Notes
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[1]
Pour des raisons éthiques et sécuritaires, les noms de nos interlocuteurs, ceux des morts, celui de l’association, ainsi que les documents administratifs ont été rendus anonymes.
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[2]
Je remercie Béatrice Hibou et Séverine Awenengo Dalberto sans la persévérance et l’exigence desquelles cet article n’aurait pu aboutir et je suis également reconnaissant envers Richard Banégas, Charles Becker et les évaluateurs anonymes pour leurs commentaires et relectures. Cet article a également bénéficié du soutien du Fonds d’analyse des sociétés politiques (Fasopo) et du programme de l’Agence nationale de la recherche (ANR) PIAF – La vie sociale et politique des papiers d’identification en Afrique, grâce auxquels j’ai pu réaliser mes enquêtes de terrain, et de l’École de gouvernance et d’économie de Rabat (EGE) qui m’apporte un appui financier et institutionnel dans le cadre de ma thèse.
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[3]
Selon les membres de l’association, le message a été envoyé par la gendarmerie qui a l’habitude de solliciter l’aide de l’association pour identifier les migrants morts.
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[4]
B. Hibou, « La “décharge”, nouvel interventionnisme », Politique africaine, n° 73, 1999, p. 6-15.
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[5]
Ibid.
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[6]
F. Leboucq, « Combien de migrants sont morts en Méditerranée ? Où sont-ils enterrés ? » [en ligne], Libération, 9 août 2018, <https://www.liberation.fr/checknews/2018/08/09/combien-de-migrants-sont-morts-en-mediterranee-ou-sont-ils-enterres_1671300>, consulté le 20 février 2019.
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[7]
M. Timera, « Aventuriers ou orphelins de la migration internationale. Nouveaux et anciens migrants “subsahariens” au Maroc », Politique africaine, n° 115, 2009, p. 175-195.
-
[8]
O. Clochard et N. Lambert, « L’évolution d’un régime frontalier. Morts aux frontières et contrôles migratoires en mer Méditerranée », in C. Schmoll, H. Thiolet et C. Wihtol de Wenden (dir.), Migration en Méditerranée. Permanences et mutations à l’heure des révolutions et des crises, Paris, CNRS éditions, 2015, p. 145-156.
-
[9]
A. Belguendouz, « Expansion et sous-traitance des logiques d’enfermement de l’Union européenne : l’exemple du Maroc », Cultures & Conflits, n° 57, 2005, p. 155-219.
-
[10]
Voir N. El Qadim, Le gouvernement asymétrique des migrations. Maroc/Union européenne, Paris, Dalloz, 2015.
-
[11]
A. Pian, « Les espaces discursifs de la frontière : mort et arbitraire dans le voyage vers l’Europe », Revue européenne des migrations internationales, vol. 33, n° 2-3, 2017, p. 45-62.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
Voir Gadem (Groupe antiraciste d’accompagnement et de défense des étrangers et migrants), Coûts et blessures. Rapport sur les opérations des forces de l’ordre menées dans le Nord du Maroc entre juillet et septembre 2018. Éléments factuels et analyse, Rabat, Gadem, 2018 ; ainsi que les différents rapports de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH), pour n’en citer que quelques-uns, « Les frontières tuent », Plein droit, n° 109, 2016, p. 3-5
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[14]
C. Heller et A. Pécoud, « Compter les morts aux frontières : des contre-statistiques de la société civile à la récupération (inter)gouvernementale », Revue européenne des migrations internationales, vol. 33, n° 2-3, 2017, p. 63-90.
-
[15]
É. Ritaine, « Quand les morts de Lampedusa entrent en politique : damnatio memoriæ », Cultures & Conflits, n° 99-100, 2015, p. 117-142.
-
[16]
Ibid.
-
[17]
C. Kobelinsky, « Les morts aux frontières de l’Espagne. Trajectoire des corps et pratiques locales », in C. Schmoll et al. (dir.), Migration en Méditerranée…, op. cit., p. 191-201.
-
[18]
Ibid.
-
[19]
C. Kobelinsky, « Exister au risque de disparaître. Récits sur la mort pendant la traversée vers l’Europe », Revue européenne des migrations internationales, vol. 33, n° 2-3, 2017, p. 115-131.
-
[20]
M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Gallimard/Seuil, 2004.
-
[21]
M. Foucault, Dits et écrits II, Paris, Gallimard, 1976, p. 1457.
-
[22]
Voir N. Lanza, « Liens et échanges entre le Maroc et l’Afrique saharienne : éléments pour une perspective historique », in M. Peraldi (dir.), D’une Afrique à l’autre. Migration subsaharienne au Maroc, Paris, Karthala, 2011, p. 23-36.
-
[23]
Voir M. Timera, « Aventuriers ou orphelins de la migration internationale… », art. cité.
-
[24]
A. Belguendouz, « Expansion et sous-traitance des logiques d’enfermement… », art. cité.
-
[25]
Voir Gadem, Coûts et blessures…, op. cit.
-
[26]
Voir J. Valluy, « Les rafles de Subsahariens au Maroc », Vacarme, n° 39, 2007, p. 84-86.
-
[27]
J. Chaudier, « Intégration ou “rafles” : “Le Maroc va devoir choisir”, selon Mehdi Alioua [interview] » [en ligne], Yabiladi, 9 septembre 2018, <https://www.yabiladi.com/articles/details/68876/integration-rafles-maroc-devoir-choisir.html>, consulté le 21 février 2019.
-
[28]
M. Foucault, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris Gallimard, 1994, p. 25.
-
[29]
En plus d’être un acte individuel et volontaire du migrant, l’anonymisation peut être aussi à l’initiative du passeur avec l’accord du migrant lui-même.
-
[30]
Entretien avec P., Camerounais, président d’une association au Maroc, Rabat, 18 avril 2018.
-
[31]
G. Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991.
-
[32]
J.-F. Bayart, L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996.
-
[33]
G. Agamben, Nudités, traduit de l’italien par M. Rueff, Paris, Rivages, 2009, p. 91.
-
[34]
M. Allioua, « Le “passage au politique” des transmigrants subsahariens au Maroc. Imaginaire migratoire, réorganisation collective et mobilisation politique en situation de migration transnationale », in A. Bensaâd (dir.), Le Maghreb à l’épreuve des migrations subsaharienne. Immigration sur émigration, Paris, Karthala, 2009, p. 280.
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[35]
Entretien avec M., Rabat, 9 avril 2018. Il fait ici allusion à la méthode que la police utilise pour recueillir ces indices de présomption.
-
[36]
M. de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Art de faire, Paris, Gallimard, 1990.
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[37]
Entretien avec P., diplomate dans une ambassade subsaharienne, Rabat, 12 décembre 2017.
-
[38]
Ibid.
-
[39]
T. Blin, L’invention des sans-papiers : essai sur la démocratie à l’épreuve du faible, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 11.
-
[40]
Entretien avec P., diplomate dans une ambassade subsaharienne, Rabat, 12 décembre 2017.
-
[41]
Entretien avec M., Rabat, 9 avril 2018.
-
[42]
F. Joly, S. Malibeaux et C. Châtelot, « Entretien avec Alpha Condé, président de la République de Guinée » [en ligne], TV5Monde, 30 septembre 2018, <http://www.tv5monde.com/emissions/episode/internationales-alpha-conde>, consulté le 21 février 2019.
-
[43]
Gouvernement de Guinée, « Communiqué du Gouvernement : corps supposés de Guinéens au large du Maroc », Conakry, Gouvernement de Guinée, 20 décembre 2015.
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[44]
Journal de terrain, 6 février 2018, Nador.
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[45]
Ibid.
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[46]
Ces mots apparaissent presque dans tous nos entretiens et discussions avec ces diplomates.
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[47]
M. Gourarier, « Faire la frontière dans les murs du laboratoire. Destins migratoires et usages de l’ADN aux États-Unis », Genèses, n° 108, 2017, p. 48-68.
-
[48]
Ibid.
-
[49]
A. Fine et A. Martial, « Vers une naturalisation de la filiation ? », Genèses, n° 78, 2010, p. 121-134.
-
[50]
M. Timera, « Aventuriers ou orphelins de la migration internationale… », art. cité.
-
[51]
Sur les figures du « chairman » et du « connexion-man », voir A. Pian, « Les espaces discursifs de la frontière… », art. cité ; et sur celle du « passeur », voir C. Escoffier, « Transmigration et communautés d’itinérances au Maghreb », in A. Bensaâd (dir.), Le Maghreb à l’épreuve des migrations subsaharienne…, op. cit., p. 43-62.
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[52]
C. Escoffier, « Transmigration et communautés d’itinérances… », art. cité, p. 43.
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[53]
Entretien avec F., Tanger, 13 janvier 2018.
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[54]
Ibid.
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[55]
Entretien avec L., ami d’O. B., décédé en décembre 2015, Casablanca, 5 janvier 2018.
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[56]
F. est un traceur camerounais et membre de l’association P., c’est grâce à lui que nous sommes entrés en contact avec A.
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[57]
C. S. Peirce, Écrits sur les signes, rassemblés, traduits et commentés par G. Deledalle, Paris, Le Seuil, 1978, p. 153.
-
[58]
Ibid.
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[59]
G. Noiriel, L’identification. Genèse d’un travail d’État, Paris, Belin, 2007.
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[60]
A. Pian, « Les espaces discursifs de la frontière… », art. cité.
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[61]
C’est-à-dire qui ont réussi la traversée pour entrer en Europe.
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[62]
Extrait d’une lettre de reconnaissance de parenté écrite le 26 décembre 2015 et envoyée à l’association.
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[63]
Entretien avec S., chargé des affaires culturelles et sociales dans une ambassade subsaharienne, Rabat, 20 avril 2016.
-
[64]
Ibid.
-
[65]
Ibid.
-
[66]
1 euro = 10,90 dirhams.
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[67]
Entretien avec S. K., président d’une association de migrants, Rabat, 18 mars 2018.
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[68]
Ibid.
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[69]
G. Agamben, Homo Sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, traduit de l’italien par R. Marilène, Paris, Seuil, 1997.
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[70]
En l’absence d’informations officielles de la part de l’État marocain, des migrants et des acteurs associatifs, voire même certains diplomates, produisent des récits et des rumeurs autour de ces corps non identifiés par l’État marocain. Lors de notre enquête, certains d’entre eux nous ont fait part d’histoires, sans pour autant fournir de preuves, de « trafic d’organes », « d’enterrement dans des fosses communes », de « cannibalisme », etc.
1Le 13 janvier 2018, au soir, Maroc, pendant que nous regardons la télévision dans le salon de l’un de ses membres, l’association P [1] reçoit ce message sur sa messagerie WhatsApp [2] :
« Bonsoir F., la Marine royale vient de repêcher 25 corps sans vie et sans papiers d’identité (6 femmes et 19 hommes). Je vous transmets leurs photos pour que vous puissiez aider la police à les identifier. Les corps se trouvent actuellement à la morgue de Nador [3]. »
3« Elle est belle, cette fille ! Qu’est-ce qu’une telle fille cherchait dans une embarcation ? », s’interroge un membre de l’association qui scrute avec nous une à une les 25 photos transférées. Le 19 janvier, soit précisément six jours après la notification de son décès à l’association, cette « belle fille » fut identifiée comme étant A. D., âgée de 24 ans, de nationalité guinéenne, qui tentait de rejoindre son mari, I., en Belgique. Cette identification a été rendue en partie possible grâce à Patricia qui, en tant qu’amie de la défunte, mit l’association en contact avec I. qui s’est présenté comme le mari. Mais avant de bénéficier d’un tel droit, le corps d’A. avait fait l’objet d’une procédure formalisée, d’une intervention médicale et suscité un débat pour déterminer son identité. La démarche qui a permis son identification est certes singulière, mais nous retrouvons les mêmes acteurs, les mêmes pratiques formelles et informelles dans les nombreux autres cas d’identification post mortem dont s’occupe l’association P.
4Lorsque des corps inanimés sont retrouvés, les agents de la gendarmerie royale rédigent un procès-verbal circonstanciel (PVC), détaillant les circonstances dans lesquelles ils les ont retrouvés (position, heure, date, etc.), les objets personnels (papier, numéro de téléphone, téléphone portable, etc.), ainsi que les données physionomiques et anthropométriques de chaque corps. En l’absence de données biographiques, les agents attribuent à chaque dépouille un numéro spécial à travers lequel chaque corps est identifiable. Une copie du PVC est transmise à la direction générale de la sûreté nationale (DGSN) qui, à son tour, confie le dossier aux agents de la police judiciaire qui, au nom du procureur général du Roi, déposent les corps à la morgue. Après les avoir enregistrés dans un registre sous le nom de « X ibn X » (X fils de X), le médecin légiste réalise une autopsie sur chaque corps afin de déterminer les causes réelles du décès, puis il remplit pour chacun une fiche sur laquelle on lit le plus souvent : « Mort par migration ». Pour interroger le fichier général des empreintes, afin de savoir si le migrant a été arrêté une ou plusieurs fois par les services de police, un prélèvement d’empreintes est réalisé. Pendant ce temps, selon les résultats du prélèvement, un débat est ouvert, entre les diplomates subsahariens, les acteurs associatifs et les autorités marocaines, pour savoir à quel État et à quelle famille appartient chacun de ces corps.
5Cette sollicitation de l’association P par la gendarmerie royale masque en fait une forme de « décharge [4] » d’une partie de cette procédure d’identification sur des acteurs privés, en l’occurrence les membres de l’association P, qui eux-mêmes s’appuient sur d’autres intermédiaires privés, notamment les amis et les familles des défunts. Cette « décharge », au sens wébérien retravaillé par Béatrice Hibou, entendue comme le recours à des acteurs privés pour prendre en charge une partie de l’action publique [5], résulte d’une tension entre le refus systématique des ambassades subsahariennes de reconnaître la nationalité de ces corps et le besoin exprimés par les autorités marocaines de les rattacher à une famille et à un État d’origine. En ce sens, l’élaboration et la mise en œuvre des politiques migratoires s’inscrivent en quelque sorte dans une chaîne de décharge beaucoup plus large, allant de la politique européenne à la sous-traitance des programmes publics d’intégration par des acteurs associatifs. C’est à ce stade de la décharge qu’interviennent les membres de l’association P que l’on nomme « traceurs » au Maroc. D’une manière générale, le terme traceur renvoie à la qualification que se donnent les membres de cette association qui font une carrière militante dans le domaine de l’identification mortuaire, jouant ainsi le rôle d’intermédiaire entre l’État marocain, les familles et les agents diplomatiques (au sens large du terme). En le reprenant à notre compte, nous désignons par ce terme une catégorie particulière de militants dont le rôle est de chercher toute sorte de traces et d’indices laissés par un corps, afin de permettre aux autorités de le doter d’une identité « acceptable ». La plupart des traceurs interviewés ont eu à travailler avec des fonctionnaires préfectoraux lors des opérations de régularisation initiées par le gouvernement marocain en 2014 et 2016. Selon les chiffres officiels, près de 50 000 migrants ont été régularisés lors de ces deux opérations. C’est durant celles-ci que certains d’entre eux ont réussi à se constituer un réseau administratif au sein des préfectures, en nouant des relations étroites avec certains agents préfectoraux et certains policiers. Insérés dans ce réseau administratif local et national, ils sont souvent sollicités pour aider la police à identifier les migrants morts.
6Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), entre janvier 2014 et juillet 2018, près de 17 000 migrants ont péri ou disparu en Méditerranée [6]. La découverte de ces corps sur les côtes marocaines fait souvent la une des journaux marocains et internationaux. Lieu de transit vers l’Europe, ces côtes sont devenues mortelles ces dernières années pour ces « nouveaux boat-people » qui viennent de l’Afrique subsaharienne [7]. Récemment, des travaux sur les migrations au Maroc ont manifesté un intérêt pour ces morts aux frontières. Étudiant le Maroc comme un pays de transit, de nombreux auteurs ont traité ces morts comme étant une conséquence directe ou indirecte du durcissement des contrôles aux frontières euro-marocaines [8]. Considéré par d’autres comme un « gendarme de l’Europe », l’État marocain, en sous-traitant les politiques répressives de l’Union européenne (UE), mettrait ainsi en danger la vie de ces migrants qui tentent de traverser ses frontières [9]. Pour rompre avec cet « eurocentrisme » consistant à définir l’État marocain comme un simple exécutant des décisions dictées par l’UE, d’autres travaux ont démontré sa capacité à résister aux injonctions des décideurs européens, notamment dans le domaine de la gestion des frontières et de leurs conséquences [10]. Après avoir étudié le rapport entre durcissement du contrôle aux frontières et stratégies individuelles des migrants subsahariens au Maroc, Anaïk Pian a étudié la fabrique des discours sur la mort, en faisant une distinction entre « mort physique au sens propre » et « mort sociale au sens figuré [11] ». Pour de nombreux migrants, la mort aux frontières n’est plus un tabou ; elle représente plutôt un objet de débat et de discussion au quotidien [12]. En plus d’être un objet de mise en récit et de contestation de la part des militants [13], ces morts font aussi l’objet d’une mise en chiffre de la part de l’État marocain, des associations et des organisations internationales. Les « frontières tuent » certes, mais l’État et ces organisations ne donnent pas une définition identique de la catégorie « mort aux frontières » : « Il est donc possible d’y inclure des décès de nature très différente, qui vont des noyades aux suicides de migrants [14] » ; ce qui rend difficile le travail de mise en chiffres de ces morts. Au Maroc, malgré cette immense littérature produite sur le rapport entre migrations de transit, violences aux frontières et morts, rares sont les travaux en sciences sociales qui prennent pour objet les procédures et les pratiques d’identification de ces corps.
7Réalisés dans d’autres contextes, des travaux récents mettent l’accent sur cet aspect. À Lampedusa, par exemple, où certains de ces corps entrent dans une « invisibilité radicale [15] », des acteurs de terrain, qu’ils soient « lanceurs d’alerte » ou « veilleurs de mémoire », comme les qualifie Évelyne Ritaine, engagent des actions citoyennes pour rendre « visibles les invisibles [16] ». Centrés sur l’Espagne et l’Italie, les travaux de Caroline Kobelinsky ont par ailleurs contribué à esquisser les bases d’une étude sur l’identification des morts aux frontières, en observant la « trajectoire » qu’un corps peut suivre de sa réception par les services de secours aux cérémonies funéraires en passant par « les efforts d’identification [17] ». Prenant en compte la dimension informelle de ces pratiques, elle met l’accent sur le rôle joué par des associations, des habitants et des paroisses pour pallier l’absence d’un dispositif officiel et la négligence de l’administration dans la prise en charge de ces corps [18]. Ils s’intéressent néanmoins peu au rôle des légations diplomatiques dans le processus d’identification. Or, au Maroc, cette bureaucratie spécifique, chargée de représenter les États d’origine des migrants, occupe une place centrale dans les procédures d’identification et de rapatriement. Dans le sillage de ces travaux, la première intention de notre travail consiste donc à procéder à une inversion du regard, centrant l’attention non pas sur les frontières ou sur les discours produits sur les morts [19], mais plutôt sur le rapport entre le rôle des familles, des ambassades et de la police marocaine lors de l’identification de ces morts, en appréhendant les interrelations entre ces représentants des États, les traceurs, les amis de migrants morts et leurs réseaux de connaissances.
8À partir d’une enquête ethnographique, l’analyse de ce dispositif informel, que nous avons appelé « politique de l’inanimé », met en perspective trois logiques incarnées par une pluralité d’acteurs : d’un côté, la « logique sécuritaire », celle des policiers vouant à la biométrie une capacité de dévoiler une vérité inscrite sur un corps ; ensuite, la « logique papiériste », celle des diplomates subsahariens, qui, malgré la défaillance des systèmes d’état civil de leurs pays, conçoivent la pièce d’identité comme la seule preuve de l’identité d’un corps ; enfin, la « logique militante et familiale », celle des traceurs, des amis et des familles qui ont recours aux relations interpersonnelles pour faire reconnaître l’identité d’un corps. L’article soutient que l’identification post mortem des « corps sans vie et sans papiers » au Maroc donne à voir une pluralisation des instances et des régimes d’authentification. Faut-il alors en déduire que ce processus correspond à un changement dans les régimes de véridiction de l’identité des personnes ? Chez Michel Foucault, le régime de véridiction n’est pas l’histoire de la vérité ou du mensonge, c’est plutôt l’histoire des mécanismes et des conditions sociales qui font qu’un système de véridiction particulier bascule d’un côté à un autre, en passant du vrai au faux et vice versa [20]. C’est cette histoire sociale et politique des mécanismes d’identification, d’attestation et d’authentification qui nous intéresse ici. À partir de quels processus d’objectivation et de subjectivation (biométrique, de papier, d’autodéclaration, de témoignage) émanant de quelle institution (étatique, familiale, amicale, associative) accorde-t-on du crédit à l’identité d’un corps inanimé ? En l’absence de papiers d’identité, comment l’État reconstitue-t-il l’identité d’un corps et comment la croyance aux vertus de la biométrie amène les agents de l’État à cautionner les récits d’état civil les plus utopiques produits par des migrants sans papiers ? À travers une analyse de ces « jeux de vérité [21] », l’étude des politiques de l’inanimé questionne les sociétés bureaucratiques africaines dans leur ensemble, en leur soumettant une énigme : la nationalité doit-elle être prouvée par les liens d’interconnaissance ou par un lien juridiquement codifié sur un papier d’identité ? Comment peut-on passer d’un régime de véridiction à un autre en passant de la vie à la mort ?
9Cet article est structuré en deux parties. Il tâchera d’abord de restituer une partie du débat qui se déroule autour de la véracité des indices de présomption que la police marocaine présente aux diplomates comme l’identité potentielle d’un corps, avant d’analyser le détour par les amis et la famille réalisé par le traceur pour faire authentifier les liens de parenté et faire reconnaître la nationalité d’un corps.
Méthodologie
10Les données sur lesquelles s’appuie cet article sont issues d’une enquête de terrain menée depuis 2016 en vue d’une thèse de doctorat portant sur le gouvernement des étrangers au Maroc. Un terrain ethnographique de plusieurs mois a été réalisé au sein de l’association P, reconnue officiellement en 2014 par l’État marocain. Au cours de la campagne de régularisation des sans-papiers de 2014, la plupart des membres de cette association ont été régularisés. Au départ, elle accompagnait les migrants dans leurs démarches de régularisation auprès de la préfecture Z, mais depuis 2015 elle s’intéresse également à l’identification des migrants morts.
11J’ai fréquenté cette association à partir de décembre 2017, avant de participer à certaines de ses activités de manière plus formelle. Ainsi, depuis janvier 2018, j’ai suivi, en tant que bénévole, des membres de celle-ci dans leurs démarches de traçabilité et d’identification des migrants sans vie.
12Parallèlement à mes observations directes et participantes, j’ai réalisé une dizaine d’entretiens formels avec des diplomates d’Afrique de l’Ouest et centrale, essentiellement des consuls, des conseillers, des secrétaires, des chargés de mission économiques et financiers, des attachés de services techniques et culturels. J’ai aussi interviewé une vingtaine de personnes se disant « amis » ou « familles des corps ». J’ai eu une dizaine d’entretiens avec des fonctionnaires marocains impliqués dans la procédure d’identification et la délivrance des permis d’inhumation et de rapatriement des corps. Enfin, j’ai eu accès à tous les documents et archives produits par l’association ou mis à sa disposition par les administrations, les ambassades et les familles.
Le corps et ses indices comme objet de débat entre policiers et diplomates
13S’il existe parfois des indices dits de « présomption » de nationalité (empreintes, récits d’état civil factices, photographie, numéro d’immatriculation) retrouvés par la police marocaine, les États subsahariens refusent généralement de reconnaître, à partir de ces indices, la nationalité d’un corps en l’absence d’une pièce d’identité. S’ouvre ainsi un débat autour de leur véracité dans le but de répondre à la question de savoir à quel État appartient le « corps sans vie et sans papiers ».
Utopie biométrique, empreintes digitales et récits d’état civils factices
14Carrefour d’une circulation ancienne d’individus venus de l’Afrique subsaharienne [22], le Maroc est devenu, depuis le début des années 1990, pays de transit et d’immigration pour des milliers de migrants subsahariens [23]. Pour faire face à cette situation, le ministère de l’Intérieur fait voter en 2003 une loi instituant une carte d’immatriculation obligatoire pour tous les étrangers. Cette obligation n’est pas nouvelle, car c’est dès 1912 que l’administration coloniale exige cette carte pour toute personne de nationalité étrangère. Reprenant à son compte certaines de ces pratiques, la loi de 2003 autorise la police à effectuer des vérifications de l’identité des migrants, en les obligeant à se soumettre à des opérations de prélèvement systématique de leurs empreintes digitales et à décliner oralement leur état civil. Symbole de la logique répressive de l’État marocain envers une catégorie d’étrangers [24], cette loi a construit les migrants comme une proie pouvant être réprimée par la police, ce qui a eu pour conséquence de transformer les policiers en chasseurs d’indices [25]. Tout migrant arrêté est soumis immédiatement à une procédure d’enregistrement sous contrainte : il est photographié de face et de profil, ses dix empreintes digitales sont prélevées sur une fiche décadactylaire et une autodéclaration d’état civil est collée sur la fiche. Ces opérations d’enregistrement forcé frappent des migrants aux situations administratives et sociales très diverses : migrants sans papier, migrants avec passeport comportant un visa ou un cachet en cours de validité, demandeurs d’asile avec un récépissé du HCR, migrants avec une carte de séjour. Cette indifférence à l’égard des situations administratives et sociales des migrants résulte des modes opératoires de la police marocaine : descentes nocturnes et diurnes dans les appartements, rafles individuelles, arrestations ciblées dans la rue et les espaces publics [26]. Elles « visent tous les Noirs indifféremment même si, après l’arrestation, les gendarmes trient et relâchent les personnes en situation régulière [27] ».
15Notre intention est de nous dégager de cette « hypothèse répressive [28] », qui traite ces migrants comme des réprimés dominés sans agency, afin de montrer comment, pour faire face à une telle technologie répressive, ils construisent des « stratégies identitaires » visant à escamoter la volonté de savoir de l’État marocain, en induisant en erreur les policiers. Les migrants s’organisent ainsi pour résister à l’État, en effectuant, avant de voyager et éventuellement de mourir, un travail d’anonymisation et de dépapiérisation [29] : « J’ai pris le nom des légumes, le nom des poissons et le nom des arbres… On inventait n’importe quoi, des injures, tout ce qui nous passait par la tête, on le balançait, selon notre humeur du jour [30]. » Dans ce récit, comme dans bien d’autres, P. explique qu’en plus de se débarrasser de leurs papiers d’identité pour rendre leur identification difficile, certains migrants s’inventent des états civils factices. Ils empruntent ainsi la nationalité d’un État autre que le leur, se présentent comme citoyen d’un pays qu’ils n’ont jamais visité, se réclament d’une ethnicité qui n’est pas la leur et revendiquent une religion qu’ils n’ont jamais pratiquée. En suivant Genette, on pourrait affirmer que ce genre de récit que les migrants énoncent aux policiers relève de l’ordre de la fiction plutôt que de la diction [31]. La parole du migrant prend ainsi un statut hybride : en mentant, il suggère à la police une vérité sur lui-même, mais, en même temps, le policier veut accéder à cette vérité par le détour du corps. Cette « illusion identitaire [32] » fait tourner la bureaucratie à plein régime et celle-ci, au lieu d’identifier, participe plutôt à brouiller les identités. Ce cercle vicieux fait néanmoins fonctionner l’utopie biométrique. C’est cette forme d’identité, que Georgio Agamben a appelé une « nouvelle identité sans personne [33] », qui multiplie les masques de l’individu. C’est cette identité nouvelle que l’État marocain brandit et considère comme des « indices de présomption » de nationalité ; sur leur base, il demande à un État de reconnaître la nationalité d’un corps inanimé. Quand un tel migrant, enregistré sous une fausse identité dans les fichiers de police, est retrouvé mort, son corps est frappé de ce que Mehdi Alioua qualifie de « déficit de citoyenneté [34] », rendant ainsi difficile sa reconnaissance par les agents diplomatiques accrédités à Rabat.
« Un corps sans papiers d’identité est un cercueil sans État » : une conception papiériste de la nationalité de l’inanimé
16Comment réagissent les diplomates face à ces demandes de reconnaissance de nationalité des défunts ? Si, pour l’État marocain, les empreintes produites par la vérité du corps sont des indices suffisants pour attester de son appartenance nationale, pour la plupart des diplomates rencontrés, ces indices « n’affirment que des allégations construites à partir d’une méthode répressive et non objective [35] ». Or certains Africains ne sont pas en mesure de justifier de leur identité légale par l’écrit : ils n’ont jamais eu de papiers d’identité et ne disposent pas de ce fait d’une reconnaissance légale de la part d’un État. Les récits faits à la police ne sont pas forcément des mensonges volontaires visant à cacher une identité réelle et connue des migrants ; ils constituent pour certains d’entre eux un « art de faire [36] » leur permettant d’apprendre à se faire une identité propre. Malgré cette défaillance des systèmes d’état civil, les diplomates, dans leur rapport de pouvoir avec les pays d’accueil de leurs « concitoyens », considèrent l’absence de papier d’identité comme un alibi suffisant pour refuser toute reconnaissance légale à un corps sans papiers, comme l’affirme P. :
« Un jour, le secrétariat m’envoie un dossier dans mon bureau en me disant que c’est de la part de l’État marocain concernant une affaire de mort d’un […]. À ma grande surprise, quand j’ai ouvert le dossier, j’ai vu le nom et le prénom, j’ai rigolé (sourire). Le nom, c’était des injures dans l’une des langues parlées dans notre pays […], ça signifie… (hésitation) bon, laissons tomber ! Mais le prénom des parents voulait dire “Vous nous fatiguez, mais nous allons traverser” ! Et sa nationalité était […]. Comme la langue parlée correspondait à l’une des langues de chez nous, j’en ai déduit qu’il était probablement un de nos citoyens. Mais, en tant que diplomate, nous ne pouvons pas reconnaître une simple citoyenneté de fait sans aucun document officiel […]. Il a été peut-être arrêté par la police et il a donné une fausse identité… Il y avait ses empreintes, mais aucun document officiel [37] ! »
18Cette conception papiériste, ainsi que le refus de reconnaître la nationalité d’un corps sans papier qu’elle suggère doivent être rapportés au parcours de cet ancien haut fonctionnaire devenu diplomate d’un État ouest-africain à Rabat. Après avoir travaillé plusieurs années au sein d’un bureau du ministère de la Sécurité chargé de la lutte contre la fraude documentaire, P. a été affecté au ministère des Affaires étrangères pour jouer le même rôle. Des années durant, sa mission était de traquer les faux documents officiels, car son pays « est confronté à des multiples fraudes documentaires ; des malfrats ont été arrêtés partout à travers le monde en possession des faux passeports [38] ». Il précise avoir reconnu certaines propriétés linguistiques du sujet animé, mais ne lui reconnaît qu’une « citoyenneté de fait », non de droit. Selon lui, les « masques » apparents et les traits culturels du migrant doivent donc s’effacer au profit d’un document officiellement établi par l’État. Son récit est singulier, mais il fait écho aux discours d’autres diplomates interviewés. L’absence de ce papier engendre la « non-régularité de la citoyenneté » des corps qui deviennent « à demi sans patrie ». « Ils appartiennent, de jure, à un territoire national donné, mais vivent dans les soutes d’un autre État, qui ne les reconnaît pas comme élément de son peuple, pas plus qu’il ne leur accorde la moindre existence officielle [39]. » Dans ce cas, « un corps retrouvé sans papiers devient forcément un cercueil sans État [40] ».
19En tant que représentants chargés d’assurer le prolongement bureaucratique des États subsahariens sur le territoire marocain, ces diplomates jouissent des pouvoirs des agents d’état civil : ils actent des naissances, enregistrent des décès, célèbrent des mariages, délivrent des cartes consulaires et enregistrent leurs « ressortissants » dans des fichiers informatiques ou dans des registres. Reflet du travail administratif des ambassades, ces fichiers sont mobilisés comme outil de réfutation des fichiers de la police marocaine, en démontrant le caractère légal du séjour de leurs citoyens sur le territoire marocain.
20L’usage du papier d’identité comme alibi s’inscrit aussi dans une bataille autour du nombre de morts par pays. Reconnaître un corps sans papier, « c’est donner une raison de plus à l’État marocain pour gonfler les chiffres sur notre pays, alors que nos États n’y sont pour rien [41] ». Selon M., la reconnaissance d’un corps est un moyen pour l’État marocain de quantifier les morts par pays dans le but de classer, de désigner et d’humilier les États les plus pourvoyeurs de migrants morts. Cette peur ne concerne pas uniquement les diplomates, elle touche même certains dirigeants au plus haut sommet de l’État. Lors d’un entretien avec des journalistes français au palais présidentiel, le président guinéen Alpha Condé, visiblement fâché contre ces « journalistes qui présentent, dit-il, une mauvaise image de la Guinée », déclare : « Donc il n’y a que des Guinéens qui meurent dans la Méditerranée, les autres pays ne sont pas concernés, hein ? Vous voulez toujours présenter une image négative de la Guinée, je ne serai pas votre complice [42]. » Pour défendre cette image, le papier devient, pour les représentants de ces États, un alibi pour refuser d’endosser toute responsabilité politique ou morale dans la mort des migrants. Après un naufrage en 2015, l’État marocain a diffusé la liste des morts par nationalité et les médias se sont emparés du communiqué final pour en faire une vérité. Mais très vite, les États « désignés » sur cette liste ont réagi dans des communiqués, comme le gouvernement guinéen :
« Suites aux différentes informations recueillies relatives à la mort de 38 Guinéens au large des côtes marocaines, l’Ambassade de Guinée au Maroc confirme qu’elle n’a, pour l’instant, pas été saisie officiellement au sujet des corps de migrants de nationalité guinéenne dans les eaux territoriales marocaines. En effet, plusieurs corps ont été retrouvés mais ne disposent d’aucun document pouvant attester de leur nationalité. Le travail d’identification est rendu d’autant plus complexe et difficile que certains corps seraient décomposés et totalement méconnaissables. Ainsi, dans l’attente d’informations précises et complémentaires, le Gouvernement ne peut confirmer les informations relayées par certains médias à ce jour [43]. »
22À défaut d’un document officiel, l’État dit n’avoir aucun moyen pour confirmer la nationalité d’un corps et invite toute personne qui a des informations utiles pour son identification à entrer directement en contact avec les familles et l’État marocain. Cette conception papiériste de la nationalité contribue ainsi paradoxalement à une informalisation de l’action de l’État, à travers une privatisation des démarches d’identification.
Privatisation d’une « affaire d’États » : sous-traiter les démarches d’identification
23En principe, la prise en charge des démarches d’identification des morts est une affaire d’État mais, en réalité, l’absence d’un dispositif institutionnalisé amène l’État marocain et les ambassades à sous-traiter une partie de ces démarches. Selon les normes diplomatiques, en cas de décès d’un étranger dûment constaté par la police, l’État dans lequel le décès est constaté prend contact avec le consulat du pays d’origine du défunt. En l’absence d’une pièce d’identité, la police utilise les indices de présomption à sa disposition pour contacter l’État concerné. Par la suite, c’est au consulat de joindre la famille pour l’aviser du décès et la conseiller pour les formalités administratives et légales de rapatriement ou d’inhumation. Dans l’hypothèse où l’État marocain ne dispose pas d’indices de présomption, il contacte en premier lieu des acteurs associatifs et se décharge ainsi de la procédure de traçabilité du corps sur des acteurs privés, notamment les membres de l’association P. Cette inclusion d’acteurs non institutionnels dans la gestion des affaires mortuaires résulte en partie du refus systématique des États d’origine de « se mêler » de ces « affaires » de morts sans papiers. En témoigne cet échange entre P., un traceur, et D., un diplomate. Après qu’un gendarme lui ait refusé l’accès au bureau du légiste de la gendarmerie en lui intimant l’ordre de contacter son ambassade, P. contacte par téléphone D. qui lui avait promis la veille d’intervenir en cas de souci avec les autorités marocaines :
« P. : Monsieur, on est venu à la gendarmerie, mais ils veulent que vous-même vous veniez.
D. : Mais, combien de fois il faut que je t’explique que nous, les diplomates, ne voulons pas être mêlés à ces histoires de morts… Appelle leur famille, c’est une affaire strictement privée [44]. »
25Après avoir achevé les démarches d’identification, je lui demande pourquoi le diplomate s’est comporté ainsi. Il me répond :
« C’est une honte qu’on l’appelle souvent pour lui dire qu’un de ses ressortissants est encore mort. Les autorités marocaines se demandent même parfois si son pays est en guerre ou ce qui ne va pas avec ce pays pour que ses citoyens viennent mourir ici comme ça. Tu comprends maintenant pourquoi c’est humiliant pour lui [45]. »
27La phrase « nous, les diplomates ne voulons pas être mêlés à ces histoires de morts », entendue aussi dans d’autres entretiens, appartient à un registre commun de justification mobilisé par ces représentants diplomatiques, afin de nier toute responsabilité de l’État. Cette délégation des démarches d’identification aux membres de l’association renvoie aux régimes de la « honte », de « l’humiliation », de l’« honneur » et du « déshonneur de l’État [46] ». Dans leur stratégie d’évitement de la honte et du déshonneur, ils cherchent à ne pas se rendre visibles des autorités marocaines, tout en soutenant indirectement les traceurs. Ce soutien caché fonctionne comme une décharge et reflète ce que l’on pourrait appeler un gouvernement par l’invisibilité qui, s’il ne se traduit pas par un interventionnisme direct, n’en demeure pas moins un engagement étatique.
28Ces acteurs associatifs se trouvent donc au cœur de cette relation de « cache-cache » qu’ils exploitent au maximum en leur faveur pour devenir des acteurs incontournables dans le processus de reconstitution du lien étatique. Mais cela n’est pas toujours à leur avantage, parce qu’ils subissent parfois les conséquences des tensions étatiques qui peuvent aller jusqu’à des humiliations publiques. Ils sont à la fois des boucliers qui apaisent les tensions et des boucs émissaires sur lesquels on déverse sa colère, à défaut de pouvoir le faire sur les États. C’est dans le contexte d’un tel rapport de force qu’interviennent les associations et les amis des défunts pour activer le réseau d’interconnaissance à distance afin d’identifier la parenté d’un corps, qui devient un critère central de reconnaissance de la nationalité des défunts.
Identifier la parenté pour faire reconnaître la nationalité : le rôle des familles et des « traceurs »
29En contexte d’immigration, les notions de filiation et de parenté, ainsi que les modalités de preuve, varient fortement selon les situations et les politiques d’immigration des États. Au nom de la lutte contre les reconnaissances de paternités factices, certains États exigent des tests ADN pour s’assurer de la véracité d’un lien de filiation durant la procédure de regroupement familial [47]. Alors qu’il y a plusieurs manières de « faire famille », le recours à cette preuve génétique suppose que le seul lien de parenté légitime, en contexte d’immigration, est celui des liens du sang attestés par les services spécialisés de l’État d’accueil, non pas celui déclaré par un tiers, ni celui approuvé par les États d’origine [48]. Si cette conception génétique prônée par certaines ambassades américaines naturalise les liens de parenté en excluant toute forme de parenté sociale [49], il n’en est pas de même dans le cas des migrants morts au Maroc, où la parenté d’un corps inanimé recouvre non seulement les personnes généalogiquement liées au mort, mais aussi des individus apparentés par une alliance maritale et circonstancielle.
30À côté de l’État marocain et des ambassades subsahariennes, les familles, à travers leurs lettres de reconnaissance, et les amis des défunts, à travers leurs témoignages, deviennent des instances sociales de production et d’authentification de l’identité des corps. En tant qu’instance d’arbitrage du conflit interétatique qui naît autour de l’identité d’un corps inanimé, la famille est perçue, par l’ensemble des acteurs impliqués dans l’identification post mortem, comme une institution crédible capable de dire une vérité sur son identité nationale, et ce malgré les données biographiques et biométriques à la disposition de l’État marocain. Cette conception de la famille s’inscrit dans la continuité des « témoignages familiaux » que certains membres de famille délivrent devant l’État lors des jugements déclaratifs et supplétifs visant à pallier l’absence d’un acte d’état civil. Cette technique de (re)construction de l’identité grâce au récit familial est historiquement et socialement enracinée dans certaines sociétés africaines. Mais les familles ne sont pas les seules à suppléer les États. Le rétablissement du lien de parenté et de la nationalité d’un corps inanimé est rendu possible grâce aux traceurs qui décident, à la recherche d’indices, d’activer à distance le réseau d’interconnaissance du migrant décédé.
Le traceur et le réseau d’interconnaissance à distance : trace du corps et témoignages des « amis du défunt »
31Si la mort a rompu brusquement tout lien de parenté entre une personne/ un individu et sa famille, les traceurs font un travail d’enquête pour rétablir ce lien, en utilisant plusieurs outils, dont le témoignage des amis du défunt et Internet. Arrêtons-nous un instant sur le terme « amis ». Selon nos interlocuteurs –migrants, militants, fonctionnaires marocains et consulaires – est considéré comme « ami » du défunt tout migrant qui peut et accepte volontairement d’apporter aux traceurs ou aux États toute information ou indice servant à identifier la parenté et la nationalité d’un corps. Le mot peut donc désigner une multitude d’acteurs, allant de la figure du « compagnon de voyage [50] » analysée par Mahamet Timera au survivant d’un convoi funeste en passant par les figures du « passeur », du « connexion-man » et du « chairman », décrites par Anaïk Pian [51]. Ces cohortes d’acteurs ressemblent à ce que Claire Escoffier a appelé des « communautés d’itinérances », qui ont partagé avec ces morts les mêmes lieux de transit, les mêmes quartiers, les mêmes habitations, les mêmes codes, les mêmes repas et les mêmes expériences répressives. Malgré leur différence de nationalité et leur diversité familiale, ethnique, culturelle et linguistique, ils semblent former une « réelle communalité [52] » que les membres de l’association, à la recherche d’indices, essaient d’explorer au maximum, comme l’indique F.
« Je suis proche des migrants. Moi, je vais vers eux avec les photos, je leur demande s’ils connaissent des amis qui sont allés dans l’eau, puisqu’ils le savent, personne ne peut (y) aller sans informer les autres, puisque, avant qu’il sorte, les amis connaissent les habits qu’il porte [53]. »
33Arrivée au Maroc en 2012 dans l’intention de traverser la Méditerranée, F. est l’exemple même d’une ancienne migrante sans papiers que la circulaire de 2013 a dotée pour la première fois de papiers d’identité, la transformant du jour au lendemain en migrante dotée d’une identité de papiers. Durant son transit, elle et ses enfants ont vécu deux ans dans la forêt de Gourougou et, après plusieurs tentatives pour traverser, elle décida finalement d’abandonner son projet de transit pour vivre au Maroc. Membre fondateur de l’association P, elle est désormais située à l’entrecroisement de plusieurs réseaux d’interconnaissance et fait partie de ces traceurs qui aident les familles et l’État marocain à identifier les corps retrouvés par la police. Pour avoir vécu dans ce milieu, elle sait que le « passager ne vit pas en dehors des communautés [54] », ni en dehors de la société. Non seulement, celui-ci tisse des relations avec d’autres passagers potentiels, mais aussi, avant d’aller à l’embarquement, il se confie parfois à un « ami intime » auquel il laisse des consignes relatives à sa famille, à ses affaires personnelles, ainsi que le nom de son passeur, etc. Ces confidences scellent en quelque sorte un « pacte d’adieu » entre celui qui part et celui qui reste. Ce pacte n’est pas écrit, il est purement oral et peut prendre une forme tacite, mais performative. En tant qu’ancien confident, A. explique comment il a fourni à un traceur des informations relatives à la famille de l’un de ses anciens amis décédés :
« Il m’avait dit qu’il avait laissé son téléphone chez l’épicier de la gare de Casablanca et il m’a donné le code de son téléphone ; s’il rentre, le phone c’est pour moi ; si aussi quelque chose lui arrive, je dois aller déverrouiller le téléphone et appeler le nom de “Mama chérie”. Je me connecte le matin, paf (il secoue la tête), je vois un gars qui a publié [la] photo [de cet ami annonçant] qu’il est mort ! Et j’écris au gars, et il me demande si je le connais, j’ai dit oui. Il est venu par la suite à Casablanca, on est allés chercher le téléphone chez l’épicier […] Effectivement, j’ai mis seulement le code, le téléphone s’est déverrouillé. On a cherché le numéro qu’il m’avait indiqué, c’était le dernier numéro appelé sur son répertoire […]. Le gars a parlé avec ses parents qui ont par la suite envoyé leurs papiers, puis le corps a été rapatrié [55]. »
35Ancien « taxi-motard » dans son pays d’origine, âgé d’une vingtaine d’années, A. vit au Maroc depuis trois ans. Après avoir vendu sa moto en 2014, il a emprunté avec O. (décédé en février 2018) l’axe Mali-Algérie-Maroc. Ils ont tenté à trois reprises de traverser ensemble la Méditerranée, mais à chaque tentative leur embarcation est interceptée par la marine marocaine. Lorsque nous le croisons à Casablanca en février 2018 dans le camp d’infortune situé à côté de la gare routière Ouled Ziyane, il est entouré de certains de ses amis, blessé à la tête, à la main et aux pieds. Il raconte comment il a mis F. [56] en relation avec les parents de son ami J., qui lui avait laissé des consignes claires et précises concernant sa famille avant sa mort.
36Il convient cependant de préciser que le fait de trouver des indices ne garantit pas une identification du corps, parce qu’ils montrent juste une trace laissée par le migrant. Donc, « l’indice n’affirme rien ; il dit seulement : “Là” [57] ». C’est-à-dire qu’il ne montre au traceur que le chemin à suivre pour remonter aux identificateurs. Une fois cet indice retrouvé, le traceur essaye d’établir, à travers lui, une relation entre le corps et une famille. Il ressort de ce récit que ce travail de « mise en connexion entre l’indice et l’objet [58] » nécessite l’usage de la technicité et d’Internet pour réactiver les liens d’interconnaissance à distance.
37Avant de migrer vers le Maroc, les migrants étaient identifiables grâce aux relations de « face-à-face » qu’ils nouaient avec leur entourage, mais, quand ils quittent leurs communautés d’origine, ils deviennent difficilement identifiables à cause de la « rupture spatio-temporelle » qu’engendre cette migration [59]. Néanmoins, cette rupture ne fait pas d’eux des parias ayant rompu tout lien avec leur famille restée au pays [60]. Le développement d’Internet et la technologisation des sociétés africaines ont permis l’émergence d’un nouveau type de relations à distance entre les migrants et leur famille. Les migrants envoient nombre de vidéos live par téléphone à leur famille ou bien observent à distance la vie de leurs amis qui ont fait « boza [61] ». Un migrant peut ne pas avoir de papier d’identité, mais il est difficile d’en trouver un sans identifiant Facebook. Les réseaux sociaux et la téléphonie mobile jouent un rôle crucial dans le processus de rétablissement des liens parentaux, comme cela fut le cas pour O. Ils permettent d’enclencher à distance le lien d’interconnaissance pour demander aux familles de produire un acte écrit affirmant la parentalité d’un « corps anonyme ».
Un appel à témoin lancé sur la page Facebook de l’association
Un appel à témoin lancé sur la page Facebook de l’association
Reconnaissance écrite de la parenté et homologation de la nationalité de l’inanimé
38Dans la législation marocaine, la parentalité d’un corps est constituée par les individus avec lesquels il est relié généalogiquement par son père et par sa mère. La législation donne par ordre hiérarchique la liste des personnes habilitées à reconnaître un corps en prévoyant deux catégories de parenté : les liens par le sang et les liens par l’alliance. Or, dans le cas de la politique de l’inanimé, l’exercice du pouvoir parental peut émaner d’une alliance de circonstance qui n’a rien à voir avec la filiation. Le lien de parenté peut être prouvé par la production d’une simple lettre écrite, comme en témoigne cet extrait d’une lettre de reconnaissance envoyée en 2015 à l’association :
Après avoir été contacté par téléphone, ce fonctionnaire âgé de 48 ans a reconnu, en sa qualité d’oncle maternel, non seulement la parenté d’I. K., décédé le 9 décembre 2015, mais a aussi délégué à l’association le pouvoir parental. Bien qu’elles ne soient pas soumises à des formalités particulières, ces lettres prennent généralement la forme d’un acte déclaratif qui, d’une part, renseigne sur l’identité et la domiciliation de son auteur et, de l’autre, décline l’identité du corps et le type de lien de parenté. Écrites à la demande de l’association, elles délèguent nommément au traceur les pouvoirs parentaux pour lui permettre d’agir et de parler au nom de la famille auprès des autorités consulaires et marocaines. Pour justifier cette délégation, le représentant de la famille K., comme dans bien d’autres lettres, évoque l’éloignement du foyer familial par rapport au Maroc.« Je soussigné, Monsieur A. F., fonctionnaire de nationalité […], né le […] à […], titulaire de la carte d’identité N° […], domicilié à […], reconnaître comme membre de notre famille I. K. né en 1990 à […], décédé au Maroc dans la mer. À cause de la distance qui sépare le Maroc à mon pays, j’autorise, en tant que représentant de la famille, S. K., membre de l’association […], résidant au Maroc et titulaire de la carte de séjour numéro […] à mener au nom de la famille toutes les démarches nécessaires pour le rapatriement du corps à […]. Lettre écrite à la demande de l’association […] pour faire valoir ce que de droit [62]. »
Exemple d’une lettre de reconnaissance de parenté écrite par l’époux d’une défunte
Exemple d’une lettre de reconnaissance de parenté écrite par l’époux d’une défunte
39Il convient cependant de rappeler que cette parenté doit être confirmée par les autorités consulaires du pays d’origine de l’auteur de la reconnaissance. Cette confirmation se fait par le biais d’une technique qui consiste à réécrire l’acte parental sous la forme d’une ratification diplomatique que les acteurs appellent « homologation ». Le traceur doit en effet adresser une demande d’homologation aux autorités consulaires du pays concerné. Introduite sous forme d’un dossier constitué de l’acte provisoire de décès, de la fiche signalétique du corps, de la lettre parentale, de la carte nationale d’identité du parent et de celle du traceur, la demande d’homologation doit être accompagnée de tout élément (ancienne photo prise avant la mort ou témoignage, etc.) qui permet « d’asseoir la conviction de la nationalité du corps [63] ». Si la « réponse qui dure entre 24 heures et une semaine [64] » est favorable, l’ambassade procède à la réécriture de l’acte parental sous forme d’une adresse au wali (gouverneur) de la région où est décédé le migrant.
Exemple d’homologation de l’identité d’un corps inanimé
Exemple d’homologation de l’identité d’un corps inanimé
40C’est à l’aune de ces homologations qu’il faut penser ce que nos interlocuteurs perçoivent comme une exception à la conception papiériste de la nationalité. Envisagée comme un signe de bonne entente, elle fonctionne comme une dérogation au principe papiériste qui veut que seul un papier d’identité soit la preuve d’une appartenance nationale. Pour justifier cette dérogation, les ambassades mettent en avant leur « volonté de coopérer avec les autorités marocaines dans la procédure d’identification », mais aussi, selon eux, de « compatir aux douleurs des familles [65] ».
41En acceptant d’authentifier la parenté d’un corps, les autorités consulaires influent ainsi sur le destin administratif de l’inanimé : le « corps anonyme » devient ainsi un « corps identifié ». Rédigé à titre provisoire par l’officier d’état civil sur la base de la fiche signalétique de la police judiciaire, le premier acte de décès est rectifié conformément à l’identité produite dans la lettre parentale. Cette reconnaissance donne par là au corps l’accès à une multitude de droits : en plus du droit d’avoir un nom, une filiation et une nationalité, elle lui confère le droit à un enterrement selon ses rites religieux et à une tombe identifiable dans un cimetière municipal, ainsi que la possibilité d’être rapatrié vers son État d’origine. Reconnaître la parentalité d’un corps, c’est engager sa responsabilité morale et financière, parce qu’il incombera désormais à celui qui la reconnaît de s’acquitter, s’il le désire, de tous les frais liés à ces démarches de rapatriement (variant entre 35 000 et 50 000 dirhams [66]) ou d’inhumation (qui varient entre 400 et 2 000 dirhams). Pour éviter d’endosser toute responsabilité, certains individus considérés comme apparentés à un corps peuvent parfois accepter de reconnaître oralement cette parenté par téléphone, mais sans jamais le faire par écrit, « prétextant vouloir prendre du temps pour contacter les autres membres de la famille vivant au village afin de cotiser aux frais [67] ».
42Que devient alors un corps non reconnu par une famille et/ou un État d’origine ? Ne disposant d’aucune parenté, ni d’aucune nationalité à faire valoir, ces corps « inconnus » ou « non reconnus » restent la « possession exclusive de l’État marocain [68] ». Le statut légal d’un tel corps s’apparente à bien des égards à celui de la figure de l’« homo sacer [69] », telle que décrite par Georgio Agamben. Même après l’identification d’un corps, tant que le procureur général du Roi auprès de la Cour d’appel ne réalise pas « la mainlevée » sur le corps, c’est-à-dire un acte écrit qui met fin à la saisine, ce dernier reste à la disposition de l’État. En tant que corps sacré, un corps non identifié reste « une propriété » de l’État marocain qui, par l’intermédiaire du procureur du Roi, revendique un droit souverain et absolu de disposer d’un tel corps, tout en réaffirmant le droit de l’exclure de la citoyenneté marocaine. Il devient indésirable pour les États d’origine et embarrassant pour l’État marocain ; il endosse donc le statut de corps « apatride », qui, du fait de sa mort, a perdu sa citoyenneté ante mortem et n’a pas le droit à celle de l’État marocain. Ces corps non identifiés font objet de spéculation et nourrissent les rumeurs les plus invraisemblables [70] dans le milieu des migrants et des associations.
43Cet article a permis de déplacer la focale d’analyse de l’identification, généralement centrée sur des êtres vivants, vers celle des corps inanimés. Nous avons en effet l’habitude de penser que le pouvoir bureaucratique ne s’exerce que sur la vie, et que l’emprise de l’État sur la vie des gouvernés s’éteint avec la mort de ces derniers. Or, le gouvernement des morts aux frontières fait partie des préoccupations de l’État marocain dans sa logique de contrôle et d’identification des corps ayant droit à une citoyenneté ante mortem. Les clichés véhiculés sur ce qu’est l’État en Afrique renvoient souvent à cette fausse idée que les « Africains sont par nature sans papiers ». Or travailler sur les « politiques de l’inanimé » permet de montrer que la plupart des corps sans papiers (animés ou inanimés) n’étaient pas au départ des corps sans papiers. Au contraire, les migrants eux-mêmes effectuent un travail préalable de « dépapiérisation » et d’anonymisation de leurs corps, que l’on retrouve ensuite « sans vie et sans papiers ». Le papier délivré par l’État nécessite donc un réseau de réappropriation, s’inscrit dans une relation de pouvoir, se situe dans un temps et dans un contexte migratoire particulier qui détermine son usage. Dans certaines situations, ce papier peut être perçu par le migrant comme un « fardeau » dont il faudrait se débarrasser.
44Les traceurs décrivent leur travail de traçabilité comme une action militante visant à faciliter la reconnaissance de cette citoyenneté rompue. Pour arriver à cette « finalité militante », ils doivent faire travailler ensemble tous les maillons administratifs et diplomatiques impliqués dans ce processus de reconstitution du passé d’un corps. Malgré une volonté de coopérer, il est impossible pour l’État marocain de faire reconnaître l’appartenance nationale d’un corps sur la base des indices de présomptions recueillis par la police, à cause de la conception papiériste que les diplomates opposent aux policiers. Le recours aux lettres familiales constitue donc une dérogation à ce principe papiériste. En tant que preuve de parenté, ces lettres font objet de plusieurs usages possibles : elles permettent l’identification d’un corps autant qu’elles légitiment l’action des traceurs auprès des ambassades, des tribunaux, de la police et des services municipaux et funèbres.
45Par ailleurs, les vérités issues des logiques policière et diplomatique se voient ainsi opposer une seule vérité, celle produite par les lettres familiales : au détriment des récits et des empreintes digitales prélevés par la police sur le corps du migrant, les lettres familiales constituent la « vérité de référence », car c’est l’état civil indiqué par le représentant de la famille qui est consigné sur l’acte définitif de décès, ainsi que sur tous les autres documents administratifs relatifs au rapatriement ou à l’enterrement. Homologuée par l’État, la déclaration familiale s’impose donc à tous les acteurs engagés dans ce processus. Si elles acceptent le détour par les familles, les autorités marocaines veulent moins déterminer les liens familiaux que les liens étatiques, car elles ne disposent d’aucun moyen pour authentifier leur véracité. En exigeant donc du traceur de les faire authentifier par les légations diplomatiques, l’État marocain met ces dernières à l’épreuve pour évaluer leur volonté de coopérer avec les autorités locales.
46On pourrait qualifier de « carrière mortuaire » les démarches administratives et sociales que doivent suivre les traceurs, ainsi que les défis bureaucratiques qu’ils doivent relever, auprès des administrations marocaines, des amis, des familles et des autorités consulaires, pour obtenir la reconnaissance de l’identité d’un corps. La sous-traitance d’une partie de ces démarches d’identification ne signifie pas l’absence de l’État, mais plutôt une forme de gouvernement par l’invisibilité. En faisant un détour par les familles, les traceurs reproduisent en quelque sorte la volonté des États et celle des familles.
Notes
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[1]
Pour des raisons éthiques et sécuritaires, les noms de nos interlocuteurs, ceux des morts, celui de l’association, ainsi que les documents administratifs ont été rendus anonymes.
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[2]
Je remercie Béatrice Hibou et Séverine Awenengo Dalberto sans la persévérance et l’exigence desquelles cet article n’aurait pu aboutir et je suis également reconnaissant envers Richard Banégas, Charles Becker et les évaluateurs anonymes pour leurs commentaires et relectures. Cet article a également bénéficié du soutien du Fonds d’analyse des sociétés politiques (Fasopo) et du programme de l’Agence nationale de la recherche (ANR) PIAF – La vie sociale et politique des papiers d’identification en Afrique, grâce auxquels j’ai pu réaliser mes enquêtes de terrain, et de l’École de gouvernance et d’économie de Rabat (EGE) qui m’apporte un appui financier et institutionnel dans le cadre de ma thèse.
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[3]
Selon les membres de l’association, le message a été envoyé par la gendarmerie qui a l’habitude de solliciter l’aide de l’association pour identifier les migrants morts.
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[4]
B. Hibou, « La “décharge”, nouvel interventionnisme », Politique africaine, n° 73, 1999, p. 6-15.
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[5]
Ibid.
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[6]
F. Leboucq, « Combien de migrants sont morts en Méditerranée ? Où sont-ils enterrés ? » [en ligne], Libération, 9 août 2018, <https://www.liberation.fr/checknews/2018/08/09/combien-de-migrants-sont-morts-en-mediterranee-ou-sont-ils-enterres_1671300>, consulté le 20 février 2019.
-
[7]
M. Timera, « Aventuriers ou orphelins de la migration internationale. Nouveaux et anciens migrants “subsahariens” au Maroc », Politique africaine, n° 115, 2009, p. 175-195.
-
[8]
O. Clochard et N. Lambert, « L’évolution d’un régime frontalier. Morts aux frontières et contrôles migratoires en mer Méditerranée », in C. Schmoll, H. Thiolet et C. Wihtol de Wenden (dir.), Migration en Méditerranée. Permanences et mutations à l’heure des révolutions et des crises, Paris, CNRS éditions, 2015, p. 145-156.
-
[9]
A. Belguendouz, « Expansion et sous-traitance des logiques d’enfermement de l’Union européenne : l’exemple du Maroc », Cultures & Conflits, n° 57, 2005, p. 155-219.
-
[10]
Voir N. El Qadim, Le gouvernement asymétrique des migrations. Maroc/Union européenne, Paris, Dalloz, 2015.
-
[11]
A. Pian, « Les espaces discursifs de la frontière : mort et arbitraire dans le voyage vers l’Europe », Revue européenne des migrations internationales, vol. 33, n° 2-3, 2017, p. 45-62.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
Voir Gadem (Groupe antiraciste d’accompagnement et de défense des étrangers et migrants), Coûts et blessures. Rapport sur les opérations des forces de l’ordre menées dans le Nord du Maroc entre juillet et septembre 2018. Éléments factuels et analyse, Rabat, Gadem, 2018 ; ainsi que les différents rapports de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH), pour n’en citer que quelques-uns, « Les frontières tuent », Plein droit, n° 109, 2016, p. 3-5
-
[14]
C. Heller et A. Pécoud, « Compter les morts aux frontières : des contre-statistiques de la société civile à la récupération (inter)gouvernementale », Revue européenne des migrations internationales, vol. 33, n° 2-3, 2017, p. 63-90.
-
[15]
É. Ritaine, « Quand les morts de Lampedusa entrent en politique : damnatio memoriæ », Cultures & Conflits, n° 99-100, 2015, p. 117-142.
-
[16]
Ibid.
-
[17]
C. Kobelinsky, « Les morts aux frontières de l’Espagne. Trajectoire des corps et pratiques locales », in C. Schmoll et al. (dir.), Migration en Méditerranée…, op. cit., p. 191-201.
-
[18]
Ibid.
-
[19]
C. Kobelinsky, « Exister au risque de disparaître. Récits sur la mort pendant la traversée vers l’Europe », Revue européenne des migrations internationales, vol. 33, n° 2-3, 2017, p. 115-131.
-
[20]
M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Gallimard/Seuil, 2004.
-
[21]
M. Foucault, Dits et écrits II, Paris, Gallimard, 1976, p. 1457.
-
[22]
Voir N. Lanza, « Liens et échanges entre le Maroc et l’Afrique saharienne : éléments pour une perspective historique », in M. Peraldi (dir.), D’une Afrique à l’autre. Migration subsaharienne au Maroc, Paris, Karthala, 2011, p. 23-36.
-
[23]
Voir M. Timera, « Aventuriers ou orphelins de la migration internationale… », art. cité.
-
[24]
A. Belguendouz, « Expansion et sous-traitance des logiques d’enfermement… », art. cité.
-
[25]
Voir Gadem, Coûts et blessures…, op. cit.
-
[26]
Voir J. Valluy, « Les rafles de Subsahariens au Maroc », Vacarme, n° 39, 2007, p. 84-86.
-
[27]
J. Chaudier, « Intégration ou “rafles” : “Le Maroc va devoir choisir”, selon Mehdi Alioua [interview] » [en ligne], Yabiladi, 9 septembre 2018, <https://www.yabiladi.com/articles/details/68876/integration-rafles-maroc-devoir-choisir.html>, consulté le 21 février 2019.
-
[28]
M. Foucault, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris Gallimard, 1994, p. 25.
-
[29]
En plus d’être un acte individuel et volontaire du migrant, l’anonymisation peut être aussi à l’initiative du passeur avec l’accord du migrant lui-même.
-
[30]
Entretien avec P., Camerounais, président d’une association au Maroc, Rabat, 18 avril 2018.
-
[31]
G. Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991.
-
[32]
J.-F. Bayart, L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996.
-
[33]
G. Agamben, Nudités, traduit de l’italien par M. Rueff, Paris, Rivages, 2009, p. 91.
-
[34]
M. Allioua, « Le “passage au politique” des transmigrants subsahariens au Maroc. Imaginaire migratoire, réorganisation collective et mobilisation politique en situation de migration transnationale », in A. Bensaâd (dir.), Le Maghreb à l’épreuve des migrations subsaharienne. Immigration sur émigration, Paris, Karthala, 2009, p. 280.
-
[35]
Entretien avec M., Rabat, 9 avril 2018. Il fait ici allusion à la méthode que la police utilise pour recueillir ces indices de présomption.
-
[36]
M. de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Art de faire, Paris, Gallimard, 1990.
-
[37]
Entretien avec P., diplomate dans une ambassade subsaharienne, Rabat, 12 décembre 2017.
-
[38]
Ibid.
-
[39]
T. Blin, L’invention des sans-papiers : essai sur la démocratie à l’épreuve du faible, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 11.
-
[40]
Entretien avec P., diplomate dans une ambassade subsaharienne, Rabat, 12 décembre 2017.
-
[41]
Entretien avec M., Rabat, 9 avril 2018.
-
[42]
F. Joly, S. Malibeaux et C. Châtelot, « Entretien avec Alpha Condé, président de la République de Guinée » [en ligne], TV5Monde, 30 septembre 2018, <http://www.tv5monde.com/emissions/episode/internationales-alpha-conde>, consulté le 21 février 2019.
-
[43]
Gouvernement de Guinée, « Communiqué du Gouvernement : corps supposés de Guinéens au large du Maroc », Conakry, Gouvernement de Guinée, 20 décembre 2015.
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[44]
Journal de terrain, 6 février 2018, Nador.
-
[45]
Ibid.
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[46]
Ces mots apparaissent presque dans tous nos entretiens et discussions avec ces diplomates.
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[47]
M. Gourarier, « Faire la frontière dans les murs du laboratoire. Destins migratoires et usages de l’ADN aux États-Unis », Genèses, n° 108, 2017, p. 48-68.
-
[48]
Ibid.
-
[49]
A. Fine et A. Martial, « Vers une naturalisation de la filiation ? », Genèses, n° 78, 2010, p. 121-134.
-
[50]
M. Timera, « Aventuriers ou orphelins de la migration internationale… », art. cité.
-
[51]
Sur les figures du « chairman » et du « connexion-man », voir A. Pian, « Les espaces discursifs de la frontière… », art. cité ; et sur celle du « passeur », voir C. Escoffier, « Transmigration et communautés d’itinérances au Maghreb », in A. Bensaâd (dir.), Le Maghreb à l’épreuve des migrations subsaharienne…, op. cit., p. 43-62.
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[52]
C. Escoffier, « Transmigration et communautés d’itinérances… », art. cité, p. 43.
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[53]
Entretien avec F., Tanger, 13 janvier 2018.
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[54]
Ibid.
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[55]
Entretien avec L., ami d’O. B., décédé en décembre 2015, Casablanca, 5 janvier 2018.
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[56]
F. est un traceur camerounais et membre de l’association P., c’est grâce à lui que nous sommes entrés en contact avec A.
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[57]
C. S. Peirce, Écrits sur les signes, rassemblés, traduits et commentés par G. Deledalle, Paris, Le Seuil, 1978, p. 153.
-
[58]
Ibid.
-
[59]
G. Noiriel, L’identification. Genèse d’un travail d’État, Paris, Belin, 2007.
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[60]
A. Pian, « Les espaces discursifs de la frontière… », art. cité.
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[61]
C’est-à-dire qui ont réussi la traversée pour entrer en Europe.
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[62]
Extrait d’une lettre de reconnaissance de parenté écrite le 26 décembre 2015 et envoyée à l’association.
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[63]
Entretien avec S., chargé des affaires culturelles et sociales dans une ambassade subsaharienne, Rabat, 20 avril 2016.
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[64]
Ibid.
-
[65]
Ibid.
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[66]
1 euro = 10,90 dirhams.
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[67]
Entretien avec S. K., président d’une association de migrants, Rabat, 18 mars 2018.
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[68]
Ibid.
-
[69]
G. Agamben, Homo Sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, traduit de l’italien par R. Marilène, Paris, Seuil, 1997.
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[70]
En l’absence d’informations officielles de la part de l’État marocain, des migrants et des acteurs associatifs, voire même certains diplomates, produisent des récits et des rumeurs autour de ces corps non identifiés par l’État marocain. Lors de notre enquête, certains d’entre eux nous ont fait part d’histoires, sans pour autant fournir de preuves, de « trafic d’organes », « d’enterrement dans des fosses communes », de « cannibalisme », etc.