Notes
-
[1]
M. H. Khan, Political Settlements and the Governance of Growth Enhencing Institutions, Londres, SOAS, 2010, p. 4.
-
[2]
H. Médard, M.-L. Derat, T. Vernet et M.-P. Ballarin (dir.), Traites et esclavages en Afrique orientale et dans l’océan Indien, Paris, Karthala, 2013.
-
[3]
Cité par C. Tatz, Shadow and Substance in South Africa : A Study of Land and Franchise Policies Affecting Africans, Pietermaritzburg, University of Natal Press, 1962.
-
[4]
S Dubow, The African National Congress, Gloucestershire, Sutton Publishing, 2000, p. 5.
-
[5]
D. L. Donham, Violence in a Time of Liberation. Murder and Ethnicity at a South African Gold Mine, 1994, Durham/Londres, Duke University Press, 2011.
-
[6]
A. Mbembe, La naissance du maquis dans le Sud-Cameroun, 1920-1960 : histoire des usages de la raison en colonie, Paris, Karthala, 1996.
AHLMAN (Jeffrey S.), Living with Nkrumahism. Nation, State and Pan-Africanism in Ghana, Athens, Ohio University Press, coll. « New African Histories », 2017, 322 pages
1Dans un premier ouvrage extrêmement bien accueilli outre-Atlantique et publié dans l’exigeante collection « New African Histories », Jeffrey S. Ahlman démontre que le nkrumahisme, au-delà d’une théorie politique liant panafricanisme et socialisme, était un système politique « vécu, négocié et constamment réinterprété » (p. 21) par les citoyens ghanéens, du début des années 1950 à 1966. Pour comprendre cet ancrage social et politique, l’auteur s’appuie sur des archives variées récoltées à Accra et Londres, qu’il complète de documents collectés (entre autres) dans des villes secondaires du Ghana ou dans les fonds de bibliothèques universitaires états-uniennes. Il a aussi réalisé une trentaine d’entretiens entre 2007 et 2009 pour appuyer son propos, élaboré depuis la réalisation de sa thèse.
2Le livre est divisé en six chapitres thématiques. Le premier chapitre est un court rappel de la théorie politique panafricaniste portée par le président Kwame Nkrumah et son ancrage transatlantique. Les trois chapitres suivants abordent les thèmes récurrents de la rhétorique de modernisation portée par le Parti de la convention populaire (Convention People’s Party, CPP) : industrialisation, citoyenneté et travail. Ahlman les décrypte à la fois du point de vue de leurs implications sociales locales et en tant que produit d’un système politique internationalisé, entre Guerre froide et indépendances africaines.
3Le deuxième chapitre dessine ainsi les rêves d’une industrialisation du Ghana portés par Nkrumah dès les années 1950. Avec l’analyse de l’aménagement du port industriel de Tema et des évictions des communautés locales, Ahlman brosse le portrait des adhésions et des oppositions locales à la planification étatique. Le troisième chapitre est consacré à la formation citoyenne, dessinée selon des inspirations soviétique et israélienne. Dans celui-ci, l’auteur s’attarde sur les mouvements de jeunesse des Brigades de bâtisseurs (Builders Brigade) et des Jeunes pionniers du Ghana (Ghana Young Pioneers), respectivement destinés à la mise au travail des jeunes gens et à la formation civique des écoliers. Il présente ces dispositifs comme des éléments permettant de définir une citoyenneté socialiste, avant-gardiste et cosmopolite, et les frictions que cela engendre. Le quatrième chapitre évoque le travail. En prenant appui sur les travaux de Frederick Cooper, il rappelle la centralité du combat syndical dans la lutte socialiste et anticoloniale des années 1940-1950. Mais il nous montre qu’une fois au gouvernement, le CPP exige des Ghanéens qu’ils mettent leur force de travail au service de l’État et de la collectivité. En s’appuyant sur son analyse de la grève contre le budget d’austérité de 1961 et du programme Travail et bonheur pour tous (Work and Happiness for All), Ahlman montre la naissance d’une nouvelle fissure dans la communauté nationale ghanéenne, entre « socialistes » et « antisocialistes » (p. 147).
4Le contrôle social exercé par le CPP suite à l’apparition de cette faille est au cœur de la discussion des chapitres 5 et 6. Dans le chapitre 5, l’auteur rappelle les enjeux géopolitiques auxquels fait face le Ghana révolutionnaire dans les années 1960, pour expliquer le virage autoritaire du CPP, à l’encontre d’une explication exclusivement centrée sur l’accaparement du pouvoir. Ce faisant, il interroge la « variété des expériences vécues par les Ghanéens dans leurs interactions avec un État nkrumahiste de plus en plus autoritaire » (p. 150). Il prend l’exemple de la croissance du travail de bureau féminin, celui-ci constituant un point d’achoppement de la citoyenneté révolutionnaire. Celle-ci est censée valoriser l’égalité entre les sexes mais les cadres du parti prennent position contre une féminité ghanéenne « bavarde, matérialiste et distraite » (p. 170), contre-productive pour le projet révolutionnaire. En s’appuyant sur cet exemple, Ahlman insiste sur la naissance d’une culture de la surveillance et de la discipline (ici à l’encontre des employées) trouvant ses origines au sein du Bureau des affaires africaines.
5Le sixième et dernier chapitre est consacré à la négociation du nkrumahisme par les citoyens. En s’appuyant sur des sources plus fragmentées, l’auteur analyse les interactions des citoyens avec l’État qui témoignent des appartenances sociales multiples, voire contradictoires, des Ghanéens. La fin du pluralisme politique qui caractérisait les années 1950 se traduit par une surveillance active des « allégeances collectives et individuelles au parti, qui [relève] non seulement d’une question de sécurité […] mais aussi de socialisation » (p. 189), surveillance d’autant plus forte que l’on se rapproche du parti-État. Cette proximité est porteuse de risques, mais aussi désirée, en ce qu’elle promet « une place au sein de la communauté politique à venir », et les protections sociales et bénéfices économiques afférents (p. 193). Pour Ahlman, interagir avec l’État nkrumahiste (même pour le contredire) revient à faire acte de citoyenneté et participe ainsi à sa légitimation.
6Tout au long de son ouvrage, grâce à son excellente connaissance des archives ghanéennes, Ahlman donne la part belle aux imaginaires comme aux expériences du nkrumahisme. Si l’analyse des théories politiques de Kwame Nkrumah n’apporte pas d’éléments nouveaux, le décryptage des interactions des citoyens avec celles-ci est fécond. Ce livre répond à son objectif, ambitieux, de nous amener à comprendre les implications sociales et politiques de l’expérience panafricaine et socialiste. Plus encore, Ahlman nous encourage à les mettre en rapport avec l’histoire globale des indépendances et de la Guerre froide. Cette promesse, plus ou moins bien tenue selon les chapitres, permet d’inscrire les débats qui nourrissent les choix politiques successifs ghanéens dans une logique plus large. Au-delà, pour qui s’intéresse à l’histoire sociale africaine, ce livre est un bon exemple des travaux produits ces dernières années aux États-Unis, qui engagent une réflexion riche sur la rhétorique de la modernisation développementaliste du tournant des indépendances.
7Claire Nicolas
8Sciences Po, Ceri
9Université de Lausanne, Issul
GAULIER (Armelle) et MARTIN (Denis-Constant), Cape Town Harmonies : Memory, Humour and Resilience, Le Cap, African Minds Publisher, 2017, 368 pages
10Depuis maintenant plusieurs décennies, les études des pratiques musicales populaires ont représenté, dans les sciences sociales sud-africaines, des entrées particulièrement heuristiques pour appréhender l’histoire et les dynamiques culturelles et politiques complexes de ce pays. Alors que les appropriations locales du jazz et du hip-hop ont constitué des objets privilégiés, Cape Town Harmonies propose une plongée passionnante dans un univers musical jusqu’à présent peu exploré, celui des chorales masculines de la ville du Cap appelées Malay Choirs (Chœurs malais) et Cape Klopse (Troupes de carnaval).
11Dans cet ouvrage de 340 pages, incluant des photographies, des transcriptions musicales et des annexes variées, Armelle Gaulier et Denis-Constant Martin mettent en dialogue leurs deux expériences de terrain dans les townships, les carnavals et les compétitions de chorales du Cap ; ils décrivent la façon dont leurs répertoires et leurs performances constituent le produit de dialogues, d’échanges et de rapports de pouvoir entre les différentes populations de la « ville-mère » depuis ses fondations. Les répertoires des Malay Choirs et des Cape Klopse remontent au xviiie et xixe siècles, et aux festivités organisées à l’occasion du nouvel an, mêlant des chansons importées par les colonisateurs néerlandais, des éléments musicaux des régions d’origine des esclaves, des influences du monde musulman, mais aussi des spectacles de black-face (grimage du visage en noir) et des musiques nord-américaines.
12L’analyse des répertoires chansonniers et des discours tenus à propos de ces formations musicales constitue le support d’une réflexion sur la manière dont se construisent et se transforment les notions de culture, d’identité, de tradition et de mémoire dans la ville du Cap, et plus spécifiquement dans la communauté coloured. Cette catégorisation raciale a été forgée au xixe siècle par les politiques de division raciale pour qualifier des populations locales descendantes d’esclaves et du métissage, et ayant pour caractéristique commune de n’être ni blanches, ni noires ; elle est devenue progressivement le marqueur d’identification d’un groupe partageant une histoire, une mémoire et une culture communes. Au travers d’une minutieuse recherche musicologique, Cape Town Harmonies offre une réflexion remarquable sur cette communauté coloured, examinant la multiplicité, l’hybridité et la versatilité des registres identitaires qu’elle développe.
13L’ouvrage se divise en trois grandes parties, scindant réflexion théorique et matière empirique. Une première partie pose des jalons théoriques à propos des questions d’appropriation culturelle et de construction mémorielle qui sont soulevés par les pratiques musicales et les contextes étudiés. Le premier chapitre examine la dimension universelle des processus d’appropriation de formes culturelles et musicales, démontrant à partir d’exemples divers comment ceux-ci constituent des leviers de création, de production d’identités et d’action sur les rapports de pouvoir. Le chapitre suivant introduit une réflexion théorique sur la question de la mémoire, appréhendée comme façonnage stratégique et sélectif d’éléments du passé en vue de répondre à des enjeux contemporains, et met la focale sur la place de la musique dans un contexte sud-africain de dissensions autour du passé. Alors que l’idéologie post-apartheid de réconciliation se voit mise en échec par les stéréotypes, les inégalités et les malentendus persistants entre les catégories forgées durant l’esclavage, la colonisation et l’apartheid, les auteurs démontrent que la musique – en tant que produit d’une histoire d’échanges et de création culturelle par « créolisation » – représente un ressort majeur de compréhension et de reconnaissance des interactions et des interpénétrations existant entre ces communautés cohabitant au Cap (p. 63-64).
14Les chapitres de la partie 2 entrent plus en détail dans l’examen technique d’un répertoire musical performé dans les chœurs du Cap : les Nederlandsliedjies. Conçus aujourd’hui comme le répertoire « traditionnel » par excellence des Malay Choirs, ces chants tirent leurs origines de l’appropriation/transformation par les esclaves du xviie et xviiie siècles de chants hollandais, qui se sont transmis depuis lors – par voie orale essentiellement – et sont devenus le support de créations originales. En décrivant les répertoires, les performances (notamment lors des compétitions) et les jugements esthétiques associés à ces chants, les auteurs insistent sur l’importance, pour les chercheurs, de ne pas s’égarer dans des tentatives de fixation ou de définition des formes artistiques étudiées, pour plutôt s’intéresser aux définitions, interprétations et débats que les acteurs sociaux développent. Ils démontrent alors comment, dans le sillage des Malay Choirs et des Cape Klopse, les idées de « tradition » et d’identité coloured sont conçues comme le produit de mélanges et de fusions liés à une histoire faite d’esclavage, de rapports d’oppression, d’aliénation et de déplacements forcés.
15La troisième partie porte sur un autre répertoire de chants ancré dans la communauté coloured du Cap, celui des moppies, également appelées comics. Basés sur les rythmiques ghoema emblématiques de la ville mère, ces chants responsoriaux se caractérisent par le fait qu’ils traitent avec humour et ironie des problèmes de la vie quotidienne dans les townships du Cap. Les auteurs retracent particulièrement bien l’historicité de ces pratiques et éclairent la manière dont ces scènes des musiques urbaines populaires sont reconfigurées par le capitalisme et les réseaux du tourisme. Depuis les chants exécutés durant l’apartheid jusqu’à la période contemporaine, l’examen des paroles des moppies révèle une palette complexe et nuancée de réactions à l’oppression, allant de l’acceptation passive à la subversion et à la dénonciation, et permettant le déploiement de stratégies de survie et de résilience.
16Inspirée par les théories de l’identité et de la créolisation – par Édouard Glissant particulièrement –, la conclusion met en lumière la fluidité, la malléabilité et l’incessante recréation des identités sud-africaines contemporaines. Perçus comme des symboles de tradition et de continuité avec le passé, Nederlandsliedjies et moppies constituent des archives vivantes de l’histoire complexe et violente des Coloured du Cap. Ils incarnent la créativité culturelle de ces populations, ainsi que la fluidité, l’adaptabilité et la multiplicité inhérente à « l’identité » qu’ils revendiquent (p. 229).
17Malgré quelques effets de superposition dus à la combinaison d’écrits pré-existants, cet ouvrage apparaît comme le produit d’une remarquable complémentarité entre deux chercheurs dont les études sont très finement entremêlées. La faculté de transcender les frontières disciplinaires, tant en termes d’érudition littéraire que d’approches méthodologiques, est l’un des tours de force de ce livre – même si les adeptes de descriptions ethnographiques pourraient réclamer davantage de scènes ordinaires et de vie quotidienne de ces formations musicales. Armelle Gaulier et Denis-Constant Martin produisent en définitive une étude fascinante tant pour les ethnomusicologues que pour les experts de l’Afrique du Sud, et plus globalement pour les chercheurs s’intéressant aux processus d’identification et aux dynamiques interculturelles dans les villes africaines. Leur ouvrage éclaire de façon rigoureuse, érudite et passionnée le rôle des pratiques musicales comme leviers de compréhension et d’action sur les frontières, les identifications et les échanges interculturels, au Cap et ailleurs.
18Alice Aterianus
19Université de Lausanne
GRAY (Hazel), Turbulence and Order in Economic Development : Institutions and Economic Transformation in Tanzania and Vietnam, Oxford, Oxford University Press, 2018, 272 pages
20Le tournant du xxie siècle a à la fois été marqué par la consolidation des expériences développementalistes asiatiques et par la revitalisation progressive d’un discours sur l’« émergence » africaine, soutenue par les excellentes performances économiques affichées par de nombreux pays du continent. Dans un saisissant premier ouvrage, reprenant et approfondissant les recherches menées dans le cadre de son doctorat, Hazel Gray contribue admirablement à une meilleure compréhension de ce paysage contemporain du développement en pleine mutation, en décryptant avec finesse les trajectoires, parfois turbulentes, des transformations structurelles suivies par les économies de la Tanzanie et du Vietnam depuis leurs indépendances. Pour ce faire, la chercheuse de l’université d’Édimbourg prend une distance salutaire vis-à-vis des théories orthodoxes de l’économie politique, au profit du cadre théorique du political settlement, qui lui permet de placer au centre de son analyse le rôle des interactions entre forces du marché, institutions et pouvoir dans la direction prise par ces transformations économiques. À l’issue d’une démonstration passionnante et d’une grande rigueur scientifique, Hazel Gray arrive ainsi à démontrer qu’« en Tanzanie et au Vietnam, l’impact des tentatives de construction d’une voie alternative de développement économique par un socialisme dirigé par l’État s’est répercuté tout au long de la période de libéralisation, affectant non seulement la structure des institutions formelles au cœur de l’État, mais aussi la répartition plus large du pouvoir dans la société » (p. 196).
21Afin de soutenir cette idée, cet ouvrage est divisé en sept chapitres, pouvant d’ailleurs aisément être lus de manière autonome. Alors que les trois premiers chapitres servent à poser le cadre théorique de cette étude, les quatre suivants sont dévolus aux démonstrations empiriques soutenant l’idée principale défendue par l’auteur. Après une brève introduction générale, le premier chapitre fournit ainsi une riche présentation comparative des transformations économiques du Vietnam et de la Tanzanie. Au-delà de l’utilité évidente d’une telle mise en perspective, ce chapitre permet avant tout à l’auteure de souligner les limites des théories orthodoxes, qui n’observent ces transformations que « comme le résultat de la libéralisation des marchés et des forces de l’avantage comparatif » (p. 28). Explorant alors les contributions issues du tournant épistémologique opéré dès la fin des années 1990 dans les études du développement, qui a vu se réaffirmer l’idée selon laquelle « l’État peut jouer un rôle important dans la transformation économique » (p. 29), Hazel Gray mène, dans un second chapitre, une discussion critique de deux approches successives. Comme elle l’explique, la « old » New Institutional Economics, qui est basée sur l’idée que « des institutions politiques inclusives sont un prérequis pour une transformation économique soutenable dans les pays en développement » (p. 53), a en effet progressivement été remise en question par la « new » New Institutional Economics, modelée par les expériences développementalistes asiatiques, qui s’intéresse, a contrario, à l’apparent « avantage autoritaire » (p. 53) des pays dotés de systèmes politiques forts et centralisés. Si ces deux approches ont l’avantage de renouveler l’intérêt pour les institutions et d’introduire progressivement la notion de pouvoir au centre du processus de développement, elles peinent néanmoins, selon l’auteure, à proposer une véritable vision alternative, en ceci qu’elles restent fondamentalement attachées aux « hypothèses néoclassiques sur l’économie » (p. 54). Cela étant, Hazel Gray introduit, dans un troisième chapitre, le cadre théorique du political settlement, qu’elle emprunte à Mushtaq H. Khan. Selon ce dernier, « un political settlement est une combinaison de pouvoir et d’institutions qui est mutuellement compatible, mais également durable en termes de viabilité économique et politique [1] ».
22Dans le quatrième chapitre de son ouvrage, Hazel Gray s’attache alors à présenter en détail la formation de ce qu’elle nomme le socialist political settlement en Tanzanie et au Vietnam. Cette analyse approfondie de l’évolution des institutions et de la distribution du pouvoir social et économique durant la période socialiste fournit la base commune aux réflexions engagées dans les chapitres suivants. Au travers de trois études de cas comparatives, portant sur les finances publiques (chapitre 5), la gestion du foncier (chapitre 6) et la politique industrielle (chapitre 7), Hazel Gray explore alors la manière dont les institutions et la distribution du pouvoir issues de la période socialiste influencent « les processus de redistribution politique, d’accumulation primitive et de rente technologique [durant la libéralisation] et comment l’interaction entre ces différents processus façonne le rythme et le caractère de la transformation économique » (p. 76). Dans ces trois derniers chapitres plus orientés vers l’empirie, l’auteure parvient ainsi avec habileté à développer une image complexe et nuancée des déterminants de la transformation structurelle des économies tanzanienne et vietnamienne, en retraçant de manière particulièrement minutieuse les nombreuses réformes institutionnelles ayant accompagné le processus de libéralisation ; en pénétrant tour à tour l’influence de différents niveaux de pouvoir situés à l’intérieur, mais également à l’extérieur de l’État ; en identifiant les tensions régnant entre une pluralité d’acteurs politiques et économiques, aussi bien qu’en révélant les coalitions éphémères ou durables qui les lient ; ou encore en mettant en évidence la nature ambiguë des rentes formelles et informelles, par la création desquelles l’État gère la stabilité politique, mais peut également influencer les incitations à l’investissement dans le but de promouvoir un certain type de transformation.
23Avec Turbulence and Order in Economic Development, Hazel Gray propose un ouvrage convaincant qui, non content de constituer une contribution de poids dans le débat sur le rôle des institutions dans le développement, participe également à compléter le cadre théorique déjà efficace du political settlement. L’identification des particularités du socialist political settlement permet à ce modèle de mieux appréhender les pays en développement, en soulignant la nécessité d’examiner « à la fois les facteurs structurels du clientélisme et la manière dont certaines idéologies façonnent les institutions et la répartition du pouvoir dans la société » (p. 192). Pourtant, aussi stimulant que soit cet ouvrage, sa lecture s’accompagne néanmoins de quelques frustrations, principalement relatives à l’approfondissement des données de terrain et à la gestion de la preuve. Dans les trois derniers chapitres, on reste ainsi parfois sur notre faim à l’issue de certaines présentations de cas, avide de détails complémentaires, que cela soit sur les liens entre grande corruption et investissements en Tanzanie (p. 123), sur les mécanismes de formation des coalitions exploitant les institutions financières hors budget au Vietnam (p. 127-128), ou encore sur les personnalités à la tête des grandes entreprises gagnant en influence au travers de la privatisation, ainsi que sur les relations informelles de ces entreprises avec la sphère publique (p. 177). Malgré ces quelques lacunes marginales, la recherche d’Hazel Gray apparaît pourvue d’innombrables qualités. La solidité des contributions à la fois théorique et empirique fournies par cet ouvrage, ainsi que son incroyable actualité, en rend incontestablement la lecture incontournable pour quiconque s’intéresse aux questions liées aux transformations économiques en Asie et en Afrique.
24Guive Khan-Mohammad
25Global Studies Institute,
26Université de Genève
LOVEJOY (Paul), Une histoire de l’esclavage en Afrique. Mutations et transformations (xive-xxe siècles), Paris, Karthala, coll. « Esclavages », 2017, 442 pages
27Les éditions Karthala proposent une traduction française de la troisième édition du célèbre ouvrage de l’historien Paul Lovejoy, Transformations in Slavery. A History of Slavery in Africa. Cette publication donne une ouverture à la fois plus théorique et synthétique à la belle collection « Esclavages » qui a déjà publié, depuis sa création en 2010, une dizaine de travaux importants sur l’histoire et la mémoire de la traite et de l’esclavage.
28Il importe de resituer le contexte de parution de la première édition du livre de Lovejoy, devenu un classique, pour comprendre son importance historiographique et sa traduction bienvenue en français. En 1983, le défi de cet ouvrage était de proposer une synthèse entièrement inédite sur l’histoire de l’esclavage à l’échelle du continent africain, qui comptait alors beaucoup d’études régionales. Il était également important de réduire le déséquilibre qui existait entre les travaux portant sur l’Afrique par rapport à ceux sur les Amériques, bien plus nombreux. L’ambition de Lovejoy était de démentir le préjugé selon lequel l’implication de l’Afrique dans la traite aurait été passive et que l’esclavage aurait été principalement domestique et intégré dans des structures de parenté. L’historien s’est attaché à démontrer la portée des facteurs externes (la diffusion de l’islam, l’arrivée des Européens) et internes au continent dans les processus d’institutionnalisation de la traite et de l’esclavage. Pour cela, il explique comment l’esclavage en Afrique s’est adapté aux demandes externes jusqu’à l’établissement, dans certaines régions et selon les époques, de nouvelles institutions capables d’accroître la production d’esclaves et leur contrôle politique et social.
29L’approche originale développée par Lovejoy s’incarne dans l’idée de « transformation ». Ce terme pivot de la pensée de l’auteur cherche à englober les effets des interactions entre les dynamiques locales, régionales et intercontinentales. La transformation décrite est l’émergence de sociétés esclavagistes, c’est-à-dire le moment où l’esclavage devient une institution centrale dans la structure sociale des sociétés et une composante importante de la production, notamment dans le secteur agricole. Le cadre conceptuel de l’historien s’inscrit dans les débats de philosophie politique marxiste des années 1970, mais il entend s’en démarquer en donnant une fonction plus descriptive que théorique au « mode de production esclavagiste » qu’il décrit (p. 37). Le premier chapitre offre une définition fine de l’esclavage en tenant compte de la diversité des situations. En se basant sur les réflexions de l’helléniste Moses Finley, Lovejoy propose une distinction nette entre des sociétés où l’esclavage avait une dimension marginale et celles où il est devenu une institution. Autrement dit, il distingue les sociétés à esclavage dans lesquelles les esclaves ne jouaient pas un rôle crucial et les sociétés esclavagistes où l’esclavage était un fait social total. Le dernier chapitre – qui gagnerait à être lu juste après l’introduction – reprend ces définitions et développe les cadres conceptuels de l’auteur pour comprendre dans quelles circonstances l’esclavage a été un facteur fondamental de la structure sociale de certaines sociétés.
30La reconstruction historique proposée est développée en dix chapitres organisés chronologiquement et séparés en trois temps : 1400-1600, 1600-1800 et le xixe siècle, qui tient une place plus importante. Revenant sur les transformations propres à chaque région du continent, Lovejoy explique l’émergence et l’évolution des sociétés à esclavage et le développement d’un mode de production esclavagiste. Trois axes structurent son propos : le processus de réduction en esclavage, le mécanisme de répartition des esclaves et leur rôle dans la structure des sociétés. En raison de la spécialisation de l’auteur sur l’Afrique de l’Ouest, certaines régions sont davantage traitées (Kongo, golfe de Guinée : Dahomey, Oyo, Asante) que d’autres (mer Rouge, océan Indien, Afrique australe, Éthiopie). Cette synthèse s’appuie principalement sur une vaste littérature secondaire (et non sur « de nombreuses archives » comme l’annonce le quatrième de couverture de l’édition en français), même si quelques matériaux archivistiques sont mobilisés quand il s’agit de l’Ouest du continent. L’auteur ne s’étend pas sur les difficultés méthodologiques rencontrées par les chercheurs travaillant sur l’esclavage, mais note à plusieurs reprises que les sources sont souvent peu nombreuses, incomplètes et biaisées (p. 109).
31Transformations in Slavery reste et restera un livre de référence dans le champ des études sur l’Afrique et sur la traite et l’esclavage. Mais il faut noter que le texte a peu évolué au cours de ses trois éditions. Celles de 2000 et 2012 ont donné lieu à des changements mineurs, par rapport à celle de 1983, excepté dans la mise à jour de la bibliographie, les notes de bas de page et les données démographiques sur les volumes de la traite (avec un renvoi, en 2012, à la bibliographie mise à jour annuellement dans Slavery and Abolition à partir de celle de Joseph D. Miller). Pourtant, en trente ans, les recherches sur l’esclavage et la traite se sont multipliées (ce que reconnaît l’auteur dans la préface de 2012) au point de susciter d’autres travaux de synthèses sur les espaces peu investis dans le livre [2]. Une introduction à la traduction française, par un ou une spécialiste français(e) du sujet, aurait permis de donner des clés de compréhension sur l’importance historiographique de cet ouvrage, tout en signalant certaines limites, en particulier le fait de traduire un texte qui a peu changé en dépit des recherches foisonnantes sur ces thématiques. La préface succincte de l’édition française écrite par Lovejoy lui-même ne propose pas une telle perspective. Une introduction aurait également pu expliquer pourquoi la traduction française ne reprend pas le titre original. En effet, la perspective et le projet de l’auteur sont présents dans son titre anglais. La traduction française pose problème – Une histoire de l’esclavage en Afrique. Mutations et transformations (xive-xxe siècles) – : non fidèle à la version anglaise, elle ajoute des éléments absents de l’original ; en utilisant le terme « mutation », elle atténue l’approche marxisante de Lovejoy, qui est certes moins au centre des débats aujourd’hui, mais qui est au cœur du projet de l’auteur. En inversant le titre et le sous-titre et en ajoutant des bornes chronologiques, l’édition française met l’accent sur la synthèse que propose un tel livre.
32D’autres choix de traduction rendent la lecture laborieuse : les coquilles sont nombreuses (« Lumu », p. 153, ou « Zamu », p. 378, pour Lamu), certaines expressions sont lourdement traduites en français (« la ligne de frontière de réduction en esclavage » pour « the enslavement frontier »), l’absence de ponctuation est parfois gênante (chapitre 4) et on comprend mal pourquoi, parfois, les termes anglophones ne sont pas proposés dans leur version française (« Segu Tukulor » p. 239 et p. 384 ; « Hausaland », p. 298). Les usages des noms de lieux posent aussi problème (« à Asante » au lieu de « en Asante » ; « Borno » et « Songhay » au lieu de « le Bornou », « le Shongay ») car le lecteur non averti ne saura pas s’il s’agit d’un État, d’un sultanat, d’une région, d’une ville ou de toute autre entité géographique ou politique. Plus problématiques encore sont les contresens et les erreurs de traduction qui faussent la compréhension du propos de l’auteur, notamment dans certains titres (« Le commerce administré par le gouvernement en Afrique centrale et en Afrique de l’Ouest », p. 153, pour « Administrated Trade in West-Central Africa »). Ces maladresses révèlent le manque de familiarité des traducteurs avec l’histoire et la géographie du continent. De plus, parce que trois traducteurs se sont relayés, une relecture d’ensemble aurait été bienvenue pour harmoniser les styles d’écriture et les temps utilisés (les trois premiers chapitres sont écrits au passé composé et à l’imparfait, les suivants alternent entre le passé simple et l’imparfait). Ce constat ne peut qu’engager les maisons d’édition à faire collaborer historiens et traducteurs pour favoriser un meilleur accès aux textes.
33Clélia Coret
34Institut des mondes africains (Imaf)
MAKHULU (Anne-Maria), Making Freedom. Apartheid, Squatter Politics, and the Struggle for Home, Durham/Londres, Duke University Press, 2015, xxiii et 228 pages
35« S’éveillant au matin du 20 juin 1913, un homme noir sud-africain se trouva non pas esclave mais paria (étranger) au pays de sa naissance », écrivait Sol Plaatje [3], intellectuel et membre fondateur du Congrès national indigène sud-africain (South African Native National Congress, SANNC), l’ancêtre du Congrès national africain (African National Congress, ANC), au lendemain de l’entrée en vigueur du Native Land Act de 1913 [4]. Inscrivant la ségrégation territoriale dans le marbre de la nouvelle Union d’Afrique du Sud, le texte octroyait à la minorité blanche plus de 80 % des terres du pays et imposait aux Noirs de résider dans des réserves. De nombreuses lois, approfondissant localement cette ségrégation nationale, devaient, avant et durant l’apartheid, donner toute sa singularité à la marginalisation spatiale et socio-économique qui se trouve aux fondements du régime racialiste dont les non-Blancs furent victimes tout au long du xxe siècle – marginalisation qui persiste dans l’Afrique du Sud d’après l’apartheid où la logique du marché néolibéral tend à son tour à la naturaliser.
36Le cadre de la monographie d’Anne-Maria Makhulu est planté. Dans la péninsule du Cap, la stratégie de planification spatiale des architectes de l’apartheid a assuré le cantonnement des Noirs, des Indiens et des Coloured (« métis ») sur les « Cape Flats », vaste plaine sablonneuse aride soumise aux aléas de l’océan. Les Blancs purent quant à eux s’installer sur les pentes abritées, vertes et luxuriantes des montagnes et des petits vignobles proches de la ville. Souvent étiquetée « libérale » du fait de la présence d’un nombre important de Blancs sud-africains anglophones, Le Cap est en fait le point de départ de la colonisation de l’Afrique australe et le lieu où ses conséquences en termes de violence et de destruction des structures sociales et familiales sont le plus dramatiques, en particulier chez les Coloured, engendrés par le colonialisme, qui représentent la majorité de la population locale. « L’apartheid a été terriblement destructeur au plan du quotidien ; il a pénétré le social et l’intime » (p. xxi), rappelle l’auteure. C’est ainsi au Cap que l’on trouve les taux de criminalité ou d’agressions sexuelles les plus élevés du pays, une violence qui a la particularité d’être ancrée dans les quartiers pauvres et au sein même des familles.
37C’est cette micro-histoire des « mondes domestiques » que l’auteure, qui enseigne à Duke University, se propose de retracer en se fondant sur une enquête ethnographique conduite à Brown’s Farm, Philippi East, Old Crossroads et dans d’autres bidonvilles (shantytown) (ainsi que dans des sections de townships plus anciens comme Nyanga et Gugulethu), où sont bâtis des camps de squatters, c’est-à-dire des installations informelles (informal settlements). Makhulu utilise ces différents termes de façon relativement interchangeable mais en respectant cependant l’historicité de leurs usages. Ses autres sources sont constituées d’entretiens, d’observations et de documents collectés auprès des services de la ville du Cap, des archives du Cap occidental et de la Commission vérité et réconciliation.
38Outre sa richesse intrinsèque en tant que récit chronologique retraçant et analysant, jusqu’au début des années 2000, la formation et le développement de lieux de vie qui, en plus d’être des espaces de relégation sociale, souffrent d’être méconnus, cet ouvrage affirme l’existence et l’importance d’une « politique du foyer », qui prendrait en compte ces quartiers et leurs habitants en tant que sujets et acteurs politiques. Dans une Afrique du Sud hantée par la mainmise des organisations de libération sur la mémoire de la lutte et sur la lutte elle-même, Making Freedom réinscrit ces quartiers, où la jeunesse des années 1970 et 1980 s’était mobilisée contre l’apartheid, dans toute leur complexité. Loin de tout héroïsme, il décrit tous les tenants d’une « politique de la présence » incarnée par des figures ambigües comme Sam Ndima, leader du camp de squatter de Crossroads, qui renvoie à des précédents historiques tel que celui de James Mpanza, à la tête du mouvement des squatters de Johannesburg dans les années 1940. Aidant les nouveaux venus à s’installer en violation des « pass laws » (loi sur les laissez-passer de 1952) et se mobilisant pour tenter de contrer les expulsions, Ndima adopta une position qui le conduisit à collaborer avec les autorités de l’apartheid – dont la police et l’armée – et à s’opposer aux jeunes « comrades » mobilisant les townships dans les années 1980.
39« Les Africains, par leur simple présence […] allaient changer le cours de l’histoire » (p. 5). Dans la lignée d’un renouveau des approches micro-focalisées, à l’instar de l’histoire d’une mine sud-africaine par Donald L. Donham, récemment publiée chez le même éditeur [5], Making Freedom réaffirme l’importance d’étudier les « espaces de l’ordinaire » pour comprendre l’extraordinaire, par exemple, le mouvement de libération de l’Afrique du Sud. Dans une telle visée, loin de n’être qu’une lutte de survie, la vie quotidienne des urbains marginalisés (l’auteur lie bien son propos aux expériences d’autres villes, notamment africaines) est aussi « un combat pour une vie à part entière, une vie de plaisirs, et une vie comblée qui nourrit précisément les plus grandes batailles contre le système de domination » (p. 10). À un moment où, en Afrique du Sud, les appels à une démocratie réelle – socio-économique – se font de plus en plus pressants, un ouvrage comme celui de Makhulu est plus que bienvenu. On peut cependant regretter que l’auteure emboîte peut-être trop facilement le pas à ceux qui, tout en affirmant l’importance de la politique « informelle », sont prompts, sans nécessairement prendre au sérieux la politique « formelle », à conclure à l’évidence de la négligence des mouvements sociaux ou, ici, des mobilisations de squatters par des organisations comme l’ANC. Peut-être le temps est-il venu de considérer de façon véritablement dynamique et réciproque l’inclusion des espaces de l’informel dans ceux du formel.
40Raphaël Botiveau
41Institut des mondes africains (Imaf)
MATFESS (Hilary), Women and the War on Boko Haram. Wives, Weapons, Witnesses, Londres, Zed Books, coll. « African Arguments », 2017, 192 pages
42Alors que la glose sur Boko Haram prolifère, la recherche de terrain reste rare, non sans raison : une bonne partie de la zone affectée par le mouvement djihadiste reste inaccessible ; l’organisation est opaque et largement absente des réseaux sociaux qui fournissent tant de matériaux sur les autres djihads ; et les autorités nigérianes, à tous les niveaux, sont peu favorables aux chercheurs, même si elles ont compris l’importance de la communication. Le travail de terrain est encore plus nécessaire pour analyser des phénomènes pris en charge par les grands médias et qui ont atteint la célébrité mondiale, comme les filles de Chibok et les jeunes filles porteuses de ceintures d’explosifs, étudiés par Hilary Matfess. L’auteure a commencé à travailler sur Boko Haram auprès du Center for Democracy and Development, probablement l’une des meilleures ONG du Nigeria sur les questions politiques. Elle prépare maintenant son doctorat à Yale. Dans Women and the War on Boko Haram, elle mobilise tout un ensemble d’entretiens avec des déplacés, des groupes d’auto-défense (vigilantes), des responsables politiques et administratifs, des employés d’ONG, et une cinquantaine de femmes ou de filles, notamment celles qui ont résidé dans un centre que les autorités de l’État de Borno ont un temps fait fonctionner à Maiduguri pour accueillir les femmes liées à Boko Haram.
43Les trois premiers chapitres resituent le contexte. Le chapitre 1 décrit la trajectoire de Boko Haram, un groupe salafiste basé dans le Nord-Est du Nigeria devenu un mouvement de masse porteur d’une critique radicale de l’État et des clercs musulmans modérés. Matfess insiste sur le rôle de la répression dans sa radicalisation. Le chapitre 2 replace l’organisation dans le contexte du Nord Nigeria, notamment caractérisé par la montée de la pauvreté urbaine et les débats sur la charia qui ont accompagné la démocratisation. L’instrumentalisation de ces débats par les élites politiques n’a fait qu’aggraver les frustrations de la population et renforcer les espoirs placés par certains dans un régime islamique. Le chapitre 3 discute de la situation des femmes et des filles dans le Nord Nigeria, que l’auteure décrit comme « une inégalité de genre systémique et généralisée » (p. 46) qui comprend : accès limité à l’éducation, mariage et maternité précoces, mortalité maternelle élevée, violence domestique, réclusion, accès limité à la propriété foncière, marginalisation politique. Des femmes ont ainsi pu trouver dans Boko Haram un moyen de gagner des marges de liberté. Avant son tournant insurrectionnel, le mouvement djihadiste a ainsi offert un accès à l’éducation islamique, facilité des mariages peu coûteux qui permettaient aux jeunes femmes d’échapper à l’ordre familial, ou encouragé le versement de la compensation matrimoniale à l’épouse.
44Les trois chapitres suivants traitent des figures de femmes pendant le conflit. Le chapitre 4 s’ouvre sur une discussion sur l’enlèvement de plus de 200 jeunes filles par Boko Haram à Chibok en avril 2014. Si d’autres personnes ont été enlevées, les filles de Chibok ont acquis une célébrité mondiale grâce à la campagne #BringBackOur-Girls. Cette célébrité a été « utilisée » de mille façons. Elle a alimenté le récit héroïque des forces de sécurité, masquant ainsi leurs abus, et elle a été instrumentalisée pour organiser des levées de fonds. Certaines filles se sont trouvées embarquées dans une tournée américaine moralement douteuse. De son côté, Boko Haram a utilisé les filles pour ses provocations. L’auteure intègre le cas de Chibok dans une discussion plus large sur les enlèvements de femmes. Ces enlèvements sont utilisés comme représailles, pour pallier les besoins de main-d’œuvre, engendrer une contre-société de bons musulmans, en tant que menaces contre l’État et les populations, ou encore afin d’offrir des épouses aux hommes du mouvement – élément central du dispositif clientélaire entre chefs et combattants. Boko Haram s’inscrit ainsi dans une histoire subsaharienne de la guerre comme capture.
45Le chapitre 5 souligne la part prise par les femmes dans la guerre menée par l’organisation djihadiste, notant que celles-ci ont utilisé « l’infrastructure sociale du groupe pour promouvoir leurs intérêts » (p. 101). Des entretiens illustrent ainsi tout le spectre des mariages qui se déroulent au sein de Boko Haram, combinant de façon complexe coercition et agency : certaines femmes font jouer les soupirants djihadistes les uns contre les autres, utilisant le divorce comme ressource ; d’autres sont données en mariage par leurs parents ; d’autres encore sont contraintes au mariage par la violence ou la menace. Les femmes, quand elles tombent sous le contrôle du mouvement djihadiste, sont appelées mustadafin (les « faibles » en arabe) ; elles font l’objet d’efforts soutenus d’éducation coranique et sont souvent protégées. Seules quelques-unes sont devenues combattantes, mais beaucoup, parfois désignées sous l’appellation de « Chibok girls », ont joué un rôle dans la supervision des autres femmes contrôlées par Boko Haram. Femmes et filles ont été massivement utilisées pour mener des attaques à la bombe, au terme de processus utilisant conviction, terreur, tromperie et pression sociale. Quant à la réclusion qui leur est imposée, beaucoup d’entre elles semblent l’apprécier, car elle les exempte du travail agricole. Certaines, ignorant délibérément la violence engendrée, se félicitent de l’économie de pillage pratiquée par les djihadistes. Une femme assume ainsi sans gêne avoir dit à son fils, combattant djihadiste : « J’aime beaucoup ce type d’habit ; procure m’en un immédiatement » (p. 113).
46Le chapitre 6 traite de la contre-insurrection : qu’arrive-t-il aux femmes et aux filles une fois qu’elles ont été « sauvées » de Boko Haram ? Les guillemets sont ici essentiels, car elles ne souhaitent pas toujours ce « sauvetage », qui implique souvent des déplacements forcés, des exécutions extrajudiciaires et des détentions arbitraires. Par ailleurs, les camps de déplacés officiels, où réside une population adulte majoritairement féminine, sont souvent des sites où l’on côtoie grande pauvreté, rackets et abus (notamment sexuels). Les sites informels, qui accueillent une majorité des déplacés, ne sont guère mieux, même si les déplacées préfèrent souvent la liberté de mouvement qu’ils autorisent. Quant aux programmes d’assistance et d’aide à la reconstruction, ils n’incluent encore qu’à la marge la question des genres. Matfess voit là « un facteur de la rechute dans le conflit » (p. 184).
47Les deux derniers chapitres traitent des orientations des politiques. Alors que les masculinités ont été fragilisées par la violence et que le fardeau des femmes s’est encore alourdi, l’aide internationale doit soutenir les quelques organisations de la société civile centrées sur les femmes et intervenir en faveur de l’équité entre les genres. La réintégration des femmes marquées par le stigmate de leur association, volontaire ou non, avec Boko Haram, et en particulier de celles qui ont été ou sont enceintes de djihadistes, sera un élément essentiel. L’accès à l’avortement pour les victimes de viol doit être facilité. Quant aux programmes de démobilisation, ils sont trop centrés sur les hommes porteurs d’armes. Mais Matfess perçoit ici encore des ambiguïtés, car améliorer le statut de la femme dans le foyer peut parfois alimenter des tensions et des abus. D’autres outils devraient, selon elle, être mis en place, tels des quotas dans la sphère politique, un durcissement des lois sur les violences sexuelles, et des efforts pour diffuser le cadre légal existant, parfois égalitaire, par exemple pour ce qui concerne le droit foncier.
48L’ouvrage n’est pas exempt de fragilités. Ainsi, lorsqu’il présente le contexte, il s’éloigne trop de son sujet. La structure est par moments récursive. Le chapitre 1 dit ainsi déjà beaucoup de choses sur les femmes dans Boko Haram. Symétriquement, certaines informations contextuelles viennent bien tard, et avec trop de détails – comme la discussion sur la police et la prison (p. 84-86) ou sur le port du voile (p. 113 et suivantes). La discussion, plus politique, des chapitres 7 et 8 est ébauchée dans le chapitre 6. Par ailleurs, le recours à la comparaison et à la théorie, s’il est souvent stimulant, est parfois maladroit. Ainsi, dans sa discussion sur la rareté des cas de viols collectifs attribués au mouvement (p. 89), Matfess mobilise l’hypothèse fonctionnaliste selon laquelle ce type de viols sert à la « socialisation des combattants » pour conclure que sa rareté est un indice que la socialisation des combattants de Boko Haram est forte. L’auteure néglige ici une explication moins complexe : l’ethos ultraconservateur du mouvement, qui interdit le sexe hors mariage. Ce moralisme explique ainsi pourquoi, à l’inverse, les mariages forcés – et les viols maritaux qui en découlent – sont fréquents.
49L’ouvrage ne surprendra pas les lecteurs familiers du sujet, sur lequel on trouve déjà nombre de publications, y compris par Matfess elle-même. Pour les autres, il fournit une synthèse bien pensée et accessible, dans le format typique de la collection African Arguments. Il le fait grâce au travail de terrain mobilisé et à l’œil anthropologique aiguisé de Matfess, qui éclaire ainsi le caractère complexe des logiques d’action dans un contexte de conflit. Elle note ainsi avec justesse que les récits collectés auprès de déplacés venant des zones contrôlées par Boko Haram se focalisent sur la capture et la coercition et masquent les situations plus ambivalentes (p. 95). C’est dans l’analyse de ces situations ambivalentes et des façons ambiguës dont les femmes et les jeunes filles s’accommodent de la présence de Boko Haram que l’ouvrage est le meilleur. Comme le dit un témoin, « Boko Haram arrache des filles à des vies potentielles de mariage forcé et de servitude domestique pour les jeter dans des vies de mariage forcé et de servitude domestique » (p. 45). De fait, certaines décrivent leur vie auprès du mouvement djihadiste comme normale, « juste plus simple » (p. 26). Ceci explique que des femmes ayant vécu sous la férule du groupe djihadiste lui restent favorables. Le travail de Matfess rejoint ici l’effort plus large de chercheurs et de journalistes qui soulignent la complexité des logiques de la mobilisation armée.
50Vincent Foucher
51CNRS-Sciences Po Bordeaux
52Les Afriques dans le monde (LAM)
PRINCE (Ruth) et BROWN (Hannah), Volunteer Economies. The Politics and Ethics of Voluntary Labour in Africa, Oxford, James Currey, 2016, 270 pages
53Dans la continuité de leurs travaux sur les systèmes de santé, le sida et la recherche médicale transnationale en Afrique, Ruth Prince et Hannah Brown poursuivent leurs recherches sur les mondes sociaux et le travail du soin en élargissant leurs questionnements aux enjeux économiques et politiques liés au travail, à l’État et à la citoyenneté dans l’Afrique contemporaine. En raison de contextes économiques et sociaux dégradés, les pratiques du volontariat s’imposent sur un marché du travail qui n’offre pas de perspective de travail salarié. Ces pratiques sont aussi très présentes en tant que formes d’identité et d’appartenance, et en tant que pratiques de citoyenneté au quotidien. Le volontaire est un sujet éthique autant que politique, mettant au jour les inclinaisons morales et les aspirations et attentes des sociétés pour le futur. Bien sûr, la figure du volontaire international venant des pays riches du Nord pour travailler quelques semaines auprès d’une ONG, d’une école ou d’un hôpital en Afrique est omniprésente, mais le livre ne se limite pas à ce prisme du volontariat international et offre aussi un point de vue original sur un éventail d’autres contextes dans lesquels le travail volontaire émane avant tout des habitants et structure l’économie et les relations sociales.
54Ce livre réunit neuf contributions sur le sens et les pratiques sociales du volontariat dans les économies africaines, en particulier dans le monde du développement, de l’humanitaire et de la santé. La plupart des auteurs recourent à une approche ethnographique, ce qui donne à voir surtout le volontariat comme un ensemble de situations diverses et de trajectoires de bénévoles variées. Cette entrée par des cas d’étude très circonscrits tend aussi à mettre l’accent sur les tensions que suscite la présence de très nombreux volontaires internationaux parmi leurs hôtes dans différents contextes humanitaires ou de développement devenus des lieux attractifs pour des voyages ou pour un véritable tourisme bénévole (volunteer tourism), notamment pour les jeunes des pays riches souhaitant acquérir une expérience qui sera valorisée dans leur future carrière. Le volontariat est envisagé au point de rencontre entre le monde des volontaires internationaux, d’un côté, et les économies locales et les mondes sociaux qu’ils entendent « aider » pendant quelques semaines de l’autre ; il est donc un révélateur puissant des profondes inégalités structurelles entre ces mondes. Ces tensions et ces résistances sont bien étudiées par Noëlle Sullivan dans plusieurs hôpitaux de la région d’Arusha en Tanzanie, point de départ des safaris ou des treks au mont Kilimandjaro, où les désirs altruistes de jeunes étudiants occidentaux en médecine se précipitant dans les salles d’opération sont freinés par des tentatives de reformulation du personnel soignant en demande d’aide concrète pour, par exemple, réparer une toiture ou une rampe d’accès. Le livre dans sa globalité reste toutefois très marqué par le domaine de la santé (sida, paludisme, hôpitaux, recherche clinique) sans parvenir à embrasser complètement la question économique. On souhaiterait en savoir plus sur l’économie des intermédiaires, comme ces sociétés de placement de volontaires – VPO ou Voluntary Placement Organizations – dans le domaine de la santé pour les étudiants en médecine ou, plus généralement, pour de nombreux étudiants européens ou nord-américains cherchant à contribuer au développement durant leur année de césure (gap year volunteering). Le volontariat international reste façonné par un héritage chrétien, voire missionnaire, qui contribue à nier les inégalités structurelles et à diffuser une certaine idée très individualiste de la contribution au développement. Ces expériences sont très valorisées pour cette raison dans leur pays alors qu’elles sont le plus souvent déstabilisatrices dans les pays hôtes, créant dysfonctionnements et attentes pour le futur.
55Envisagée dans une approche socio-historique, la question du travail volontaire (voluntary labour) interroge un ensemble de dispositions morales, d’idées sur le développement, de conceptions de la participation et du bien collectif qui sont bien abordées dans l’ouvrage et qui confère une place de choix à la Tanzanie (quatre chapitres sur neuf) et aux multiples traductions contemporaines des idéaux du développement commun et de la participation dans ce pays, que l’on connaît surtout autour de l’Ujamaa, popularisée par le président Julius Nyerere dans son programme économique et social démarré à la fin des années 1960. En effet, de nombreuses contributions ont à cœur de montrer comment ces pratiques du volontariat – notamment celles des citoyens dans leur propre pays – s’inscrivent dans une histoire de luttes et d’engagements pour la construction nationale qui font écho ou retraduisent des idéologies de l’autonomie (selfreliance) et du vivre-ensemble plus anciennes mais toujours vivaces, comme le Harambee au Kenya ou l’Ujamaa en Tanzanie. Une étude réalisée par Bjorn Hallstein Holte dans une école internationale (internat) pour enfants issus de familles riches au Kenya s’intéresse aux jeunes élèves qui interviennent dans les églises pour participer à des lectures au côté d’enfants des quartiers défavorisés qui entourent leur école. Selon l’auteur, ces moments de franchissement de leur milieu très favorisé renforce leur identité socio-culturelle et des dispositions morales qui conforteront leur appartenance à l’élite économique et politique de leur pays. Une contribution originale sur la lutte bénévole contre la criminalité en Afrique du Sud suit quant à elle plusieurs personnages « repentis » ayant perpétré des violences durant la lutte anti-apartheid et des ex-membres de gangs qui s’investissent aujourd’hui dans des comités de vigilance pour prévenir la criminalité. L’auteur, Thomas Kirsch, y discute la question de la repentance et bouscule les figures de l’homme noir dangereux et de la femme blanche agressée.
56Si l’introduction par les coordinatrices est très bien développée, l’ouvrage aurait mérité une conclusion proposant des prolongations théoriques à partir d’une mise en abîme de tous les cas présentés. La postface rédigée par Peter Redfield sur le « volontaire vulnérable » pendant l’épidémie d’Ebola a le mérite de rappeler que la puissante figure du volontaire de MSF (Médecins sans frontières) a vacillé, très affaiblie, voire attaquée, du fait de son traitement de l’épidémie. Il aurait été intéressant ici de confronter cette figure du volontaire de MSF aux expériences et trajectoires des très nombreux volontaires « locaux », guinéens, libériens et sierra-léonais, mobilisés eux aussi en ligne de front. Il est possible pour cela de se tourner vers des travaux anthropologiques ayant étudié en profondeur ces dynamiques, notamment l’étude de Veronica Gomez-Temesio et Frédéric Le Marcis sur les camps de traitement d’Ebola en Guinée. Entre dispositions morales, ethos politique et économie globale, la question du travail volontaire ou bénévole demeure un domaine de recherche fructueux en Afrique.
57Fanny Chabrol
58Institut de recherche pour le développement (IRD)
59Centre population et développement (Ceped)
STRANDSBJERG (Camilla), Religion et transformations politiques au Bénin, Paris, Karthala, 2015, 300 pages
60Camilla Strandsbjerg explore dans ce livre l’évolution des formes d’articulation du religieux et du politique au Bénin, des temps précoloniaux à l’âge postcommuniste. L’auteure porte une attention toute particulière à la période allant du Renouveau démocratique des années 1990 au début du second mandat de Mathieu Kérékou (1996-2006) comme président élu, au début des années 2000. Ses analyses portent essentiellement sur le phénomène du retour du religieux dans l’espace public et dans le champ politique béninois depuis la Conférence nationale des forces vives de la nation qui s’est tenue en 1990 et la transition démocratique qui a suivi, d’abord avec le mandat de Nicéphore Soglo (1991-1996), puis pendant le régime militaro-marxiste de Kérékou.
61Dans une partie significative du Bénin méridional, avant la colonisation, un roi partiellement divinisé exerçait des pouvoirs politiques et religieux forts. Le clergé vodun était puissant. La colonisation est le moment où l’on assiste à l’émergence conjointe d’une sphère politique laïque et de l’Église catholique. Cette dernière est progressivement devenue une institution de premier plan, non seulement dans la sphère strictement religieuse, mais aussi sur les terrains politique et éducatif – plus de la moitié des Dahoméens scolarisés pendant la période coloniale le seront par exemple dans l’enseignement catholique.
62Après une première décennie d’indépendance marquée par une instabilité politique, une poursuite du développement de l’Église catholique et une persistance de la présence « animiste », l’époque « révolutionnaire » est celle de la déconnexion officielle du politique et du religieux. Le régime révolutionnaire s’engage en effet dans la lutte contre « l’impérialisme » de l’Église catholique aussi bien que contre la féodalité et l’obscurantisme des cultes traditionnels. Dans le même temps, les recours constants du pouvoir militaire au registre symbolique de l’occulte brouille et complexifie la disjonction officielle du politique et du religieux pendant cette période.
63La conférence nationale de 1990 marque le retour de l’Église catholique – sous la direction de l’évêque Mgr De Souza – dans le champ politique. Le retour des cultes dits animistes sur la scène politique, en particulier les cultes du vodun, est organisé dès le début des années 1990 par le président Soglo et son administration. La montée en puissance des Églises évangéliques et pentecôtistes, évidente depuis le Renouveau démocratique, se précise peu de temps après avec le retour de Kérékou sous la figure d’un président démocrate et born again en 1996. Enfin, la période des années 1990 correspond à une consolidation des présences catholique et musulmane dans la sphère publique, que ce soit à travers la multiplication des lieux de cultes ou le développement de médias religieux. Le retour du religieux au Bénin est donc, selon Camilla Strandsbjerg, un retour dans la sphère publique de toutes les religions représentées dans le pays.
64Croisant les corpus de littérature sur l’État postcolonial d’une part et sur les dynamiques religieuses en Afrique de l’autre, Strandsbjerg explore les entrelacs du religieux et du politique au-delà de la transformation des imaginaires, des discours et des régimes de subjectivité, dans la fabrique même de l’État et son fonctionnement ordinaire. Elle scrute ainsi les effets de structuration de la sphère religieuse sur la sphère politique, et réciproquement. La trajectoire de Kérékou constitue un fil rouge dans l’ouvrage. L’auteure porte tout particulièrement son attention sur l’irruption du discours évangélique dans la sphère publique, à partir de la campagne présidentielle de 1995. Ce discours forge rapidement un nouveau langage politique par lequel Kérékou cherche à cumuler les profits symboliques de la conversion politique à la démocratie et de la conversion religieuse à un christianisme évangélique intégral. S’il opère ainsi une réinvention de son image politique, il rendra pourtant celle-ci ambiguë au tournant des années 2000 en s’affichant à nouveau avec un bâton de commandement, attribut essentiel de sa période autoritaire et siège supposé d’une charge mystique de nature occulte. Mais l’analyse que livre Strandsbjerg de « la conquête évangélique de l’État » ne se limite pas à la figure de Kérékou. L’auteure montre aussi comment, dans la seconde partie des années 1990, l’influence évangélique au sommet de l’État s’est déployée en affinité avec l’esprit du néolibéralisme de l’après-Guerre froide, et son insistance sur la bonne gouvernance, la responsabilité et la réussite individuelles.
65Au final, Strandsbjerg montre l’articulation historique continue – quoiqu’inégalement étroite – du pouvoir politique et des mondes religieux, laquelle ne s’est jamais trouvée démentie en dépit des transformations profondes des registres politiques et religieux mobilisés à différentes époques. Kérékou a ainsi construit sa carrière politique, pour une part significative, sur sa capacité à mettre en scène et à incarner la rupture, marxiste d’abord, pentecôtiste ensuite. Il a d’abord incarné le guide militaire de la République populaire – doublé d’un conseiller spirituel garant des forces occultes soutenant alors son pouvoir – puis, au tournant du xxie siècle, un président démocrate mais soutenu par un pasteur personnel attestant du soutien divin à l’action gouvernementale. Ces deux conseillers spirituels ont par ailleurs joué un rôle politique allant bien au-delà de leurs prérogatives religieuses originelles, en intervenant sur certains aspects de la gestion concrète de l’État et en pilotant des initiatives économiques et politiques de grande envergure.
66L’ouvrage livre ainsi une analyse pénétrante d’une tranche importante de l’histoire postcoloniale du Bénin. On regrettera seulement qu’elle n’ait pas été poursuivie au-delà des premières années du troisième millénaire, et fasse dès lors l’impasse sur les quinze dernières années de la vie politique et religieuse du pays.
67Joël Noret
68Université libre de Bruxelles
TCHOUAKE (Noumbissie M.), Bamiléké ! La naissance du maquis dans l’Ouest-Cameroun, Yaoundé, Éditions Ifrikiya, coll. « Interlignes », 2017, 450 pages
69L’ouvrage stimulant de Noumbissie Tchouake retrace l’histoire des raisons pour lesquelles l’insurrection contre le colonialisme français au Cameroun et contre le régime issu de l’indépendance a éclaté à l’Ouest, dans le pays bamiléké, au cours de la seconde moitié des années 1950. Dès 1955 en effet, la réclamation de la Réunification immédiate et de l’indépendance du Cameroun par l’Union des populations du Cameroun (UPC) tourne à la confrontation, opposant l’administration coloniale à ce parti. Jusqu’à l’élimination en 1958 du secrétaire général de ce parti, Ruben Um Nyobe, cette confrontation se localise surtout dans le maquis de la Sanaga maritime et dans celui du pays bamiléké. La première de ces deux zones s’effondre dès 1958 tandis que le conflit reste ouvert dans la seconde jusqu’en 1971.
70Par le sous-titre de l’ouvrage, l’auteur fait indéniablement référence au livre d’Achille Mbembe [6]. Mais Bamiléké ! ne s’intéresse pas au déroulement de l’insurrection en lui-même. Il se concentre plutôt sur les conditions de l’entrée de ce peuple dans le maquis. L’auteur fait donc un exercice de sociogenèse de l’opposition des Bamiléké où il explore les mobiles successifs, progressivement sédimentés, qui ont conduit à ce choix politique de l’opposition.
71Noumbissie Tchouake relève un paradoxe dès l’entame de son ouvrage : le profond respect des Bamiléké à l’égard des structures du pouvoir traditionnel et des rapports sociaux hiérarchiques n’exclut pas la contestation. « Agencement vulnérable et problématique des systèmes de relations régissant l’activité collective, l’ordre, le désordre et l’incertitude » (p. 73), la société bamiléké est marquée d’une part par un « individualisme solidaire » qui pousse ses membres à privilégier l’initiative personnelle tout en défendant l’impératif de l’entraide, et d’autre part par l’esprit d’indépendance qui explique notamment la multiplicité des chefferies. Ces contradictions font des hautes terres de l’Ouest, tout au moins celles peuplées par les Bamiléké, un espace générateur de contestation.
72L’ouvrage met pertinemment en évidence la contribution de l’administration allemande au façonnement du sentiment anticolonial qui s’est diffusé en pays bamiléké jusqu’après l’indépendance. Le contact violent avec les Allemands et la brutale introduction de cet espace dans le modèle économique colonial, principalement entre 1902 et 1916, explique ce phénomène. En perpétuant les abus de l’administration allemande, les Français ont également semé les germes de la discorde amenant à la remise en cause de leur autorité. Dès les années 1920, dans certaines chefferies, une vague d’insoumission se diffuse contre la France. Aux actes défiant son autorité, la France répond d’abord par de grandes manœuvres de « pacification » militaire. Elle les allège par la suite pour en faire des opérations commandos ciblées en même temps qu’elle se déploie sur le terrain de la « pacification administrative » en remplaçant les chefs insoumis et en regroupant les populations le long des voies de communication.
73Par ailleurs, le travail forcé pousse de nombreux Bamiléké à l’exode en direction des principaux centres de production, Douala et Mbanga. Ces migrations contribuent à réduire de manière relative la démographie dans les chefferies bamiléké, mais également à augmenter, voire à faire dépasser, l’effectif de la population bamiléké par rapport à celui des populations locales dans les zones d’immigration. C’est le cas dans le Mungo. Cette circonscription est, durant la période coloniale, le lieu d’une intense activité agricole. Au cours des années 1940, les migrants bamiléké réussissent à s’y imposer en tant que deuxième force économique en investissant dans le petit commerce et les cultures d’exportation. Hostiles à cette concurrence économique, l’administration et les entrepreneurs coloniaux exacerbent les tensions entre la population locale et la population immigrée bamiléké, puis les opposent dans le champ syndical et politique. Pour l’auteur, ce que l’on désigne par le « problème bamiléké » est donc la conséquence des rapports de plus en plus tendus entre les Bamiléké et les éléments coloniaux dans le Mungo.
74Dans le pays bamiléké aussi, les planteurs locaux manifestent leur souhait de s’investir dans la caféiculture alors réservée aux colons, aux chefs traditionnels et aux notables. L’opposition entre ces catégories est bien évidemment influencée par la situation dans le Mungo. Dès 1946 cependant, le Syndicat des petits planteurs porte à un niveau collectif le refus de l’ordre colonial en critiquant les pratiques des chefs traditionnels et des agents de la colonisation. Il sert aussi de passerelle pour l’adhésion de certains de ses leaders à l’UPC. En outre, la remise en cause des rapports hiérarchiques et les expressions autonomistes dans les chefferies bamiléké produisent plus d’insoumission et favorisent les formes de contestation de l’autorité quelle qu’elle soit.
75Noumbissie Tchouake rappelle également dans son ouvrage la figure de Mathias Djoumessi, le chef chrétien de Foréké-Dschang. L’adhésion de celui-ci aux idéaux progressistes de l’UPC en 1948 fait de lui une figure de l’anticolonialisme dans un premier temps. Par contre, l’entrée de son parti des chefs, le Kumzse, à l’Assemblée territoriale du Cameroun (ATCAM) en 1952, pour briser l’élan de l’UPC en pays bamiléké, porte un sérieux coup à l’autorité des chefs et à celle de l’administration coloniale. Au milieu des années 1950, l’absence de consensus sociopolitique dans cet espace, mais aussi l’émergence de formes de syncrétismes religieux comme résistance au christianisme, contribuent à intensifier l’opposition des Bamiléké à l’autorité coloniale.
76La conclusion de l’ouvrage permet à l’auteur de repérer de façon sommaire les (re)jaillissements de l’attitude contestataire des Bamiléké au cours de la lutte d’indépendance (1956-1971) et au cours de la période de démocratisation (années 1990). En somme, la lecture de cet essai permet de trouver des réponses, mais soulève également de nombreuses questions pour prolonger la réflexion sur l’histoire du Cameroun.
77Williams Pokam Kamdem
78Université de Dschang
Notes
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[1]
M. H. Khan, Political Settlements and the Governance of Growth Enhencing Institutions, Londres, SOAS, 2010, p. 4.
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[2]
H. Médard, M.-L. Derat, T. Vernet et M.-P. Ballarin (dir.), Traites et esclavages en Afrique orientale et dans l’océan Indien, Paris, Karthala, 2013.
-
[3]
Cité par C. Tatz, Shadow and Substance in South Africa : A Study of Land and Franchise Policies Affecting Africans, Pietermaritzburg, University of Natal Press, 1962.
-
[4]
S Dubow, The African National Congress, Gloucestershire, Sutton Publishing, 2000, p. 5.
-
[5]
D. L. Donham, Violence in a Time of Liberation. Murder and Ethnicity at a South African Gold Mine, 1994, Durham/Londres, Duke University Press, 2011.
-
[6]
A. Mbembe, La naissance du maquis dans le Sud-Cameroun, 1920-1960 : histoire des usages de la raison en colonie, Paris, Karthala, 1996.