Couverture de POLAF_155

Article de revue

Pour une économie de la valeur en prison

Pages 55 à 81

Notes

  • [1]
    Le noushi est l’argot de la rue d’Abidjan. Il puise son vocabulaire dans les langues nationales ivoiriennes (principalement le dioula), mais aussi dans le français et l’anglais.
  • [2]
    T. de Herdt et J.-P. Olivier de Sardan (dir.), Real Governance and Practical Norms in Sub-Saharan Africa : The Game of the Rules, Londres, Routledge, 2015.
  • [3]
    G. Salle et G. Chantraine, « Le droit emprisonné ? Sociologie des usages sociaux du droit en prison », Politix, n° 87, 2009, p. 94.
  • [4]
    M. Morelle, Yaoundé carcérale. Géographie d’une ville et de sa prison, Lyon, ENS éditions, 2019 ; M. Morelle, « Être détenu à la prison centrale de Yaoundé (Cameroun) : une géographie du corps incarcéré », L’information géographique, vol. 80, n° 2, 2016, p. 93-113.
  • [5]
    J. L. Worrall et R. G. Morris, « Prison Gang Integration and Inmate Violence », Journal of Criminal Justice, vol. 40, n° 5, 2012, p. 425-432.
  • [6]
    E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973.
  • [7]
    M. de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1980.
  • [8]
    J.-P. Warnier, « Les politiques de la valeur », Sociétés politiques comparés. Revue européenne d’analyse des sociétés politiques, n° 4, 2008.
  • [9]
    Le programme Ecoppaf (Économies de la peine et de la prison en Afrique, <http://ecoppaf.hypotheses.org>) a reçu le soutien de l’Agence nationale de la recherche (ANR-15-CE27-0007). Les données présentées ici sont issues d’échanges et de documents de travail discutés lors de séminaires. Au fil du texte, les producteurs de données sont mentionnés par le nom des pays où les enquêtes ont été menées suivi de leur nom. Les membres du programme Ecoppaf dont les données sont mobilisées sont Habmo Birwe, Yasmine Bouagga, Christine Deslaurier, Sylvain Faye, Sasha Gear, Julia Hornberger, Frédéric Le Marcis, Marie Morelle, Lionel Njeukam, Kathleen Rawlings et Musa Risimati.
  • [10]
    Voir <https://southafrica.justdetention.org>, consulté le 1er septembre 2019.
  • [11]
    Il n’est pas possible de détailler ici les questions méthodologiques et éthiques de chaque site d’enquête.
  • [12]
    M. I. Cunha, « Sociabilité, “société”, “culture” carcérales. La prison féminine de Tires (Portugal) », Terrain, n° 24, 1995, p. 119-132.
  • [13]
    M. I. Cunha, « Sociabilité, “société”… », art. cité. Voir G. M. Sykes, The Society of Captives, Princeton, Princeton University Press, 1958.
  • [14]
    Pour Manuela Cunha, les travaux de Donald Cressey incarnent le mieux ces travaux. Voir D. Cressey, The Prison : Studies in Institutional Organization and Change, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1961.
  • [15]
    A. Chauvenet, « L’échange et la prison », in C. Faugeron, A. Chauvenet et P. Combessie, Approches de la prison, Bruxelles/Ottawa/Montréal, De Boeck/Presses de l’université de Montréal/Presses de l’université d’Ottawa, 1996, p. 49
  • [16]
    L. Le Caisne, « L’économie des valeurs distinction et classement en milieu carcéral », L’année sociologique, vol. 54, n° 2, 2004, p. 519.
  • [17]
    P. Ricœur, Temps et récit. 1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Le Seuil, 1983 ; P. Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, 1986, p. 69-72 ; J.-C. Passeron, « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue française de sociologie, vol. 31, n° 1, 1989, p. 3-22.
  • [18]
    L. Le Caisne, « L’économie des valeurs… », art. cité, p. 516.
  • [19]
    Ibid., p. 517.
  • [20]
    M. Bosworth et E. Carrabine, « Reassessing Resistance : Race, Gender and Sexuality in Prison », Punishment and Society, vol. 3, n° 4, 2001, p. 501.
  • [21]
    R. Trammell, « Values, Rules, and Keeping the Peace : How Men Describe Order and the Inmate Code in California Prisons », Deviant Behavior, vol. 30, n° 8, 2009, p. 746-771.
  • [22]
    A. Appadurai (dir.) The Social Life of Things : Commodities in a Cultural Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.
  • [23]
    Il s’agit du nom donné aux détenus en noushi. Ce nom est formé du mot kaba (la pierre noire de La Mecque et par extension la prison) et de ca (tiré du mot dioula cè qui signifie homme). Le kabaca, c’est littéralement « l’homme de la kaba », soit « l’homme de la prison » (Le Marcis).
  • [24]
    E. Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968 ; M. Morelle, « Être détenu… », art. cité.
  • [25]
    Le cargo est le fourgon qui emmène les détenus du tribunal à la prison.
  • [26]
    E. Goffman, Asiles…, op. cit.
  • [27]
    D. Bigo, « Ngaragba, “l’impossible prison” », Revue française de science politique, vol. 39, n° 6, 1989, p. 871.
  • [28]
    « Les nombres ». On parle ainsi des 26, des 27 ou des 28. Les 26 accumulent les richesses, les 27 sont associés avec le maintien des règles de la prison, les 28 sont associés aux crimes de sang, voir J. Steinberg, The Number : One Man’s Search for Identity in the Cape Underworld and Prison Gangs, Johannesburg, Jonathan Ball Publishers, 2004.
  • [29]
    Ibid.
  • [30]
    K. Waltorp et S. Jensen, « Awkward Entanglements : Kinship, Morality and Survival in Cape Town’s Prison–township Circuit », Ethnos, vol. 84, n° 1, 2019, p. 41-55.
  • [31]
    Ibid.
  • [32]
    M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
  • [33]
    B. van Hoven et D. Sibley, « “Just Duck” : The Role of Vision in the Production of Prison Spaces », Environment and Planning D : Society and Space, vol. 26, n° 6, 2008, p. 1001-1017.
  • [34]
    T. Dirsuweit, « Carceral Spaces in South Africa : A Case Study of Institutional Power, Sexuality and Transgression in a Women’s Prison », Geoforum, vol. 30, n° 1, 1999, p. 71-83 ; M. Morelle, « La prison centrale de Yaoundé : l’espace au cœur d’un dispositif de pouvoir », Annales de géographie, n° 691, 2013, p. 332-356 ; M. Morelle et D. Zeneidi, « Introduction », Annales de géographie, n° 702-703, 2015, p. 129-139.
  • [35]
    B. van Hoven et D. Sibley, « “Just Duck”… », art. cité, p. 1004.
  • [36]
    Y. Jaffré et J.-P. Olivier de Sardan (dir.), Une médecine inhospitalière : les difficiles relations entre soignants et soignés dans cinq capitales d’Afrique de l’Ouest, Paris, Karthala, 2003.
  • [37]
    En afrikaans, wyfie est le terme utilisé pour désigner la femelle d’un animal. Voir M. R. Lindegaard et S. Gear, « Violence Makes Safe in South African Prisons : Prison Gangs, Violent Acts, and Victimization among Inmates », Focaal : Journal of Global and Historical Anthropology, n° 68, 2014, p. 35-54.
  • [38]
    Z. Achmat, « “Apostles of Civilised Vice” : “Immoral Practices” and “Unnatural Vice” in South African Prisons and Compounds, 1890–1920 », Social Dynamics, vol. 19, n° 2, 1993, p. 92-110 ; M. Epprecht, Hungochani : The History of a Dissident Sexuality in Southern Africa, Montréal/Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2004.
  • [39]
    Respectivement « chefs des cellules » ou « nettoyeurs des cellules ».
  • [40]
    Le nom kabran est une déformation arabisée du terme « caporal ». Il désigne le chef de chambrée.
  • [41]
    Nelson Mandela est un exemple emblématique. Karim Wade, fils de l’ancien président sénégalais Abdoulaye Wade, en est un autre. Son inculpation pour malversation financière ayant eu lieu alors qu’il était aux affaires avec son père, puis son séjour en prison (il fut condamné à six ans de prison et à plus de 200 millions d’euros d’amende) ne l’ont pas pour autant exclu du jeu politique sénégalais. Il reste un acteur important de l’opposition au sein du PDS (Parti démocratique sénégalais) malgré son inéligibilité lors de la dernière élection présidentielle.
  • [42]
    M. Morelle, P. Awondo H. Birwe et G. M. Eyenga, « Politique de réforme et matérialité de la prison au Cameroun », Politique africaine, n° 150, 2018, p. 75-96
  • [43]
    La ration pénale est le nom donné à la nourriture allouée par l’administration carcérale à un détenu. On parle de ration sèche lorsque le détenu reçoit des ingrédients à cuisiner. Lorsque ce n’est pas précisé, il s’agit d’un plat préparé.
  • [44]
    Ce nom, emprunté à une marque de produit insecticide, désigne la cotisation (variable selon les conditions de vie dans la cellule) à payer chaque samedi par les codétenus d’une cellule pour financer le travail de ceux qui l’entretiennent (les valets).
  • [45]
    Langue de la rue urbaine sud-africaine puisant dans les langues parlées en Afrique du Sud et principalement l’afrikaans et l’isizulu. Le tsotsitaal est le pendant sud-africain du noushi ivoirien. Voir L. Molamu, Tsotsi-taal : A Dictionnary of the Language of Sophiatown, Pretoria, University of South Africa, 2003.
  • [46]
    A. V. Ngwenya, The Static and Dynamic Elements of Tsotsitaal with Special Reference to Zulu : A Sociolinguistic Research, Mémoire de master, Pretoria, University of South Africa, 1995.
  • [47]
    M. Morelle, « Power, Control and Money in Prison : The Informal Governance of the Yaoundé Central Prison », Prison Service Journal, n° 212, 2014, p. 21-25 ; F. Le Marcis, « Everyday Prison Governance in Abidjan, Ivory Coast », Prison Service Journal, n° 212, 2014, p. 11-16.
  • [48]
    F. Le Marcis, « Le destin de Yacou “le Chinois”. Carrière criminelle et devenir de la Côte d’Ivoire au prisme de la prison », Afrique contemporaine, n° 263-264, 2017, p. 85-101.
  • [49]
    L. Le Caisne, « De si dangereux condamnés. Construction sociale de la dangerosité en prison », Journal des anthropologues, n° 108-109, 2007, p. 183-210
  • [50]
    L. A. Rhodes, « Toward an Anthropology of Prisons », Annual Review of Anthropology, vol. 30, 2001, p. 65-83.
  • [51]
    B. van Hoven et D. Sibley, « “Just Duck”… », art. cité, p 1003-1004. « Comme Rhodes (2001) le suggère, nous devons tenir compte du “jeu de la visibilité et de l’opacité” et, selon nous, non seulement pour évaluer l’efficacité de la surveillance, mais aussi pour établir le rôle de la vision dans les stratégies d’adaptation quotidiennes des détenus, en considérant la prison comme un lieu de résistance, d’acquiescement ou d’indifférence apparente et un lieu de formation de relations sociales tant pour les détenus que pour les agents. Nous pourrions démêler cette complexité en étant attentifs aux “identifications subjectives, interpersonnelles et/ou corporelles inattendues” (Rhodes, 2001) qui font partie du monde social des détenus et du personnel, et en réfléchissant à la production de l’espace dans la prison du point de vue du régime et des détenus. » (B. van Hoven et D. Sibley, « “Just Duck”… », art. cité, 1015-1016).
  • [52]
    On y trouve le zep (pipe à fumer la drogue) utilisé pour fumer le gban (cannabis, on dit également skeng ou kali), le paa (héroïne mélangée avec de l’herbe), le popo (crack), le yoo (héroïne)…
  • [53]
    Le tramol est le nom donné au tramadol à la Maca, un analgésique aux effets opioïdes dont les cachets se vendent 500 francs CFA l’unité en prison.
  • [54]
    Il s’agit d’une contraction de « porteur d’eau ».
  • [55]
    A. Z. Ibsen, « Ruling by Favors : Prison Guards’ Informal Exercise of Institutional Control », Law and Social Inquiry, vol. 38, n° 2, 2013, p. 343.
  • [56]
    G. Salle et G. Chantraine, « Le droit emprisonné… », art. cité, p. 112.
  • [57]
    G. Benguigui, A. Chauvenet et F. Orlic « Les surveillants de prison et la règle », Déviance et société, vol. 18, n° 3, 1994, p. 275-294.
  • [58]
    T. de Herdt et J.-P. Olivier de Sardan (dir.), Real Governance…, op. cit.
  • [59]
    F. Bernault (dir), Enfermement, prison et châtiments en Afrique. Du 19e siècle à nos jours, Paris, Karthala, 1999 ; M. D. C. Diallo, Répression et enfermement en Guinée. Le pénitencier de Fotoba et la prison centrale de Conakry de 1900 à 1958, Paris, L’Harmattan, 2005.
  • [60]
    H. Colineau, « Interroger la diffusion des normes dans l’aide européenne aux pays en transition : les projets de réforme pénitentiaire », Politique européenne, n° 46, 2014, p. 118-140 ; F. Le Marcis, « A impossível governança da saúde em prisão ? Reflexões a partir da MACA (Costa do Marfim) », Ciência and Saúde Coletiva, vol. 21, n° 7, 2016, p. 2011-2020 ; M. Morelle et al., « Politique de réforme… », art. cité.
  • [61]
    J.-P. Olivier de Sardan, A. Diarra et M. Moha, « Travelling Models and the Challenge of Pragmatic Contexts and Practical Norms : The Case of Maternal Health » [en ligne], Health Research Policy and Systems, vol. 15, n° 1, 2017, <https://go.gale.com/ps/anonymous?id=GALE%7CA511353223&sid=googleScholar&v=2.1&it=r&linkaccess=abs&issn=14784505&p=AONE&sw=w>, consulté le 11 janvier 2020.
  • [62]
    C. Béraud, C. De Galembert et C. Rostaing, De la religion en prison, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.
  • [63]
    R. Sarg, et A.-S. Lamine, « La religion en prison : norme structurante, réhabilitation de soi, stratégie de résistance », Archives de sciences sociales des religions, n° 153, 2011, p. 101.
  • [64]
    Stanley, un détenu sud-africain, rapporte à Kathleen Rawlings le plaisir qu’il avait à se rendre le dimanche à l’église de fortune de la prison car il n’y était pas obligé de porter la tenue orange des détenus.
  • [65]
    R. Sparks, A. E. Bottoms et W. Hay, Prisons and the Problem of Order, Oxford, Clarendon Press, 1996.
  • [66]
    E. Carrabine, « Prison Riots, Social Order and The Problem of Legitimacy », British Journal of Criminology, vol. 45, n° 6, 2005, p. 896-913.
  • [67]
    R. Sparks, A. E. Bottoms et W. Hay, Prisons and the Problem…, op. cit.
  • [68]
    M. Bosworth, « Resistance and Compliance in Women’s Prisons : Toward a Critique of Legitimacy », Critical Criminology, vol. 7, n° 2, 1996, p. 5-19.
  • [69]
    G. M. Sykes, The Society of Captives, op. cit.
  • [70]
    E. Carrabine, « Prison Riots, Social Order… », art. cité.
  • [71]
    La dimension bio et nécropolitique du gouvernement de la prison est un exemple de la multiplicité des logiques qui sous-tendent le gouvernement de la prison.
  • [72]
    H. Dilger, S. Huschke et D. Mattes, « Ethics, Epistemology, and Engagement : Encountering Values in Medical Anthropology », Medical Anthropology: Cross-Cultural Studies in Health and Illness, 2015, vol. 34, n° 1, p. 4.
« C’est la charia qui gouverne au djassa comme en kaba
C’est pas bonne science
C’est la charia qui règne dans le ghetto comme en prison
Ce n’est pas une bonne manière de faire. »
Nooka, « Chien mange chien », album Noushi Maison Mère, 2010

1Dans la chanson « Chien mange chien » dont l’extrait placé en exergue est tiré, le rappeur ivoirien Nooka, reconnu pour ses textes inspirés par la vie du djassa (la rue en noushi[1]), revient sur l’expérience de la prison en Côte d’Ivoire. Dénommée la kaba – comme la pierre noire de La Mecque parce qu’en prison comme dans la ville sainte les règles à suivre sont nombreuses –, la prison apparaît dans le texte comme un lieu présentant à la fois une grande violence et un excès de normes. Celles-ci relèvent de la sphère officielle comme de l’ordre de la pratique [2]. Cet excès de normes est associé à une hiérarchie marquée qui se traduit par l’usage ostentatoire du garde-à-vous, du salut militaire (tant en direction des gardes pénitentiaires que des chefs du gouvernement informel des détenus), par le règne de la débrouille et des petits arrangements, comme par l’exercice d’une violence physique ou mentale émanant des gardiens ou des détenus. Cette description ne doit pas étonner tant, de manière générale, « entre les murs, la sociologie carcérale n’a cessé de rendre compte de rapports sociaux régis à huis clos par les privilèges et les transactions informelles [3] ».

2Nooka entretient donc une image de la prison répandue dans le grand public. Sur le continent africain, cette dernière est souvent décrite comme un lieu de violence (des détenus entre eux comme des acteurs de l’administration sur les détenus), de relégation des hommes et de délégation du pouvoir aux détenus. L’exposition des détenus aux divers pouvoirs de la prison au Cameroun conduit par exemple Marie Morelle à évoquer l’emprise du pouvoir sur les corps incarcérés [4]. À l’échelle mondiale, la littérature carcérale confirme également les violences auxquels les détenus sont soumis. Les corrélations entre exercice de la violence, durée de la peine, type d’incarcération et présence de gangs sont notamment soulignées [5].

L’économie de la valeur

3Plutôt que de faire de la violence la caractéristique essentielle de la prison, nous souhaitons ici la considérer plutôt comme un phénomène parmi d’autres témoignant du fonctionnement de l’économie des valeurs au cœur des règles de la vie en prison. La notion d’économie des valeurs repose sur la mobilisation de deux cadres théoriques. Tout d’abord l’analyse interactionnelle [6], soucieuse des contextes dans lesquels discours et pratiques sont entendus et observés. La prison, loin d’être anomique, se caractérise au contraire par un surplus de normes et de valeurs. En comprendre la logique d’ordonnancement, ou leur incarnation, suppose ainsi de s’inspirer moins du Goffman des institutions totales, qui comporte le risque de réifier les effets du confinement, que des interactions quotidiennes [7], qui permet de mieux penser les interactions. Le second cadre théorique relève de l’anthropologie économique qui rappelle en quoi la valeur ne peut se penser sans les rapports de pouvoir qui la détermine [8]. Cette approche s’appuie enfin sur des ethnographies de longue durée en prison. La mobilisation des ethnographies réalisées dans le cadre de l’ANR Ecoppaf dans neuf pays du continent [9] permet de proposer une discussion générale de la notion d’économie des valeurs ancrée dans des terrains précis (Tunisie, Sénégal, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Ghana, Nigeria, Éthiopie, Cameroun, Afrique du Sud). Les enquêtes menées par des chercheurs issus de disciplines différentes (anthropologie, géographie, histoire, sociologie) ont reposé sur des ethnographies fines et un travail d’archive adaptés aux conditions d’enquêtes, ainsi qu’aux enjeux et aux régulations éthiques spécifiques à chaque site. Dans certains cas, l’enquête en prison n’a pas été possible (comme en Afrique du Sud). Les données ont alors été recueillies auprès d’ex-détenus dans le cadre d’interactions de longue durée inscrites dans le cadre de l’engagement du chercheur (Gear) dans les travaux de l’ONG Just Detention International South Africa [10]. Dans d’autres cas, comme au Sénégal (Faye), au Burkina Faso ou en Côte d’Ivoire (Le Marcis), des ethnographies des espaces carcéraux ont été possibles en tenant compte des contraintes inhérentes à un milieu confiné. Une présence quotidienne sur plusieurs semaines, dans les cellules, au greffe, lors de consultations médicales, dans des espaces de promenade, a permis la réalisation d’observations et d’interactions entre divers acteurs de la prison et la tenue d’entretiens formels et informels non enregistrés. Dans d’autres cas encore (Cameroun, Morelle), si l’espace carcéral a été observé, les entretiens avec les détenus se sont tenus dans le quartier des condamnés à mort pour des raisons de sécurité [11].

4Impossible ici de rendre compte en détail de chacune de ces ethnographies. Il s’agit plutôt de défendre, à partir de situations observées lors de ces différentes enquêtes, l’intérêt de la notion d’économie des valeurs pour appréhender la prison. Elle permet de saisir comment les mots, les pratiques, les programmes développés dans le monde carcéral acquièrent des valeurs spécifiques et non définitives, qui sont fonction du lieu où ils sont observés dans la prison, des acteurs qui les mobilisent et des contextes d’interaction. L’économie des valeurs est sous-jacente dans les discours et les pratiques produits lors de l’expérience de l’incarcération. Elle se donne à voir et à entendre dans le cadre des interactions entre divers acteurs de la prison, qu’ils soient gardes pénitentiaires, détenus, agents de santé ou travailleurs sociaux, ou simplement des visiteurs (familles, associations confessionnelles, organisations humanitaires, etc.). Elle ne fonctionne pas en vase clos mais se nourrit des circulations de savoirs et de pratiques par-delà les murs de la prison. Aussi, l’analyse de l’économie de la valeur en détention suppose-t-elle également de prêter attention, d’une part, aux contextes dans lesquels les prisons s’inscrivent au présent (notamment les politiques de réformes nationales et internationales, sanitaires, judiciaires) et aux acteurs qui interviennent en détention – CICR (Comité international de la Croix-Rouge), Expertise France, ONG, acteurs confessionnels. D’autre part, elle nécessite d’identifier dans le présent observé l’héritage des périodes coloniales et post-indépendances de chaque pays.

5Manuela Cunha a développé une ethnographie de la prison visant à dépasser le clivage entre deux approches ayant longtemps structuré le domaine des études carcérales [12]. D’une part, la « culture carcérale » a été longtemps vue comme le produit de la privation induite par l’enfermement. Son développement était alors pensé comme le produit de la restauration de l’estime de soi témoignant de l’adaptation à la vie carcérale. Les travaux de Sykes, estime Manuela Cunha, sont emblématiques de cette approche [13]. D’autre part, la culture carcérale a également été analysée comme le résultat d’une « importation directe » de valeurs extérieures à la prison, mais dominantes en son sein. La « culture de la prison » serait ici le reflet de la culture délinquante [14]. S’inscrivant dans la continuité de ces travaux, la discussion de l’économie des valeurs vise non pas à délimiter les contours d’une culture qui serait celle de la prison, mais à proposer un outil analytique de ce qui se joue dans la prison, l’irruption de la violence devant être pensée comme la manifestation de frictions dans cette économie, comme rupture de l’équilibre.

6Dans une première partie, nous verrons comment la notion d’économie des valeurs permet de saisir ce qui sous-tend les formes d’engagement dans l’ordre carcéral dont les détenus font l’apprentissage par le corps dès leur incarcération. Ensuite, nous verrons que l’économie des valeurs peut être mobilisée pour appréhender la façon dont statuts et pouvoirs structurent les multiples usages de l’espace et la logique des processus de hiérarchisation de la population de détenus. Elle est également utile à la mise en évidence de l’importance de la vision, entendue dans sa double dimension – active : je vois, passive : je suis vu –, et des multiples valeurs liées à la pratique religieuse. Enfin, elle fournit un cadre utile pour analyser le sens que révèle l’irruption de la violence. L’extension du champ d’application de la notion de valeur invite à dépasser la question de la sous-culture carcérale dans laquelle les détenus seraient inscrits et à développer une approche à la fois pragmatique, dynamique et globale. Détenus comme gardiens participent d’une même société dont les valeurs ne sont pas données en soi, mais toujours contextuelles et relatives aux rapports de pouvoir. Elles doivent être pensées en fonction des interactions, dans une perspective dynamique.

Ordre carcéral, pouvoir et valeurs

7Léonore Le Caisne, citant le chapitre de Chauvenet sur l’échange et la prison [15], rappelle que « la prison est un lieu saturé de relations d’un type particulier, caractérisées notamment par leur tension, un milieu épuisant par son trop-plein de social [16] ». Dans ce contexte, l’ethnologue a souligné le statut spécifique de la pratique discursive en milieu carcéral, mettant en garde contre la réification de discours hors contexte. Il est vrai que la difficulté à mener des observations flottantes en prison conduit le plus souvent celui ou celle qui mène des enquêtes en prison à s’appuyer sur des entretiens formels réalisés avec des détenus, ce qui suppose de prendre particulièrement au sérieux le contexte spécifique de l’énonciation comme l’intentionnalité de l’énonciateur [17]. Si tous les discours sont porteurs d’une intentionnalité, en prison, celle-ci pose particulièrement question lors de l’enquête. Dans ce contexte où la construction de soi importe particulièrement pour l’inscription de l’individu dans des relations de pouvoir, les récits recueillis comptent bien souvent moins pour leur contenu factuel que pour ce qu’ils nous disent de la personne qui les tient, mais ils comptent également moins pour ce qu’ils disent de la personne que pour l’efficacité de leur énonciation hic et nunc. Partant, Le Caisne considère que le discours devient en lui-même un fait social à étudier [18]. Elle poursuit :

8

« Je considère les “rôles” ainsi définis comme des “figures morales”, c’est-à-dire des représentations d’individus idéaux, construites par les détenus à partir de valeurs empruntées aux différents registres dont ils disposent (leur expérience propre, mais aussi le cinéma, la presse ou les romans, la radio ou la télévision), et qu’ils mobilisent selon la situation. Posées au-delà des individus, ces figures apparaissent alors comme des repères à partir desquels ils tentent de construire leur identité et leurs rapports sociaux [19]. »

9Dans le cadre proposé par cet auteur, les « valeurs » participent à la construction subjective et s’expriment dans le langage. À partir d’une approche plus ethnographique que discursive mais prolongeant l’approche dynamique des valeurs, nous proposons d’étendre leur portée et de les appréhender telles qu’elles sont mobilisées « en pratique ».

10Les valeurs ne se limitent pas qu’aux représentations idéales fournissant aux individus en détention les figures et les imaginaires pour se dire, elles renvoient également aux notions incorporées et dites « par corps », à ce qui sous-tend l’action (la santé, la religion, l’occupation d’un espace). Le qualificatif anglais enacted rend bien compte du double mouvement d’incorporation de la valeur et de sa performance par l’acteur.

11En effet, les normes et les valeurs « mises en actes » lors d’interactions ont à voir avec le pouvoir et l’identité, avec les hiérarchies de la prison dont les termes sont à chaque fois renouvelés :

12

« Les prisons sont des lieux de grandes inégalités de pouvoir. Il existe des hiérarchies en leur sein parmi le personnel, entre les gardes de sécurité pénitentiaire et les détenus et au sein même de la population des détenus. Les relations de domination et de subordination ne sont cependant pas fixes. Au contraire, la vie en prison est caractérisée par des négociations continues pour le pouvoir [20]. »

13Les valeurs décrites par Le Caisne renvoient à des valeurs morales qui fondent l’identité et la hiérarchie des détenus. L’autrice souligne avec raison la nature idéal-typique des figures de détenus qu’elle décrit et tient à souligner que la réalité est toujours plus complexe et moins tranchée. Elle rappelle également très justement que ces énoncés doivent être lus dans un contexte précis d’interaction qui leur donne sens. Trammell, tout en s’appuyant exclusivement sur des entretiens, développe une approche plus concrète de l’usage des valeurs dans le milieu carcéral aux États-Unis en montrant en quoi le respect des normes carcérales et/ou des règles informelles des détenus vise à maintenir la stabilité nécessaire au développement de leurs activités en détention [21]. Cependant, son propos ne parvient pas à rendre compte de la dimension co-construite des valeurs par l’ensemble des acteurs de la prison. La notion de politique de la valeur développée par Warnier à la suite des travaux de Appadurai [22] permet de dépasser cet écueil. L’auteur nous invite en effet à comprendre la valeur de toute marchandise comme le produit d’interactions inscrites dans des relations de pouvoir. Toute marchandise acquiert une valeur dans le cadre d’un échange dont les termes sont définis en fonction du contexte d’interaction et de dépendance, et donc du pouvoir relatif des individus engagés dans l’échange. S’intéresser aux valeurs qui s’énoncent dans les pratiques – et pas uniquement à celles issues des imaginaires et sur la base desquelles se construisent les subjectivités – permet donc d’ajouter une dimension concrète et politique aux valeurs observées et d’en saisir l’économie dans l’espace et par les pratiques. Dans l’univers carcéral, l’économie des valeurs renvoie donc ici à l’ensemble des significations et des usages – des rationalités pratiques – associés aux espaces, aux notions et aux objets qui circulent dans et au travers de la prison. Ces valeurs-marchandises sont mobilisées lors d’interactions et déterminées par le contexte. Elles ne sont jamais données comme telles, mais établies de manière temporaire dans le cadre d’interactions inscrites dans des relations de pouvoir. Replacer nos observations au cœur de relations de pouvoir et prendre en considération la position du chercheur lors de la collecte des données sont donc deux enjeux qui prennent une importance exacerbée dans l’enquête en milieu carcéral.

Ethnographier les économies des valeurs dans les prisons

14L’habileté du détenu à jouer avec les ambiguïtés du monde carcéral, conséquences des logiques multiples qui le caractérisent, ou encore sa capacité à se jouer d’elles et à trouver sa place au sein de relations de pouvoirs sont deux conditions nécessaires pour bien « faire sa prison ». Cela passe par une socialisation du détenu marquant une rupture d’avec la vie « au grand dehors » (expression utilisée au Burkina Faso pour désigner la vie hors de la prison, Le Marcis) ou encore en Côte d’Ivoire l’entrée dans le monde des kabaca[23]. Si, pour ceux qui viennent du ghetto, il s’agit moins d’une découverte que d’un moment attendu dans une carrière délinquante, l’entrée en prison consiste néanmoins en un apprentissage par le corps [24].

15Cet apprentissage commence dès le commissariat de police et se poursuit jusqu’au moment d’entrer en cellule. Les détenus de la Maca (Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan, Le Marcis) expliquent que, dans le cargo[25], certains condamnés expérimentés mettent en garde ceux qui sont incarcérés pour la première fois et leur donnent des conseils (comme sur la meilleure façon de dissimuler son argent). Lors de la visite médicale systématique à l’entrée en détention, les infirmières de la prison leur conseillent de ne pas accepter de nourriture d’un codétenu s’ils ne veulent pas « faire la chose » (sous-entendu avoir une relation homosexuelle avec ce dernier).

16Quel que soit le pays, l’entrée en prison consiste en une expérience de mortification [26], signifiant physiquement l’inscription du détenu dans un registre alternatif de valeurs. Bigo décrit les conditions terribles de l’emprisonnement dans la prison de Ngaragba sous le régime du dictateur Bokassa. Il rapporte le rasage des individus nouvellement incarcérés avec des lames et, parfois, des tessons de bouteilles [27]. La fouille à nu des détenus dans la cour de l’établissement obéit au même objectif. Au-delà de la recherche d’objets ou de produits illicites (armes, drogues), ces pratiques inscrivent dans le corps et l’esprit du détenu sa relégation et son indignité. À Ouagadougou, ce sentiment d’exclusion est clairement exprimé dans le nom que les détenus condamnés donnent à la cellule du tribunal où ils attendent, à l’issue de leur procès, leur transfert en prison. Celle-ci est dénommée Saana Roogo (« la maison des étrangers » en mooré, Le Marcis) comme pour marquer leur éviction de la société. Dans cette même ville, lors des pratiques ritualisées d’entrée à la Maison d’arrêt et de correction de Ouagadougou, la Maco, les « nouveaux détenus » (ya waongo, littéralement « les nouveaux venus » en mooré) sont rassemblés et assis par terre dans la cour pour subir une fouille. La rupture occasionnée par le traumatisme de l’expérience signifie pour l’individu son inscription dans le régime éthique de la prison, une inscription dont il fait l’expérience dans sa chair. Cette expérience n’est pas uniquement le fait de l’administration. Elle se répète lorsque le détenu est affecté dans un bâtiment ou dans une cellule. À cette occasion, les biens du détenu ayant échappé à la vigilance des gardiens lui sont pris. À la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan, les détenus sont d’abord fouillés par les gardes de sécurité pénitentiaire à leur arrivée au greffe, mais ils le sont également à leur arrivée dans tous les bâtiments (quelle que soit la durée de la peine ou le genre, hormis les VIP). Les codétenus vont jusqu’à fouiller l’anus des nouveaux arrivants à la recherche de billets dissimulés dans des sachets plastiques (Le Marcis). L’arrivée d’un nouvel incarcéré est saluée dans le bâtiment des femmes par des exclamations telles que : « Nouveau voleur est venu ! On va te faire manger des morts ! » La première nuit permet d’identifier parmi les détenus les forts et les faibles.

17En Afrique du Sud (Rawlings), l’organisation de la vie en cellule collective (jusqu’à une soixantaine de détenus) est totalement sous l’autorité des gangs qui se partagent activités, pouvoirs et responsabilités. À chacun de ces gangs, nommés the Number[28], échoit une fonction précise dans la prison. L’enrôlement dans un gang en détention [29] se prolonge à la sortie, lors du retour dans les townships, par le maintien de rapports d’allégeance et de solidarité [30]. Lorsque les nouveaux détenus sont affectés dans les cellules collectives, ils sont « testés » par les prisonniers. Leur réaction détermine leur place dans la hiérarchie carcérale. Le tabassage du nouveau venu par ses codétenus lui rappelle que « la prison n’est pas la maison de sa mère » (Gear, Afrique du Sud). Stanley, un détenu avec qui Kathleen Rawlings s’est entretenue, explique que, le premier soir de son incarcération en cellule collective, il est resté calme et déterminé même s’il était intimidé. Il n’a pas accepté de rejoindre un gang et cela lui a permis de gagner le respect des autres codétenus. Ironiquement, si rejoindre un gang peut avoir pour but de paraître « dur », le rejoindre trop tôt, dès le premier soir, peut avoir l’effet contraire et faire passer l’individu pour un « faible ». Le nouveau détenu intégrant trop tôt un gang obtient sa protection, mais pas le respect faute d’avoir résisté assez longtemps aux intimidations. Certains jeunes incarcérés avec Stanley ont reconnu leur faiblesse en pleurant dès les premières menaces. Tout au long de leur incarcération, ils ont été traités comme des subalternes et n’ont jamais gravi les échelons des gangs. La résistance aux menaces des codétenus comme l’allégeance à un gang sont des valeurs relatives à la temporalité de l’incarcération. Celle-ci renvoie à la fois au temps de l’incarcération, à celui nécessaire au détenu pour trouver ses marques dans la prison, au sein de la hiérarchie. Le temps est également synonyme d’incertitudes. Ainsi, les détenus en préventive (non condamnés) ne savent jamais quand ils vont sortir. En Afrique du Sud, chaque passage devant le juge suppose pour le détenu de faire son paquetage car il pourrait être libéré à l’issue de l’audience (Gear).

18Cet apprentissage par corps de son statut dans la prison est plus ou moins violent selon que le détenu en maîtrise déjà les codes pour y avoir déjà séjourné ou y jouit d’un réseau social [31], ou encore selon qu’il est en mesure de mobiliser ses ressources économiques ou politiques pour négocier une place. Capital social, économique ou culturel, connexions politiques ou carrière criminelle précédant l’incarcération sont autant de facteurs qui déterminent l’expérience de la prison comme la compétence individuelle à négocier sa place dans la cellule et à jouer avec les règles de la prison. L’ensemble détermine le statut acquis par l’individu en détention. Celui-ci se traduit également dans l’espace.

Espaces, statuts et pouvoirs

19Foucault a souligné, avec le modèle de la prison, le lien entre architecture et pouvoir [32]. Cependant, il ne s’est que peu intéressé à la façon dont « l’espace pénal est produit par un certain nombre de groupes et d’individus, y compris les détenus qui ont une capacité variable d’influencer leur environnement [33] ». Cette question a été traitée notamment par les géographes [34]. Le prisme de l’économie des valeurs permet d’approfondir l’analyse du rapport entre espaces et pouvoir car il rend compte de la façon dont les espaces se voient attribuer une valeur spécifique en fonction des opportunités qu’ils offrent à tel ou tel individu en fonction de sa capacité à s’en saisir. En effet, si l’on convient que « les géographies distinctives de l’institution doivent être reconnues pour tenter de comprendre les relations socio-spatiales [35] », celles-ci s’inscrivent nécessairement au sein de relations de pouvoir.

20Dans la majorité des prisons étudiées par le programme Ecoppaf, la distinction entre prévenus et condamnés est rarement respectée, et ce même si des bâtiments sont officiellement affectés à tel ou tel statut. De même, si hommes, femmes et mineurs sont officiellement séparés, la fréquentation commune de certains lieux (culte, infirmerie, administration) permet à ceux disposant d’un pouvoir de négociation d’organiser des rencontres plus intimes. L’observation des espaces tels qu’ils sont pratiqués révèle ainsi les négociations aboutissant au modus operandi spécifique de la prison. Par exemple, dans les prisons sud-africaines, lorsque le prisonnier arrive en détention préventive ou même lorsqu’il est condamné et transféré vers une maison de correction, il est d’abord placé dans une grande cellule de transition, avant d’être affecté par l’administration pénitentiaire dans ce qui est appelé « les espaces assignés » (Gear). Si, officiellement, ce placement se fait sous l’autorité de l’administration, les gardiens et les chefs de cellules décident ensemble des affectations (les derniers rétribuant les premiers). Un phénomène similaire s’observe dans d’autres prisons du continent. Plus généralement, cela renvoie à une pratique de délégation des tâches observables dans de nombreux secteurs de l’État en Afrique, et notamment dans les services de santé [36]. Au Burkina Faso, c’est le chef de cour (un détenu choisi par ses codétenus et validé par l’administration de la prison) qui affecte le nouveau détenu dans une cellule dès son arrivée (Le Marcis). En général, il oriente dans sa propre cellule ceux qui semblent avoir des moyens afin d’en tirer profit. Il peut également accepter une rétribution pour affecter un détenu dans la cellule de son choix (le montant pouvant varier, selon le type de cellule et les moyens financiers du détenu, d’une centaine à plusieurs milliers de francs CFA). En Afrique du Sud, où les gangs sont au cœur du système carcéral, l’enjeu est également pour les chefs d’augmenter le nombre de membres de leur gang ou de recruter un umtwana (en isizulu, un « petit garçon ») qui deviendra pour eux une femme symbolique, ou un wyfie en afrikaans[37]. Le wyfie occupe une fonction de femme symbolique. Il bénéficie de la protection de son partenaire et de ses attentions (nourriture, produits d’hygiène) et, en échange, il prend soin de lui, fait sa cuisine, lave son linge et lui rend des services sexuels. Si le rôle de wyfie peut être endossé de façon volontaire et inclure une dimension de romance et d’attention, il peut également impliquer le viol et la coercition. La même fonction existe dans certaines prisons ouest-africaines sous l’appellation de « bon petit » (Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Le Marcis), mais n’a pas le caractère ouvertement admis qu’on lui connaît en Afrique du Sud. Dans ce dernier pays, elle fait écho à la pratique, décrite initialement chez les mineurs shangaan dès la constitution des premiers campements de mineurs, qui consiste à entretenir un izinkotshane, nom donné à un homme avec qui l’on entretient une relation de couple impliquant entretien, protection, romance et relations sexuelles [38]. Dans les prisons ivoiriennes ou burkinabè, on peut ainsi voir des plats circuler entre détenus (Le Marcis) qui traduisent une relation de ce type entre détenus (on parle parfois de son « jeu de jambes » en Côte d’Ivoire pour désigner le « bon petit » d’un détenu). Cependant, la possibilité d’afficher publiquement cette relation suppose pour l’intéressé de bénéficier par ailleurs d’un pouvoir important (financier, respect dû à son ancienneté dans la prison ou à son crime) lui permettant de garantir sa tranquillité et celle de son partenaire. Dans le cas contraire, le couple s’expose à des brimades, des coups et du racket de la part des codétenus ou de l’administration.

21L’organisation interne de la prison, à l’échelle macro et micro, est le fait d’une collaboration entre gardes pénitentiaires et les « chefs de chambre » (Faye, Sénégal), « chefs de cellule » (Le Marcis, Côte d’Ivoire, Burkina Faso), « cell’s chiefs », « cell’s cleaners[39] » en Afrique du Sud (Gear), « kabran[40] » en Tunisie (Bouagga) ou « nkorofo » au Nigeria (Njeukam). Le chef de cellule est, selon les pays, nommé par les gardes pénitentiaires ou désigné par les détenus sur la base d’un prestige dont l’origine varie (éducation, probité, statut socioéconomique en dehors de la prison, expérience du milieu carcéral).

22Un détenu éduqué issu d’un milieu social élevé pâtira sans doute de sa méconnaissance des codes du ghetto, mais peut monnayer avantageusement ses compétences de lecture ou d’écriture auprès de ses codétenus. À la prison de Mfou (Cameroun), un instituteur est devenu « maire central » après 7 mois d’incarcération. Son capital culturel et sa capacité à négocier sa place auprès des détenus lui ont permis de gagner le respect et la confiance de tous et de devenir le responsable de l’hygiène pour l’ensemble de l’établissement (Birwe). À la Maca, ce type de détenu peut ainsi occuper les fonctions de notaire (chargé dans un bâtiment d’enregistrer contre le paiement d’une taxe les ventes ou les dons entre détenus afin d’éviter les contestations) ou d’officier comme écrivain public pour rédiger les requêtes adressées à l’administration des établissements (régisseur, greffier) ou les courriers envoyés aux juges ou aux avocats… (Le Marcis). D’autres catégories de détenus jouissent également du respect de leurs codétenus en raison d’une compétence ou d’une fonction spécifique. C’est le cas de ceux qui occupent la fonction d’imam ou d’agent de santé (Faye, Le Marcis).

23En Afrique du Sud, les chefs de cellule disposent d’un téléphone et peuvent communiquer directement avec les gardes pénitentiaires si un problème se présente lorsque ceux-ci quittent les bâtiments après la fermeture des cellules vers 14-15 heures (Gear). La même chose a été observée en Côte d’Ivoire (Le Marcis). En Tunisie, la proximité du kabran et de l’administration se traduit par une relation institutionnalisée : ce dernier fait des rapports oraux pour les commissions de disciplines. Il est ainsi considéré comme un mouchard par les autres détenus (Bouagga).

24Ainsi, le statut du prisonnier détermine les opportunités ou les contraintes vécues lors de l’enfermement. Par exemple, sans soutien de l’extérieur, le détenu politique n’est rien au Burundi. Un journaliste ayant effectué plusieurs séjours en prison pour raisons politiques rapporte des expériences très différentes selon qu’il était soutenu ou pas par son épouse (Deslaurier). En Côte d’Ivoire, le statut d’ATT (détenu incarcéré pour atteinte à la sûreté de l’État) ne permet pas d’avoir accès aux corvées permettant d’assurer un revenu dans la prison. S’il n’a pas de soutiens extérieurs, il est contraint de s’en remettre à la maigre ration pénale distribuée par l’administration ou au bon vouloir de ses codétenus (Le Marcis). Aucun statut n’est cependant définitif. Si un détenu VIP abandonné par son épouse peut perdre son statut initial dans la prison (Deslaurier), un détenu condamné et affecté au quartier Kosovo (quartier surpeuplé de la prison de Kondengui) peut se faire réaffecter dans le quartier des condamnés à mort où les conditions de détention sont plus favorables (Morelle). En outre, dans l’ensemble des pays étudiés, le séjour en prison ne semble profiter qu’à certains acteurs politiques pour lesquels il apparaît comme le passage obligé et décisif d’une carrière nationale [41].

25Dans le jeu des statuts au sein de la prison, celui d’étranger a une valeur relative. La plupart des étrangers « blancs » soutenus par des acteurs extérieurs (ambassades, avocats) sont assimilés aux VIP. D’autres « petits blancs » ne bénéficient pas de ce soutien et se noient dans la masse des détenus. La couleur n’est rien sans le réseau social. Quant aux étrangers issus du continent africain, ils sont le plus souvent contraints d’occuper des rôles de valet pour subvenir à leurs besoins en prison. Sans soutien familial, ni appui de la part de leurs chancelleries, ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes (et la Croix-Rouge le cas échéant) pour « faire leur prison » (Morelle, Le Marcis, Gear).

26La condition de VIP se confond souvent avec le statut social, politique et/ou économique de l’individu avant son incarcération, mais pas systématiquement. Une carrière délinquante importante, une grande expérience de la prison permet également d’accéder en prison à un statut privilégié. Ce statut permet de faire évoluer la valeur des lieux. Ainsi, alors que la cigarette est généralement prohibée dans les cellules, la présence d’un détenu important et fumeur transforme l’usage toléré de la cellule (Cameroun, Morelle ; Burkina Faso, Le Marcis). Un tel détenu a également le pouvoir de louer sa cellule à un autre détenu pour qu’il ait des rapports sexuels avec une partenaire le visitant (Cameroun, Morelle).

27Le statut du détenu est une clef dans la maîtrise des portes qui closent la prison. C’est le cas du VIP ou du délinquant respecté (comme un braqueur de banque), mais cela peut-être aussi celui du détenu atteint d’une maladie chronique. À la Maca, les détenus sous antirétroviraux bénéficient d’un accès permanent à l’infirmerie et d’une ration alimentaire supplémentaire. Paradoxalement, la maladie chronique devient alors promesse d’opportunités en prison. La réalisation d’un test VIH ou une consultation médicale, au-delà de la logique sanitaire qui en justifie la demande, est également un prétexte pour sortir dans la cour, un moyen d’y effectuer des transactions (Côte d’Ivoire, Le Marcis).

28L’espace est négocié, investi, conquis ou restreint. Les individus lui assignent un usage. Si l’espace est limité par des murs et des portes, il est également traversé par des biens et des personnes. La maîtrise de multiples usages de l’espace est fonction du statut individuel dans la prison. Appréhender les valeurs attribuées aux espaces, c’est saisir le jeu du pouvoir dans la prison.

29L’occupation de l’espace et son usage sont fonction du pouvoir de l’individu. Dans la prison de Kondengui (Cameroun), les trois groupes qui forment la hiérarchie de la prison (bas peuple, homme responsable, VIP) se voient attribuer un espace spécifique dans la prison dont la qualité est proportionnelle au statut des détenus [42]. Le bas de la prison présente des conditions extrêmes de surpopulation, les conditions de détention étant meilleures vers le haut de celle-ci. Occuper le haut de la prison, c’est avoir des conditions privilégiées de circulation, un accès facilité au parloir, à la nourriture et une meilleure cellule (moins chaude, mieux aérée, moins peuplée). Le statut de condamné à mort quant à lui confère paradoxalement un certain privilège dans la prison : l’encellulement est individuel, le quartier des condamnés à mort dispose de toilettes et de douches, ses occupants peuvent circuler et cuisiner. Contrairement aux autres quartiers, la ration pénale [43] y est distribuée mensuellement sous une forme non préparée (on parle de ration sèche). Ces conditions font de ce quartier un espace favorable au développement de diverses transactions dont les occupants sont les premiers bénéficiaires. Dans la prison de Gitega (Burundi), c’est dans le quartier Kibossi que sont incarcérés « ceux qui sont les boss » (Deslaurier). À la Maison d’arrêt et de correction de Ouagadougou, c’est dans le bâtiment amendement (le bâtiment des VIP de la Maco). Là, alors que le bâtiment témoigne en lui-même de la condition supérieure des détenus (ils bénéficient d’une cour ombragée et de chaises plastiques sur lesquelles ils passent la journée), la hiérarchie interne au bâtiment s’exprime dans le nom donné aux cellules. Les plus peuplées s’appellent Bagdad et Zimbabwe et les plus confortables Kosyam (nom du palais présidentiel burkinabè) et Maison-Blanche (du nom du palais présidentiel aux États-Unis). Dans cette dernière cellule, la cotisation hebdomadaire des détenus s’élève à 10000 francs CFA et comprend notamment l’abonnement à la chaîne Canal satellite… Dans le même établissement, la cellule mineur 7 du grand bâtiment est réputée abriter des fous. Elle ne dispose pas de toilettes et les détenus isolés, sans soutiens (dont certains détenus présentant des désordres mentaux) et incapables d’améliorer leurs conditions de détention y sont relégués (Le Marcis). À la Maca, le détenu incapable de payer le baygon[44] est condamné à dormir près des toilettes de la cellule (Le Marcis). En Afrique du Sud, le faible de la cellule, sans moyens ni protection, dort également près des toilettes. Egubudwini désigne en tsotsitaal [45] un espace inconfortable pour dormir [46]. Dans la maison d’arrêt de Sun City, le terme désigne la zone de toilettes de la cellule d’admission où sont placés les couchages des nouveaux venus et de ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas acheter un lit. Les lits, quant à eux, sont placés dans le fond de la cellule et occupés par les membres des gangs (Gear).

30Dans chacun des lieux d’enfermement étudié, les détenus s’organisent sous la forme d’un gouvernement à l’échelle de la cellule, du bâtiment et de l’établissement [47]. Le statut du détenu dans ce gouvernement est le produit croisé et fragile de trois catégories. La première est relative à sa peine (politique, droit commun, escroquerie). La seconde est liée à son statut social avant l’incarcération (niveau socio-économique, soutien familial). La troisième enfin est locale. Elle dépend de la capacité du détenu à « se débrouiller », à négocier sa place localement. Mais ce gouvernement des détenus n’est pas en conflit avec l’administration de la prison. Les deux institutions collaborent de manière pragmatique afin de co-construire un équilibre propice à la fois au maintien de l’ordre carcéral et au développement d’activités qui, si elles sont illicites et parfois violentes, sont cependant nécessaires à l’entretien des détenus dans un contexte de manque. La vision, dans ses deux dimensions passive et active, est centrale à l’expression comme à la revendication du pouvoir. Elle constitue une valeur cardinale du monde carcéral.

Voir, être vu

31Au sein de la prison, voir et être vu constitue un moyen important d’asseoir son pouvoir (Gear) ou d’assurer sa sécurité. Les postures des détenus, la théâtralisation des pratiques ordinaires expriment ainsi les hiérarchies de la prison. La façon dont les individus se meuvent est significative. Certains détenus circulent avec leurs gardes du corps (Morelle, Cameroun) ou accompagnés de leurs « éléments ». C’était le cas de Yacou « le Chinois », ancien caïd de la Maca, qui se déplaçait toujours dans la cour principale de la prison ostensiblement accompagné de ses « éléments [48] ». Dans les prisons sénégalaises, le ponkal désigne en wolof le costaud, celui qui en impose et dont le pouvoir doit se montrer dans la cour (Faye, Sénégal).

32Dans les prisons burkinabè ou ivoiriennes, chaque immersion au sein des établissements a commencé par une traversée ostentatoire de la cour de la prison par l’ethnographe accompagné du chef de cour ou d’un de ses adjoints (des détenus) (Le Marcis). Le Caisne, travaillant à la maison centrale de Poissy, s’affiche également avec un caïd, Androetti, au début de son ethnographie [49]. S’afficher avec tel ou tel caïd ou prisonnier, c’est garantir sa sécurité et désamorcer les inquiétudes, notamment celles relatives à la capacité de l’enquêteur à respecter les codes de la prison. C’est également assumer le fait de « prendre parti » dans la prison (et de se couper d’autres détenus éventuellement en conflit avec le chef de cour et ses éléments), mais c’est la seule façon d’y trouver une place. L’importance de la vision en prison est également soulignée par van Hoven et Sibley qui, rappelant les travaux Rhodes [50], appellent à saisir le jeu de la visibilité et de l’opacité qui sous-tend dans la prison imposition du pouvoir et formes de résistance, entre détenus comme entre détenus et personnels de surveillance [51]. À la Maca (Le Marcis), les gardes pénitentiaires se tiennent ostensiblement devant l’entrée de la prison, ainsi que devant certains bâtiments, mais leur absence est remarquable dans d’autres espaces notoirement dédiés au commerce de produits illicites. C’est le cas de « la Colombie », un espace de la cour où les détenus peuvent boire un nescafé et les nyankis (usagers de drogue) trouver de quoi fumer [52] ou acheter du tramol[53]. Dans ce contexte, mettre le gam sur quelqu’un (exposer publiquement les activités souterraines d’un individu), ce n’est pas seulement dénoncer un illégalisme, c’est rompre l’équilibre de la prison reposant sur une distinction partagée par l’ensemble des acteurs entre le vu et su, ce qui peut être exposé et ce qui doit rester caché. Cette tension entre le dicible et l’indicible opère également dans le jeu entre valeurs internes à la prison et valeurs externes par laquelle la société négocie sa propre légitimité à exécuter des décisions de justice. Sur le terrain tunisien, Yasmine Bouagga souligne que la négociation des valeurs, l’équilibre précaire au cœur du fonctionnement des prisons reste un non-dit des débats concernant les réformes institutionnelles. La façade de légalité et de fonctionnement administratif routinisé du système carcéral est mise en avant pour mieux souligner l’État de droit au détriment d’une réflexion sur l’État en pratiques. Ainsi, le fonctionnement toléré dans les prisons décrites sur le continent par les chercheurs du programme Ecoppaf reste dans le discours officiel une déviance intolérable dans le contexte de la construction d’un État de droit moderne. De multiples transactions caractérisent ce fonctionnement informel dont les significations et les logiques sont nécessairement contextuelles et relatives à des positions de pouvoir.

Transactions

33Les espaces de la prison sont des lieux de transactions. Celles-ci relèvent notamment du primum vivere, de la survie, mais ne s’y limitent pas. Ainsi, à la Maca, la ration pénale est systématiquement utilisée par les plus nantis comme une monnaie pour payer les services des détenus les plus démunis, sans soutiens extérieurs (Le Marcis, Côte d’Ivoire). Dans d’autres cas, comme à la MACZ (Maison d’arrêt et de correction de Ziniaré), le fait pour un détenu de recevoir le soutien de sa famille sous la forme de colis alimentaires lui assure l’accès à la cellule la moins inconfortable de la prison et la protection du chef de cour. Ce dernier le prend en effet sous son aile et lui assigne une place dans sa cellule en échange d’une rétribution en nature (Le Marcis, Burkina Faso). En Tunisie, le couffin désigne le panier apporté aux détenus par leur famille et autour duquel s’organise un réseau de solidarité – réciprocité entre détenus rassemblés sur la base d’une interconnaissance reposant sur une origine régionale (ou de quartier) commune. La circulation du couffin peut être aussi une occasion (parmi d’autres) de transactions de médicaments psychotropes, dont la marghouja, un plat dans la sauce duquel des médicaments écrasés sont incorporés. Les portions du plat sont consommées ou revendues dans la prison. Le couffin n’est cependant pas la seule source d’approvisionnement en médicaments psychotropes. Ils peuvent être aussi obtenus à l’infirmerie de la prison et les surveillants sont également au cœur du commerce de produits stupéfiants, comme d’une diversité de services (allongement des visites, accès aux activités sportives ou au travail, etc.). Les échanges sont réglés plus souvent en cigarettes qu’en argent liquide, même si ce dernier peut être collecté auprès de la famille (Bouagga).

34Dans l’ensemble des établissements étudiés, la nourriture est porteuse de valeurs multiples. Dans les prisons sud-africaines (Gear), le détenu en charge de la corvée de distribution de nourriture peut obtenir des faveurs sexuelles auprès de ses codétenus contre une ration plus importante. À la Maca, les plats circulent entre bâtiments des femmes (disposant d’une cuisine) et bâtiments des hommes au gré des relations qui se nouent entre détenus ; à la Maco, les détenus incarcérés dans le grand bâtiment se réunissent dans la journée dans la cour de promenade où ils cuisinent par petits groupes, entretenant ainsi des réseaux de solidarités (Le Marcis). À la MACZ (Le Marcis), le comité de gestion de la prison (composé de gardiens de sécurité pénitentiaires) possède un frigo installé sous un hangar dans la cour de l’administration. Des sachets plastiques d’eau y sont stockés au frais et commercialisés par un jeune détenu condamné à une courte peine pour le compte du comité. Pour atteindre ses clients, il circule dans tous les espaces de la prison : il sert les gardiens en faction dans la cour ou à l’extérieure de la prison, il abreuve les détenus travaillant au jardin en dehors de l’enceinte de l’établissement. La vente d’eau lui ouvre également les portes des bâtiments des hommes, des mineurs et des femmes. Ces dernières l’appellent en frappant sur la porte en fer de leur section et s’adressent à lui avec un surnom mi-affectueux, mi-moqueur : « Potlo[54], amène-nous de l’eau ! » La circulation de nourriture de l’extérieur à l’intérieur de la prison est donc cruciale pour les détenus. Si elle permet aux détenus d’améliorer leur alimentation, elle incarne également l’affection des familles qui cuisinent pour le détenu, elle permet à ce dernier, en la partageant, de négocier un soutien auprès de ses codétenus, elle donne l’occasion au potlo de la MACZ (comme aux porte-plats chargés de transmettre aux détenus les plats déposés à leur intention par leurs parents aux gardiens de faction à l’extérieur de la prison) de développer des interactions permettant un instant d’échapper à la violence de la prison. En outre, avec la nourriture ou l’eau, l’information circule dans et hors de la prison ou entre les bâtiments. Quant au détenu sans aide extérieure, il doit s’en remettre au bon vouloir des chefs, de ceux « qui se suffisent » (Maca, MACZ, Le Marcis). Ceux-ci les nourriront contre allégeance et services (entretien de la cellule, lavage du linge, portage d’eau, cuisine, voire rapports sexuels).

35Dans le cadre de ces transactions, le chef de gang, de cellule, de bâtiment acquiert un pouvoir considérable. Pour le préserver, il doit l’entretenir en redistribuant à ses obligés, mais également aux détenus les plus nantis qui pourraient contester son leadership. Générer de la ressource, en taxant les détenus recevant des colis, en faisant payer le transfert d’une cellule à une autre ou l’inscription sur le cahier malade permettant d’accéder à une consultation à l’infirmerie, est donc une nécessité. Ainsi, racket et redistribution de faveurs sont les deux faces de la logique transactionnelle au cœur de l’exercice du pouvoir en prison.

36Le personnel des établissements participe pleinement à ce réseau d’échanges transactionnels et la valeur attachée aux faveurs ne se limite pas uniquement aux interactions entre détenus. Ibsen montre d’ailleurs comment la dynamique des faveurs accordées par les gardiens aux détenus d’une prison norvégienne relève d’une modalité de maintien de l’ordre [55]. La dynamique des interdits et des faveurs traduit la dimension toujours négociée du pouvoir au service de l’absence de troubles dans la prison :

37

« La gestion tactique des illégalismes s’inscrit dans une stratégie globale consistant à renforcer le pouvoir de certains détenus influents. Ceux-ci ont, plus que les autres, la capacité de négocier leurs privilèges directement avec les surveillants gradés, bénéficient d’occupations “valorisantes”, subissent moins les atteintes corporelles inhérentes au dispositif carcéral [56]. »

38Les gardiens de prison participent aux transactions qui structurent le quotidien des espaces de détention. Les règles officielles définies par l’administration pénitentiaire sont modulées en fonction du statut du détenu et du contexte d’interaction. Dans l’ensemble des pays étudiés, la possession de téléphones ou de stupéfiants est formellement interdite mais, dans la pratique, ils ne sont interdits qu’à certains prisonniers et les gardiens en sont les principaux passeurs. Ces derniers obtiennent en retour des avantages financiers de la part de ceux qui contrôlent, à l’intérieur de la prison, les territoires de revente de la marijuana par exemple. Cette ambivalence de la position des gardes pénitentiaires et la négociation permanente entre normes officielles et normes pratiques ont également été soulignées dans le contexte français [57]. Le poids des normes pratiques comparé aux normes officielles est cependant plus lourd sur nos terrains d’enquête, comme l’ont montré les travaux menés dans les services publics africains à propos desquels la notion de normes pratiques a été avancée [58]. Celles-ci régissent de manière plus importante que dans les prisons du Nord les interactions entre les acteurs des établissements. Elles s’inscrivent dans le contexte d’une délégation de pouvoir plus systématisée, d’une petite corruption généralement mieux tolérée dans les services publics, de revenus faibles pour les fonctionnaires et d’une insuffisance du soutien (alimentation, soins, protection) offert par l’administration aux détenus. Cependant, plus que le résultat d’un manque qui serait caractéristique des prisons africaines (la distinction entre le Nord et le Sud ne serait alors que d’intensité), l’importance des normes pratiques témoigne en fait des logiques singulières de la prison en Afrique que révèle l’analyse en termes d’économie des valeurs. Cette économie des valeurs trouve son origine dès la mise en place du système carcéral sur le continent [59] et perdure dans ses développements postcoloniaux. Elle est également alimentée par l’ensemble des programmes et des actions qui se déploient encore aujourd’hui dans le champ international de la réforme pénitentiaire [60] et qui font l’objet de négociations et de réappropriations largement décrites dans d’autres secteurs [61].

39Au travers de ces transactions, la prison apparaît comme un milieu en prise directe avec les enjeux de la société où elle s’inscrit. Les échanges qui s’y déroulent sous-tendent la vie en milieu carcéral mais ont également un impact au dehors. Un chef du bâtiment infirmerie de la Maco rapporte ainsi qu’il parvenait pendant son incarcération à envoyer de l’argent à sa famille afin qu’elle achète de quoi se nourrir. Ce faisant, le revenu généré pendant l’incarcération permet d’éviter, au moins dans l’espace privé, la stigmatisation associée à l’incarcération. Un autre moyen d’éviter le stigmate associé à l’incarcération consiste pour le détenu à adopter le registre de la transformation de soi associée au séjour en prison. Moins que les programmes visant à la réinsertion des détenus (parent pauvre des politiques carcérales sur le continent), l’offre religieuse offre en prison une grammaire de la rédemption plus pragmatique.

Les multiples valeurs de la pratique religieuse

40La présence de la religion est également avérée dans les établissements du continent, tant par la pratique régulière des détenus (des espaces de prière sont attestés dans tous les établissements) que par la présence d’ONG confessionnelles (en majorité chrétiennes et dans une moindre mesure musulmanes) qui sont nombreuses à fréquenter les prisons pour y offrir des repas, y célébrer des cérémonies, produire du soin. Une anthropologie religieuse dans les prisons du continent reste encore à faire, reposant sur une ethnographie fine des rituels et prenant au sérieux les questions de rédemption, de transcendance et de conviction. Pour l’heure, on retiendra que les effets sociaux de la pratique sont multiples et renvoient aux multiples valeurs de la pratique religieuse en prison [62]. C’est le sens également des analyses développées à partir d’enquêtes menées dans des prisons en Alsace :

41

« Source de normes et de valeurs, elle aide le détenu à structurer ou restructurer son existence. Réservoir de mythes et de pratiques, elle l’aide à redonner sens à sa vie. Dotée d’un dieu qui peut être magique, aimant ou autoritaire, elle symbolise aussi un ailleurs possible. Enfin, le rôle de l’aumônier, dont la confession n’a pas toujours grande importance, est, là aussi, emblématique. Il endosse tour à tour la tenue du psychologue, du conseiller juridique, du frère ou de l’ami. Beaucoup se joue ainsi dans les interstices que le système laisse aux acteurs [63]. »

42Sur le continent, revendiquer une pratique religieuse en détention est une nécessité pour des détenus dont on attend qu’ils se transforment moralement et obtiennent le pardon. Au Sénégal, les détenus sont encouragés à assister aux offices religieux (Faye) ; au Nigeria, ne pas assister à un office ou à une lecture de la Bible ou du Coran est inconcevable tant le (pouvoir) spirituel est omniprésent au sein de la société nigériane, au point où tout individu se sent contraint de mettre en scène (souvent de manière ostensible) une pratique religieuse (musulmane ou chrétienne essentiellement) (Njeukam). En Afrique du Sud, ces sessions ne sont pas obligatoires mais donnent l’occasion aux détenus d’échapper à leur quotidien. La mobilisation des acteurs religieux n’est cependant pas toujours souhaitée, notamment au regard de contextes politiques globaux dans lesquels les espaces confinés s’inscrivent. Ainsi, en Tunisie, si des aumôniers juifs et chrétiens interviennent officiellement en prison, les aumôniers musulmans n’y sont pas admis par crainte de la radicalisation (Bouagga).

43En plus de l’évasion du quotidien que procure la participation aux cultes [64], des bénéfices directs lui sont également associés. À la MACGB (Maison d’arrêt et de correction de Grand-Bassam, Côte d’Ivoire) ou à la MACZ, participer aux cultes conduits ponctuellement par un pasteur se traduit, à l’issue de la cérémonie, par une distribution de nourriture (Le Marcis). Les acteurs religieux jouent également un rôle essentiel de conseil juridique auprès des détenus alors que les acteurs de la défense font cruellement défaut. Dans certains cas, il leur arrive même de financer le service d’un avocat. C’est le cas de l’abbé Bicaba au sein de l’établissement de Ziniaré au Burkina Faso (Le Marcis). Plus régulièrement, les aumôneries catholiques et/ou protestantes supplantent les services de santé dans la production du soin ou la délivrance de médicaments. Les acteurs religieux offrent également aux détenus des perspectives de réinsertion. En Afrique du Sud (Rawlings), ils offrent aux détenus une alternative légitime à l’offre de promotion morale puissante des gangs et des réseaux sociaux permettant de préparer la sortie. L’affichage d’une pratique assidue constitue d’ailleurs un argument de poids dans la négociation d’une libération conditionnelle.

44Dans les établissements abritant des hommes et des femmes, l’espace du culte s’avère également l’un des rares lieux où un contact est possible. Des mots, des messages, des regards s’y échangent. Des rendez-vous y sont pris. La dimension pragmatique de la pratique religieuse n’échappe pas aux détenus. Certains individus incarcérés à la Maca en attestent lorsqu’ils précisent qu’ils ne sont pas « chrétiens de prison » (Le Marcis). Ce faisant, ils se distinguent des autres détenus fréquentant les lieux de culte en précisant que leur pratique n’a pas débutée avec la découverte des ressources matérielles auxquelles elle donnait accès en prison.

45Au Nigeria (Njeukam), la conversion opérée en prison permet au détenu de regagner une estime de soi mise à mal par l’incarcération. Cette rhétorique est particulièrement puissante dans des sociétés comme le Nigeria ou l’Afrique du Sud où les Églises évangéliques témoignent d’un fort dynamisme (Njeukam, Gear). Pour autant, la conversion carcérale ne garantit pas toujours une réinsertion satisfaisante du détenu à sa sortie tant la stigmatisation reste puissante. En outre, quand bien même les détenus sont « sauvés », la marque de la prison reste tenace. Ainsi, en Afrique du Sud, certains détenus sud-africains membres de gangs leur échappent en prison à l’occasion d’une conversion (Rawlings). À leur sortie, ils n’échappent pas pour autant à leur condition de détenus puisqu’ils occupent auprès de leur église la fonction de détenu-témoin, attestant de la puissance de la conversion… Appréhender l’ordinaire des pratiques religieuses en détention au prisme de l’économie des valeurs permet d’en saisir l’épaisseur. Elles sont informées de multiples valeurs dont le jeu constitue le fait religieux en détention. Organiser un culte en prison permet aux représentants des religions du livre de développer une activité pastorale auprès d’un « public captif », au sens propre comme au sens figuré. La pratique religieuse est au fondement d’une grammaire de la rédemption propice au développement d’une subjectivité alternative à celle de détenu. La pratique peut être aussi un moment de rencontres entre détenus de sexe opposé (église catholique), un prétexte pour des transactions. C’est aussi un lieu de rencontres entre détenus et agents de l’administration pénitentiaire. Le lieu de la pratique religieuse est un espace investi par le détenu pour y agir comme un sujet dans un contexte de privation de liberté.

Penser l’irruption de la violence en termes d’économie de la valeur

46Les prisons sont incontestablement des lieux de grandes inégalités et de hiérarchies complexes qui touchent l’ensemble de la population du système carcéral, des détenus au personnel d’encadrement. La notion d’économie des valeurs invite à penser détenus et gardiens non pas dans un rapport nécessairement conflictuel, mais comme co-constructeurs de la réalité carcérale. Ensemble, ils produisent l’ordre carcéral et les valeurs qui sous-tendent les interactions qui s’y déroulent. L’économie des valeurs rappelle que pratiques, objets, espaces acquièrent une valeur dans le cadre d’interactions situées. L’économie des valeurs sous-tend l’équilibre précaire de la prison caractérisé par une interaction située, l’identité de ses participants et les logiques dont ils sont porteurs, en tant que garde pénitentiaire, détenu, professionnel de santé ou humanitaire, homme, femme, détenu politique ou braqueur… Cette économie s’inscrit dans des rapports de pouvoir et dans une circulation qui dépasse le cadre de la prison.

47Poser ainsi les termes du débat permet de laisser pour un temps les termes de coercition ou de soumission à l’autorité qui saturent les discussions développées sur l’ordre carcéral dans la littérature criminologique. Discuter de l’économie des valeurs, c’est comprendre l’économie relationnelle de la prison sans pour autant réifier la ruse, la corruption et les arrangements avec la norme comme caractéristique de la prison. C’est plutôt comprendre la logique ordonnatrice du surplus de normes, du trop-plein de social et de hiérarchies qui sous-tendent la vie en prison.

48Dans cette logique transactionnelle, la violence, y compris théâtralisée, est un outil de légitimation des puissants. La violence apparaît également comme le recours ultime pour regagner un statut perdu. C’est le cas en Afrique du Sud lorsqu’un membre de gang ayant perdu son rang poignarde un autre détenu afin « de regagner sa dignité » (Gear).

49L’analyse de l’irruption de la violence (ou de sa présence ordinaire) a fait l’objet de nombreuses publications dans la littérature carcérale depuis la fin des années 1980 à la suite d’une série de mutineries de détenus dans les prisons britanniques [65]. Ces travaux ont critiqué la recherche d’explications univoques à la violence (associant par exemple la violence à la présence de gangs, à la surpopulation, etc.). La mise en cause par les détenus non pas de l’incarcération en soi, mais de l’illégitimité du traitement reçu en détention (injustice, brimades, persécutions) a été soulignée [66]. Bosworth rappelle que, depuis l’ouvrage pionnier de Sparks, Bottom et Hay [67], l’analyse de la prison comme reposant sur un pouvoir totalisant a été dépassé pour laisser plus de place à une conception négociée du pouvoir en milieu carcéral [68]. Dès lors, il ne s’agit plus uniquement de saisir comment fonctionne la « société des captifs [69] » et de saisir les tensions entre gouvernement des détenus et administration officielle de la prison, ni de s’arrêter à une analyse en termes d’adaptations primaires et secondaires des reclus ou de culture subalterne. Mais il s’agit de prendre acte de la critique formulée par Carrabine [70] à l’encontre des analyses des révoltes carcérales dans lesquelles l’irruption de la violence était pensée comme rupture dans l’équilibre du pouvoir, et le moteur des rébellions comme manipulation de l’intérêt égoïste des détenus ou résistance à l’usage de la coercition pure.

50Ici, l’enjeu consiste plutôt à appréhender la grammaire de la forme de vie observable en prison comme réalité co-construite par ses différents acteurs, tout en tenant compte des circulations entre dedans et dehors et en plaçant la co-présence de logiques multiples qui traduisent la double face du gouvernement des populations en prison au cœur de l’analyse [71].

51Dès lors, la violence au sein de la prison gagne à être comprise comme la manifestation d’une réalité sociale caractérisée par un trop-plein de normes dont il convient d’interroger les logiques. Les violences (dont les mutineries) gagnent en effet à être comprises comme frictions dans les valeurs ou rupture de l’équilibre. Ce fut le cas à la Maca lorsque des gardiens réalisèrent une fouille des cellules sans la présence des détenus, bafouant les usages de la prison. Ce fut également l’origine de tensions au sein de l’infirmerie du même établissement lorsqu’une femme, nouvellement recrutée en tant qu’infirmière surveillante, mais sans expérience carcérale, tenta (sans succès) d’imposer, sans consulter le gouvernement officieux des détenus de la prison – et donc sans reconnaître la dimension négociée de la vie carcérale –, le détenu appelé à la seconder dans la gestion de l’infirmerie et dans l’organisation du travail des corvéables. La rupture du fragile équilibre qui permet le fonctionnement de l’économie des valeurs est également perceptible à la tension provoquée lorsque Frédéric Le Marcis pénétra en Colombie (lieu de consommation de drogues dans la cour de la Maca) avec un agent de santé sans y avoir été expressément invité par un détenu (Le Marcis).

52La notion d’économie des valeurs invite donc à appréhender la prison comme un contexte où de multiples acteurs entrent en interaction à l’occasion desquelles se distribuent, s’échangent et se consomment non seulement des biens matériels, mais également des ressources monétaires, et d’autres formes de biens insoupçonnés, comme le sexe, la santé, les pratiques religieuses dans toute leur épaisseur ou les postures morales. Au-delà d’un lieu de violence, la prison est un lieu de production de valeurs liées aux circulations dans et au travers de ses murs. L’économie des valeurs est indissociable des notions de transaction, de traduction et de négociation. Elle s’inscrit dans l’équilibre précaire de la prison. Elle est le résultat de la rencontre d’acteurs inscrits à plusieurs échelles et dans des rationalités différentes (détenus, gardiens, ONG, organisations internationales, ethnographe). Dans ce contexte :

53

« L’un des principaux défis auxquels les anthropologues sont confrontés dans la mise en place de ces espaces de réflexion communs est de prendre en compte les multiples rapports de pouvoir et leurs ambiguïtés, qui continuent à façonner les positions et les interactions de nos rencontres professionnelles et de terrain [72] ».

54Le cadre d’analyse de l’économie des valeurs peut se répéter à l’envi. Dans le domaine de la santé, la requête pour une consultation à l’infirmerie n’a pas la même valeur lorsqu’elle est émise d’un bâtiment longue peine qui est fermé ou lorsqu’elle émane d’un détenu logé dans un bâtiment ouvert ; un programme de prévention ne fait pas l’objet des mêmes rationalisations chez son bailleur, chez le médecin qui met le programme en place en prison, ou chez le détenu éducateur pair engagé dans une action de prévention et qui gagne de ce fait le droit de circuler librement dans l’établissement. En prison, comme ailleurs, pratiques et notions n’échappent pas aux traductions, négociations et autres appropriations, visibles et invisibles, dans un cadre toujours défini par des relations de pouvoir.


Date de mise en ligne : 27/02/2020

https://doi.org/10.3917/polaf.155.0055

Notes

  • [1]
    Le noushi est l’argot de la rue d’Abidjan. Il puise son vocabulaire dans les langues nationales ivoiriennes (principalement le dioula), mais aussi dans le français et l’anglais.
  • [2]
    T. de Herdt et J.-P. Olivier de Sardan (dir.), Real Governance and Practical Norms in Sub-Saharan Africa : The Game of the Rules, Londres, Routledge, 2015.
  • [3]
    G. Salle et G. Chantraine, « Le droit emprisonné ? Sociologie des usages sociaux du droit en prison », Politix, n° 87, 2009, p. 94.
  • [4]
    M. Morelle, Yaoundé carcérale. Géographie d’une ville et de sa prison, Lyon, ENS éditions, 2019 ; M. Morelle, « Être détenu à la prison centrale de Yaoundé (Cameroun) : une géographie du corps incarcéré », L’information géographique, vol. 80, n° 2, 2016, p. 93-113.
  • [5]
    J. L. Worrall et R. G. Morris, « Prison Gang Integration and Inmate Violence », Journal of Criminal Justice, vol. 40, n° 5, 2012, p. 425-432.
  • [6]
    E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973.
  • [7]
    M. de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1980.
  • [8]
    J.-P. Warnier, « Les politiques de la valeur », Sociétés politiques comparés. Revue européenne d’analyse des sociétés politiques, n° 4, 2008.
  • [9]
    Le programme Ecoppaf (Économies de la peine et de la prison en Afrique, <http://ecoppaf.hypotheses.org>) a reçu le soutien de l’Agence nationale de la recherche (ANR-15-CE27-0007). Les données présentées ici sont issues d’échanges et de documents de travail discutés lors de séminaires. Au fil du texte, les producteurs de données sont mentionnés par le nom des pays où les enquêtes ont été menées suivi de leur nom. Les membres du programme Ecoppaf dont les données sont mobilisées sont Habmo Birwe, Yasmine Bouagga, Christine Deslaurier, Sylvain Faye, Sasha Gear, Julia Hornberger, Frédéric Le Marcis, Marie Morelle, Lionel Njeukam, Kathleen Rawlings et Musa Risimati.
  • [10]
    Voir <https://southafrica.justdetention.org>, consulté le 1er septembre 2019.
  • [11]
    Il n’est pas possible de détailler ici les questions méthodologiques et éthiques de chaque site d’enquête.
  • [12]
    M. I. Cunha, « Sociabilité, “société”, “culture” carcérales. La prison féminine de Tires (Portugal) », Terrain, n° 24, 1995, p. 119-132.
  • [13]
    M. I. Cunha, « Sociabilité, “société”… », art. cité. Voir G. M. Sykes, The Society of Captives, Princeton, Princeton University Press, 1958.
  • [14]
    Pour Manuela Cunha, les travaux de Donald Cressey incarnent le mieux ces travaux. Voir D. Cressey, The Prison : Studies in Institutional Organization and Change, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1961.
  • [15]
    A. Chauvenet, « L’échange et la prison », in C. Faugeron, A. Chauvenet et P. Combessie, Approches de la prison, Bruxelles/Ottawa/Montréal, De Boeck/Presses de l’université de Montréal/Presses de l’université d’Ottawa, 1996, p. 49
  • [16]
    L. Le Caisne, « L’économie des valeurs distinction et classement en milieu carcéral », L’année sociologique, vol. 54, n° 2, 2004, p. 519.
  • [17]
    P. Ricœur, Temps et récit. 1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Le Seuil, 1983 ; P. Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, 1986, p. 69-72 ; J.-C. Passeron, « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue française de sociologie, vol. 31, n° 1, 1989, p. 3-22.
  • [18]
    L. Le Caisne, « L’économie des valeurs… », art. cité, p. 516.
  • [19]
    Ibid., p. 517.
  • [20]
    M. Bosworth et E. Carrabine, « Reassessing Resistance : Race, Gender and Sexuality in Prison », Punishment and Society, vol. 3, n° 4, 2001, p. 501.
  • [21]
    R. Trammell, « Values, Rules, and Keeping the Peace : How Men Describe Order and the Inmate Code in California Prisons », Deviant Behavior, vol. 30, n° 8, 2009, p. 746-771.
  • [22]
    A. Appadurai (dir.) The Social Life of Things : Commodities in a Cultural Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.
  • [23]
    Il s’agit du nom donné aux détenus en noushi. Ce nom est formé du mot kaba (la pierre noire de La Mecque et par extension la prison) et de ca (tiré du mot dioula cè qui signifie homme). Le kabaca, c’est littéralement « l’homme de la kaba », soit « l’homme de la prison » (Le Marcis).
  • [24]
    E. Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968 ; M. Morelle, « Être détenu… », art. cité.
  • [25]
    Le cargo est le fourgon qui emmène les détenus du tribunal à la prison.
  • [26]
    E. Goffman, Asiles…, op. cit.
  • [27]
    D. Bigo, « Ngaragba, “l’impossible prison” », Revue française de science politique, vol. 39, n° 6, 1989, p. 871.
  • [28]
    « Les nombres ». On parle ainsi des 26, des 27 ou des 28. Les 26 accumulent les richesses, les 27 sont associés avec le maintien des règles de la prison, les 28 sont associés aux crimes de sang, voir J. Steinberg, The Number : One Man’s Search for Identity in the Cape Underworld and Prison Gangs, Johannesburg, Jonathan Ball Publishers, 2004.
  • [29]
    Ibid.
  • [30]
    K. Waltorp et S. Jensen, « Awkward Entanglements : Kinship, Morality and Survival in Cape Town’s Prison–township Circuit », Ethnos, vol. 84, n° 1, 2019, p. 41-55.
  • [31]
    Ibid.
  • [32]
    M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
  • [33]
    B. van Hoven et D. Sibley, « “Just Duck” : The Role of Vision in the Production of Prison Spaces », Environment and Planning D : Society and Space, vol. 26, n° 6, 2008, p. 1001-1017.
  • [34]
    T. Dirsuweit, « Carceral Spaces in South Africa : A Case Study of Institutional Power, Sexuality and Transgression in a Women’s Prison », Geoforum, vol. 30, n° 1, 1999, p. 71-83 ; M. Morelle, « La prison centrale de Yaoundé : l’espace au cœur d’un dispositif de pouvoir », Annales de géographie, n° 691, 2013, p. 332-356 ; M. Morelle et D. Zeneidi, « Introduction », Annales de géographie, n° 702-703, 2015, p. 129-139.
  • [35]
    B. van Hoven et D. Sibley, « “Just Duck”… », art. cité, p. 1004.
  • [36]
    Y. Jaffré et J.-P. Olivier de Sardan (dir.), Une médecine inhospitalière : les difficiles relations entre soignants et soignés dans cinq capitales d’Afrique de l’Ouest, Paris, Karthala, 2003.
  • [37]
    En afrikaans, wyfie est le terme utilisé pour désigner la femelle d’un animal. Voir M. R. Lindegaard et S. Gear, « Violence Makes Safe in South African Prisons : Prison Gangs, Violent Acts, and Victimization among Inmates », Focaal : Journal of Global and Historical Anthropology, n° 68, 2014, p. 35-54.
  • [38]
    Z. Achmat, « “Apostles of Civilised Vice” : “Immoral Practices” and “Unnatural Vice” in South African Prisons and Compounds, 1890–1920 », Social Dynamics, vol. 19, n° 2, 1993, p. 92-110 ; M. Epprecht, Hungochani : The History of a Dissident Sexuality in Southern Africa, Montréal/Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2004.
  • [39]
    Respectivement « chefs des cellules » ou « nettoyeurs des cellules ».
  • [40]
    Le nom kabran est une déformation arabisée du terme « caporal ». Il désigne le chef de chambrée.
  • [41]
    Nelson Mandela est un exemple emblématique. Karim Wade, fils de l’ancien président sénégalais Abdoulaye Wade, en est un autre. Son inculpation pour malversation financière ayant eu lieu alors qu’il était aux affaires avec son père, puis son séjour en prison (il fut condamné à six ans de prison et à plus de 200 millions d’euros d’amende) ne l’ont pas pour autant exclu du jeu politique sénégalais. Il reste un acteur important de l’opposition au sein du PDS (Parti démocratique sénégalais) malgré son inéligibilité lors de la dernière élection présidentielle.
  • [42]
    M. Morelle, P. Awondo H. Birwe et G. M. Eyenga, « Politique de réforme et matérialité de la prison au Cameroun », Politique africaine, n° 150, 2018, p. 75-96
  • [43]
    La ration pénale est le nom donné à la nourriture allouée par l’administration carcérale à un détenu. On parle de ration sèche lorsque le détenu reçoit des ingrédients à cuisiner. Lorsque ce n’est pas précisé, il s’agit d’un plat préparé.
  • [44]
    Ce nom, emprunté à une marque de produit insecticide, désigne la cotisation (variable selon les conditions de vie dans la cellule) à payer chaque samedi par les codétenus d’une cellule pour financer le travail de ceux qui l’entretiennent (les valets).
  • [45]
    Langue de la rue urbaine sud-africaine puisant dans les langues parlées en Afrique du Sud et principalement l’afrikaans et l’isizulu. Le tsotsitaal est le pendant sud-africain du noushi ivoirien. Voir L. Molamu, Tsotsi-taal : A Dictionnary of the Language of Sophiatown, Pretoria, University of South Africa, 2003.
  • [46]
    A. V. Ngwenya, The Static and Dynamic Elements of Tsotsitaal with Special Reference to Zulu : A Sociolinguistic Research, Mémoire de master, Pretoria, University of South Africa, 1995.
  • [47]
    M. Morelle, « Power, Control and Money in Prison : The Informal Governance of the Yaoundé Central Prison », Prison Service Journal, n° 212, 2014, p. 21-25 ; F. Le Marcis, « Everyday Prison Governance in Abidjan, Ivory Coast », Prison Service Journal, n° 212, 2014, p. 11-16.
  • [48]
    F. Le Marcis, « Le destin de Yacou “le Chinois”. Carrière criminelle et devenir de la Côte d’Ivoire au prisme de la prison », Afrique contemporaine, n° 263-264, 2017, p. 85-101.
  • [49]
    L. Le Caisne, « De si dangereux condamnés. Construction sociale de la dangerosité en prison », Journal des anthropologues, n° 108-109, 2007, p. 183-210
  • [50]
    L. A. Rhodes, « Toward an Anthropology of Prisons », Annual Review of Anthropology, vol. 30, 2001, p. 65-83.
  • [51]
    B. van Hoven et D. Sibley, « “Just Duck”… », art. cité, p 1003-1004. « Comme Rhodes (2001) le suggère, nous devons tenir compte du “jeu de la visibilité et de l’opacité” et, selon nous, non seulement pour évaluer l’efficacité de la surveillance, mais aussi pour établir le rôle de la vision dans les stratégies d’adaptation quotidiennes des détenus, en considérant la prison comme un lieu de résistance, d’acquiescement ou d’indifférence apparente et un lieu de formation de relations sociales tant pour les détenus que pour les agents. Nous pourrions démêler cette complexité en étant attentifs aux “identifications subjectives, interpersonnelles et/ou corporelles inattendues” (Rhodes, 2001) qui font partie du monde social des détenus et du personnel, et en réfléchissant à la production de l’espace dans la prison du point de vue du régime et des détenus. » (B. van Hoven et D. Sibley, « “Just Duck”… », art. cité, 1015-1016).
  • [52]
    On y trouve le zep (pipe à fumer la drogue) utilisé pour fumer le gban (cannabis, on dit également skeng ou kali), le paa (héroïne mélangée avec de l’herbe), le popo (crack), le yoo (héroïne)…
  • [53]
    Le tramol est le nom donné au tramadol à la Maca, un analgésique aux effets opioïdes dont les cachets se vendent 500 francs CFA l’unité en prison.
  • [54]
    Il s’agit d’une contraction de « porteur d’eau ».
  • [55]
    A. Z. Ibsen, « Ruling by Favors : Prison Guards’ Informal Exercise of Institutional Control », Law and Social Inquiry, vol. 38, n° 2, 2013, p. 343.
  • [56]
    G. Salle et G. Chantraine, « Le droit emprisonné… », art. cité, p. 112.
  • [57]
    G. Benguigui, A. Chauvenet et F. Orlic « Les surveillants de prison et la règle », Déviance et société, vol. 18, n° 3, 1994, p. 275-294.
  • [58]
    T. de Herdt et J.-P. Olivier de Sardan (dir.), Real Governance…, op. cit.
  • [59]
    F. Bernault (dir), Enfermement, prison et châtiments en Afrique. Du 19e siècle à nos jours, Paris, Karthala, 1999 ; M. D. C. Diallo, Répression et enfermement en Guinée. Le pénitencier de Fotoba et la prison centrale de Conakry de 1900 à 1958, Paris, L’Harmattan, 2005.
  • [60]
    H. Colineau, « Interroger la diffusion des normes dans l’aide européenne aux pays en transition : les projets de réforme pénitentiaire », Politique européenne, n° 46, 2014, p. 118-140 ; F. Le Marcis, « A impossível governança da saúde em prisão ? Reflexões a partir da MACA (Costa do Marfim) », Ciência and Saúde Coletiva, vol. 21, n° 7, 2016, p. 2011-2020 ; M. Morelle et al., « Politique de réforme… », art. cité.
  • [61]
    J.-P. Olivier de Sardan, A. Diarra et M. Moha, « Travelling Models and the Challenge of Pragmatic Contexts and Practical Norms : The Case of Maternal Health » [en ligne], Health Research Policy and Systems, vol. 15, n° 1, 2017, <https://go.gale.com/ps/anonymous?id=GALE%7CA511353223&sid=googleScholar&v=2.1&it=r&linkaccess=abs&issn=14784505&p=AONE&sw=w>, consulté le 11 janvier 2020.
  • [62]
    C. Béraud, C. De Galembert et C. Rostaing, De la religion en prison, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.
  • [63]
    R. Sarg, et A.-S. Lamine, « La religion en prison : norme structurante, réhabilitation de soi, stratégie de résistance », Archives de sciences sociales des religions, n° 153, 2011, p. 101.
  • [64]
    Stanley, un détenu sud-africain, rapporte à Kathleen Rawlings le plaisir qu’il avait à se rendre le dimanche à l’église de fortune de la prison car il n’y était pas obligé de porter la tenue orange des détenus.
  • [65]
    R. Sparks, A. E. Bottoms et W. Hay, Prisons and the Problem of Order, Oxford, Clarendon Press, 1996.
  • [66]
    E. Carrabine, « Prison Riots, Social Order and The Problem of Legitimacy », British Journal of Criminology, vol. 45, n° 6, 2005, p. 896-913.
  • [67]
    R. Sparks, A. E. Bottoms et W. Hay, Prisons and the Problem…, op. cit.
  • [68]
    M. Bosworth, « Resistance and Compliance in Women’s Prisons : Toward a Critique of Legitimacy », Critical Criminology, vol. 7, n° 2, 1996, p. 5-19.
  • [69]
    G. M. Sykes, The Society of Captives, op. cit.
  • [70]
    E. Carrabine, « Prison Riots, Social Order… », art. cité.
  • [71]
    La dimension bio et nécropolitique du gouvernement de la prison est un exemple de la multiplicité des logiques qui sous-tendent le gouvernement de la prison.
  • [72]
    H. Dilger, S. Huschke et D. Mattes, « Ethics, Epistemology, and Engagement : Encountering Values in Medical Anthropology », Medical Anthropology: Cross-Cultural Studies in Health and Illness, 2015, vol. 34, n° 1, p. 4.

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