Notes
-
[1]
The World Bank, Rapport sur le développement dans le monde 2016 : les dividendes du numérique, Abrégé, Washington, The World Bank, 2016.
-
[2]
M. Castells, J. L. Qiu, M. Fernández-Ardèvol et A. Sey, Mobile Communication and Society : A Global Perspective, Cambridge, The MIT Press, 2007, p. 29, cité dans J. S. Archambault, « La fièvre des téléphones portables : un chapitre de la “success story” mozambicaine ? », Politique africaine, n° 117, 2010, p. 83-105 ; A. Chéneau-Loquay « L’Afrique au seuil de la révolution des télécommunications. Les grandes tendances de la diffusion des TIC », Afrique contemporaine, n° 234, 2010, p. 93-112.
-
[3]
Voir H. P. Hahn et L. Kibora, « The Domestication of the Mobile Phone. Oral Society and New ICT in Burkina Faso », The Journal of Modern African Studies, vol. 46, n° 1, 2008, p. 87-109.
-
[4]
J. Matlon, « Côte d’Ivoire. The Symbolic Capital of the Mobile Phone », Global Dialogue, vol. 4, n° 1, 2014, p. 33-34.
-
[5]
A. Chéneau-Loquay, « La téléphonie mobile dans les villes africaines. Une adaptation réussie au contexte local », L’espace géographique, vol. 41, n° 1, 2012, p. 83.
-
[6]
Voir H. Schilling, Aller se chercher. Urban Youth’s Making of Livelihood in Unstable Work in Abidjan and Berlin, Thèse de docotorat, Berlin, Humboldt-Universität zu Berlin, 2019, particulièrement le chapitre 6.
-
[7]
D. D. A. Nassa, « Contribution de la téléphonie mobile à la dynamisation du commerce informel dans la commune d’Adjamé à Abidjan en Côte d’Ivoire » [en ligne], Halshs archives ouvertes, 31 décembre 2011, <https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00655619/document>, consulté le 27 mai 2019 ; A. F. Loukou, « Les techniques d’information et de communication (Tic) et l’évolution de l’économique africaine : vers une hybridation des activités », Les enjeux de l’information et de la communication, n° 14, 2013, p. 103-116 ; M. Bamba, Téléphonie mobile et structuration de l’espace à Adjamé, Mémoire de maîtrise, Abidjan, Université Félix Houphouët-Boigny, 2011 ; K. Hamanys Broux de Ismael, La téléphonie mobile à Abidjan : usagers, usages et représentations, Saarbrücken, Éditions universitaires européennes, 2016.
-
[8]
Voir D. D. A. Nassa, « Contribution de la téléphonie mobile… », art. cité, p. 5.
-
[9]
Voir aussi H. Schilling, « Le marketing relationnel du bon chômeur : la cabine téléphonique comme ressource des jeunes pour gag ner en “entregent” et recon naissance sociale », in D. D. A. Nassa (dir.), Numérique, espaces et sociétés en Afrique, Actes du colloque, Abidjan, L’Harmattan Côte-d’Ivoire, 2019, pp. 371-380.
-
[10]
Pour une discussion plus générale, voir H. Schilling, Aller se chercher…, op. cit.
-
[11]
Voir P. Staab et O. Nachtwey, « Market and Labour Control in Digital Capitalism », Triple C : Communication, Capitalism & Critique, vol. 14, n° 2, 2016, p. 457-474.
-
[12]
Voir J.-J. Laffont et T. N’Guessan Tchétché, Telecommunications Reform in Côte d’Ivoire, Policy Research Working Papers No 2895, Washington, The World Bank, 2002, <elibrary.worldbank.org/doi/abs/10.1596/1813-9450-2895>, consulté le 19 avril 2017.
-
[13]
République de la Côte d’Ivoire, Code de télécommunications, 1995
-
[14]
K. Hamanys Broux de Ismael, La téléphonie mobile à Abidjan…, op. cit., p. 200.
-
[15]
Le tablier est une forme pauvre du commerce chez les urbains n’ayant pas le capital pour se construire un local. Un simple investissement dans une table en bois brut, qu’ils posent au coin de la rue, leur permet ainsi d’exposer quelques marchandises aux passants.
-
[16]
En référence à Jack London, Le Talon de fer, édition originale en anglais The Iron Heel, New York, MacMillan Publishers, 1908.
-
[17]
Cet article s’appuie sur le matériel ethnographique collecté par Hannah Schilling dans le cadre de sa thèse, Aller se chercher…, op.cit. Le travail de terrain était soutenu financièrement par une bourse doctorale de la « Deutsche Forschungsgesellschaft » (DFG, Agence allemande pour la recherche scientifique) au sein du programme doctoral « The World in the City » du Centre des études métropolitaines de l’université technique de Berlin. Il s’agit d’une trentaine d’entretiens approfondis réalisés entre 2015 et 2017 auprès de jeunes hommes âgés de 18 à 35 ans, tous engagés dans la vente de crédit de communication dans des cabines téléphoniques privées au moment de l’enquête. Les lieux des entretiens sont les quartiers dits d’habitat économique et de moyen standing des communes de Yopougon et de Koumassi. Ces quartiers abritent une population issue de la classe moyenne aux origines culturelles variées, ce qui détermine un profil d’enquêtés jeunes immergés dans un milieu social et familial où l’idée de la réalisation de soi à travers l’emploi public est prégnante. Les jeunes cabinistes ayant fait l’objet de l’enquête sont presque tous des étudiants, ou des diplômés au chômage ou en attente de leur premier emploi. Si l’enquête s’était déroulée dans la commune d’Abobo, nous aurions peut-être découvert d’autres profils de jeunes et d’autres aspects de la réalité des cabinistes en raison de leur inscription dans un environnement social plus populaire, mais cela n’est pas certain.
-
[18]
Voir H. Schilling, Aller se chercher…, op.cit., chapitre 5, pour une discussion plus détaillée.
-
[19]
Entretien avec Séverin, 25 ans, BEPC, Koumassi, 3 mars 2016.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
Voir H. Schilling, Aller se chercher…, op.cit., chapitre 7.
-
[22]
L. Proteau, Passions scolaires en Côte d’Ivoire. École, État et société, Paris, Karthala, 2002.
-
[23]
Entretien avec Timo, 23 ans, BEPC, Yopougon, 10 octobre 2015.
-
[24]
L. Proteau, Passions scolaires en Côte d’Ivoire…, op. cit.
-
[25]
Entretien avec Séverin, 25 ans, BEPC, Koumassi, 3 mars 2016.
-
[26]
L. Proteau, Passions scolaires en Côte d’Ivoire…, op. cit.
-
[27]
Entretien avec Loïc, la trentaine, maîtrise, Yopougon, 4 novembre 2017.
-
[28]
Voir B. Koenig, « Les économies occultes du “broutage” des jeunes Abidjanais. Une dialectique culturelle du changement générationnel », Autrepart, n° 71, 2014, p. 195-215.
-
[29]
Entretien avec Marian, 28 ans, baccalauréat, Yopougon, 4 mars 2016.
-
[30]
A. Bahi, « La “Sorbonne” d’Abidjan : rêve de démocratie ou naissance d’un espace public ? » African Sociological Review / Revue africaine de sociologie, vol. 7, n° 1, 2003, p. 1-17 ; S. Vincourt et S. Kouyaté. « Ce que “parler au grin” veut dire : sociabilité urbaine, politique de la rue et reproduction sociale en Côte d’Ivoire », Politique africaine, n° 127, 2012, p. 91-108. Sur le « grin » plus généralement, voir O. P. Hien, « Dynamique urbaine et nouvelles formes de négociation de l’existence sociale : les jeunes et les “grins de thé” dans la ville de Ouagadougou », in M. F. C. Bourdillon et A. Sangaré (dir.), Negotiating the Livelihoods of Children and Youth in Africa’s Urban Spaces / Négocier pour sa vie : les enfants et les jeunes dans les espaces urbains de l’Afrique, Dakar, Codesria, 2012, p. 187-199.
-
[31]
Cocody est un quartier perçu comme aisé où se situe la plus grande université d’Abidjan.
-
[32]
Entretien avec Boris, 24 ans, arrêt de l’école en 5e, Yopougon, 8 mars 2016.
-
[33]
Voir H. Raulin, « Le droit des personnes et de la famille en Côte d’Ivoire, 1969 » [en ligne], Base documentaire Horizon de l’IRD, 1969, <http://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_5/b_fdi_20-21/28201.pdf>, consulté le 27 mai 2019.
-
[34]
Voir M. D. Koué, Le modèle dioula. Quels enseignements pour la création de richesse ?, Abidjan, Éditions CCDE, 2014.
-
[35]
Entretien avec David, 29 ans, BTS électronique, Koumassi, 13 octobre 2017.
-
[36]
A. R. Hochschild, The Managed Heart : Commercialization of Human Feeling, Berkeley, University of California Press, 1983.
-
[37]
M. Touré, « Logique des contrats et réalité du marché : la filière de la grande distribution des cartes de recharge téléphoniques », Les cahiers d’Outre-Mer, n° 251, 2010, p. 403-418 ; A. F. Loukou, « Les mutations dans le secteur des télécommunications en Côte d’Ivoire et leurs implications » [en ligne], Revue française des sciences de l’information et de la communication, n° 3, 2013, <https://journals.openedition.org/rfsic/660>, consulté le 17 mai 2016.
-
[38]
Notes du terrain de Hannah Schilling, Abidjan, 30 mars 2017.
-
[39]
O. Nachtwey et P. Staab, « Die Avantgarde des digitalen Kapitalismus », Eurozine, <www.eurozine.com/die-avantgarde-des-digitalen-kapitalismus/>, consulté le 23 juin 2017. Voir P. Staab et O. Nachtwey, « Market and Labour Control in Digital Capitalism », art. cité. Voir aussi, sur cette question, T. A. Thieme, « The Hustle Economy : Informality, Uncertainty and the Geographies of Getting by », Progress in Human Geography, vol. 42, n° 4, 2018, p. 529-548. Merci aux lecteurs anonymes d’avoir souligné et renforcé cette lecture du phénomène.
-
[40]
Voir D. D. A. Nassa, « Contribution de la téléphonie mobile… », art. cité, p. 4.
-
[41]
A. Chéneau-Loquay, « La téléphonie mobile dans les villes africaines… », art. cité, p. 86.
-
[42]
Ibid., p. 85.
-
[43]
Voir D. D. A. Nassa, « Contribution de la téléphonie mobile… », art. cité.
-
[44]
Les 4P ont été introduits en 1960 par Edmund Jérôme McCarty comme plan de thèse pour traiter de la commercialisation des boîtes de conserve de maïs Green Giant en supermarché.
-
[45]
Entretiens menés par Hannah Schilling entre 2015 et 2017.
-
[46]
Voir M. Le Pape, L’énergie sociale à Abidjan : économie politique de la ville en Afrique noire, 1930-1995, Paris, Karthala, 1997 ; M. Le Pape et C. Vidal, « L’école à tout prix. Stratégies éducatives dans la petite bourgeoisie d’Abidjan », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 70, 1987, p. 64-73 ; A. Manou Savina, P. Antoine, A. Dubresson et A. Yapi Diahou, « “Les en-haut des en-bas et les en-bas des en-haut”. Classes moyennes et urbanisation à Abidjan (Côte d’Ivoire) », Revue Tiers Monde, vol. 26, n° 101, 1985, p. 55-68.
-
[47]
Sur l’histoire du conflit en Côte d’Ivoire, voir M. McGovern, Making War in Côte d’Ivoire, Chicago, University of Chicago Press, 2011.
-
[48]
Gouvernement de la Côte d’Ivoire, Plan national du développement 2016-2020, <www.gcpnd.gouv.ci/fichier/doc/ResumePND2016-2020def.pdf>, consulté le 12 septembre 2017.
-
[49]
Voir République de Côte d’Ivoire, Ministère d’État et Ministère de l’Emploi, des affaires sociales et de la solidarité, Document de politique nationale de l’emploi adoptée le 7 juin 2012, Abidjan, République de Côte d’Ivoire, 2012.
-
[50]
J. Ferguson, Give a Man a Fish. Reflections on the New Politics of Distribution, Durham/Londres, Duke University Press, 2015, p. 16.
-
[51]
Voir G. Koné, Les jeunes patriotes ou la revanche des porteurs des chaises en Côte d’Ivoire, Abidjan, Class ivoiriens, 2015.
-
[52]
N’D.-S. Guibessong ui, « La doctrine Ouattara de l’Ivoirien nouveau décryptée par le Dr Guibessongui N’Datien Séverin », Ivoire-Presse, 3 novembre 2015.
-
[53]
Ibid.
-
[54]
L. Bazin, « Le travail : un phénomène politique complexe et ses mutations conjoncturelles », Politique africaine, n° 133, 2014, p. 11.
-
[55]
S. Vatan, « Faut-il rompre avec les quasi-marchés pour penser la marchandisation ? » [en ligne], Économie et institutions, n° 24, 2016, <https://journals.openedition.org/ei/5703>, consulté le 29 mai 2017
-
[56]
Voir République de Côte d’Ivoire et al., Document de politique nationale de l’emploi…, op. cit.
-
[57]
Cela rejoint la description de Kate Meagher et Ilda Lindell pour l’Afrique en général, voir K. Meagher et I. Lindell, « ASR Forum. Engaging with African Informal Economies : Social Inclusion or Adverse Incorporation ? », African Studies Review, vol. 56, n° 3, 2013, p. 57-76.
-
[58]
A. Manou Savina et al., « “Les en-haut des en-bas et les en-bas des en-haut”… », art. cité ; F. Akindès, « Inégalités sociales et régulation politique en Côte d’Ivoire. La paupérisation en Côte d’Ivoire est-elle réversible ? », Politique africaine, n° 78, 2000, p. 126-141.
-
[59]
En référence au philosophe écossais Adam Smith (1723-1790), économiste libéral du temps des Lumières, et à la Pax economica d’Henri Lambert (1921). Voir A. C. Josephus Jitta et A. Sternheim, « Pax economica. La liberté des échanges internationaux. Fondement nécessaire et suffisant de la paix universelle et permanente. Henri Lambert. Bruxelles-Paris, Lamertin-Felix Alcan. 1921 », De Economist, vol. 71, n° 1, 1922, p. 642-656.
-
[60]
Voir O. Dembélé, « Côte d’Ivoire : la fracture communautaire », Politique africaine, n° 89, 2003, p. 34-48.
1Les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) sont aujourd’hui perçues comme un facteur essentiel dans le développement du continent africain. Selon l’opinion la plus répandue, « la technologie permet aux populations pauvres et défavorisées d’accéder à un monde de possibilités auparavant hors de portée [1] ». C’est le continent où le taux de pénétration du téléphone mobile augmente le plus rapidement depuis les années 2000 [2]. L’avènement du téléphone mobile s’y accompagne d’une promesse de développement, comme si l’arrivée des télécommunications permettait au continent d’entrer dans la « modernité [3] » et de combler rapidement son retard grâce à un raccourci technologique. En Côte d’Ivoire comme ailleurs, un tel discours techno-optimiste est exprimé tant au niveau des représentations que des usagers du téléphone mobile se font des nouveaux outils de communication [4] qu’au niveau des acteurs de l’innovation économique qui ont promu l’arrivée des NTIC. Ce secteur est aussi un vivier d’activités économiques porteuses d’espoir à même de mobiliser l’inventivité des jeunes dans les pays « en voie de développement », et d’exploiter leur habileté à s’approprier les nouvelles technologies d’une manière ingénieuse pour les adapter au contexte local. Cette capacité à générer de l’activité économique passe par la mise en valeur d’un savoir-faire entrepreneurial prenant appui sur la fabrique de nouveaux types de liens sociaux. On y voit une ouverture sur un dynamisme économique favorisant des jeunes se mobilisant autour de la promotion de l’entreprise numérique en « self-made-man » débutant dans la vente de rue ou par le bricolage informatique comme Bill Gates dans son garage… Annie Cheneau-Loquay souligne « qu’il existe un univers particulier des usages de la téléphonie mobile en Afrique » qui a généré une « nouvelle économie informelle dans les villes [5] ». Plutôt que d’informel cependant, il vaut mieux parler, en ce qui concerne les cabinistes, d’activités économiques à la lisière du formel et de l’informel, aux frontières diffuses [6].
2En ce qui concerne la Côte d’Ivoire, les recherches menées sur les NTIC et les économies de la téléphonie mobile [7] ont produit un savoir important sur le pouvoir du téléphone cellulaire à se diffuser dans l’ensemble du système économique, jusque dans les activités dites informelles. Dans ces travaux, une lecture prédominante considère que l’avènement de la téléphonie mobile a dynamisé le commerce informel et a permis de créer une multitude d’emplois directs et indirects à l’intersection des secteurs informel et formel [8]. Nassa montre par exemple comment le positionnement des cabinistes, à la fois vendeurs de crédits et offreurs de services d’appel directs aux coins des rues et des marchés dans les grands quartiers populaires de la ville d’Abidjan, crée une toile de points de service en communication à l’usage de tout un peuple de petits artisans et de commerçants, à l’échelle des passants et des piétons.
3Dans le prolongement de ces travaux, cet article analyse l’activité économique des cabinistes comme un cas exemplaire d’une nouvelle économie où les opérateurs de télécommunication se servent de la force de la main-d’œuvre jeune de manière ultra-flexible, sans leur fournir la moindre couverture des risques et dans une logique de rationalité de production avec une plus-value maximisée [9]. Les catégories analytiques qui séparent l’informel et un secteur dit « moderne » ont donc peu de pertinence dans notre analyse [10]. Il s’agit plutôt d’une mise au jour, dans la ville d’Abidjan, d’un système social de promotion de jeunes en tant qu’entrepreneurs dans le créneau de la distribution des services de téléphonie mobile. On y voit une forme d’ubérisation du travail par le « capitalisme digital » tel qu’il est discuté dans les contextes nord-américains et européens [11]. Cette stratégie d’entreprise minimise la rétribution et la prise en charge des droits sociaux de l’employé par l’employeur, ce qui implique que les jeunes cabinistes ne peuvent s’engager dans cette activité, qui n’est pas intrinsèquement rentable, que parce qu’ils sont soutenus par leur environnement social.
L’apparition du cabiniste dans les rues comme manifestation locale du capitalisme digital
4La téléphonie mobile arrive en Côte d’Ivoire lors d’une période de transformation politique et économique important. À la fin des années 1980, la compagnie publique des télécommunications est en difficulté : les équipements ont vieilli, la couverture territoriale du réseau filaire est limitée et le déficit financier est abyssal. Au début des années 1990, l’État ivoirien connaît une crise financière généralisée car il perd sa source principale de devises avec la dérégulation du prix des matières premières sur les marchés mondiaux et la chute des cours du café et du cacao due à cette mise en concurrence internationale des pays producteurs. Une politique nationale d’ajustement structurel des dépenses publiques est imposée par la Banque mondiale pour permettre à la Côte d’Ivoire d’accéder aux crédits internationaux et au service de la dette. Des milliers de fonctionnaires [12] ont alors été renvoyés, et les budgets impartis aux politiques d’éducation et de soutien à l’emploi salarié et local ont été drastiquement réduits. Dans le cadre de ces ajustements structurels, l’État ivoirien instaure un nouveau code des télécommunications en juillet 1995 [13] et procède à la privatisation du secteur sous la forme de concessions du marché à des entreprises. Plusieurs opérateurs étrangers prennent des concessions et s’installent en Côte d’Ivoire pour développer l’équipement et la couverture d’un marché de la téléphonie fixe, puis mobile où tout est à faire.
5En 2015, vingt ans après, les NTIC sont considérés comme un moteur du développement dans les discours politiques et entrepreneuriaux. Les concessions sont une source importante de revenus pour l’État. Le marché de la vente et des équipements est créateur de nouvelles activités rémunératrices aux échelles locale et infra-locale, telles que les cybercafés, les ateliers de publication assistée par ordinateur et autres échoppes de reproduction numérique et de photocopie. De même, dans les quartiers de la métropole, on assiste à l’apparition de nombreux jeunes vendeurs d’unités téléphoniques et d’appels à un coût plus réduit que ceux des abonnements individuels contractés auprès des agences. Ce personnage de jeune assis avec une batterie de cellulaires rangés sur une table tranche nettement avec la forme précédente du service des cabines téléphoniques à l’ère du téléphone fixe. En effet, autrefois, pour passer un appel à partir du quartier, l’usager devait s’installer debout dans une des rares cabines publiques accessibles sans personnel, isolée sur un trottoir. Le plus souvent hors d’usage, cette cabine satisfaisait bien mal le besoin de nombreux usagers sans téléphone fixe à la maison. L’avènement des NTIC a permis, à ses débuts, de satisfaire la demande grâce à un accès individuel à la possession d’un téléphone mobile personnel et à des abonnements directs pris en agence. Mais les coûts par appel de cette filière sont demeurés trop élevés et inaccessibles pour le plus grand nombre de ces usagers potentiellement nombreux, mais économiquement faibles. Ce marché à prendre a incité les entreprises de la téléphonie mobile à développer un concept de téléphones publics confiés à des agents contractualisés, permettant ainsi une gestion décentralisée pénétrant finement l’intérieur des quartiers [14]. Le coût des appels effectués par ce biais est quatre fois moins cher que celui des cellulaires personnels. Une téléphonie mobile de rue s’est ainsi développée. À première vue, ce kiosque s’inscrit dans le paysage urbain comme autrefois la petite table du tablier [15] offrait au coin de la rue le confort d’acheter à l’unité qui une cigarette, qui un bonbon. Ce tablier est désormais également équipé d’une batterie de cellulaires offrant l’accès aux réseaux de chaque compagnie de mobile en service dans la ville. Du fait de son taux de fréquentation élevé, ce service est devenu la fonction principale du jeune, et tous les usagers s’accordent, après des tâtonnements dans la fabrique du langage populaire ivoirien, pour l’appeler le cabiniste. Ce terme est nouveau, il met l’accent sur le fait que, dans ce segment capillaire du réseau de la téléphonie, la fonction d’animateur local est plus importante que le téléphone lui-même.
6Ne faut-il alors voir, dans la multiplication des cabines dans les quartiers et dans l’énergie déployée par les jeunes pour les tenir, que la seule expression assidue de ces compétences fonctionnelles pour conserver son statut et survivre au service du capitalisme extractiviste des compagnies de téléphonie mobile dénoncé au niveau international ? S’agit-il seulement d’un exemple supplémentaire et emblématique de jeunes contraints à la débrouille sous le talon de fer des vicissitudes du déclassement, de la crise de l’emploi et de la domination économique [16] ?
Vendeurs de crédits de communication au coin de la rue : jeunes déclassés ou entrepreneurs dans une économie libéralisée ?
7Dans les quartiers des classes moyennes abidjanaises où nous sommes partis [17] à la rencontre de cette jeunesse qui travaille dans la rue, le fait de vendre du crédit de communication est une activité très répandue au sein de la population, notamment chez les jeunes hommes diplômés ayant une vingtaine d’années. Selon les profils des gérants rencontrés, ils s’approprient cette activité de différentes manières, mais principalement comme une activité temporaire avant l’obtention d’un emploi stable. Une grande partie des gérants de cabines rencontrés soulignent le caractère temporaire de leur engagement dans la vente d’unités [18] : « C’est juste pour me démerder, me défendre, pour acheter peut-être mes vêtements, et puis peut-être à manger », dit Séverin, qui habite à Koumassi avec son père et ses deux frères, respectivement agent de police et ingénieur. L’activité est selon lui « pas trop suffisant pour un homme, parce que, de plus, je prends de l’âge et je ne vais pas rester en tant qu’un gérant de cabine [19] ». Séverin avait échoué au BEPC, par la suite, il ne voulait plus aller à l’école, parce que sa tête « n’était pas dessus ». La cabine téléphonique était considérée comme un moyen de gagner un peu d’argent au quotidien, indépendamment du groupe familial où son père était réticent à lui venir en aide :
« Je voulais jouer au foot. Je jouais, je jouais, bon, y’avait pas quelqu’un pour m’aider. À chaque fois que je trouve une opportunité, y’a personne. Voilà. Donc du coup, j’étais obligé d’arrêter, puis maintenant chercher à grandir moi-même pour avoir de quoi à manger. Parce que le vieux ne s’occupait pas totalement de nous. Voilà. Les petits soins d’homme, lui n’était pas dedans. Lui, il t’a mis au monde, tu es arrivé garçon. Il faut commencer à te chercher [20]. »
9De fait, la majorité des acteurs rencontrés voient dans la gestion de cabine une activité « temporaire » qui leur permet d’alléger leur poids sur l’économie du foyer familial, et de permettre ainsi à leurs parents de s’occuper des plus petits. La cabine leur offre au moins la possibilité de démontrer à la famille qu’ils sont actifs « à se chercher ». Au mieux, elle permet d’accumuler quelques bénéfices et de les redistribuer, et d’entretenir la possibilité d’obtenir un financement de la famille, de proches ou de voisins. Leur volonté de travailler reste toujours animée par leur espoir de passer les concours de la fonction publique afin de devenir gendarme, policier, infirmier, ou chauffeur de société.
10Un tel espoir est nourri par les foyers familiaux où ces garçons habitent et participent à l’économie commune. Le statut de bon élève organise les normes de mérite et ouvre à la possibilité d’avoir et de demander un soutien familial [21]. La qualité provisoire de l’activité de cabiniste est donc aussi une façon de garder leur perspective de réussite ouverte et de réaffirmer leur attachement à une promotion par l’école [22]. L’expérience de Timo, 23 ans, résidant dans une cité résidentielle à Yopougon, témoigne de la permanence de ces idéaux qui organisent les économies à la base des liens de parenté. Selon lui, c’est au moment où il a abandonné l’école qu’il a commencé à ressentir l’obligation de ne pas rester à la maison sans rien faire. Le fait d’abandonner l’école sans obtenir de diplôme a incité ses parents, tous deux instituteurs, à cesser de lui donner de l’argent de poche :
« [Avant] mes parents […] me donnaient de l’argent. C’est-à-dire, à la fin du mois, les fins du mois arrivent, tiens, tiens, tiens. Ça, c’est pour tes besoins. Ça, c’est pour telles choses. Quand je partais à l’école, ça, c’est pour l’école ; c’est le transport de l’école. Ça, c’est pour tes petits besoins à l’école, et ça, c’est pour tes besoins perso, perso, c’est-à-dire je percevais un peu chaque fois, chaque fin du mois. Je touchais de l’argent. Mes parents me donnaient de l’argent. […] Bon, l’école s’est arrêtée. […] J’ai arrêté l’école, j’étais là un moment. Mes parents étaient un peu en colère là. Ils étaient fâchés. Donc, arrivé un moment, ils me donnaient plus de l’argent. Tu vois [23] ? »
12Le fait que Timo ait quitté l’école a affecté son accès aux ressources moné- taires au sein de l’économie domestique et sa relation avec ses parents. Cette expérience renvoie aux attendus culturels d’une grande partie de la population ivoirienne chez laquelle le rapport à l’école joue encore un rôle important dans les stratégies de reproduction sociale de certaines familles [24] pour qui l’investissement financier dans les études des enfants est un effort prioritaire. Il en va de même pour Séverin, dont le père attend qu’il se réalise en tant que fonctionnaire, qui recherche un soutien en dehors des liens de parenté afin de se maintenir dans une situation d’attente. Dans son cas, une voisine est devenue une ressource pour commencer à travailler en tant que cabiniste. Louise, 33 ans, mariée, sans emploi, femme au foyer selon l’appellation locale de la femme ménagère, c’est-à-dire sans travail, titulaire d’un BTS, a mis à disposition de Séverin un capital financier pour acheter ses premières unités de communication. Pour Séverin, elle était devenue comme une mère :
« C’est par confiance qu’elle a voulu m’aider. […] Elle a eu la chance, elle a trouvé un bon mari, […] elle m’a considéré comme son petit frère. […] La relation qui est entre nous est forte. Parce que c’est quelqu’un à qui j’ai jamais manqué de respect. C’est vrai que peut-être tout le monde me trouvait impoli dans la cour, mais elle, quand je me trouvais devant elle, quand elle me parle, en tout cas j’arrivais à l’écouter quoi ! […] Aussi, elle avait confiance, elle essayait de me tester. Elle me donne une enveloppe. Elle dit : “Petit, tiens, il faut attraper.” L’enveloppe peut faire 2 ou 3 mois avec moi. Quand elle me réclame, j’enlève, je lui donne. Donc du coup, elle aussi elle a eu confiance en moi. Donc du coup quand j’ai un petit souci, que je l’appelle : “Ah ! La vieille mère voilà ça, ton petit là il est en galère hé ! Il faut sciencer [m’aider] !” Elle dit : “OK, il n’y a pas de problème, passe me voir.” Ce que j’en ai besoin, elle enlève, elle donne. […] Bon, je peux l’appeler comme une maman ! Parce que ce sont les mamans qui font ça pour leurs enfants. Tu n’es pas maman de quelqu’un, tu [ne] peux pas le faire ça là. C’est qui tu vas appeler, et puis tu vas demander service dix fois, il va te rendre le service dix fois. C’est rare. Donc c’est quelqu’un d’important pour moi [25]. »
14Ici, on voit bien comment le lien social en dehors de la parenté devient une ressource pour ce jeune en attente d’un premier emploi. Il s’établit sur une relation de confiance et basée sur le respect avec l’aîné et le voisin. Ainsi, Séverin appelle sa voisine « maman » pour indiquer son rapport vis-à-vis d’elle en tant que cadet social face à une aînée. Cette dame a un certain capital économique dans lequel elle peut puiser pour redistribuer à quelqu’un qui en manque, mais si celui-ci apporte la preuve de sa capacité à être entreprenant. En contrepartie, Séverin lui montre son respect en l’écoutant, en suivant ses conseils et en lui rendant des services. Ici, on voit l’importance de rencontrer et de susciter l’investissement d’un aîné ou d’un adulte en mesure de soutenir un jeune résident de son quartier qui n’est pas de sa famille. Cette personne devient alors comme un aîné, « un père ou une mère en économie ».
15Le fait de pouvoir conserver son statut de jeune respectable, dans l’espace public et au-delà des liens de parenté, devient tout aussi important que le bénéfice pécuniaire retiré de la gestion de la cabine. Les jeunes diplômés interrogés disent tous s’être approprié l’activité de cabiniste parce qu’ils se sont trouvés confrontés à une situation d’attente et de désœuvrement, en cours ou à la fin de leur formation scolaire. Le fait de quitter l’école au niveau du BEPC, par manque de moyens ou par défaut de moyenne, peut facilement être vu comme un échec social, d’où l’importance de se présenter dans le corps social familial, mais aussi du quartier, comme quelqu’un qui se débrouille en attendant la reprise de l’école, un bon étudiant qui ne reste pas les bras croisés face à l’adversité. En cela, ces jeunes ne sont pas différents de leurs aînés de la fin des années 1990 que Laurence Proteau présentait ainsi : « [Il s’agit de] se distancier de l’image sociale du “déscolarisé” : projets de formation dans des établissements privés ; inscription comme candidat libre aux examens […]. Surtout, en présentant sa situation comme temporaire et réversible, on cherche à imposer une image de soi opposée à celle de l’inactivité et de la délinquance supposées des déscolarisés [26]. »
16Par exemple, Loïc souligne le fait qu’il a dû apprendre à gérer la relation avec les gens qui viennent le taquiner et se moquer de lui, en le traitant notamment de vigile du quartier, en leur démontrant ses capacités à mener un débat et à préparer des dossiers :
« Ils se sont rendu compte que c’est des intellectuels qui sont assis là, ce n’est pas des bons à rien. Ils se sont rendu compte qu’eux-mêmes, ceux qui se moquent de nous, eux, quand ils ont des problèmes, ils viennent, ils nous approchent […], peut-être […] pour constituer un dossier comme ça. Le gars, il n’arrive pas à le faire. Il vient, il te trouve : “Mon petit, est-ce que tu ne peux pas ?” […] Tu l’aides à écarter la situation. Il dit : “Ah mais, tiens, ce monsieur qui gère la cabine là, il peut faire cela ?” Même lui, il est surpris ! Et puis à partir de ce moment-là, chaque fois […], il te donne du respect [27]. »
18Face au sentiment de déclassement, la gestion d’une cabine téléphonique ne représente pas une profession à laquelle les jeunes diplômés veulent s’identifier. Ils affichent toujours des projets d’études et de concours permettant d’entrer dans la fonction publique, et expliquent qu’ils se sont lancés dans l’activité de la gestion de cabine comme un moyen à portée de main pour surmonter les obstacles qu’ils rencontrent dans leur parcours scolaire ou pour obtenir leur diplôme. Les jeunes diplômés interrogés restent ainsi attachés à cette image valorisante d’un étudiant inscrit dans un processus vers l’emploi supérieur et préoccupé de sa promotion.
19Ainsi, les jeunes diplômés interrogés sont tous dans un travail intellectuel de recherche personnelle pour valoriser leur capital scolaire issu de l’investissement de leurs parents. Cela leur permet de renvoyer une bonne image en société. Ils rompent ainsi avec l’image sociale du « jeune déscolarisé », catégorie sociale présentée dans les discours publics comme vulnérable, celle d’un enfant abandonné risquant de se perdre dans la drogue, l’alcool ou de se lancer dans des pratiques illicites tel que le « broutage » informatique (hackers, cyber-pirates et arnaqueurs à la « lettre nigériane ») [28].
20Marian est un gérant de cabine de 28 ans et son discours laisse également transparaître cette négociation pour se donner une image sociale positive dans la rue, celle d’un jeune méritant, débrouillard et de bonnes mœurs. Il était vital pour lui d’éviter d’être mis au ban et classer comme un délinquant potentiel par les résidents adultes du quartier. Les clients sont pour lui des grandes personnes qui lui donnent de nombreux conseils sur la vie :
« Moi, je suis à ma cabine, je suis un gars, je suis calme, puis les gens m’observent, toujours bien souriant. Donc lui-même [une grande personne], puis bon [il dit] : “Petit, c’est bien, il faut continuer comme ça. Tu as quel niveau ?” Je dis non, que moi je suis étudiant, j’ai mon Bac, L2 voilà. Moi mes parents ils vivent, mon papa et ma maman, ils vivent, et puis je dors chez eux [29]. »
22La manière dont Marian souligne ses qualités de sociabilité démontre à quel point les jeunes gérants veulent donner une image de paix et de volonté d’insertion sociale qui les démarque de toute participation à la violence de la rue. Ainsi, la posture des jeunes dans l’espace public en tant que gérants de cabine est totalement différente de celle des jeunes patriotes du FPI et des militants du RDR, réputés pour leurs manifestations politiques bruyantes et leurs démonstrations de force agressives durant la crise civile. Ces derniers s’appropriaient également les espaces de sociabilité, comme les agoras locales, les places de maquis et les « grins de thé [30] », mais pour en faire des lieux de débats et de mobilisation politiques. En contraste, les cabines apportent une image pacifique et souriante de dynamisme commercial à une jeunesse présente dans la rue pour assurer son intégration économique, ou à des étudiants besogneux en quête de moyens pour passer des concours ou soutenir leur famille.
23Boris, un autre gérant de cabine, souligne que sa coopération avec un jeune plus lettré lui a apporté beaucoup, car le fait de travailler avec quelqu’un qui est « étudiant » lui a appris à bien s’exprimer, ce qui important pour lui lors des interactions avec ses clients :
« Si je marche avec quelqu’un qui est illettré, je gagne quoi en retour ? Parce que moi je veux marcher avec quelqu’un qui peut m’apporter beaucoup. Lui, il est à Cocody [31], hein voilà, je marche avec lui. Je pense qu’avec ça, moi, j’arrive à m’exprimer facilement, malgré le fait que je ne suis pas allé à l’école hein. Je ne suis pas allé loin, voilà, mais souvent, quand on m’approche, on me dit : “Mais toi, tu as fait les bancs !” Je dis : “Oui, un peu.” Parce que quand je suis avec lui, il y a beaucoup de choses [qu’il m’apporte. Comme] parler bien le français, bien s’exprimer, c’est déjà bien. Même quand je dis des trucs qui ne sont pas justes, il me corrige et puis je pense que c’est bon, voilà [32]. »
25Loïc, Boris et Marian construisent ainsi cette représentation de « bons élèves », de « bons jeunes », qui épouse celle véhiculée par la rhétorique chère au Président Ouattara de « l’Ivoirien nouveau, acteur d’une société de l’émergence ». C’est une représentation qui correspond également à la façon dont le citoyen ivoirien moderne est défini dans la première constitution nationale ivoirienne de 1960 [33] et au modèle Dioula [34] de réussite des commerçants traditionnels. Elle résonne positivement partout et chez tous, dans les discours sur soi comme dans les interlocutions quotidiennes des jeunes gérants avec leurs clients. C’est ce qui ressort du témoignage de David qui travaille dans le quartier résidentiel de Koumassi :
« Bon, cela affecte positivement les gens. On sait que toi, tu ne voles pas, hein d’abord. Tu sais que on sait que tu te débrouilles, parce que le fait de t’asseoir, vendre tes unités là, c’est qu’il faut avoir le courage. Parce qu’il faut être patient. C’est un bon témoignage aussi. Mais en attendant que tu n’as pas encore eu grand-chose, tu n’as pas encore eu un emploi ou bien ou tu n’as pas encore eu quelque chose à faire. Cela t’aide. Si quelqu’un, par exemple quand quelqu’un a un magasin ou bien un truc, on peut t’appeler à aller le gérer. On sait que tu gagnes peu. Il va te dire : “Ah mon petit, comme tu gagnes peu ici, vient gérer mon magasin, tu vas avoir plus.” Tu vois, ça aussi c’est avantageux [35]. »
27Se constituer une « bonne tenue sociale » ne passe pas seulement par la distinction culturelle que donne le capital scolaire, mais implique aussi un travail émotionnel sur soi [36], notamment une gestion de sa colère, comme Simon l’explique en soulignant « qu’il faut avoir un cœur très doux parce qu’ici c’est tous le temps des palabres, parce que le client est roi ». Simon vend des unités au carrefour Siporex à Yopougon, un lieu de passage qui rend plus anonyme les relations avec les clients et explique sa description des échanges comme impersonnels. De manière générale, un gérant de cabine localisée au centre d’un quartier résidentiel délivre au quotidien un service de transfert d’unité et d’appels téléphoniques à la quasi-totalité de la population résidente. Cette cabine est un lieu de sociabilité du quartier, un point de rencontre et de croisement cosmopolite entre des individus variés.
Le marketing des jeunes cabinistes : une simple ressource humaine des compagnies ?
28Par définition, le marketing consiste à créer une relation durable avec le consommateur en lui offrant un lien, et non pas seulement un bien. Pour les compagnies de télécommunication, ce travail de relations sociales que les jeunes diplômés interrogés réalisent à travers la gestion d’une cabine téléphonique se présente bien comme une ressource. Le système de distribution de leurs produits s’organise autour de cet appareil de quartier capteur de clientèle par le biais des « gisements » de relations entretenues par chaque cabiniste.
29De fait, les gérants de cabines opèrent comme le dernier maillon de la chaîne de distribution que les entreprises de mobiles ont organisée en sous-traitance. Ces opérateurs, principalement Moov, MTN et Orange au moment de l’étude, vendent des stocks d’unités de communication soit à des sociétés de distribution ivoiriennes (le cas d’Orange), soit à des acteurs privés (cas des compagnies Moov et MTN), qui eux-mêmes redistribuent les unités aux très petits entrepreneurs que sont les cabinistes, qui peuvent à leur tour déléguer à un tiers la gestion de la cabine. Ces gérants de cabines se connectent au réseau de distribution virtuel par le biais de puces spécifiques qui leur permettent d’être identifiés et enregistrés chez l’opérateur téléphonique comme revendeur d’unités. L’opérateur fixe la répartition des bénéfices : pour une vente de 10 000 francs CFA de crédit de communication, 400 à 600 francs CFA reviennent au vendeur et lui sont versés sous forme de « crédit de communication » sur la puce identifiée [37]. Pour commencer l’activité, il suffit de se procurer une puce appelée « puce de cabine ». En plus de payer la puce, il faut faire enregistrer sa carte d’identité auprès des franchisés ou des détaillants des opérateurs télécommunication pour être identifié en tant qu’acteur de ce réseau. À part cela, la vente de crédit de communication est une activité générique qui ne demande pas d’insertion au préalable dans des réseaux ou de compétences particulières ; chacun peut s’approprier cette activité en remplissant les conditions demandées. La base de l’activité est un lieu de travail bien exposé aux chalands, soit en bordure de rue, aux carrefours de marchés, soit dans des espaces publics des quartiers. À cela s’ajoute le capital financier pour acheter les unités de communication à vendre. De même, les cabinistes doivent organiser les outils de travail, les portables et une petite table, ainsi que les pancartes signalétiques. Les franchises offrent des gadgets, des parasols ou des panneaux publicitaires distribués en fonction de la rentabilité de la cabine et des liens de confiance que les gérants ont tissés avec leurs fournisseurs. Les cabinistes permettent ainsi aux opérateurs de gagner une visibilité sur les espaces urbains, dans tous les réseaux capillaires ou interstitiels des quartiers résidentiels et populaires, aux abords des rues ou des passages les plus fréquentés. Capter le client demande cependant un travail sur soi particulier selon les gérants de cabines interrogés, car il est nécessaire de respecter des contraintes en matière de marketing. Les opérateurs organisent d’ailleurs des formations afin de permettre aux cabinistes d’améliorer leur capacité d’achalandage des clients. Lors d’une invitation à déjeuner dans un restaurant au bord de la lagune Ébrié, un employé d’une entreprise du secteur a eu pour mission d’inculquer aux jeunes gérants de cabines les bonnes manières, l’élégance et la courtoisie qui doivent être les normes de leur comportement professionnel face aux consommateurs. Il leur a rappellé la nécessité de se « professionnaliser » et de faire du rapport social une technique pour augmenter les ventes : « Ne soyez pas en marge, suivez le développement ! » Il a poursuivi en expliquant comment la professionnalisation passe par un accueil dans les formes, tel que pouvoir présenter son passeport, se faire connaître du distributeur sous son nom véritable, sans utiliser de surnom. De même, il faut travailler beaucoup, démontrer son assiduité par sa présence régulière et ne pas s’adonner au favoritisme. Il a mentionné également les consignes d’hygiène : « Il faudrait se faire choco, se mettre en costume cravate, avec une bonne coiffure, et montrer beaucoup de propreté, de la courtoisie, de l’humour et du sourire [38] ! ». Ce genre d’événements en conseil-formation permet d’entretenir un esprit et un sentiment d’appartenance au dispositif entrepreneurial de l’opérateur chez les gérants de cabines sans recourir à un système de prime. Les nouvelles formes de génération de la richesse font que le rôle des cabinistes est important, mais que la rentabilité de leur travail n’existe, pour les opérateurs téléphoniques et leurs partenaires locaux, qu’en dehors de tout contrat de travail. Quand les gérants demandent à disposer de costumes à l’enseigne de la société, celle-ci refuse catégoriquement car une telle apparence ferait de ces gérants indépendants des employés avec des droits. De fait, à part l’enregistrement des puces, il n’y a pas de contrat de travail signé entre les gérants et les entreprises. Les jeunes cabinistes rencontrés sont pour certains des employés dans le sens où ils s’inscrivent dans le cadre d’une collaboration ou bien travaillent pour quelqu’un qui leur a offert le capital pour commencer la vente des unités. Leur rémunération est établie de différentes manières, soit un montant fixe par mois, soit un montant en fonction du bénéfice généré. Le contrat écrit n’existe pas souvent, il est plutôt oral. Le gérant de cabine peut difficilement être considéré comme un entrepreneur « libre » car la compagnie coupe automatiquement sa puce si le stock d’unités n’est pas renouvelé dans les trois jours. Le statut du travailleur est donc ambigu, il est surveillé et discipliné comme un employé, même si les codifications de son travail en font une activité indépendante sans contrat écrit véritable. L’émergence des cabines privées comme activité économique pour de jeunes acteurs à la marge du marché de l’emploi salarié est donc non seulement liée à un phénomène de comblement d’un marché résiduel de clients potentiels trop peu argentés pour les appareils de services standards, mais s’inscrit également pleinement dans les débats sur les formes d’organisation du travail et d’accumulation, tels qu’on les discute dans les débats sur l’ubérisation du travail. Dans une logique d’exploitation du marché au mieux des intérêts de l’entreprise concessionnaire, ces stratégies renvoient à des discussions plus globales sur les transformations du rapport entre capital et travail avec l’avènement de la révolution numérique. La main-d’œuvre devient alors corvéable à merci, hyperflexible, et les investissements de l’entreprise dans la sécurité physique et sociale des travailleurs sont réduits à zéro [39]. « Pour une meilleure couverture et diffusion de leurs produits, les entreprises de téléphonie mobile elles-mêmes s’appuient directement sur leurs différents agents commerciaux mobiles, auxquels des secteurs territoriaux sont affectés pour le ravitaillement des commerçants-détaillants en vue de servir la clientèle [40]. » Annie Chéneau-Loquay confirme cette tendance au sein du secteur des NTIC lorsqu’elle relève que les entreprises multinationales déploient des « stratégies d’externalisation et de sous-traitance de leurs services pour une recherche de flexibilité permettant de réduire les coûts de la main-d’œuvre et de transférer le coût des fluctuations de la demande, ce qui a eu pour effet d’encourager l’emploi informel [41] ». Elle ajoute que ces nouvelles organisations du service engendrent des profits considérables pour ces entreprises multinationales, « aidées en cela par des systèmes de régulation peu contraignants de la part des États et encouragées par les discours mythiques des organisations internationales prônant l’élargissement du service universel [42] ».
30Ainsi, l’industrie de la distribution des produits de la téléphonie cellulaire réinvente la pratique commerciale, non seulement à travers l’empreinte qu’elle laisse sur et son usage de l’espace urbain [43], mais, plus important pour notre propos, également en créant la fonction de cabiniste. Dans les faits, la cabine de recharge en unités de communication téléphonique n’est donc pas seulement née des initiatives spontanées de la population abidjanaise. C’est aussi une activité précaire s’inscrivant dans les stratégies des grands opérateurs téléphoniques comme un poste essentiel pour exploiter au mieux le marché urbain, ce dans la juste application des quatre principes historiques du marketing [44] : le produit (product), le prix (price), la distribution (place) et la communication (promotion).
31Le personnel des franchises de ravitaillement interrogé confirme cette observation [45]. C’est la personne du détaillant en elle-même qui est vitale pour le développement de leur marché. Les opérateurs de télécommunication ont tenté d’automatiser la recharge des unités à travers l’outil Mobile Money, ce qui aurait dû rendre les cabinistes superflus. Ils ont été tout de suite confrontés au fait que ces derniers sont des maillons humains incontournables pour générer la confiance nécessaire à la transaction et faire du cash-flow dans les segments les plus populaires du marché de la téléphonie. Le directeur d’une franchise de distribution d’unités explique, lors d’une conversation informelle le 18 mars 2019, que la compagnie, ayant compris cela, envisage d’introduire de nouvelles puces auprès des gérants de cabines qui pourront à la fois fournir des unités et effectuer des transactions par Mobile Money. Ce dispositif va impliquer que la compagnie accepte qu’une plus grande marge du bénéfice revienne aux cabinistes, ce qui prouve que, pour elle, cette part de marché résiduel, au sens où il concerne une micro-économie quotidienne, représente bien un potentiel important : le marketing des cabinistes facilite aux entreprises de télécommunications le développement d’un marché de consommation.
32Les entreprises multinationales exploitent au moindre coût possible cette ressource irremplaçable que représente la localisation diffuse de tous ces cabinistes dans l’espace interstitiel des quartiers urbains, et leur intelligence sociale pour drainer et fidéliser les consommateurs dans les réseaux capillaires des tout petits demandeurs de service téléphonique de proximité. Les compagnies jouent de la forte concurrence qu’elles instaurent au sein d’une force de travail d’un nouveau type : celui des travailleurs indépendants, facilement renouvelables et placés sous la menace d’un système délocalisé d’accès à la recharge directe du client qui les rendrait inutiles. Peu de place est donc laissée à l’expression des velléités de revendication syndicale des jeunes cabinistes. L’intention des compagnies de procéder à la dématérialisation de la vente des unités téléphoniques à travers une robotisation intégrale participe grandement à cette mécanique extractiviste doublée d’intimidation et libérée de toute obligation d’entretien de la ressource humaine.
33Pour les jeunes interrogés, la cabine est bien une manière de faire du lien, mais leur témoignage révèle que leur visée dépasse grandement la seule vente du produit. Il s’agit bien plus pour eux de s’insérer dans des relations sociales qui peuvent leur être bénéfiques sur le plan matériel et symbolique. Ils s’évertuent à créer des relations de voisinage en dehors des liens de parenté, en misant sur une sociabilité fondée sur une relation empathique entre l’autre et le jeune en tant que voisin, sur le respect du cadet vis-à-vis de l’aîné, et sur la reconnaissance de la valeur du plus jeune par celui qui est plus avancé en âge du fait de sa réussite économique. Ainsi, au-delà de la précarité d’une activité économique difficilement rentable à leur niveau, il s’agit d’un support pour leur reconnaissance sociale, d’un véhicule pour l’expression d’une solidarité intergénérationnelle qui est porteuse de lien social. C’est donc pour le marketing de sa propre personne que le jeune entreprenant utilise sa cabine.
34Le positionnement de ces jeunes cabinistes doit se comprendre dans le contexte politique plus général de la Côte d’Ivoire où, de fait, les jeunes se retrouvent en situation de précarité sur le marché de l’emploi. Avec la liquidation progressive du modèle de l’État providence du président Houphouët-Boigny [46] et dix ans de crise civile [47], la Côte d’Ivoire a vécu un changement de projet de société marqué par une ultralibéralisation. Le programme actuel de l’État ivoirien pour « une Côte d’Ivoire émergente » évoque l’entrée du pays dans une économie financière et libérale soumise aux intérêts des grandes entreprises internationales, dont ceux des compagnies de téléphonie. Sa stratégie nationale est de développer le secteur privé et la société tout entière selon une conception très libérale de l’économie qui englobe les activités traditionnellement qualifiées d’informelles comme autant d’initiatives entrepreneuriales aux échelles locale et infra-locale. De manière générale, le plan de développement économique et social de la gouvernance Ouattara adopté le 9 décembre 2015 est une déclaration d’intention visant à « faire de la Côte d’Ivoire, un pays émergent à l’horizon 2020 [48] ». Afin de promouvoir la croissance économique du pays, l’accent est mis sur cette culture de l’entrepreneuriat dynamique à tous les niveaux, sur l’amélioration des systèmes de financement, dont le microfinancement, et sur la mise en place de dispositifs d’accompagnement et de crédit à toutes les échelles [49]. Cette politique introduit la dynamique d’entreprendre en toute autonomie comme un nouveau paradigme de développement et signale l’abandon de l’ancien projet social porté par des principes de protection et de droit salarial du travailleur. Il s’agit aujourd’hui d’inciter, à l’aide de produits de microfinance [50], tous ceux qui sont en situation de pauvreté, de vulnérabilité ou en manque de mobilité professionnelle, à devenir productifs en se lançant dans de nouvelles activités pour lesquelles ils auront impulsé la dynamique personnellement. Autrefois, une politique d’ajustement structurel avait été imposée à l’État, actuellement c’est à l’Ivoirien lui-même qu’il est demandé de « se renouveler », d’évoluer par un travail sur soi et de participer à la relance économique du pays à partir de son implication et de ses choix personnels.
35La philosophie est alors complètement différente du modèle précédent. Ce dernier avait mené à la montée en violence des revendications des jeunes. Ceux-ci avaient utilisé la violence comme moyen de leur engagement militant dans les différents partis politiques durant toute la crise ivoirienne. Que cela soit au PDCI, au RDR ou au FPI, chacun des jeunes politisés était alors bien persuadé que les opportunités d’emploi couleraient à flots pour ceux qui seraient dans le parti gagnant, et encore plus pour ceux qui auraient su aider à cette conquête par la force. Durant toute la crise civile, cet enrôlement des jeunes comme force militante, sinon milicienne, a été un recours pour les différents partis politiques et a conduit à leur entrée dans la violence [51]. « Tuer en nous l’esprit belliqueux, paresseux, d’incivisme, de retard chronique érigé en système peu glorieux : “l’heure africaine” est de naître à nouveau, de devenir des Ivoiriens nouveaux pour construire une Côte d’Ivoire nouvelle bâtie sur un nouveau pacte national pour une nouvelle espérance. ». C’est ainsi que le journaliste Guibessongui décrit l’idéologie exprimée à travers la notion d’« Ivoirien nouveau » présentée aux Ivoiriens [52]. Selon lui, partager une « culture entrepreneuriale » devient cruciale pour la réalisation de la Côte d’Ivoire émergente, qui ne peut advenir exclusivement grâce aux investissements directs étrangers. Elle dépendra surtout de la capacité des Ivoiriens eux-mêmes à développer leur « goût de l’entrepreneuriat » pour construire un tissu industriel qui soit un bien national [53]. Ce changement de paradigme implique « un glissement d’un mode d’existence politique du travail » vers « l’incorporation dans une rhétorique et une gouvernance globales du marché [54] ». Le processus de marchandisation modifie la rationalité du travail, et de manière plus générale de la production. Le rôle paramétrique du prix se trouve renforcé dans les relations d’échange [55]. Dans la stratégie nationale ivoirienne de l’emploi publiée en juin 2012 [56], il est proposé d’appuyer les dynamiques singulières et spontanées présentes dans ce qui était jusque-là traditionnellement désigné comme le secteur informel et qui apparaît désormais comme un des volets de « La solution ADO » pour l’insertion socioprofessionnelle des jeunes. Il ne s’agit pas d’une politique socialement engagée pour encadrer, financer et former, mais d’une entreprise de médiatisation du nouveau dispositif de type « guichet » mis en place par ce gouvernement à destination des initiatives des auto-entrepreneurs les plus performants aux très petites et micro échelles économiques [57]. L’État ne dédie aucun fonds social, aucun programme particulier visant à l’insertion des jeunes diplômés dont font partie les gérants de cabines rencontrés. Entrer dans la vente de crédits de communication rattachée au marché créé par les avancées en matière de haute technologie est vécu par ces jeunes comme une opportunité. Pour eux, c’est un moyen de se faire un peu d’argent articulé à leur facilité et à leur goût générationnel pour les nouveautés cybernétiques. Ils peuvent aussi valoriser, dans l’attente d’un avenir meilleur, les investissements que leurs parents ont déjà réalisés sur leur personne. Les jeunes diplômés en mal d’emploi élaborent ainsi une réponse ponctuelle tout à la fois au manque d’emplois, à l’absence de politique publique de soutien à leur endroit et à la crise de reproduction sociale qui touche maintenant depuis plusieurs décennies la petite classe moyenne à laquelle ils appartiennent [58]. À travers cette élaboration, ils tissent et entretiennent, dans l’espace public du quartier, des sociabilités en dehors de leur famille et de leur communauté culturelle d’origine. Pour cela, ils mobilisent les relations d’entraide entre les générations au-delà de la relation entre cadet et aîné au sein du groupe familial, et donnent une valeur pratique à l’effort, à la réussite dans le travail, à l’urbanité et à l’ouverture au monde.
36Ceci est quelque peu surprenant, mais ce comportement, observé dans les quartiers cosmopolites de Yopougon et de Koumassi, semble témoigner d’une dynamique d’intégration sociale des jeunes cabinistes comme le voudrait « La solution ADO », modèle du « nouvel Ivoirien » en émergence dans une Côte d’Ivoire désirée en « pax economica » grâce à la main invisible du marché libre [59]. Cela ne rend pas moins visible le chômage des jeunes qui alimente la fracture communautaire provoquée par les violences politiques des années 2000 [60].
37L’arrivée des nouvelles technologies de l’information et de la communication en Côte d’Ivoire a créé de nouvelles formes d’activité à la lisière du formel et de l’informel dans un contexte ultralibéral contribuant à effacer la distinction entre ces deux secteurs économiques. En cela, elle offre aux jeunes diplômés des classes moyennes, dans l’attente d’opportunités d’insertion dans l’économie urbaine, des possibilités d’emplois précaires liées à un moment du développement conjoncturel des NTIC. Mais leur figure de cabiniste va au-delà de ce seul pragmatisme : ces jeunes sont habités par une volonté d’entreprendre et de trouver les moyens et les appuis pour cela.
38La parole recueillie auprès de ces trente cabinistes des quartiers d’habitat économiques et de moyen standing dans les communes de Yopougon et de Koumassi témoigne de la permanence de quelques moyens de réussite de la classe moyenne dans la construction de soi chez ces jeunes hommes ivoiriens citadins ayant acquis une compétence intellectuelle reflétant les efforts de leurs parents pour leur faire faire des études. Confrontés à l’adversité du manque d’emplois, tous expriment une préoccupation majeure, à savoir la recherche d’une réalisation économique entre participation à l’ajustement domestique de l’économie familiale et idéal masculin inaccessible d’un emploi salarié, privé ou public, en rapport avec le niveau scolaire acquis. Tous rêvent d’obtenir les moyens d’une « vie stable » par leur travail, et de disposer d’une capacité à donner et à se réaliser conformément aux imaginaires de réussite, c’est-à-dire en tant qu’homme adulte en capacité de fonder son propre ménage. L’évolution se situe dans leur capacité à innover pour entreprendre, dans cette activité pragmatique à l’ivoirienne dont ils font la démonstration en interprétant et en combinant capital scolaire, innovations technologiques et forces économiques disponibles pour faire entreprise, à travers une intelligence propre à leur génération.
39L’importance don née à la constitution d’un capital social par ces gérants de cabine, au-delà de son exploitation au profit des entreprises de télécommunication, met au jour la centralité de la relation intergénérationnelle dans l’ouverture de trajectoires de réussite entrepreneuriale, telle qu’ils cherchent à l’élaborer avec les aînés et les parents dans les cercles familial et communautaire, mais aussi à partir de rencontres avec des aînés économiques à l’extérieur de ces deux cercles. Ce sont des liens intergénérationnels en quelque sorte élargis et recomposés qui ne sont pas uniquement issus de la parenté familiale et des cadres communautaires traditionnels, mais surtout de la capacité des jeunes à entrer dans une relation d’empathie avec des adultes plus avancés en âge et en termes économiques, et en mesure de leur fournir un capital financier, un conseil ou un appui psychologique. C’est une inscription dans un lien de reconnaissance et de service avec ces derniers, proches ou étrangers, que ces jeunes recherchent et entreprennent. Ces rencontres dans l’espace public et économique sont peut-être l’enjeu central pour leur avenir. La cabine est alors un poste prometteur pour ce marketing de soi innovant, bien loin de tout risque de désintégration sociale ou de tout rejet des canons anciens du lien social.
40Aujourd’hui, certains opérateurs comme Orange tendent à réduire le nombre de ces gérants de cabine en faisant jouer la concurrence selon le principe de régulation par le marché : celui qui fait le plus de bénéfice obtiendra des avantages, de meilleures conditions de travail, gagnera une plus grande part du marché et rapportera donc plus de plus-values à l’entreprise. Ce mécanisme de sélection ultra concurrentiel s’effectuera au détriment de tous ceux qui débutent ou disposent d’un peu moins de capital économique et social dans un environnement urbain déjà bien occupé. Reste à savoir comment ces futurs exclus de l’économie de la téléphonie mobile vont réussir à gérer les frustrations économiques, sociales et familiales qui découlent de cet échec dans leurs aspirations entrepreneuriales.
Notes
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[1]
The World Bank, Rapport sur le développement dans le monde 2016 : les dividendes du numérique, Abrégé, Washington, The World Bank, 2016.
-
[2]
M. Castells, J. L. Qiu, M. Fernández-Ardèvol et A. Sey, Mobile Communication and Society : A Global Perspective, Cambridge, The MIT Press, 2007, p. 29, cité dans J. S. Archambault, « La fièvre des téléphones portables : un chapitre de la “success story” mozambicaine ? », Politique africaine, n° 117, 2010, p. 83-105 ; A. Chéneau-Loquay « L’Afrique au seuil de la révolution des télécommunications. Les grandes tendances de la diffusion des TIC », Afrique contemporaine, n° 234, 2010, p. 93-112.
-
[3]
Voir H. P. Hahn et L. Kibora, « The Domestication of the Mobile Phone. Oral Society and New ICT in Burkina Faso », The Journal of Modern African Studies, vol. 46, n° 1, 2008, p. 87-109.
-
[4]
J. Matlon, « Côte d’Ivoire. The Symbolic Capital of the Mobile Phone », Global Dialogue, vol. 4, n° 1, 2014, p. 33-34.
-
[5]
A. Chéneau-Loquay, « La téléphonie mobile dans les villes africaines. Une adaptation réussie au contexte local », L’espace géographique, vol. 41, n° 1, 2012, p. 83.
-
[6]
Voir H. Schilling, Aller se chercher. Urban Youth’s Making of Livelihood in Unstable Work in Abidjan and Berlin, Thèse de docotorat, Berlin, Humboldt-Universität zu Berlin, 2019, particulièrement le chapitre 6.
-
[7]
D. D. A. Nassa, « Contribution de la téléphonie mobile à la dynamisation du commerce informel dans la commune d’Adjamé à Abidjan en Côte d’Ivoire » [en ligne], Halshs archives ouvertes, 31 décembre 2011, <https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00655619/document>, consulté le 27 mai 2019 ; A. F. Loukou, « Les techniques d’information et de communication (Tic) et l’évolution de l’économique africaine : vers une hybridation des activités », Les enjeux de l’information et de la communication, n° 14, 2013, p. 103-116 ; M. Bamba, Téléphonie mobile et structuration de l’espace à Adjamé, Mémoire de maîtrise, Abidjan, Université Félix Houphouët-Boigny, 2011 ; K. Hamanys Broux de Ismael, La téléphonie mobile à Abidjan : usagers, usages et représentations, Saarbrücken, Éditions universitaires européennes, 2016.
-
[8]
Voir D. D. A. Nassa, « Contribution de la téléphonie mobile… », art. cité, p. 5.
-
[9]
Voir aussi H. Schilling, « Le marketing relationnel du bon chômeur : la cabine téléphonique comme ressource des jeunes pour gag ner en “entregent” et recon naissance sociale », in D. D. A. Nassa (dir.), Numérique, espaces et sociétés en Afrique, Actes du colloque, Abidjan, L’Harmattan Côte-d’Ivoire, 2019, pp. 371-380.
-
[10]
Pour une discussion plus générale, voir H. Schilling, Aller se chercher…, op. cit.
-
[11]
Voir P. Staab et O. Nachtwey, « Market and Labour Control in Digital Capitalism », Triple C : Communication, Capitalism & Critique, vol. 14, n° 2, 2016, p. 457-474.
-
[12]
Voir J.-J. Laffont et T. N’Guessan Tchétché, Telecommunications Reform in Côte d’Ivoire, Policy Research Working Papers No 2895, Washington, The World Bank, 2002, <elibrary.worldbank.org/doi/abs/10.1596/1813-9450-2895>, consulté le 19 avril 2017.
-
[13]
République de la Côte d’Ivoire, Code de télécommunications, 1995
-
[14]
K. Hamanys Broux de Ismael, La téléphonie mobile à Abidjan…, op. cit., p. 200.
-
[15]
Le tablier est une forme pauvre du commerce chez les urbains n’ayant pas le capital pour se construire un local. Un simple investissement dans une table en bois brut, qu’ils posent au coin de la rue, leur permet ainsi d’exposer quelques marchandises aux passants.
-
[16]
En référence à Jack London, Le Talon de fer, édition originale en anglais The Iron Heel, New York, MacMillan Publishers, 1908.
-
[17]
Cet article s’appuie sur le matériel ethnographique collecté par Hannah Schilling dans le cadre de sa thèse, Aller se chercher…, op.cit. Le travail de terrain était soutenu financièrement par une bourse doctorale de la « Deutsche Forschungsgesellschaft » (DFG, Agence allemande pour la recherche scientifique) au sein du programme doctoral « The World in the City » du Centre des études métropolitaines de l’université technique de Berlin. Il s’agit d’une trentaine d’entretiens approfondis réalisés entre 2015 et 2017 auprès de jeunes hommes âgés de 18 à 35 ans, tous engagés dans la vente de crédit de communication dans des cabines téléphoniques privées au moment de l’enquête. Les lieux des entretiens sont les quartiers dits d’habitat économique et de moyen standing des communes de Yopougon et de Koumassi. Ces quartiers abritent une population issue de la classe moyenne aux origines culturelles variées, ce qui détermine un profil d’enquêtés jeunes immergés dans un milieu social et familial où l’idée de la réalisation de soi à travers l’emploi public est prégnante. Les jeunes cabinistes ayant fait l’objet de l’enquête sont presque tous des étudiants, ou des diplômés au chômage ou en attente de leur premier emploi. Si l’enquête s’était déroulée dans la commune d’Abobo, nous aurions peut-être découvert d’autres profils de jeunes et d’autres aspects de la réalité des cabinistes en raison de leur inscription dans un environnement social plus populaire, mais cela n’est pas certain.
-
[18]
Voir H. Schilling, Aller se chercher…, op.cit., chapitre 5, pour une discussion plus détaillée.
-
[19]
Entretien avec Séverin, 25 ans, BEPC, Koumassi, 3 mars 2016.
-
[20]
Ibid.
-
[21]
Voir H. Schilling, Aller se chercher…, op.cit., chapitre 7.
-
[22]
L. Proteau, Passions scolaires en Côte d’Ivoire. École, État et société, Paris, Karthala, 2002.
-
[23]
Entretien avec Timo, 23 ans, BEPC, Yopougon, 10 octobre 2015.
-
[24]
L. Proteau, Passions scolaires en Côte d’Ivoire…, op. cit.
-
[25]
Entretien avec Séverin, 25 ans, BEPC, Koumassi, 3 mars 2016.
-
[26]
L. Proteau, Passions scolaires en Côte d’Ivoire…, op. cit.
-
[27]
Entretien avec Loïc, la trentaine, maîtrise, Yopougon, 4 novembre 2017.
-
[28]
Voir B. Koenig, « Les économies occultes du “broutage” des jeunes Abidjanais. Une dialectique culturelle du changement générationnel », Autrepart, n° 71, 2014, p. 195-215.
-
[29]
Entretien avec Marian, 28 ans, baccalauréat, Yopougon, 4 mars 2016.
-
[30]
A. Bahi, « La “Sorbonne” d’Abidjan : rêve de démocratie ou naissance d’un espace public ? » African Sociological Review / Revue africaine de sociologie, vol. 7, n° 1, 2003, p. 1-17 ; S. Vincourt et S. Kouyaté. « Ce que “parler au grin” veut dire : sociabilité urbaine, politique de la rue et reproduction sociale en Côte d’Ivoire », Politique africaine, n° 127, 2012, p. 91-108. Sur le « grin » plus généralement, voir O. P. Hien, « Dynamique urbaine et nouvelles formes de négociation de l’existence sociale : les jeunes et les “grins de thé” dans la ville de Ouagadougou », in M. F. C. Bourdillon et A. Sangaré (dir.), Negotiating the Livelihoods of Children and Youth in Africa’s Urban Spaces / Négocier pour sa vie : les enfants et les jeunes dans les espaces urbains de l’Afrique, Dakar, Codesria, 2012, p. 187-199.
-
[31]
Cocody est un quartier perçu comme aisé où se situe la plus grande université d’Abidjan.
-
[32]
Entretien avec Boris, 24 ans, arrêt de l’école en 5e, Yopougon, 8 mars 2016.
-
[33]
Voir H. Raulin, « Le droit des personnes et de la famille en Côte d’Ivoire, 1969 » [en ligne], Base documentaire Horizon de l’IRD, 1969, <http://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_5/b_fdi_20-21/28201.pdf>, consulté le 27 mai 2019.
-
[34]
Voir M. D. Koué, Le modèle dioula. Quels enseignements pour la création de richesse ?, Abidjan, Éditions CCDE, 2014.
-
[35]
Entretien avec David, 29 ans, BTS électronique, Koumassi, 13 octobre 2017.
-
[36]
A. R. Hochschild, The Managed Heart : Commercialization of Human Feeling, Berkeley, University of California Press, 1983.
-
[37]
M. Touré, « Logique des contrats et réalité du marché : la filière de la grande distribution des cartes de recharge téléphoniques », Les cahiers d’Outre-Mer, n° 251, 2010, p. 403-418 ; A. F. Loukou, « Les mutations dans le secteur des télécommunications en Côte d’Ivoire et leurs implications » [en ligne], Revue française des sciences de l’information et de la communication, n° 3, 2013, <https://journals.openedition.org/rfsic/660>, consulté le 17 mai 2016.
-
[38]
Notes du terrain de Hannah Schilling, Abidjan, 30 mars 2017.
-
[39]
O. Nachtwey et P. Staab, « Die Avantgarde des digitalen Kapitalismus », Eurozine, <www.eurozine.com/die-avantgarde-des-digitalen-kapitalismus/>, consulté le 23 juin 2017. Voir P. Staab et O. Nachtwey, « Market and Labour Control in Digital Capitalism », art. cité. Voir aussi, sur cette question, T. A. Thieme, « The Hustle Economy : Informality, Uncertainty and the Geographies of Getting by », Progress in Human Geography, vol. 42, n° 4, 2018, p. 529-548. Merci aux lecteurs anonymes d’avoir souligné et renforcé cette lecture du phénomène.
-
[40]
Voir D. D. A. Nassa, « Contribution de la téléphonie mobile… », art. cité, p. 4.
-
[41]
A. Chéneau-Loquay, « La téléphonie mobile dans les villes africaines… », art. cité, p. 86.
-
[42]
Ibid., p. 85.
-
[43]
Voir D. D. A. Nassa, « Contribution de la téléphonie mobile… », art. cité.
-
[44]
Les 4P ont été introduits en 1960 par Edmund Jérôme McCarty comme plan de thèse pour traiter de la commercialisation des boîtes de conserve de maïs Green Giant en supermarché.
-
[45]
Entretiens menés par Hannah Schilling entre 2015 et 2017.
-
[46]
Voir M. Le Pape, L’énergie sociale à Abidjan : économie politique de la ville en Afrique noire, 1930-1995, Paris, Karthala, 1997 ; M. Le Pape et C. Vidal, « L’école à tout prix. Stratégies éducatives dans la petite bourgeoisie d’Abidjan », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 70, 1987, p. 64-73 ; A. Manou Savina, P. Antoine, A. Dubresson et A. Yapi Diahou, « “Les en-haut des en-bas et les en-bas des en-haut”. Classes moyennes et urbanisation à Abidjan (Côte d’Ivoire) », Revue Tiers Monde, vol. 26, n° 101, 1985, p. 55-68.
-
[47]
Sur l’histoire du conflit en Côte d’Ivoire, voir M. McGovern, Making War in Côte d’Ivoire, Chicago, University of Chicago Press, 2011.
-
[48]
Gouvernement de la Côte d’Ivoire, Plan national du développement 2016-2020, <www.gcpnd.gouv.ci/fichier/doc/ResumePND2016-2020def.pdf>, consulté le 12 septembre 2017.
-
[49]
Voir République de Côte d’Ivoire, Ministère d’État et Ministère de l’Emploi, des affaires sociales et de la solidarité, Document de politique nationale de l’emploi adoptée le 7 juin 2012, Abidjan, République de Côte d’Ivoire, 2012.
-
[50]
J. Ferguson, Give a Man a Fish. Reflections on the New Politics of Distribution, Durham/Londres, Duke University Press, 2015, p. 16.
-
[51]
Voir G. Koné, Les jeunes patriotes ou la revanche des porteurs des chaises en Côte d’Ivoire, Abidjan, Class ivoiriens, 2015.
-
[52]
N’D.-S. Guibessong ui, « La doctrine Ouattara de l’Ivoirien nouveau décryptée par le Dr Guibessongui N’Datien Séverin », Ivoire-Presse, 3 novembre 2015.
-
[53]
Ibid.
-
[54]
L. Bazin, « Le travail : un phénomène politique complexe et ses mutations conjoncturelles », Politique africaine, n° 133, 2014, p. 11.
-
[55]
S. Vatan, « Faut-il rompre avec les quasi-marchés pour penser la marchandisation ? » [en ligne], Économie et institutions, n° 24, 2016, <https://journals.openedition.org/ei/5703>, consulté le 29 mai 2017
-
[56]
Voir République de Côte d’Ivoire et al., Document de politique nationale de l’emploi…, op. cit.
-
[57]
Cela rejoint la description de Kate Meagher et Ilda Lindell pour l’Afrique en général, voir K. Meagher et I. Lindell, « ASR Forum. Engaging with African Informal Economies : Social Inclusion or Adverse Incorporation ? », African Studies Review, vol. 56, n° 3, 2013, p. 57-76.
-
[58]
A. Manou Savina et al., « “Les en-haut des en-bas et les en-bas des en-haut”… », art. cité ; F. Akindès, « Inégalités sociales et régulation politique en Côte d’Ivoire. La paupérisation en Côte d’Ivoire est-elle réversible ? », Politique africaine, n° 78, 2000, p. 126-141.
-
[59]
En référence au philosophe écossais Adam Smith (1723-1790), économiste libéral du temps des Lumières, et à la Pax economica d’Henri Lambert (1921). Voir A. C. Josephus Jitta et A. Sternheim, « Pax economica. La liberté des échanges internationaux. Fondement nécessaire et suffisant de la paix universelle et permanente. Henri Lambert. Bruxelles-Paris, Lamertin-Felix Alcan. 1921 », De Economist, vol. 71, n° 1, 1922, p. 642-656.
-
[60]
Voir O. Dembélé, « Côte d’Ivoire : la fracture communautaire », Politique africaine, n° 89, 2003, p. 34-48.