attendre à ce que des chiffres comme ceux de Gokhale et Smetters précipitent la chute du prix des obligations. Mais au moment où est parue leur étude, les marchés réagirent à peine. Le rendement des bons du Trésor sur dix ans a en réalité évolué à la baisse pendant plus de vingt ans. À son apogée en 1981, il dépassait 15 %. Plus près de nous, en novembre 1994, il se situait au-dessus de 8 %, et à la mi-juin 2003 – deux semaines après la parution du chiffre de 45 trillions en première page du Financial Times – il était à 3,1 %, niveau le plus bas depuis 1958.
16Aujourd’hui toutefois, des signes clairs montrent une légère modification à la hausse dans les attentes des investisseurs en matière d’inflation. Le rendement des bons du Trésor sur dix ans a grimpé à 4,4 % après que le gouvernement eût admis que le déficit pour 2003 serait en réalité de 475 milliards de dollars, un chiffre bien éloigné des 334 milliards d’excédent prévus en avril 2001. La courbe du rendement, devenue plus ou moins plate à la fin des années 1990, se redresse désormais avec quelque vigueur. Fin 2000, l’écart entre les taux d’intérêt à quatre-vingt dix jours et ceux à trente ans était légèrement négatif (moins 42 points de base). En août 2003, il s’établissait à plus de 400 points de base. Enfin, l’écart de rendement entre les bons sur dix ans et les bonds à même maturité indexés s’est légèrement creusé, passant d’environ 140 points de base en octobre 2002 à plus de 230 points de base fin août 2003.
17Tout ceci semble n’être qu’une réaction modeste vue l’ampleur de la crise budgétaire et fiscale à laquelle doivent faire face les États-Unis. Deux explications peuvent être avancées pour élucider cette relative insouciance du marché des obligations. L’une est que les investisseurs et traders connaissent une solution indolore à la crise budgétaire annoncée du gouvernement fédéral, qu’ils parviennent d’une manière ou d’une autre à dissimuler aux économistes. L’autre est plus simplement qu’ils refusent d’admettre la crise. Ou peut être est-ce, pour être plus juste, que nul ne peut vraiment dire ce que sont les implications de cette insouciance du marché. Il s’agit, après tout, d’un territoire inconnu. Les crises budgétaires et fiscales précédentes étaient différentes parce que la plupart des dettes de l’État prenaient la forme d’obligations officielles, et non d’engagements statutaires, comme le versement d’allocations sociales indexées. Les marchands d’obligations sont habitués à un monde où les États en difficulté financière font défaut à leurs obligations, ou laissent filer l’inflation pour éroder la valeur réelle de leurs dettes. Ils ont aujourd’hui du mal à imaginer un de ces scénarios en observant les États-Unis.
18Pour des raisons tout à fait étrangères à la politique budgétaire et fiscale du gouvernement fédéral, de fortes pressions déflationnistes agissent aux États-Unis et à l’étranger. Les sur-capacités produites devant le boom des années 1990, le pessimisme des investisseurs à la suite du ralentissement, l’anxiété des consommateurs faces aux suppressions d’emplois, tous ces facteurs signifient que le seul secteur de l’économie américaine toujours florissant soit l’immobilier, pour la simple raison que le crédit au logement est à son plus bas niveau depuis deux générations. Le taux de chômage américain en est lui à son plus haut niveau en neuf ans. Pendant ce temps, le débridement des énergies productives chinoises inonde l’économie mondiale de produits de consommation extraordinairement bon marché.
19Durant l’été 2003, un des articles phares parus sur le site Internet de Bloomberg décrivait la déflation comme le « grand méchant loup menaçant les marchés et l’économie à l’aube des années 2000. » Le 22 mai 2003, lors de son témoignage devant la Commission économique paritaire du Congrès, le président de la Réserve fédérale, Alan Greenspan, reconnaissait qu’il y avait une « possibilité » de déflation.
20Il y a toutefois une autre manière d’analyser l’état d’esprit des marchands d’obligations, c’est de comparer leur situation avec celle de leurs collègues (pour beaucoup ex-collègues) du marché des actions il y a cinq ans. À cette époque, tout le monde ou presque à Wall Street reconnaissait en privé, et la plupart des économistes en public, que les titres américains, surtout dans le secteur technologique, étaient largement surévalués. Dans une déclaration de 1996 restée fameuse, Alan Greenspan avait affirmé que le marché boursier souffrait d’« exubérance irrationnelle ». Durant les trois années suivantes, une succession d’économistes tenta d’expliquer pourquoi les profits futurs des compagnies américaines ne pouvaient pas être suffisamment élevés pour justifier leurs cours boursiers vertigineux. Et pourtant les marchés continuèrent de grimper, et la bulle n’éclata qu’en janvier 2000.
21Il est maintenant clair qu’un phénomène du même genre s’est développé dans le marché des obligations récemment. De même que les investisseurs et les traders savaient que la plupart des compagnies Internet ne pourraient jamais gagner assez pour justifier le cours de leurs titres de 1999, ils savaient aussi que les revenus futurs de l’État ne pourraient couvrir à la fois les intérêts sur la dette publique fédérale, et les transferts liés à la dette sociale implicite. Mais tout comme les agents du marché boursier étaient mentalement prisonniers d’un marché haussier depuis cinq ans, ceux du marché des obligations étaient les prisonniers d’une tendance à la hausse depuis vingt ans, qui avait vu le prix des bons du Trésor à longue maturité multiplié par deux et demi. Dans les deux cas, tout le monde s’attendait à une « correction », mais personne ne voulait être le premier à sortir du marché et risquer de regarder sans agir le cycle se poursuivre un an de plus.
22Entre janvier 2000 et octobre 2002, le Dow Jones a décliné de 38 % exactement, tandis que l’« exubérance irrationnelle » avait fait place à une morosité plus rationnelle. En avril de la même année, il devenait facile d’imaginer une semblable correction sur le marché des obligations. Celle-ci semble aujourd’hui s’être produite. Mais est-ce vraiment le cas ? La plupart des analystes attribue la récente hausse des rendements à un optimisme grandissant sur la croissance économique et le marché boursier, plutôt qu’à un pessimisme quant à la situation budgétaire. Ceci implique que la situation critique dans laquelle se trouve l’État n’a pas encore fait pleinement sentir ses effets. Beaucoup dépend donc de ce que les investisseurs et les traders s’attendent à voir le gouvernement décider à propos de son trou noir de 45 trillions de dollars. Lorsqu’une « morosité rationnelle » se sera installée, il est probable que l’état de l’économie américaine aura atteint un seuil critique.
Le scénario de l’inflation
23La planche à billets est le dernier ressort traditionnel des gouvernements qui ne peuvent payer leurs factures grâce aux recettes d’impôts existantes, ou par la vente de nouvelles obligations. Ceci entraîne, bien sûr, de l’inflation et potentiellement de l’hyper-inflation. Plus haut est le taux anticipé d’inflation, plus haut grimperont les taux d’intérêt, car personne ne voudra prêter d’argent pour être remboursé avec des billets de banque dévalués. Le processus par lequel la politique budgétaire et fiscale du moment influence l’anticipation du niveau futur de l’inflation est un processus dynamique qui a de puissants effets de rétroaction. Si les consommateurs sur les marchés financiers considèrent qu’un pays est ruiné et va subir de l’inflation, ils agissent comme un catalyseur qui finit par provoquer pareille situation. En poussant à la hausse les taux d’intérêt, ils augmentent le coût du financement de la dette de l’État, et aggravent ainsi sa situation budgétaire et fiscale. Des taux d’intérêts plus élevés risquent également de ralentir l’activité économique, les entreprises cessant d’investir et commençant à licencier. La récession qui s’ensuit réduit les recettes fiscales de l’État et l’enfonce un peu plus dans la crise, si bien qu’en désespoir de cause le gouvernement se met à imprimer de la monnaie pour émettre des prêts au secteur privé, via le système bancaire. Cette monnaie supplémentaire entraîne de l’inflation, et les taux plus élevés d’inflation anticipés par le marché se transforment en prophétie auto-réalisatrice. Ainsi, le secteur privé et le gouvernement se retrouvent pris dans un jeu d’intimidation. Si le gouvernement parvient à convaincre le secteur privé qu’il peut payer ses dettes sans avoir recours à la planche à billets, les taux d’intérêt resteront modérés ; mais s’il n’y parvient pas, les taux grimperont, et le gouvernement pourrait se voir contraint d’émettre de la monnaie plus tôt qu’il ne l’aurait fait autrement.
24Ceci suggère un scénario possible. Les porteurs de bons commenceront à vendre dès qu’une proportion critique d’entre eux reconnaîtra que les obligations explicites et la dette implicite de l’État sont insoutenables avec une politique budgétaire et fiscale conventionnelle, et conclura que la seule manière pour le gouvernement de payer ses dettes est d’émettre de la monnaie. De tels revirements d’attentes sont généralement déclenchés par une nouvelle financière. En Allemagne, en mai 1921, pour prendre un exemple extrême, c’est l’annonce du montant ahurissant des réparations de guerre de 132 milliards de deutschemarks qui a convaincu les investisseurs de l’incompatibilité de la position budgétaire du gouvernement avec la stabilité monétaire. L’assassinat du ministre des Affaires étrangères, le libéral Walther Rathenau, au mois de juillet de l’année suivante, fut le coup de grâce qui déclencha l’explosion des taux d’intérêt ainsi que des taux de change.
25Les États-Unis sont aujourd’hui bien loin de la République de Weimar, mais une annonce touchant à la politique budgétaire et fiscale pourrait néanmoins causer un changement majeur dans les anticipations d’inflation, et ainsi dans les taux d’intérêt à long terme. Le premier coup d’aiguille porté à la bulle du marché des obligations est venu en juillet 2003 avec l’annonce d’un déficit public bien supérieur à celui prévu par le CBO. Le second pourrait être provoqué par le départ à la retraite d’Alan Greenspan d’ici à la fin 2005, même si, à en juger par la réaction muette qui accueillit ses récents avertissements sur le « manque de discipline budgétaire » de l’administration Bush, à 77 ans sa capacité à influencer les marchés n’est plus ce qu’elle était. Et il y a toujours la possibilité d’une nouvelle attaque terroriste majeure, ou d’une détérioration continue de la situation en Irak.
26Toutefois, la panique pourrait ne pas se déclencher parmi les investisseurs américains. Selon des données publiées en septembre 2002, les investisseurs étrangers privés possèdent aujourd’hui près des deux cinquièmes de la dette fédérale. L’« hyperpuissance » tant vantée des États-Unis se trouverait rapidement amoindrie si des étrangers exprimaient leur anti-américanisme en délaissant les bons du Trésor américains. Le bon sens commun laisserait penser qu’il n’y a « nulle part ailleurs où aller » pour les investisseurs internationaux en quête de valeurs sûres libellées dans la monnaie mondiale de réserve. Toutefois, cette approche sous-estime l’importance grandissante des valeurs en euros dans le sillage de l’union monétaire européenne (UEM). Le volume des obligations d’État émises en euros était déjà très important avant même la mise en place de la monnaie unique : le volume exceptionnel des obligations des gouvernements de la zone euro équivalait à environ la moitié du volume des bons du Trésor américains en 1998. Mais, comme le montre clairement la convergence rapide des rendements des obligations de la zone euro, l’union monétaire à largement réduit les risques pays d’avant 1999, de sorte que les obligations de tous les pays de la zone euro sont, de fait, considérés comme quasiment aussi bons que les anciennes obligations allemandes. En conséquence, le marché européen des obligations a été largement favorisé par l’UEM : selon la Banque des règlements internationaux (BRI), environ 44 % des émissions internationales d’obligations depuis le premier trimestre 1999 étaient exprimés en euros, contre 48 % en dollars. Sur la période de même durée qui a précédé l’introduction de l’euro, les parts respectives étaient de 29 % et 53 %.
27L’UEM n’a peut être pas accéléré la croissance économique dans la zone euro, mais elle a certainement amélioré la crédibilité fiscale et monétaire des États-membres. En dépit de son caractère rudimentaire, le Pacte de stabilité et de croissance impose des contraintes sévères sur les politiques budgétaires des membres de la zone euro, même s’il reste à voir si la règle limitant les déficits à 3 % du PIB sera respectée. [2] De plus, contrairement aux États-Unis, la zone euro jouit d’une balance des paiements excédentaire. L’éventualité que l’euro soit regardé par les investisseurs comme une monnaie aussi valable que le dollar pour exprimer des valeurs sûres, ne peut être écartée. En effet, il se pourrait que ce soit déjà le cas puisque depuis février 2003, le dollar a baissé de 27 % face à l’euro.
28Une séquence plausible d’événements pourrait ressembler à ceci : les taux d’intérêt à long terme continuent à monter tandis que les investisseurs européens et asiatiques commencent à se débarrasser des bons du Trésor à long terme ; le FMI émet alors des critiques officielles sur les déséquilibres budgétaires et fiscaux américains [3] ; les taux d’intérêt à long terme augmentent davantage, l’inflation repart à cause des prix plus élevés des importations dus à la faiblesse du dollar ; les taux d’intérêt à long terme passent les 10 % ; la Fed se met à imprimer de la monnaie pour faire baisser les taux, mais ceci fait encore augmenter les taux à long terme ; l’économie entre en récession ; les déficits dépassent désormais 5 % du PIB ; l’inflation passe à son tour à deux chiffres ; enfin, le gouvernement est contraint d’augmenter les impôts, accusant un peu plus la dépression de l’économie.
29Ce scénario est plausible au moins en apparence, car il fait écho à des évènements passés. Bien que les traders ne soient pas des historiens, ils se souviennent que les rendements élevés des obligations au début des années 1980 étaient dans une large mesure dus aux politiques fiscales et monétaires inflationnistes de la décennie précédente. Les années 1970 ne sont d’ailleurs pas le seul précédent historique d’une issue inflationniste de crises budgétaires. Il est bien connu qu’émettre de la monnaie aide un gouvernement en difficulté financière de trois manières. Premièrement, le gouvernement se met à échanger des bouts de papier intrinsèquement sans valeur contre des biens et services. Deuxièmement, l’inflation atténue la valeur réelle de la dette officielle. À la fin de la Première guerre mondiale, tous les grands belligérants européens avaient accumulé des dettes publiques supérieures à environ deux ans de revenu national, mais en 1923 les Allemands avaient épongé quasiment toute leurs dettes en émettant tellement de monnaie que la valeur réelle des bons du gouvernement était presque nulle. Troisièmement, si les salaires des agents de l’État sont payés avec un décalage, ou seulement partiellement ajustés à l’inflation, celle-ci va réduire leurs revenus réels. La même chose vaut pour les aides sociales et les autres allocations de l’État, pourvu qu’ils ne soient pas indexés sur l’inflation. En janvier 1992, par exemple, l’inflation russe atteignit 296 % par mois, son maximum depuis la fin du communisme, mais l’augmentation des transferts sociaux (surtout pour les retraites et certains salaires) était bien plus modérée.
30Une inflation du type de celle des années 1970 n’est cependant pas la seule manière dont la future crise budgétaire et fiscale américaine peut se dérouler, et cela pour trois raisons. Tout d’abord, seule une part modeste des 45 trillions du déficit fédéral serait effectivement réduite par un bond de l’inflation de la manière qui vient d’être décrite. La plus importante part de la dette négociable du gouvernement américain est à maturité courte d’un an ou moins pour un tiers de cette dette. Ceci rend beaucoup plus difficile de dégonfler la dette par l’inflation, puisque toute modification à la hausse des anticipations inflationnistes forcera le gouvernement à payer des taux d’intérêt bien plus élevés sur ces nouveaux bons à court terme. Deuxièmement, les transferts liés à la Sécurité sociale sont protégés de l’inflation par un mécanisme d’ajustement annuel. Les versements de Medicare sont également protégés de l’inflation dans les faits puisque l’État paie sans discuter toutes les factures qu’il reçoit.
31Ainsi, si une répétition du scénario des années 1970 ne résoudrait pas les problèmes budgétaires du gouvernement, mais ne ferait que les aggraver, quelles sont donc les alternatives ? L’approche de l’administration Bush face à la crise à venir ressemble étonnamment à une variation du vieux slogan de Lénine : « le pire c’est, mieux cela vaut » (The worse the better). Face à la pire des crises budgétaires, le président et ses hommes semblent avoir décidé de creuser un trou dans la coque du navire en mettant en œuvre non pas une, mais trois baisses d’impôts majeures. Les porte-paroles de l’administration ont souvent présenté de telles mesures comme destinées à stimuler l’activité économique, une version de « l’économie vaudou » (voodoo economics) sur laquelle avait ironisé en son temps le père du président. Malheureusement, dans le monde réel, diminuer les impôts favorise la consommation, ce qui diminue l’épargne et l’investissement, et réduit ainsi le niveau d’équipement et autre capital par travailleur. En retour, cela réduit les salaires des travailleurs et le montant des taxes payées. Cette réduction de la base fiscale accentue la perte de revenus pour l’État déjà provoquée par la baisse des impôts.
32Certains partisans des baisses d’impôts comme stimulant économique arguent que réduire certains prélèvements, comme les taxes sur les dividendes, incite à l’épargne. Mais ce n’est pas de cette façon que les gens agissent, ni comme la théorie économique prédit qu’ils agiront. Certes, des impôts moins élevés sur les dividendes sont une incitation à moins dépenser aujourd’hui pour consommer plus demain, mais ils sont aussi une incitation à consommer plus, car les baisses d’impôts provoquent des effets de revenus comme des effets incitatifs de substitution. Même si ce n’était pas le cas, l’expansion de la base fiscale obtenue par la baisse des impôts devrait être très importante pour contrebalancer la perte directe de recettes associée à une baisse des taux de prélèvement.
33Une solution budgétaire et fiscale viable aux déséquilibres générationnels a déjà été mise en œuvre en Grande-Bretagne : il s’agit simplement de rompre le lien entre les retraites des agents de l’État et les salaires. En 1979, le gouvernement de Margaret Thatcher, nouvellement élu, réforma discrètement la pension de base traditionnelle de l’État, qui était augmentée chaque année en fonction du plus haut de deux indices : l’index des prix au détail et l’index des revenus moyens. Dans son premier budget, Thatcher changea les règles afin que la pension publique de base soit seulement indexée sur les prix au détail, rompant ainsi le lien avec l’index des revenus moyens. L’économie budgétaire ainsi réalisée à court terme fut substantielle, puisque la croissance des revenus s’avéra beaucoup plus rapide que l’inflation après 1980 (autour de 180 % jusqu’en 1995, comparé à un taux d’inflation des prix à la consommation de 120 % sur la même période). L’économie réalisée à long terme fut plus importante encore : au Royaume-Uni, le déficit à retardement que représentent les retraites est largement inférieur à celui de la plupart des gouvernements du continent – seulement 5 % pour la période allant jusqu’à 2050, comparé à 70 % pour l’Italie, 105 % pour la France et 110 % pour l’Allemagne. Cette réforme, ainsi que les autres adoptées par Mme Thatcher, expliquent que le Royaume-Uni soit une des grandes économies développées qui ne fasse actuellement pas face à un déficit majeur dans ses comptes « générationnels » – il est d’ailleurs à noter que les autres gouvernements dans le même cas sont quasiment tous des anciennes colonies britanniques : Australie, Canada, Irlande, et Nouvelle-Zélande. Selon des comparaisons économiques de 1998, dans chacun de ces pays, des augmentations d’impôts de moins de 5 % suffiraient à financer les dépenses de retraite.
34Est-ce possible aux États-Unis ? Au vu de l’organisation politique et de la prise de conscience croissante des personnes âgées comme catégorie socio-économique, cela paraît improbable. En Floride, il est impossible d’échapper aux autocollants qui proclament sur les pare-chocs : « Je dépense l’héritage de mes enfants. » Il y a cinquante ans, de tels sentiments s’affichaient rarement, mais les attitudes et les comportements ont évolué. La recherche économique montre en effet que le troisième âge consomme presque sans se préoccuper de ses enfants devenus adultes. Pendant un demi-siècle, le gouvernement fédéral a prélevé des sommes toujours plus importantes aux travailleurs pour les redistribuer aux personnes âgées sous la forme de transferts de la Sécurité sociale, de Medicare et Medicaid. Le résultat est que la consommation par retraité a doublé par rapport à celle par travailleur. Ainsi, l’absence de transferts volontaires de richesse entre les vieux et les jeunes contribue à expliquer que la Sécurité sociale soit parfois qualifiée de « troisième vanne » : tout politicien qui suggérerait une réduction des retraites s’exposerait à un violent retour de bâton de la part de l’Association américaine des retraités (AARP) et des autres groupes concernés.
Le retour à des finances publiques saines
35Existe-t-il donc une politique qu’un président américain puisse adopter sans risquer un contrecoup électoral ? Le premier but doit être de discipliner les dépenses de Medicare, qui se taille la part du lion (82 %) des 45 trillions de dollars de déficit budgétaire. Depuis 1970, le taux de croissance des prestations réelles de Medicare par bénéficiaire a dépassé celui de la productivité du travail de 2,4 points de pourcentage. Le chiffre avancé de 45 trillions suppose, en étant optimiste, que dans le futur ce différentiel de croissance sera descendu à un point. Réduire le taux de croissance des prestations de Medicare par bénéficiaire de seulement 0,5 % par an permettrait de réduire de 15 trillions le déficit budgétaire à long terme annoncé de 45 trillions de dollars. Il doit bien exister un moyen de plafonner la croissance de ce programme sans menacer sa capacité à fournir une assurance médicale cruciale aux personnes âgées.
36Malheureusement, la nouvelle politique du président – qui soudoie les personnes âgées en leur proposant une allocation médicaments s’ils rejoignent une des Health Maintenance Organizations privées (HMOs) – présente trois failles. Tout d’abord, l’allocation proposée est fabuleusement coûteuse : entre 400 milliards et un trillion de dollars sur dix ans. [4] Ensuite, le schéma retenu conserve le traditionnel et très coûteux forfait de Medicare, et permet aux personnes âgées d’y retourner quand elles le désirent. Malheureusement, elles risquent d’y souscrire juste au moment où il devient plus cher de les soigner. Enfin, les HMOs peuvent cesser leur activité et renvoyer leurs clients vers le système traditionnel dès que leur prise en charge devient trop coûteuse.
37La clé d’une réforme sérieuse du système Medicare serait alors d’éliminer entièrement l’option traditionnelle du forfait, et de donner à tous les bénéficiaires de Medicare un bon de souscription à une assurance santé privée. Mais ne serait ce pas les livrer à la merci du marché, qui préfère n’assurer que ceux d’entre eux qui sont en bonne santé ? La réponse est non, du moment que les bons accordés aux personnes âgées sont pondérés selon leur état de santé. Ainsi, une personne de 80 ans souffrant d’un cancer du pancréas pourrait obtenir un bon de 100 000 $, tandis que quelqu’un de 80 ans en bonne santé n’obtiendrait qu’un bon de 5 000 $. Les bons seraient réévalués chaque année en fonction de l’état de santé du bénéficiaire à la fin de l’année. En fixant un plafond fixe des dépenses totales de Medicare, l’État peut aisément déterminer le montant de chaque bon. L’objection majeure qui peut être faite à cette proposition est l’atteinte à la vie privée de chaque bénéficiaire, qui devrait dévoiler son histoire médicale à un médecin désigné par l’État. Mais ce n’est qu’un petit prix à payer pour retrouver des finances plus saines.
38La seconde politique-clé serait de privatiser la Sécurité sociale, mais de manière à ce que les personnes âgées d’aujourd’hui aident la réforme au lieu de la ralentir. Une solution serait de supprimer l’ancien système à la marge, et de créer une taxe fédérale sur la consommation pour financer, dans le temps, ses dettes accrues. Ce que les travailleurs auraient autrement payé en impôt sur leur salaire au titre de l’impôt sur le revenu serait alors investi dans des comptes de retraite privés spéciaux répartis à 50/50 entre époux. Le gouvernement compenserait, à mesure de leurs ressources, pour les travailleurs les plus pauvres, et il assurerait la pleine part des handicapés et des sans-emploi. Enfin, tous les soldes des comptes seraient investis dans un indice global des actions, obligations et valeurs immobilières, déterminé par les marchés.
39Une de ces mesures sera t-elle mise en œuvre ? Il n’y a pas lieu d’être optimiste puisque chacune d’entre elles impliquerait des sacrifices de la part des retraités américains, comme l’AARP ne tarderait pas à le rappeler. Et avec la promulgation de l’allocation médicament, le dossier Medicare est censé avoir déjà été traité.
40Il reste toutefois une possibilité plus drastique encore. Il est généralement considéré comme improbable que l’État fasse purement défaut sur ses dettes implicites. Mais est-ce si improbable ? Supposons qu’un changement majeur dans les prévisions sur la situation budgétaire américaine paraisse à l’horizon. Si le marché des obligations entrait dans une situation « critique » – si, en d’autres termes, les investisseurs se mettaient soudain à craindre que la crise budgétaire fédérale relance l’inflation – alors un président comme celui-ci, aussi enclin à une baisse des dépenses de la Sécurité sociale qu’à celle des impôts, pourrait profiter de ce moment d’urgence nationale, car ce serait bien une situation d’urgence nationale. Un gouvernement faisant face à une augmentation rapide du coût de ses emprunts affronterait un groupe social nombreux et puissant, déterminé à défendre ses droits.
41Un tel scénario a un précédent historique évident. Dans la France de l’Ancien Régime, la charge la plus importante sur les finances royales ne prenait pas la forme d’obligations mais d’émoluments versés à des dizaines de milliers de détenteurs de charges publiques, des individus qui avaient simplement acheté un office public et attendaient en retour un salaire à vie. Toutes les tentatives pour réduire cette dette implicite dans le cadre du système politique existant échouèrent. Ce n’est qu’après l’éclatement de la Révolution, qui fut sans doute une conséquence directe de la crise budgétaire et fiscale de la monarchie, que les charges publiques furent abolies. Les tenants de ces offices furent dédommagés par des paiements sous la forme d’une nouvelle monnaie, les assignats, rendus sans valeur en seulement quelques années par la planche à billets du nouveau régime. Ce parallèle historique franco-américain a deux implications : premièrement, une crise fiscale peut avoir d’importantes conséquences politiques ; et deuxièmement, les droits acquis qui résistent aux réformes budgétaires et fiscales nécessaires risquent d’être amputés bien plus lourdement par une solution révolutionnaire.
42Paul Kennedy n’avait alors peut être pas tout à fait tort de dresser un parallèle entre l’Amérique moderne et la France pré-révolutionnaire. La France des Bourbons, comme l’Amérique aujourd’hui, avait des vues de grandeur impériale, mais fut en définitive anéantie par une étrange sorte de grand écart. Ce ne sont pas les aventures d’outre-mer qui épuisèrent les Bourbons. En effet, la dernière guerre étrangère de Louis XVI, en soutien aux colons rebelles américains, fut un immense succès stratégique. En réalité, le grand écart était domestique, et à son cœur se trouvait le trou noir de la dette implicite.
43De la même manière, le déclin et la chute d’un empire américain qui ne dit pas son nom sera due non pas aux terroristes qui sont à nos portes, ni aux États voyous qui les supportent, mais à une crise fiscale de l’État providence. Le gouvernement se retrouve entre le marteau de la psychologie du marché, et l’enclume des droits acquis. Une réforme fiscale est exclue pour des raisons d’opportunité politique, mais si les marchés des obligations anticipent une spirale du déficit, la valeur des bons du Trésor américain baissera encore plus. Et augmenter les rendements ne fera qu’augmenter le coût la dette publique.
44Cette crise fiscale n’est naturellement pas un problème unique aux États-Unis. Elle affecte encore plus sérieusement les deuxième et troisième économies mondiales, puisque ni le Japon ni l’Allemagne ne peuvent compenser le vieillissement de leur population par une immigration à l’américaine. Mais ni le Japon ni l’Allemagne n’ont de prétentions à devenir une hyperpuissance ou à jouir d’une position hégémonique. Leur déclin dans la vieillesse économique n’a que des implications stratégiques limitées. Ceci n’est pas vrai pour les États-Unis.
45Pour l’heure, la crise de l’État-providence américain reste latente. Peu de gens, surtout au gouvernement, veulent y croire. Mais la crise pourrait brutalement se manifester si un changement important dans les anticipations des marchés financiers se produisait aux États-Unis ou à l’étranger. Et lorsque les finances américaines seront dans une situation « critique », il y aura inévitablement tendance à faire des coupes dans les programmes qui manquent le plus d’un fort soutien dans l’opinion. Même s’ils sont relativement peu coûteux et qu’ils ne sont pas en soi une des causes du grand écart américain, les projets de « construction nationale » (« nation-building ») dans des pays éloignés seront sûrement parmi les premiers à en pâtir.
46Après tout, quoi de plus « discrétionnaire » que les dépenses de notre présence au Kosovo, en Afghanistan et en Irak ? On mesure déjà en Afghanistan, et sans doute bientôt en Irak, le peu que les États-Unis sont prêts à dépenser pour la reconstruction d’après-guerre. En mai 2003, les États-Unis n’avaient déboursé qu’une piètre somme de cinq millions de dollars pour le principal Fonds de l’administration intérimaire afghane, une petite fraction des vingt millions dont le gouvernement afghan disait avoir besoin pour assurer une stabilisation économique et politique. Ceci est particulièrement accablant vu le fait incontestable que c’est dans l’anarchie de l’Afghanistan après la guerre froide qu’Al-Quaïda a pris racine et s’est développé.
47En bref, le colosse qui enfourche actuellement le globe a des pieds d’argile. La crise budgétaire et fiscale latente de l’État-providence américain implique que l’empire doive, au mieux se serrer la ceinture, et au pire se dégager de tout exercice de « construction nationale » aussi rapidement qu’il s’y était engagé. Comme Edward Gibbon l’a écrit, « les finances de l’empire en déclin » constituent en effet un intéressant sujet.
Notes
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[*]
Niall Ferguson, universitaire britannique, est professeur d’histoire économique et financière à la Stern Business School de l’université de New York (NYU). Il est l’auteur de nombreux ouvrages, en particulier The Cash Nexus : Money and Power in the Modern World 1700-2000 paru en 2001, Empire : The Rise and Demise of the British World Order paru en 2002, et Colossus : The Price of America’s Empire publié en 2004.
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[**]
Laurence J. Kotlikoff est professeur d’économie à l’Université de Boston et chercheur au National Bureau of Economic Research. Il est notamment l’auteur de The Coming Generational Storm publié en 2004 aux presses du M.I.T. Leur article est paru dans la revue The National Interest, N° 73, Fall 2003.
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[1]
Les dépenses discrétionnaires sont les dépenses inscrites au budget mais qui ne sont pas affectées à un titre particulier et restent du ressort de l’exécutif.
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[2]
La liberté prise par la France et l’Allemagne envers ces règles, et la controverse européenne que cette attitude a fait naître, a montré que non. [ndt]
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[3]
La réunion à Berlin du G-20 en novembre 2004 ressemble en effet à ce scénario où le déficit américain est pointé du doigt. [ndt]
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[4]
L’article de John Berthoud et Jeff Dircksen n’évoque que 400 milliards sur dix ans.