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Article de revue

La lutte contre le terrorisme, vecteur d'un renouveau de la pensée stratégique ?

Pages 25 à 36

1Une fois seulement a-t-il été nécessaire, dans la seconde moitié du siècle dernier, de repenser la structure de la vie politique internationale dans son ensemble. C’était au commencement de la guerre froide, lorsque prenait forme la confrontation entre les États-Unis et l’URSS, entre le capitalisme et le socialisme, entre l’Est et l’Ouest, comme cadre général des relations entre les grands États du monde et une bonne partie des États moins puissants. Ce fut une période de grande fermentation au sein de la profession de ce que l’on appelait les stratèges, et qui produisit une richesse à la fois de théorie et de pratique qui a largement contribué à définir les relations entre les participants au « grand jeu » de l’époque. C’était ce qui s’est le plus approché d’un véritable ensemble de relations et d’interactions « globales », plus encore que la Seconde guerre mondiale, qui fut mondiale dans sa nature et sa composition par un phénomène de concrétion, plus que par l’existence d’une structure globale cohérente. Les dimensions de la Première guerre, également dite mondiale, furent bien loin de lui mériter cette appellation.

La fin de la certitude stratégique

2La réflexion et les actions stratégiques attachées à la guerre froide ont produit beaucoup de choses. La première est qu’elles ont fourni une certitude quant à la direction que prenait la vie internationale, notamment dans la forme qui s’est, dans une très large mesure, imposée aux multiples interactions et intersections politiques internationales. Un ensemble de règles et de régulations a émergé qui a été, par nécessité sinon par dessein, largement suivi. Ces règles et régulations se sont développées, avec la participation de l’Est comme de l’Ouest, afin de prévenir une guerre finale de l’humanité dont il n’aurait pu raisonnablement y avoir de vainqueur. Elles ont grosso modo été suivies, de telle sorte que les guerres qui se sont produites sont demeurées en deçà du cataclysme ultime. Ces guerres reçurent même une appellation analytique formelle : guerre limitée. Une partie essentielle de ce processus, de cette structure, fut la création d’attentes et d’anticipations sur la façon dont le système devait fonctionner. En réduisant considérablement l’incertitude associée aux formes et pratiques de la politique internationale attendues par ses propres acteurs, sinon aux pratiques de la politique internationale elles-mêmes, une sorte d’assurance perverse vit le jour : tant que la dissuasion « fonctionnait », la Terre ne serait pas dévastée, la vie des États et la vie tout court continueraient, même si les mécanismes d’opération de la dissuasion contenaient en eux-mêmes la sanction ultime, à savoir l’extermination potentielle de la société humaine.

3La guerre froide ne s’est pas seulement achevée par la pré-valence du pouvoir « américain » et occidental, du capitalisme de marché ou de « l’Occident » sur ses concurrents, mais aussi avec l’effondrement du système global des relations internationales. L’une des deux puissances-clefs et l’une des deux idéologies dominantes a simplement disparu de l’équation (même si certaines formes de communisme asiatique ont continué, avec la Chine comme proto-puissance), créant un vide dans les principes et les pratiques d’agencement de la vie politique mondiale. Du reste, mis à part le prolongement d’un système économique mondial et l’émergence du phénomène dit de mondialisation, à défaut d’un meilleur terme, lui-même le produit des sphères, technologique et économique et qui doit à terme emporter de profondes conséquences politiques internationales, on pouvait considérer que l’expression de « politique mondiale » avait cessé d’exister, après un bref fleurissement qui n’aurait pas duré plus d’un demi-siècle. Il n’y avait plus, à cette heure, un paradigme dominant comparable à celui de la guerre froide. La politique mondiale était en carence de paradigme.

4Cette « carence de paradigme » contenait en elle la semence du trouble, puisque l’expression implique un manque, un besoin psychologique, peut-être même une nécessité de certitude, un ensemble de propositions, de règles et régulations créant des attentes et contribuant à façonner les comportements au sein d’un « système » international. Cette période de carence de paradigme n’était pas une aberration d’un point de vue historique. Il y avait certes eu des systèmes par le passé, et notamment l’équilibre des puissances qui émergea après la paix de Westphalie, et qui était basé sur l’État-nation. Mais même ce système-ci n’avait pas eu la rigueur et la prévisibilité qui caractérisèrent la guerre froide. Il s’est en effet régulièrement disloqué, chose par définition intolérable dans la guerre froide, et jamais avec des conséquences plus dramatiques qu’en 1914, après 99 ans de paix au bout desquels la notion d’équilibre des puissances avait semblé être devenue autorégulatrice et immuable. Contrairement au système de la guerre froide, l’équilibre des puissances en Europe s’est achevé dans le fracas et non par un gémissement.

5Les douze années qui ont suivi la chute du Mur de Berlin furent une période d’anomie, de manque de cohérence du système international. Au moins pour les grands États, ainsi que pour ceux plus petits dont les conflits avaient été contenus par le système de la guerre froide, cela ne semblait pas poser de problème particulier, sinon le sentiment vague qu’il fallait remplacer ce qui venait de disparaître si soudainement et avec si peu d’anticipation, et ce en grande partie à cause d’une psychologie qui avait intériorisé le système comme ayant une vie propre. C’est d’ailleurs ce qui explique que si peu de personnes ont prédit la fin de la guerre froide, et moins encore parmi les « experts » et les responsables politiques, tout acquis, inconsciemment plus que par intérêt, à l’idée du statu quo. Aujourd’hui encore, cette période n’a pas d’autre nom que celui se référant directement à ce qui précédait, c’est-à-dire « l’ère de l’après-guerre froide ».

Ce que le 11 septembre a changé

6Cette période d’incertitude quant à la nature du système international est peut-être en train de s’achever, suite aux événements du 11 septembre 2001, première attaque sur le territoire des États-Unis depuis 1814, à l’exception de quelques épisodes côtiers très limités durant la Seconde guerre mondiale. L’expression « est peut-être en train de s’achever » est employé à dessein, car il n’est pas encore certain que les attaques d’Al-Quaida sur New York et Washington aient véritablement changé la fabrique des relations internationales. Après tout, même si ces attaques ont été une terrible tragédie, d’une part le nombre de personnes tuées reste relativement modeste comparé au reste des conflits modernes, d’autre part, elles n’ont pas jusqu’ici été répétées, et enfin elles n’ont pas été le présage à un conflit entre les États-Unis et une autre puissance mondiale comme l’Union soviétique et la Chine populaire pendant la guerre froide. En outre, comme l’on remarque souvent, le terrorisme international n’est pas en soi une idéologie mais plutôt une tactique, de même que le terrorisme islamique, qui a atteint aujourd’hui ses pires excès, n’est pas à inscrire dans la même catégorie que le défi communiste. Celui-ci fut une idéologie concurrente sérieuse pour une organisation mondiale de la société humaine.

7Pour autant, ce qui s’est passé en septembre 2001 est une cause de préoccupation majeure pour le peuple américain. C’est que ces attaques terroristes ont eu les conséquences les plus lourdes dans l’histoire en proportion de leur envergure relativement modeste. Leur effet de levier, pourrait-on dire, est en effet considérable. Et si les États-Unis, première puissance du monde et peut-être de l’histoire, sont aussi préoccupés, le reste du monde qui, d’une façon ou d’une autre, dépend des États-Unis ou est affecté par leurs décisions, en ressentira nécessairement les effets. Le système politique mondial est donc différent parce que son protagoniste principal le considère comme tel et agit en conséquence.

8Au-delà des préoccupations américaines pour la sécurité du territoire et les « nouvelles » menaces, et au-delà des réactions de sympathie de la part d’autres pays qui se sentent vulnérables au terrorisme, les perceptions de changement du monde reposent sur une base objective. En termes génériques, le terrorisme du 11 septembre peut être considéré comme une forme intense de guerre asymétrique, à savoir la capacité et la volonté d’une nation ou d’une entité non nationale à provoquer des dommages – au sens le plus large, réels ou perçus sur la sécurité et le bien-être d’autrui – sans proportion avec toute autre mesure de « capacité » ou de « pouvoir » national, individuel ou d’un groupe. Cette capacité ou ce pouvoir disproportionné a deux composantes de base : la capacité de l’agresseur à causer un dommage ayant un impact significatif, physique (destruction de points névralgiques de l’organisation d’une société) ou psychologique (cas du 11 septembre ou des attaques à l’anthrax quelques semaines plus tard) ; et l’emploi d’un nombre limité d’armements très destructeurs, en particulier les armes nucléaires ou biologiques généralement appelées, avec les armes chimiques et radiologiques, armes de destruction massive.

9Les événements du 11 septembre ont aussi magnifié un autre changement ou un changement perçu, par rapport aux menaces et actions militaires du passé, à savoir l’indifférence des auteurs aux conséquences de leurs actes sur eux-mêmes ; le suicide était en effet un élément-clef de leur tactique, il a facilité leur action et était un élément psychologique puissant de leur impact politique. Si l’acceptation d’une mort probable comme composante de l’action militaire n’est pas une chose nouvelle – souvenons-nous de l’appel de Kemal Atatürk à ses hommes à Gallipoli : « Je ne vous demande pas de vous battre, je vous demande de mourir » – le 11 septembre, la part de calcul quant au devenir du perpétrant était absente. En un mot, les auteurs des agressions ne pouvaient en aucune sorte être dissuadés, même par une menace sérieuse sur leur propre vie ou tout ce qui leur était cher. Il n’y avait peut-être pas de concessions politiques qui pussent davantage les retenir. Naturellement, l’émergence de ce phénomène a rendu pareille forme de terrorisme plus effrayante pour les victimes potentielles et l’a rendu plus efficace comme tactique, quel que soit le but recherché ; soit le simple nihilisme soit, bien plus souvent, un objectif politique comme le renversement d’un gouvernement ou le retrait de troupes étrangères ou bien encore celui de frapper une société.

10Du point de vue de la politique internationale, il est clair que le terrorisme ne peut être ignoré, même si son incidence s’avère limitée en termes de dommages ou d’étendue géographique (dans des zones à l’intérieur, proches ou lointaines du territoire américain, voire européen). Il n’y a pas aujourd’hui de disposition, du moins aux États-Unis, pour évaluer le degré relatif de risque terroriste perçu par rapport aux coûts potentiels d’une action contre ce dernier. Le prix que la société américaine est prête à payer pour défaire le terrorisme (ou du moins pour en limiter de façon significative la portée, à la fois physique et psychologique, par exemple par des procédures de détection dans les transports aériens) n’est pas infini, mais il est à l’évidence considérable et non encore sujet à débat dans le cadre d’une réflexion sur les coûts et bénéfices. Ainsi, parce que le terrorisme occupe désormais une telle place dans la conscience nationale – les terroristes ont au moins réussi à ne pas être ignorés même lorsqu’ils ne font rien – le débat s’est en grande partie centré sur les moyens les plus efficaces de le combattre et les deux caractéristiques qu’il a fait naître : la guerre asymétrique pouvant escalader jusqu’à l’usage des armes de destruction massive, et le manque d’éléments permettant de penser que la dissuasion classique puisse prévenir effectivement les actes terroristes.

11Par extension, étant donnée la préoccupation intense des États-Unis pour ces questions (le terrorisme est en effet aujourd’hui « la » plus grande menace à la sécurité et au bien-être des Américains), le débat au sein des alliances et dans le cadre des relations bilatérales des États-Unis est aussi très marqué par le problème du terrorisme. Les discussions portent sur les moyens de combattre le terrorisme plutôt que sur sa gravité et sur sa mesure, c’est-à-dire sur une analyse de risques. Cette question de l’importance du terrorisme, qui a été prééminente au moins au sein de l’alliance occidentale dans les mois qui ont suivi le 11 septembre, a fortement diminué dans le discours public. Le phénomène a acquis une importance indépendamment des événements qui pourraient le renforcer.

Le terrorisme, nouveau paradigme de la politique internationale ?

12Cette attention lourde portée au terrorisme, aux États-Unis mais aussi dans les pays qui leur sont proches du fait de l’importance que revêt pour eux leurs relations avec l’Amérique dans d’autres domaines, politique, économique et de sécurité, soulève la question de savoir si le terrorisme, en tant que tactique ou davantage, va devenir le nouveau principe d’agencement de la politique internationale. Plus précisément, la lutte contre le terrorisme va-t-elle être un élément-clé, sinon « la » clé d’un nouveau paradigme politique mondial dominé, comme pendant la Guerre froide, par des questions de sécurité plus que par tout autre type de relations internationales, économique ou politique ? De même, l’idée que d’une façon ou d’une autre et sous une forme ou une autre, la menace terroriste émane essentiellement du monde musulman signifie-telle que, faute de mieux, l’islam, et pas seulement les concepts plus nuancés d’islamisme ou d’extrémisme islamiste, deviendra la nouvelle idéologie autour de laquelle la sécurité américaine, et par extension occidentale, va devoir s’organiser ? Sera-ce là un nouveau paradigme donnant à la vie internationale un sens d’ordre et d’expectative, même si ce paradigme est basé sur un indésirable état de peur, au demeurant très stimulant psychologiquement ? Ne s’agit-il pas en effet de fournir plus de certitude quant à la nature du monde et à la politique internationale que durant la période 1991-2001, quels déstabilisants que soient la nature et l’objet de cette « certitude » retrouvée ?

13Il y a à l’évidence une pression politique considérable, venant d’ici ou là, pour qu’il en soit ainsi ; n’oublions pas l’effet déterminant que peuvent produire les grandes préoccupations publiques parmi les analystes politiques et stratégiques, particulièrement aux États-Unis. Les actes de violence qui auraient été caractérisés différemment par le passé sont maintenant regroupés sous la seule catégorie de « terrorisme » ; et il n’y a aucun doute que le terrorisme, en particulier celui émanant de sociétés musulmanes, peut être exploité afin de justifier des actions qui ne sont liées à lui que tangentiellement, voire en aucune façon. On l’a vu en particulier dans la dernière phase qui a précédé l’intervention en Irak, et la Russie a aussi été très assidue dans sa labellisation de tous les aspects du séparatisme tchétchène sous la rubrique du terrorisme musulman, que cette affirmation soit valide ou non. « Terrorisme » est devenu une épithète de choix, au détriment de la précision, y compris la précision d’analyse nécessaire à déterminer la priorité des actions qui s’imposent, ainsi que les tactiques particulières devant être poursuivies dans la lutte contre des actes de violence inacceptables.

Le risque de la fuite en avant

14Pour le meilleur et pour le pire, que cela soit utile ou non dans la lutte contre le terrorisme international, une nouvelle « industrie du terrorisme » se développe, analogue à celle de la guerre froide, même s’il est loin d’être clair que la menace du terrorisme rivalise avec les risques de guerre nucléaire de la période précédente. Encore que ce puisse être le cas : durant la guerre froide, les conséquences d’une erreur du système (erreur de calcul, préparation insuffisante des décisions ou erreur dans la chaîne de commandement et de contrôle, enfin erreur durant la période psychologiquement instable qui précéda une meilleure organisation de la destruction mutuelle assurée, tant s’agissant de doctrines que de technologies) étaient incalculables et potentiellement catastrophiques. Il y avait cependant, du moins en théorie, une base logique pour prévenir un conflit, ce qui n’est peut-être pas vrai aujourd’hui de terroristes animés de dispositions nihilistes, n’ayant rien à perdre, interdisant ainsi un « dialogue de la dissuasion ». Il reste que le besoin d’une « industrie » efficace et de taille significative permettant de comprendre et de combattre le terrorisme international par la mobilisation des nombreux instruments disponibles dans la société, est largement reconnu. Le terrorisme est en effet un sujet complexe à appréhender, et de nombreuses questions se posent : qu’est-ce au juste ? Qui use de cette tactique et dans quel but ? Comment prévenir les actes terroristes si cela est possible ? Comment leur faire échec ou les contenir si ça ne l’est pas ? Comment protéger le territoire ou les citoyens à l’étranger ? Comment construire des relations de coopération avec les autres nations et les institutions internationales ? Et comment prévenir en premier lieu la montée du terrorisme et le recrutement de terroristes ?

15L’expérience de la guerre froide montre que l’un des éléments les plus importants de l’analyse, du débat, et de la décision en matière de lutte contre le terrorisme international, est de maintenir autant que possible une capacité d’analyse objective. Cela afin d’éviter que le traitement du problème ne conduise pas lui-même à une surinterprétation du phénomène, bien au-delà de la réalité, dans son importance ou son caractère, par exemple s’agissant de ses liens et de ses capacités à l’échelle mondiale. Il y a en effet un risque qu’au-delà d’un certain point, l’intensité de la lutte anti-terroriste impose sur la politique internationale une structure et des relations qui ne seraient pas justifiées, que le « terrorisme » devienne la nouvelle guerre froide, et qu’en particulier l’islam devienne le nouveau communisme, déclenchant au point extrême un « choc » des civilisations qui ne serait pas le résultat d’une incompatibilité culturelle, sociale, politique ou religieuse réelle entre l’islam et l’Occident, mais bien plutôt celui de causes systémiques au sein de la communauté politique et stratégique occidentale. Que la mise en place d’une structure injustifiée telle que la stigmatisation de l’islam crée une distorsion et aussi une distraction par rapport à d’autres menaces, défis et opportunités, devrait être évident, mais un glissement dans cette direction n’est sûrement pas à écarter.

16Bien entendu, il est aussi important de ne pas exagérer les difficultés supplémentaires créées par ces aspects systémiques, c’est-à-dire renforcer un nouveau paradigme ayant le terrorisme comme élément moteur plutôt que de stigmatiser l’islam comme « l’ennemi ». Le temps, les efforts et les ressources voués au-delà de ce qui est nécessaire à la lutte antiterroriste, en supposant qu’une telle évaluation puisse être faite, pourraient imposer des coûts d’opportunité, mais cela doit rester distinct d’autres formes d’action, comme par exemple s’engager dans un conflit non nécessaire mais coûteux en vies humaines, gripper l’économie nationale ou restreindre les libertés civiles dans un effort visant à prévenir une menace réelle ou perçue – sans que de telles actions soient par ailleurs nécessaires ou justifiées. Au-delà du renforcement d’une confrontation avec une grande partie de la société ou du monde musulman, peut-être plus préoccupant encore serait un durcissement des attitudes face au terrorisme qui ferait perdre la flexibilité nécessaire au traitement du problème ou à toute action dans une autre sphère d’activité. Une certitude analogue quant à la nature de tous les aspects clés du conflit et du système international lui-même, développée durant la guerre froide jusqu’à l’adoption de la destruction mutuelle assurée, a ouvert la voie à un lent processus de « dégel » de l’analyse et de la politique dans chaque camp. Et même dans ce cas, il a fallu plus d’un quart de siècle pour que les conditions politiques changeassent suffisamment pour dissoudre la confrontation politique qui contenait en elle les germes du combat nucléaire. Le système de la guerre froide a fourni un haut degré de certitude, de confiance et d’attente autour duquel une grande partie de la vie internationale a pu être organisée. Il ne sera peut-être jamais possible de savoir si ce sacrifice de flexibilité valait la peine en termes de risques de pertes humaines. À la notion que la guerre froide fut elle-même le produit du manque d’imagination des dirigeants et des sociétés de chaque camp, l’on peut opposer l’argument qu’il n’y a eu après tout aucune guerre nucléaire, et que la guerre froide a fini par s’achever, fin heureuse du point de vue occidental et, au bout du compte, potentiellement aussi du point de vue des peuples de « l’Est ».

17Ce qui précède n’est qu’une introduction à une longue série de problèmes liés au terrorisme international, mais même cette revue succincte suffit à venir à une conclusion majeure : il y a un besoin vital d’analyse stratégique clairvoyante sur le sujet dans tous ses aspects, du phénomène lui-même aux intérêts que les pays ont de combattre en passant par les mille moyens de le faire. Une seconde conclusion est que cet aspect de « l’industrie » du terrorisme ne s’est pas suffisamment développé pour permettre aux analystes et aux dirigeants de faire des choix critiques, avec toute la compréhension dont ils doivent faire preuve pour agir de façon avisée, en construisant un soutien politique et des relations nécessaires à leurs politiques. Ce fut le cas durant la Guerre froide, où fleurit une pensée stratégique doublée d’un suivi pratique que le monde n’avait probablement jamais vu auparavant et qu’il n’a pas revu depuis, qui vit s’engager un grand nombre de talents et se multiplier les institutions créant ces talents et alimentant leurs idées, au sein comme à l’extérieur de l’administration publique. La nécessité ayant disparu à la fin de la guerre froide, l’invention aussi s’est évanouie. La grande période de réflexion stratégique aux États-Unis et dans les autres pays occidentaux a passé depuis longtemps, sans qu’agisse le stimulant de circonstances critiques pour la survie des sociétés, ni la capacité de recruter une nouvelle génération de talents comparables dans la profession. Ce jugement peut paraître dur, mais il serait étrange que cette évanescence ne se fût pas produite avec la disparition de la guerre froide, puis le commencement d’une période d’alcyon où les États-Unis et la plupart des pays occidentaux étaient très puissants et avaient peu d’ennemis.

18Il n’y a pas de doute qu’un renouveau de la pensée stratégique, des institutions soutenant cette pensée et sa traduction politique, ainsi que de leur financement soutenant la première et les secondes, est un élément critique de la nouvelle attention portée au terrorisme. Les aspects techniques ont leur part (que doit-on protéger – sécurité du territoire – comment répondre aux actes terroristes, comment rassembler, interpréter et coordonner les renseignements, le travail de la police et les contrôles aux frontières, et quelles sont les techniques militaires et paramilitaires nécessaires au contrôle du terrorisme ?), mais le lien manquant se situe dans l’environnement stratégique plus large, dans des méthodes et des interactions qui permettront d’analyser et d’intégrer des domaines tels que l’évaluation du risque (évaluer l’intérêt de protéger A contre une menace terroriste B d’origine X), l’importance relative du terrorisme comparée à d’autres menaces, la relative importance de différentes formes de guerre asymétrique, des armements nucléaires (préoccupation absolue) aux armes les moins destructrices, des priorités d’action (ou d’abstention) concomitantes, la relation (et la valeur relative) entre prévenir la montée du terrorisme, la contenir, la contrer, et faire face à ses conséquences. Il y a aussi des implications majeures pour différents types de relations entre pays et institutions internationales dans une grande variété de domaines ; l’environnement politique, social et économique dans lequel le terrorisme se développe et est en même temps saisi comme un instrument « utile », et les stratégies de lutte qui s’étendent à des domaines aussi éloignés que la santé, l’éducation et la création d’emplois.

19Il est particulièrement important de comprendre dans toute leur variété les interactions entre le phénomène du terrorisme international et les moyens de le combattre, et les circonstances spécifiques de régions particulières, notamment le Moyen-Orient. Le débat se poursuit sur le point de savoir si l’intervention en Irak a contribué à la lutte contre le terrorisme, a fait empirer les choses ou bien n’a fait aucune différence. Des préoccupations géopolitiques classiques comme l’Irak, l’Iran, la prolifération nucléaire non liée à un terrorisme potentiel, la stabilité régionale, etc. doivent être analysées à la fois en tant que telles et selon les nouvelles priorités américaines (et en partie européennes) de lutte contre le terrorisme. Le débat se poursuit également quant à la relation, s’il y en a une, entre le terrorisme moyen-oriental et le conflit israélo-palestinien. Il y a aussi toute une foule de problèmes de sécurité dans la région, certains dérivant de la guerre en Irak, qui imposent leurs propres contraintes. Mais dans quelle mesure cela est-il lié à la campagne contre le terrorisme ? En effet, quels sont les objectifs stratégiques régionaux des États-Unis et des pays occidentaux au Moyen-Orient, comment doivent-ils être poursuivis, et comment doivent-ils être liés les uns aux autres ?

20Enfin, il n’est pas certain que nous soyons entrés dans une nouvelle ère où la pensée, l’analyse et l’effort stratégiques et leur traduction en choix politiques viables soient devenus un impératif, mais cette question ne peut être isolée à un seul pays ou groupe de pays. Pendant la guerre froide, les États-Unis ont clairement mené la réflexion stratégique, tandis que plusieurs pays européens et des individus de talent contribuèrent aussi au mouvement. À l’époque actuelle toutefois, pour ne choisir que deux domaines, le terrorisme et le Moyen-Orient, la nouvelle pensée stratégique ne peut être l’apanage ou le monopole d’un seul pays, ni ne peut être le domaine réservé de l’Occident – ignorant ainsi d’autres pays comme la Russie – ou d’outsiders imposant leur approche aux insiders au Moyen-Orient, approche qui pourrait se révéler inefficace.

21Le temps présent exige beaucoup du monde des stratèges et des analystes, et il faut y répondre.

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