Notes
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[1]
Établi par les Nations unies dans le cadre de son Security Level System, cet indice comprend 6 niveaux allant de 1 (environnement le moins dangereux) à 6 (environnement le plus dangereux).
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[2]
Nom local donné à un coléoptère, en référence au bruit de ses ailes pendant son envol.
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[3]
Terme local signifiant « fou ».
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[4]
Les termes nouchis et ziguéhis désignent des jeunes marginaux qui, pendant les années 1980 et 1990, étaient réputés pour les agressions violentes dont ils se rendaient coupables, individuellement ou en bandes, sur les populations dans les rues d’Abidjan.
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[5]
Les défis éthiques et méthodologiques posés par cette approche de recherche fondée sur « l’immersion » dans le quotidien de ces acteurs réputés violents sont bien exposés par Francis Akindès dans « Understanding Côte d’Ivoire’s “Microbes” : The Political Economy of a Youth Gang », in J. Erin Salahub, M. Gottsbacher et J. de Boer (dir.), Social Theories of Urban Violence in the Global South : Towards Safe and Inclusive Cities, Londres, Routledge, 2018, p. 161-181.
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[6]
Écrit ou prononcé encore noussi ou noushi, le nouchi est tout à la fois une langue et une culture d’appartenance. Une description plus complète en est faite vers la fin du point 2.
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[7]
M. M. Garvey, en compagnie de K. Arnaut, Compagnon ! Journal d’un Noussi en guerre : 2002-2011, Mankon (Bamenda), Langaa Research and Publising CIG, 2016.
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[8]
Sous cet angle, en tant qu’idiome urbain syncrétique, le nouchi est tout à la fois fédérateur, en créant une conscience linguistique partagée par le groupe de locuteurs qui ont développé des compétences linguistiques pour l’utiliser, que producteur de tension, dans le sens où il a pour effet de générer une ligne de fracture identitaire entre ses locuteurs et les autres composantes de la société. Voir S. Newell, « Enregistering Modernity, Bluffing Criminality : How Nouchi Speech Reinvented (and Fractured) the Nation », Journal of Linguistic Anthropology, vol. 19, n° 2, 2009, p. 157-184 ; S. Newell, The Modernity Bluff : Crime, Consumption, and Citizenship in Côte d’Ivoire, Chicago, University of Chicago Press, 2012.
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[9]
Une des fiertés affichées du mouvement dit nouchi est le fait que mêmes les élites politiques ont parfois recours au langage nouchi pour parler au peuple. Les différents chefs d’État ivoirien de l’ère post-Houphouët-Boigny n’ont jamais manqué une occasion de glisser quelques expressions nouchi dans leurs propos, une façon de montrer leur proximité avec cette frange de la population.
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[10]
F. Akindès, The Roots of the Military-Political Crises in Côte d’Ivoire, Uppsala, Nordiska Afriainstitutet, 2004. Le compromis houphouëtiste y est défini comme une ingénierie politique particulière de répartition de la rente politique portée par le président Félix Houphouët-Boigny. Ses piliers étaient une politique fortement centralisée d’ouverture sur l’extérieur, la promotion d’une bourgeoisie locale dont on tolérait certains écarts en termes d’enrichissement personnel et une gestion paternaliste de la diversité sociale.
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[11]
Ce processus de réinvention de soi à la marge d’une jeunesse « reléguée » socialement mais forte de son « imagination » est largement décrit par un sociologue ivoirien, Abdou Touré, dans ses travaux sur les « petits métiers » et sur les jeunes néo-urbains. Voir A. Touré, « La jeunesse face à l’urbanisation accélérée en Côte d’lvoire », Cahiers Orstom, Série sciences humaines, vol. 21, n° 2-3, 1985, p. 275-293 ; A. Touré, Les petits métiers à Abidjan : l’imagination au secours de la conjoncture, Paris, Karthala, 1985.
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[12]
Le terme « conjoncturé » serait passé dans le langage populaire ivoirien après un discours à la nation du président Houphouët-Boigny, discours dans lequel, au début des années 1980, il évoquait la difficile conjoncture économique à laquelle la Côte d’Ivoire était confrontée du fait de la dépréciation du cours mondial du cacao, principale source de devise du pays. On parlera alors de conjoncture dans le pays pour décrire la mauvaise passe économique que cette situation aurait engendrée, aussi bien pour les finances publiques que pour le quotidien des populations. En référence à ce discours, les Ivoiriens se diront alors eux-mêmes conjoncturés, c’est-à-dire victimes de la mauvaise conjoncture économique nationale et internationale.
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[13]
Par opposition à « en-haut-de-en-haut », cette expression, qui renvoie en fait aux classes sociales, est de l’anthropologue ivoirien Georges Niangoran Bouah qui ne l’a pas théorisée après l’avoir employée.
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[14]
Pour les aînés sociaux de l’époque, ce sont plutôt les bars et les maquis qui joueront ce rôle. Voir à ce sujet F. Kouakou N’Guessan, « Les “maquis” d’Abidjan. Nourritures du terroir et fraternité citadine, ou la conscience de classe autour d’un foutou d’igname », Cahiers Orstom, Série sciences humaines, vol. 19, n° 4, 1983, p. 545-550 ; F. Leimdorfer, « Dans les “maquis” d’Abidjan », in A. Huetz de Lemps et J.-R. Pitte (dir.), Les restaurants dans le monde et à travers les âges, Grenoble, Glénat, 1990, p. 325-336.
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[15]
Y. Konaté, « Abidjan : malentendu, poésies et lieux propres », Outre-Terre, n° 11, 2005, p. 319-328.
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[16]
É. de Latour, « Du ghetto au voyage clandestin : la métaphore héroïque », Autrepart, n° 19, 2001, p. 155-176.
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[17]
A. Tailly, John Ziguéhi, Abidjan, Frat Mat éditions, coll. « Tropiques », 2015.
-
[18]
Groupe ethnoculturel issu de Guinée dont les jeunes ayant migré en Côte d’Ivoire sont réputés, pour certains, avoir introduit, dans le milieu de la petite délinquance abidjanaise, l’usage des armes blanches au milieu des années 1980.
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[19]
Le terme « chiément » désigne un comportement excessif. Le mot « nouchi » lui-même serait donc une contraction de l’expression « Nous, on chie » à comprendre comme « Nous, on en fait à notre tête ».
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[20]
Dans la langue bambara, la moustache, caractéristique des acteurs jouant ce type de rôle, étant appelé nouchi.
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[21]
La délinquance en bande dont il est ici question renvoie à des actes délictueux comme le vol à l’arraché avec ou sans violence, la pratique des pickpockets, les agressions physiques et autres actes de brigandage à l’arme blanche dont ces jeunes marginaux se rendraient coupables dans la rue, le plus souvent pour survivre. Il est difficile d’en évaluer l’ampleur, mais ce sont des actes relatés dans la presse locale comme des faits divers rythmant le quotidien des populations sur les marchés, aux abords des restaurants ou des salles de cinéma, dans les gares routières et différents autres lieux publics de la capitale, ainsi que de certaines villes secondaires du pays, etc.
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[22]
Les travaux de Laurent Fourchard – « Les rues de Lagos : espaces disputés/espaces partagés », Flux, n° 66-67, 2006, p. 62-72 ; « Les territoires de la criminalité à Lagos et à Ibadan depuis les années 1930 », Revue Tiers Monde, n° 185, 2006, p. 95-111 ; « Urban Poverty, Urban Crime, and Crime Control : The Lagos and Ibadan Cases, 1929-1945 », in S. J. Salm et T. Falola (dir.), African Urban Spaces in Historical Perspective, Rochester, Rochester University Press, 2005, p. 291-319. ; « Lagos and the Invention of Juvenile Delinquency in Nigeria, 1920-1960 », Journal of African History, vol. 47, n° 1, 2006, p. 115-137 – montrent comment, dans la production et le contrôle de la violence dans les rues des mégapoles africaines, certains porteurs de violence peuvent se transformer en prestataire de service de sécurité.
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[23]
Le cinéma reste une constante dans la socialisation des nouchis et des ziguéhis. Les premiers, les nouchis, s’en sont inspirés pour se composer une identité à partir de la reproduction de l’allure et des pratiques des mauvais garçons, des méchants ; les seconds, séduits par les arts martiaux et la plastique de durs à cuire mis en scène, ont adopté comme base identitaire un goût pour le culturisme et les techniques de combats vus dans les films. Les plus grands noms du mouvement ziguéhi ont été des champions nationaux dans différents arts martiaux.
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[24]
Observatoire démocratique en Côte d’Ivoire, forum de discussion entre internautes totalisant plus de 97 500 membres, majoritairement des Ivoiriens vivant en Côte d’Ivoire ou à l’étranger.
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[25]
Dans le post d’origine, l’auteur demandait aux « savants » (sic) de lui donner des informations sur John Pololo. Très vite, des internautes l’ont repris sur le terme, lui suggérant de plutôt parler de « sachants », personnes qui auraient connu le personnage et qui auraient des témoignages à faire sur lui.
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[26]
Un Abobolais typique, ou Abobolais « gros grain » pour reprendre l’expression d’un internaute.
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[27]
Dans le langage populaire ivoirien, « fatigué » signifie ici « endurci ».
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[28]
Tandis que la première génération de ziguéhis se présentait comme des défenseurs de leur quartier, la seconde a plutôt été celle des individualités recherchant la reconnaissance à l’échelle de la ville d’Abidjan. Elle ne se gênait pas pour se rendre dans d’autres communes que celle dans laquelle ils résidaient pour en découdre avec un rival. Pour la troisième génération, l’élément caractéristique est le primat du groupe sur l’individu et l’identification du groupe à son espace résidentiel.
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[29]
D. K. N’Goran, Les enfants de la lutte. Chronique d’une imagination politique à Abidjan, Paris, Publibook, 2012. Les noms des différentes bandes sont inspirés des films américains mettant en scène des gangs se disputant des territoires.
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[30]
L’instauration des VS (pratique de rétribution de loubards cooptés par le régime PDCI) s’est faite au moment du retour au multipartisme, mais les loubards étaient déjà présents dans le champ social avant cette époque.
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[31]
Les travaux de Walter Kouamé Kra – « Ethnography of Crime in Small-Scale Public Transport Hubs in Abidjan », Les Cahiers du Celhto, n° 2, décembre 2016, Niamey, p. 241-267 – décrivent bien le fonctionnement de ces hubs de transports.
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[32]
Ce processus est très peu documenté scientifiquement, mais des films documentaires, comme Les enfants d’Houphouët, Bande-annonce [en ligne], <https://www.youtube.com/watch?v=klhfuPrkI90>, consulté le 23 février 2018, et Causerie avec les ziguéhis, <https://www.ladepechedabidjan.info/Causerie-avec-Les-Ziguehi_a239.html>, consulté le 23 février 2018, réalisés respectivement par Kipré Jean Omer alias Sahin Polo, un ancien ziguéhi, et Axel Illary, journaliste ivoirien résidant en France, montrent bien ce parcours.
-
[33]
Sous la transition militaire intervenue en Côte d’Ivoire après le coup d’État militaire de 1999, une cellule dénommée PC-Crise s’emploiera à éliminer physiquement tous les loubards encore en activité sur lesquels elle aura pu mettre la main. Les plus connues des victimes de cette branche de la junte militaire sont John Pololo, Aurélien Kipré, etc.
-
[34]
R. Banégas, « La politique du “gbonhi”. Mobilisations patriotiques, violence milicienne et carrières militantes en Côte-d’Ivoire », Genèses, n° 81, 2010, p. 25-44 ; Y. Konate, « Les enfants de la balle. De la Fesci aux mouvements de patriotes », Politique africaine, n° 89, 2003, p. 49-70 ; L. Proteau, Passions scolaires en Côte d’Ivoire. École, État et société, Paris, Karthala, 2002 ; K. Arnaut, « Regenerating the Nation : Youth, Revolution and the Politics of History in Côte d’Ivoire », in J. Abbink et I. van Kessel (dir.), Vanguard or Vandals : Youth, Politics and Conflict in Africa, Leiden, Brill, 2004, p. 110-142.
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[35]
Ce mode opératoire ressemble à bien des égards à ceux des area boys décrits par L. Fourchard, « Urban Poverty, Urban Crime, and Crime Control … », art. cité et A. Momoh, « The Political Dimension of Urban Youth Crisis : The Case of the Area Boys in Lagos », in L. Fourchard et I. O. Albert (dir.), Sécurité, crime et ségrégation dans les villes d’Afrique de l’Ouest du xixe siècle à nos jours, Ibadan/Paris, Ifra/Karthala, 2003, p. 183-200, au Nigeria, leurs agressions étant théâtralisées selon un scénario éprouvé.
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[36]
Cette appellation est largement inspirée du terme gbonhi, mobilisé pour désigner, dans le langage de la rue, les groupes d’acteurs, généralement porteurs de violence, animant le champ socio-politique pendant la période de crise militaro-politique depuis 1999.
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[37]
Ces entrepreneurs de violence ont passé des contrats avec certains ministres ou élus locaux pour mobiliser des jeunes lors de meetings politiques ou même pour agresser un concurrent ou ses supporters.
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[38]
Nombre de vié-pères ont aujourd’hui passé la quarantaine, certains approchant même la cinquantaine.
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[39]
Les bandes de microbes ont des effectifs fluctuant entre une vingtaine et une cinquantaine de membres, sinon plus.
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[40]
Opération qui consiste à mettre un quartier en coupe réglée plusieurs jours de suite en interdisant aux riverains de sortir de chez eux.
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[41]
Film brésilien adapté du roman de Paulo Lins par Fernando Meirelles et Kátia Lund. Le film est sorti en 2002 et a largement été diffusé en Côte d’Ivoire par le biais de petites salles de projection localement appelées vidéo-clubs. Dans ce film, il est fait référence à la dénomination « microbe » pour désigner les jeunes porteurs de violence des favelas.
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[42]
Le vagabond étant compris comme le dés œuvré, l’homme de la rue.
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[43]
Bien que cela soit aujourd’hui encore difficile à démontrer, nombre de jeunes perpétrant des violences se prévalent, pour justifier leur agressivité, du fait qu’ils aient été oubliés par le processus de DDR, après avoir fait office de supplétifs pendant la crise militaro-politique de 2010-2011 aux côtés des forces militaires qui ont combattu contre l’ex-chef de l’État, M. Laurent Gbagbo, pour porter l’actuel chef de l’État ivoirien, M. Alassane Ouattara, au pouvoir.
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[44]
D. Poitou, « Au cœur des bandes africaines », in M. Mohammed et L. Mucchielli (dir.), Les bandes de jeunes. Des « blousons noirs » à nos jours, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2007, p. 309-330.
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[45]
K. Biaya Tshikala, « Jeunes et culture de la rue en Afrique urbaine (Addis-Abeba, Dakar et Kinshasa) », Politique africaine, n° 80, 2000, p. 12.
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[46]
Entendre par cela les comportements de la rue.
1Lamine, 36 ans, est originaire de Samatiguila dans le Nord de la Côte d’Ivoire. Il y a un peu plus de quinze ans, il a rejoint son frère aîné à Abobo-Sagbé au Nord du district d’Abidjan. Ce dernier, ferronnier de son état, tient un atelier non loin de son lieu résidence. Mais son activité suffit à peine à générer un revenu suffisant pour faire vivre la dizaine de personnes à sa charge. Aussi, en 2001, il va mettre à la disposition de son jeune frère Lamine la somme de 25 000 francs CFA pour qu’il puisse monter un petit commerce. Avec ce petit capital, Lamine a décidé de se lancer dans la revente de livres d’occasion au Quartier latin, sous-quartier d’Adjamé, commune voisine d’Abobo. Il a ainsi acquis un stock d’ouvrages au programme des lycées et des collèges du pays qu’il écoule progressivement. Pour Lamine, les mois qui précèdent ou suivent la date officielle de la rentrée des classes sont ceux au cours desquels il réalise ses meilleures ventes. Ainsi, s’emploie-t-il à garnir au mieux son stock pour tirer le meilleur parti de la période. Il en profite même pour acquérir au prix de grossiste des fournitures scolaires qu’il revend au détail aux élèves et à leurs parents. Aussi, en cette dernière semaine du mois de septembre 2013, après avoir fait le point de ses disponibilités financières, entendait-il renouveler son stock lorsqu’à quelques encablures de la voie menant à son petit stand fait de matériau de récupération, il vit une foule courir dans tous les sens.
2Hommes, femmes, vieux et jeunes, clients et commerçants en activité sur le même bout de tronçon que lui semblaient fuir, dans un désordre indescriptible, une menace dont il n’avait pas connaissance. Tout ce qu’il entendait des fuyards c’était : « Ils arrivent ! Ils arrivent ! ». Mais qui arrivent ? Personne n’avait le temps de le lui expliquer. Dans la cohue et la bousculade, il essaya de sécuriser comme il pouvait son achalandage. Mais, quelque peu paniqué, il trébucha et tomba. Il eut alors le sentiment de progressivement sombrer dans une sorte de torpeur. Lorsqu’il revint à lui, après un moment de perte de connaissance qui lui sembla avoir duré une éternité, tout autour de lui, il n’y avait que des tables cassées, des chaussures perdues par leurs propriétaires dans ce qui semblait avoir été une course-poursuite. Machinalement, Lamine mit la main à la poche de son pantalon, espérant y retrouver le portefeuille dans lequel, ce matin même, il avait soigneusement rangé l’argent qui devait lui servir à renouveler son stock de livres et de fournitures scolaires. Son sang ne fit qu’un tour : sa poche était vide, désespérément. Il regarda autour de lui, fouilla sur le sol : rien non plus. C’est presque en pleurs que, se relevant, il vit venir à lui l’un de ces voisins, vendeur de livres comme lui. C’est ce dernier qui lui expliqua ce qui venait de se passer :
3Ce sont les microbes ! Ils étaient nombreux, une bonne trentaine, sinon plus. Personne ici ne les a jamais vus auparavant. Cette façon de voler les biens des gens, on en avait entendu parler. On croyait que c’était seulement à Abobo. On ne connaissait pas ça. Beaucoup, parmi les assaillants, étaient des gamins d’à peine une douzaine d’années. Au pas de course, simulant une bagarre entre eux-mêmes et dans le vacarme de la confusion et du bruit de métal qu’ils faisaient crisser sur le bitume de la route goudronnée, ils ont investi l’artère menant à nos échoppes. Armés de gourdins, de pieds de biche, de machette et de couteaux, ils renversaient tout sur leur passage, hommes et marchandises. À grand renfort de cris et de paroles menaçantes, dont quelques personnes témoins de la scène semblaient avoir retenu seulement « C’est nous les voyous, c’est nous les voyous ! », ils ont systématiquement dépouillé ceux qui n’avaient pas eu le temps de se cacher. Un vendeur de garba [plat prisé localement fait de semoule de manioc consommé avec du thon frit] qui tenta de protéger sa recette du jour aurait reçu plusieurs coups de couteau à l’abdomen et dans le dos. Ce dernier a perdu beaucoup de sang. Il a été transporté à l’hôpital et nul ne sait s’il survivra à ses blessures !
4Vraisemblablement, l’attaque n’a duré qu’une petite quinzaine de minutes. Mais, pour tous les commerçants qui, timidement, revenaient sur les lieux constater les dégâts, il a semblé que le temps s’était arrêté beaucoup trop longtemps. Par petits groupes s’affairant à remettre un peu d’ordre dans leurs biens éparpillés çà et là sur la voie, ils se mirent à commenter l’incident. Une question semblait tous les préoccuper. Pourquoi les pouvoirs publics semblent incapables de venir à bout de l’activité criminelle de ces enfants dits « microbes » dont tout le monde parle depuis 2012 en Côte d’Ivoire ? À quelle logique répond la communication gouvernementale sur l’évolution significative supposée de l’indice de sécurité (il serait passé de 3,8 à 1,6 entre avril 2011 et mai 2013 [1]), ainsi que le déploiement d’opérations de police dénommées « épervier » alors que se généralise un profond sentiment d’insécurité liée à des pics d’activité criminelle imputable à ces bandes sur la même période ? Ces questions, pour le groupe de commerçants du Quartier latin d’Adjamé qui venait de subir l’agression des enfants dits « microbes », restèrent sur le moment sans réponse. Toutefois, malgré la peur diffuse que ces enfants ne reviennent les attaquer une nouvelle fois, la vie reprit son cours normal.
Violence et distinction sociale
5En Côte d’Ivoire, une forme particulière de criminalité de rue produite par des bandes de jeunes initialement identifiés, dans la presse locale, sous l’appellation de « gangs à la machette », « von-von [2] », « winzin ou zinzin [3] », puis finalement « microbes », a coïncidé avec la sortie de crise tumultueuse. En effet, presque une année jour pour jour après l’investiture de M. Alassane Ouattara dans la fonction de président de la République, au terme d’un processus électoral chaotique et meurtrier, le quotidien des populations vivant dans les périphéries nord et ouest du district d’Abidjan n’a eu de cesse d’être émaillé par le récit d’incidents particulièrement violents impliquant des adolescents et des préadolescents évoluant en bande. Les premiers de ces incidents, rapportés en 2012, puis tous ceux qui suivront jusqu’en 2017, semblent avoir au moins trois constantes dans leur déroulement : (i) des acteurs relativement jeunes évoluant en bandes aux effectifs plus ou moins étoffés ; (ii) un mode opératoire invariable et quasiment scénarisé à l’identique (intrusion massive et bruyante sur une artère relativement fréquentée d’un quartier, simulation de bagarres au sein même du groupe ou avec des bandes supposées rivales, dépouillement systématique en un temps relativement court de toute personne se trouvant sur les lieux, repli organisé du groupe des lieux de l’agression, etc.) ; (iii) et une violence aveugle exercée à l’arme blanche ou au moyen d’objets contondants sur certaines victimes, avec l’intention parfois manifeste de donner la mort ; tous ses éléments laissant supposer que les auteurs des agressions pourraient être sous l’effet de substances psychotropes.
6Dans une société ivoirienne traumatisée par une quasi décennie de violence, l’émergence de cette forme particulière de criminalité n’a pas manqué de questionner, comme mis en avant dans la vignette ethnographique présentée ci-dessus, la crédibilité du discours sur l’amélioration significative de l’indice de sécurité. Plus largement, le phénomène des microbes a amené la société ivoirienne à s’interroger sur le décalage entre le discours officiel mettant en avant la vigueur des indicateurs macro-économiques ou le succès du processus de désarmement, démobilisation et réinsertion des ex-combattants, d’une part, et une vie quotidienne marquée par la violence et la délinquance de rue, de l’autre. Pourtant, appréhender cette forme particulière de criminalité comme étant le seul produit de la guerre et des inégalités créées par la politique de croissance post-conflit semble réducteur. De notre point de vue, il faut plutôt regarder ce phénomène à travers le processus de distanciation ou de distinction sociale, au sens bourdieusien du terme, par lequel les « microbes », mais avant eux, les nouchis, les ziguéhis [4], s’identifient et se singularisent par la production de violence dans l’espace urbain abidjanais. L’analyse se penche aussi sur les modalités de construction de modes d’exister à la marge, propres aux nouchis, ziguéhis et aux jeunes dits « microbes », sur les relations de l’individu au groupe, les formes typiques de production d’une identité et les modalités particulières de production de la violence dans l’espace public.
7Les données mobilisées pour bâtir cette réflexion s’appuient, pour ce qui est du phénomène dit des « microbes », sur des enquêtes réalisées sur deux années dans la commune d’Abobo, au nord du district d’Abidjan, plus précisément au sein du sous-quartier Plaque 2. Sur cette période débutant en début de l’année 2015, nous avons travaillé à être à la proximité immédiate de jeunes directement impliqués dans la production de violence en bandes, de leurs familles, de même que des populations sur lesquelles cette violence était le plus souvent exercée [5]. Nous avons aussi inclus dans notre recherche différents acteurs étatiques et non étatiques engagés dans la mise en œuvre de réponses institutionnelles supposées aider à résoudre le problème. Grâce à cette proximité tout à la fois sociale et scientifique, nous avons pu obtenir des informations de première main sur les causes perçues, les manifestations et les dynamiques socio-politiques et économiques nourrissant le phénomène. Ces informations ont été collectées dans le cadre de groupes de discussions focaux, d’entretiens individuels ou d’observations directes effectuées in situ. Sur les nouchis et les ziguéhis, une quantité importante d’informations a été obtenue à partir de discussions sur les réseaux sociaux et de leur triangulation, dans le cadre d’entretiens individuels avec d’anciens ziguéhis et nouchis vivant à Abidjan. L’exploitation de ces données nous a ainsi permis de mettre en perspective les trois phénomènes et, partant, d’inscrire notre analyse du phénomène des « microbes » dans une dynamique historique que l’article va retracer.
Les nouchis d’Abidjan
8Si aujourd’hui, en Côte d’Ivoire, le nouchi [6] semble s’être transformé en un mode d’expression langagière, il est bien plus qu’un simple argot. Sa production a induit, comme le montrent Garvey et Arnaut [7], un processus complexe « d’intégration » et de « re-signification » de mots d’origines diverses dont l’une des fonctions est de créer du « bluff », une illusion de modernité et une nécessaire démarcation d’avec les autres urbains [8]. De fait, pour nombre de ses locuteurs, le nouchi est présenté comme la manifestation la plus achevée d’une culture urbaine qui, bien qu’ayant émané de la rue, a fini par irradier et s’imposer à toutes les autres composantes de la société ivoirienne, du bas au sommet [9]. À l’origine, cependant, en même temps qu’il se structurait comme médium vernaculaire, le nouchi ou nouchiya devenait une sorte de cadre symbiotique identitaire fédérant divers groupes de personnes, relativement jeunes le plus souvent, occupant la rue abidjanaise. En effet, dans la Côte d’Ivoire post-miracle économique de la fin de la décennie 1970 et des années 1980, une large frange de la jeunesse, exclue des cercles traditionnels de redistribution de la rente politique, économique et sociale promue dans le cadre de ce qu’il était convenu d’appeler le compromis « houphouëtiste [10] », a investi les abords de ce qui représentait pour eux une lucarne sur le monde, un exutoire ludique sur l’extérieur : les cinémas de la capitale [11]. Véritables points de ralliement pour une jeunesse « conjoncturée [12] » en quête d’évasion et de sociabilités alternatives, les salles de cinémas et leurs abords se sont très vite imposés, dans l’Abidjan des « en-bas-de-en-bas [13] », comme le creuset d’un brassage et d’une agrégation des précarités, des origines et des conditions de vies [14]. De fait, nombre de ces jeunes déclassés faisaient partie, pour les uns, des néourbains ivoiriens en défaut d’insertion sociale ou professionnelle. Pour les autres, il s’agissait de descendants de migrants issus des pays voisins de la Côte d’Ivoire. Ces derniers étaient nés sur le sol ivoirien ou avaient accompagné leurs parents dans leur quête de réalisation de soi dans cette Côte d’Ivoire qui, relativement mieux lotie que les autres pays ouest-africains, semblait offrir un champ des possibles plus ouvert. L’espérance d’un accomplissement individuel ou collectif laissant graduellement la place à une sorte de désespérance sociale accentuée par la difficile conjoncture économique induite par la crise du pétrole et des matières premières, nombre de ces jeunes désillusionnés par le « miroir aux alouettes » abidjanais [15] se sont alors investis dans de petits métiers.
9Pour communiquer entre eux, ces déclassés vont alors s’inventer un langage créole mêlant constructions syntaxiques françaises approximatives et locutions diverses empruntées à la kyrielle de langues locales de leurs parents (bambara, soussou, baoulé, peulh, etc.), ainsi que des réappropriations métaphoriques d’images véhiculées et d’imaginaires instillés par les films projetés sur les écrans [16] de cinéma. En effet, l’héroïsme, la bravoure, les solidarités, le sentimentalisme et même les confrontations violentes mises en scène dans les films de série B américains, chinois ou autres sont alors imités. Rapidement, des bandes se constituent pour s’inventer un monde et vivre par procuration la fiction sublimée et quotidiennement projetées à ces jeunes dans les « usines à rêves [17] » qu’étaient ces salles de cinéma, puis, plus tard les « vidéo-clubs ». La majorité des Ivoiriens désignera alors ces bandes de jeunes néo-délinquants par le terme « nouchis », soit en référence au parler nasillard masquant une mauvaise maîtrise du français de la population soussou [18], soit du fait de leur comportement déviant qu’ils revendiquent comme un chiément [19], soit encore en référence à une mauvaise conduite supposée empruntée aux chefs bandits mexicains moustachus [20]. Ces nouchis semblent être les précurseurs de la délinquance en bande des jeunes en Côte d’Ivoire [21]. Ce sont leur structuration en groupes et leur besoin de distinction par l’adoption d’un langage propre qui ont été copiés par les ziguéhis qui vont apparaître dans la même période, entre la fin des années 1970 et le début des années 1980.
Les différentes générations de ziguéhis
10Se distinguant par leur mode opératoire, trois générations de ziguéhis se sont succédé à Abidjan. Tandis que la première génération se présentait comme des défenseurs de leur quartier, la seconde a plutôt été celle d’individualités recherchant la reconnaissance à l’échelle de la ville d’Abidjan. Elle ne se gênait pas pour se rendre dans d’autres communes que celle dans laquelle ils résidaient pour en découdre avec un rival. Pour la troisième génération, l’élément caractéristique est le primat du groupe sur l’individu et l’identification du groupe à son espace résidentiel. L’apparition des ziguéhis, terme déformé de zigbohi signifiant, dans une langue locale du Centre-Ouest du pays, « celui qui se bouge », semble être portée par l’idée originelle d’endosser le rôle du justicier, du redresseur de torts, dans une ville comme Abidjan qui, crise économique oblige, commençait à connaître, vers le milieu des années 1970, des agressions violentes dans la rue [22]. Les précurseurs, la génération dite des Aké Raymond et autres Prégga, semble avoir été plus enclins, de façon isolée ou en tant qu’auxiliaire de la police, à être dans la production d’une violence défensive de sécurisation des quartiers alors investis par les nouchis. Nombre de ces ziguéhis étant socialement intégrés, leur réputation s’est essentiellement construite autour de leur capacité à contrer, dans leur quartier, la violence des groupes de bandits dont Abidjan commençait à devenir le théâtre d’opérations. Mieux encore, l’apparition des ziguéhis semble avoir marqué un tournant dans le contrôle de la rue abidjanaise et de la violence qui s’y exerçait. Avec ces derniers, en effet, il y a eu comme une sorte de tentative de récupération de la rue par les jeunes Ivoiriens des mains étrangères. Il est clair que, parmi les ziguéhis, l’on trouvait beaucoup de jeunes originaires de pays de la sous-région, mais la sociogenèse du mouvement ziguéhi et des nouchis semble indiquer que l’apparition des ziguéhis est intervenue comme une sorte de processus « d’ivoirisation » du contrôle de la rue. Cette recomposition identitaire a concerné tout à la fois le mode de production de la violence, les modalités de l’expression langagière et les formes de présentation de soi dans l’espace public. En effet, à la différence notable des nouchis, profondément caractérisés par l’usage des armes blanches, ou des armes à feu pour certains, le mode de production de la violence des ziguéhis reste la bagarre de rue à main nue. Fortement inspirée par les films de karaté chinois [23], l’on note une importante propension de ces derniers à produire de la violence d’une façon qui manifeste, par-dessus tout, leur mérite individuel, les nouchis évoluant, eux, en bandes. Le mérite du ziguéhi résidait dans sa capacité à se construire une réputation de dur à cuire et à la tenir, en démontrant qu’il avait le coup de pied et le coup de tête le plus puissant. Aussi, en plus de travailler leurs techniques de combat par un entraînement régulier aux arts martiaux, ces derniers étaient-ils des adeptes de l’haltérophilie, la plastique jouant pour beaucoup dans l’impression à donner dans le quartier. Au niveau linguistique, le nouchi originel s’est essentiellement formé grâce à des emprunts lexicaux faits à des dialectes sahéliens. Avec les ziguéhis, le nouchi est demeuré le principal médium vernaculaire. Mais il s’est enrichi de compositions lexicales massivement issues des langues ivoiriennes parlées dans les groupes akan, krou et gur, avec une présence plus marquée du français.
11Les faits d’armes, réels ou supposés, de ces précurseurs de ce que l’on nomma alors le mouvement ziguéhi ont inspiré des plus jeunes qu’eux. Ces derniers reprirent le flambeau de l’occupation de la rue. Mais ils semblent l’avoir plutôt fait en s’aliénant une bonne partie des populations qu’ils ne se gênaient pas de violenter. Les élèves à la sortie des classes ou lors des bals de fin d’année, les ménagères et autres commerçantes sur les marchés, les prostituées et leurs maquereaux, les abonnés au monde de la nuit, le citoyen ordinaire, tous constituaient des cibles potentielles. De cette génération de ziguéhis, l’on ne retiendra en effet que leur défiance extrême vis-à-vis de l’autorité et la violence qu’ils exerçaient sur les populations. Pour eux, le maître-mot semblait être de se confronter les uns aux autres pour démontrer qu’ils étaient les plus forts, mais aussi pour se constituer une rente. L’on dira de John Pololo, l’exemple achevé de cette génération, qu’il passait régulièrement à Marcory (une commune du district d’Abidjan) intimider les réfugiés libériens, exigeant le paiement de sommes d’argent supposées leur garantir la quiétude. De ce dernier, l’on notera que la volonté affichée d’être connu et reconnu socialement va structurer, des années durant, la trajectoire et l’inciter à perpétrer des actes violents presque gratuits ; diverses anecdotes, vraies ou fausses, circulant sur son compte laissent penser qu’il ne manquait aucune occasion d’imprimer sa marque.
Pololo : la légende
12La génération qui a suivi celle des John Pololo, pendant les années 1990, a plutôt été celle qui s’est construite sur des identités géographiques, alimentant un besoin fort de contrôle et d’affirmation de soi plus marqués dans les rues [28]. Cette génération, bien plus qu’à travers des noms d’individus, a marqué l’inconscient collectif du fait des confrontations violentes entre les membres de Mapless ou de Black Power de Treichville, de Farem, de Boston ou de Sicile (Marcory), de New Black (Abobo) [29]. La « loubardisation » du mouvement ziguéhi, sa gangstérisation, sera alors bien plus visible. Avec cette dernière génération, la réputation du groupe prend de l’ascendant sur celui de l’individu, l’imitation des luttes de gangs à l’œuvre dans les ghettos, dans le Bronx ou ailleurs, et la fabrique de modèles d’héroïsme revendiqués étant leur principal mode de fonctionnement. Progressivement, l’on verra apparaître une collusion entre ces porteurs de violence, la grande criminalité et le champ politique. De fait, face à la loubardisation alors à l’œuvre du mouvement ziguéhi dans les années 1990, le pouvoir politique sous le régime d’Houphouët-Boigny avait une crainte : que le potentiel de violence de ces vagabonds soit récupéré par une opposition naissante surfant sur toutes les exclusions et frustrations dans le corps social. Il tenta alors de « domestiquer » ces gens de la rue en travaillant à créer un rapprochement avec eux à la faveur du retour au multipartisme en 1990. On parlera alors de « volontaires pour la sécurité », ou VS [30], ironiquement rebaptisés « vagabonds salariés ». De fait, le régime monopartite PDCI (Parti démocratique de Côte d’Ivoire) d’alors a décidé de rétribuer l’engagement à ses côtés de certains de ces jeunes devenus loubards. Certains, comme Thierry Zébié, seront directement mis à contribution sur les espaces disputés que sont les gares routières, pour en assurer le contrôle [31], et les campus universitaires en proie à une contestation constante, pour y « rétablir l’ordre » en faveur du pouvoir. D’autres encore, grâce à la manne générée par cette contractualisation des services de violence, financent une migration volontaire en Europe [32] où ils reconvertissent leurs compétences comme videur de boîtes de nuit ou agent de sécurité. Un dernier groupe de ziguéhis, alors encore actif, se verra contraint d’émigrer vers l’Europe ou la sous-région parce qu’il était traqué par la junte militaire parvenue au pouvoir en 1999 qui les soupçonnait de collusion avec le régime PDCI déchu [33].
Quand la rue a horreur du vide : l’émergence des microbes ?
13Entre le mouvement ziguéhi et le phénomène des enfants dits « microbes », se sont intercalés les gbonhi, étudiants dont le champ d’action a été non pas la rue mais l’espace universitaire. La littérature abonde de données sur la violence dans l’institution scolaire [34]. Pendant la période de crise militaro-politique de 2002 à 2011, ces porteurs de violence politique dans les institutions scolaires ont fait parler d’eux, notamment à travers le mouvement des Jeunes patriotes qui, en occupant les rues, ont laissé penser que la violence ordinaire y avait disparu. Bien au contraire, celle-ci avait toujours cours, seule l’identité de ceux qui la produisaient évoluait au fil des années. Aussi, lorsque la presse ivoirienne évoquait pour la première fois ce qu’elle nomma les gangs à la machette, dans le courant du deuxième semestre de l’année 2012, personne dans le pays ne se doutait qu’il s’agissait des prémices d’un phénomène social qui allait rythmer le quotidien des Ivoiriens pendant plusieurs années. En effet, dans un article datant d’octobre 2012, le site d’information en ligne koaci.com faisait mention de groupes de jeunes opérant à la machette dans la commune d’Abobo, dépouillant et traumatisant leurs victimes par la violence des agressions qui leur étaient imputées. L’information sera massivement relayée dans différents organes de presse. Fortement enraciné dans cette commune, le phénomène va très vite s’exporter vers d’autres points de la ville. À l’analyse, tout porte à croire que cette violence criminelle des microbes prolonge, en les reproduisant à partir d’emprunts, les formes anciennes produites dans l’espace urbain ivoirien par les nouchis et les ziguéhis.
14D’abord, ce phénomène est marquant du fait du profil particulier de ceux qui le produisent. Les microbes semblent en effet, pour le plus grand nombre d’entre eux, plus jeunes, leur âge se situant souvent entre 7 et 25 ans. Ensuite, dans leur mode opératoire, la préférence pour les armes blanches est typique et semble reproduire un des traits caractéristiques des nouchis. Enfin, leur structure sociale et la territorialisation forte des groupes présentent une forme de production de la violence que l’on retrouve chez la dernière génération des ziguéhis. Ce phénomène semble donc s’être composé sur la base d’emprunts faits aux formes anciennes de productions de violence en bandes qui lui ont préexisté. Seulement, à la différence des nouchis, décrits supra comme émanant de rencontres autour des salles de cinéma par exemple, les groupes de jeunes dits microbes se forment dans leur quartier d’origine. Il s’agit le plus souvent de personnes habitant le même sous-quartier qui, en grandissant ensemble, se sont construits une proximité sociale telle que le groupe devient pour eux un cadre alternatif de socialisation suppléant la famille. En effet, nombre de ces jeunes, bien que vivant dans leur famille, sont en crise de reconnaissance et de valorisation sociale, les parents étant bien souvent dans l’incapacité de leur assurer une éducation aboutie. Pour ces jeunes, le groupe devient un refuge de choix, les modèles d’autorité et de promotion individuelle qu’ils remettent en cause ou qui leur manquent y étant mis en scène. Les groupes de microbes sont en effet fortement hiérarchisés, chaque membre occupant une position que lui confère son potentiel de violence.
Structure hiérarchique et logiques d’encaissement chez les microbes
15De fait, la confrontation entre groupes rivaux est toujours la première étape de la production de violence dans laquelle chacun doit faire valoir ses compétences. Ces affrontements entre bandes de jeunes violents obéissent souvent à des logiques de défense d’un territoire. En simulant ou en engageant réellement une rixe avec un autre groupe, les jeunes ont l’opportunité d’occuper le terrain (ruelle, marché ou terrain vague) et, par le tumulte créé, de dépouiller violemment tous ceux qui y sont présents [35]. Même si ce mode opératoire a évolué au cours de ces dernières années pour s’ajuster aux réactions des communautés victimes ou de la police, le principe de base de l’action des microbes reste la coordination et l’effet du nombre, chaque membre opérant selon son statut et sa position dans la nomenclature du groupe. Au sommet de la hiérarchie se trouve le devant-gbonhi [36], chef de bande craint et respecté dont la réputation et l’emprise sur les autres sont établies à partir de ses faits avérés de violence. Un devant-gbonhi s’impose comme un meneur, la tête pensante assurant la coordination des opérations à mener sur le terrain. Seulement, il peut ne pas forcément prendre part aux attaques et autres activités de racket. Sa position de pouvoir reste précaire, son influence sur le groupe pouvant être contestée si un de ses lieutenants, appelés « varan » ou « tête-masse », venait à réaliser des coups plus importants que les siens.
16La bravoure et l’héroïsme restent des critères établis de valorisation du chef de groupe. Au sommet de la chaîne d’autorité, se trouve le vié-père. Ce dernier est rarement actif avec la bande. Il s’agit, le plus souvent, d’acteurs animant la pègre locale ou le secteur du transport qui, sous leur autorité, mobilisent et encadrent différents groupes de jeunes microbes pour sécuriser leurs activités criminogènes et les étendre (revente et consommation de drogue, rabattage de nouveaux consommateurs de drogue, perception violente de taxes parallèles auprès de chauffeurs de véhicules de transport en commun opérant sur les tronçons qu’il contrôle, etc.). Généralement, le vié-père intervient comme le protecteur ou l’intermédiaire par qui passent toutes les sollicitations des jeunes pour diverses prestations de services de violence. De nombreux entrepreneurs politiques, tant au niveau national (ministres, responsables de partis, etc.) que local (élus locaux, candidats potentiels à des élections au niveau communal, etc.), comptent parmi ses clients [37].
17Entre le vié-père [38] et le groupe de jeunes microbes sous sa tutelle, une relation forte de dépendance mutuelle existe : les premiers garantissant aux seconds une protection, et les seconds assurant aux premiers une puissance économique et symbolique. Un vié-père est considéré comme puissant quand il parvient à mobiliser un maximum de jeunes, désignés, dans le langage de la rue, comme ses « bons petits ». Le pont entre le vié-père et le reste de la bande est assuré par le devant-gbonhi. C’est également lui qui recrute et encadre les « tête-masse », sorte de mobilisateurs ayant à charge d’engager les différents sous-groupes devant opérer sur le terrain. Chaque « tête-masse » en contrôle un dont l’efficacité et les performances reposent sur les épaules des « varans », supposés, vaille que vaille, rapporter différents types de biens pris aux victimes lors des expéditions. En fin de chaîne, l’on trouve les « gros-chats » qui eux ne prennent aucune initiative, se contentant de suivre le groupe et d’en gonfler les effectifs. Ce sont le plus souvent des néo-entrants dont le rôle est de créer les conditions des confrontations avec les autres bandes, notamment en leur jetant des pierres de loin [39].
18Dans la mise en scène des opérations de terrain appelées par les jeunes eux-mêmes « couvre-feu », « rafles [40] » ou « encaissements », le devant-gbonhi a vocation à assurer les arrières du groupe et à veiller à ce qu’aucun de ses éléments ne se fasse prendre par l’ennemi, la communauté ou la police. Cette position lui confère une grande responsabilité sur la préservation de l’intégrité physique de ses subalternes. Aussi, en plus de l’autorité morale que sa posture lui confère, se trouve-t-il obligé de se doter des moyens supposés mystiques nécessaires à l’exécution de sa tâche. Les amulettes sont très prisées dans ce cas, surtout celles réputées rendre invulnérables aux balles et au fer. Conscients qu’une sorte d’équilibre des forces existe entre groupes autour de ces aspects liés à l’invincibilité de leurs membres, des pierres sont utilisées pour s’assurer de la mise à mort certaine des adversaires, avec une violence chaque fois plus grande. Assurer un potentiel de production de violence chaque fois plus important reste donc fondamental. De plus, pour les membres de ces groupes, la production de violence a pour principal objectif de se valoriser auprès des autres.
19La violence exercée par les microbes semble supérieure à celle des bandes antérieures du fait de son caractère répétitif et permanent sur la durée. Alors que, dans le passé, les agressions des bandes de nouchis ou de ziguéhis relevaient plus du fait divers anecdotique, celles des microbes ont une fréquence et une « longévité » telles qu’elles marquent profondément la conscience collective, d’autant plus qu’elles ont toujours cours. L’expérience de la guerre aurait contribué à structurer cette violence. Nombre d’adolescents, désormais jeunes adultes, aujourd’hui impliqués dans la criminalité imputée aux microbes auraient, selon certaines populations d’Abobo, accompagné les actions militaires du « commando invisible » (branche des forces pro-Ouattara attaquant selon les techniques de guérilla urbaine les positions des ex-Forces de défense et de sécurité favorables à l’ex-président Laurent Gbagbo, dans les rues de la commune d’Abobo) en leur servant d’indics ou de mules chargées du transport des munitions des combattants. Le mode opératoire mobilisé pour leurs agressions sur les populations serait un héritage du temps de leur implication dans la guerre. Certains de ces jeunes adultes, mineurs au moment de la crise post-électorale, auraient été libérés du Centre d’observation des mineurs de la maison d’arrêt et de correction d’Abidjan et encouragés à prendre part au conflit par instinct de survie ou par choix personnel, nombre de ceux-ci ayant déjà commis des actes délictueux. Les armes (notamment les ossements humains taillés) utilisées par ces derniers et le noyau dur des bandes auxquels ils appartiennent ont le plus souvent été constitués pendant leur séjour dans ce centre pour mineurs en conflit avec la loi.
20Au sein des quartiers, les logiques structurant ces groupes de jeunes sont mal connues. Aussi, cette ignorance peut se révéler à l’origine de bien des méprises. La première de ces méprises a trait à l’appellation « microbes » donnée au phénomène. L’archéologie de cette appellation fait remonter ses origines à bien plus loin que ne le suppose la majorité de la population. En effet, dans les imaginaires, le film La Cité de Dieu serait à l’origine [41] de cette façon de désigner les jeunes opérant en bandes à Abidjan. Seulement, il se trouve que ce terme trouve son origine dans les compétitions de football opposant, dans les quartiers, dans les années 1980 des jeunes adultes à des adolescents. Les premiers traitaient alors les seconds de « minus », de « microbes », en référence à leur petite taille. Lorsque le phénomène des bandes a pris pied dans le milieu scolaire, l’appellation employée, en lien avec le terme « minus », fut celui de virus, pour montrer le caractère nocif de leur action dans les confrontations inter-écoles. Plus tard, le terme de « microbes » reviendra sur le devant de la scène, lorsqu’après avoir désigné les auteurs d’agressions perpétrées en bandes par des adolescents en 2012 par le terme de « gangs à la machette », les populations, pour faire plus simple, se souvinrent de la façon dont les plus jeunes étaient nommés. Pour nombre de personnes, le terme « microbe » serait particulièrement approprié, surtout pour celles subissant les assauts violents de ces gangs, leur violence étant perçue comme une volonté de pétrifier et de putréfier le corps social en l’enfermant dans la peur et l’inertie. Pour nombre de ces jeunes engagés dans ces dynamiques de violence, cette appellation renforcerait au contraire la désaffiliation sociale qui les a conduits sur les voies de la violence. En réaction, il s’agit alors pour eux de faire subir aux communautés utilisant ce terme pour les désigner le ressenti violent qui est le leur lorsqu’on les déshumanise par ce type de dénomination. Plutôt que l’appellation « microbes » (qu’ils détestent), ces jeunes préfèrent se définir comme des vagabonds [42], à l’instar des nouchis et des ziguéhis.
21Pour nombre de résidents de la commune d’Abobo où le phénomène semble s’être durablement installé, la violence ainsi produite par les jeunes ne peut être éliminée que par une violence proportionnelle en intensité. Une formule locale étaye cela en avançant que « seul le fer peut couper le fer ». Ainsi, il n’est pas rare que des groupes de personnes s’organisent en chasseurs de microbes pour assurer la sécurité de leurs quartiers une fois la nuit tombée. Ces groupes communautaires de vigilance ne manquent aucune occasion de mettre à mort certains de ces jeunes. En réponse, les bandes de microbes qui opèrent dans les sous-quartiers de la commune d’Abobo s’autorisent à ôter la vie à quiconque s’oppose à eux lors de leurs actions de terrain, le principe étant que toute résistance est considérée comme de la défiance et mérite la mise à mort. Pour ces jeunes en effet, la violence qu’ils exercent sur le reste de la communauté, même si elle a lieu, le plus souvent, en dehors du sous-quartier dans lequel ils vivent d’ordinaire, est une manière d’échapper à l’invisibilité dans laquelle la société semble les confiner. Par le biais de cette violence, ils semblent vouloir exiger de la société qu’elle assume et subisse leur présence, qu’elle leur donne ce qu’elle leur doit, c’est-à-dire plus de considération et des perspectives socio-économiques car, en filigrane, la société ivoirienne leur est redevable. Pour certains, cette dette tire son origine de l’effort que leurs parents ont consenti pour la construction du pays et dont eux, la descendance reléguée dans les périphéries pauvres de la grande ville, le plus souvent sans éducation, ne peuvent jouir du fruit. Pour d’autres, il s’agit plutôt de la revendication d’une reconnaissance liée à leur implication active personnelle dans l’avènement du régime actuellement au pouvoir en Côte d’Ivoire [43]. Seulement, cette société n’ayant pas soldé les comptes de leur participation à cette phase particulière de la vie de la nation, ces jeunes se disent être en droit d’opérer par eux-mêmes le recouvrement de « la reconnaissance » due. D’où l’idée, comme mentionné plus haut, de nommer leurs opérations « encaissements ».
22La crainte de rester dans l’invisibilité sociale semble être un trauma profond que nouchis, ziguéhis et microbes auraient en partage. Déclassés sociaux, rejetés par le système scolaire, en froid avec leurs géniteurs et ayant des blessures intérieures liées à des chocs émotionnels multiformes subis dans leur enfance ou à tout autre moment de leur parcours, nombre de ces porteurs de violence, qu’au moins trois décennies séparent, semblent avoir en commun un besoin quasi inextinguible de sortir des profondeurs de l’anonymat dans lequel leurs conditions sociales semblent les confiner. Ziguéhis et jeunes dits « microbes » ont évolué pour les premiers, et évoluent encore pour les seconds, dans des environnements sociaux dans lesquels la violence semble avoir structuré la trame d’un quotidien fait d’incertitudes et de désespérance sociale. Tout fonctionne, dans ces conditions, comme si, pour reprendre l’énoncé de Danièle Poitou [44], en même temps que s’effondrait le mythe de la ville et du diplôme pourvoyeurs d’un mieux-être social, et que les familles pas plus que les institutions ne sont en capacité de fournir une assistance éducative adéquate aux jeunes, la rue devenait, pour nombre de ces jeunes, un espace refuge. Il s’y déroule alors un processus d’agrégation et de fermentation des frustrations, générant par là même une culture de la rue, mêlant « images, attitudes et pratiques du corps “globalisées” qui dessinent de nouvelles figures populaires de l’indocilité [45] ». Revendiquer et exprimer cette indocilité, c’est alors s’assumer comme vagabonds, c’est-à-dire comme des personnes devant se construire dans cette rue, à la marge, le plus souvent par la transgression violente de certaines règles et normes sociales organisant la société, en mobilisant ses « sciences [46] ».
23En procédant à une historicisation des phénomènes nouchis, ziguéhis et microbes, la présente étude fait le constat qu’indifféremment des contextes de crise, la société ivoirienne se construit avec une part de sa jeunesse déclassée qui se réinvente une existence sociale par la mobilisation de la violence. Dans ces conditions, les microbes seraient, dans le contexte post-conflit correspondant à la gouvernance de M. Alassane Ouattara, ce que les nouchis et les ziguéhis ont été pour l’environnement de crise socio-économique de l’ère Houphouët-Boigny post-miracle économique des années 1970. Aussi, la violence des enfants microbes, au-delà de la perception sociale qui en fait un phénomène inédit induit par le conflit armé en Côte d’Ivoire, s’inscrit dans la continuité de l’expression violente du déclassement social à l’œuvre dans l’espace urbain abidjanais depuis la fin des années 1970. Plus encore, en plus de convoquer, dans sa structuration, des spécificités déjà observées dans le phénomène nouchi et ziguéhi, il offre un cadre à des jeunes pour se forger une identité et une existence sociale plus visible, à la marge.
Notes
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[1]
Établi par les Nations unies dans le cadre de son Security Level System, cet indice comprend 6 niveaux allant de 1 (environnement le moins dangereux) à 6 (environnement le plus dangereux).
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[2]
Nom local donné à un coléoptère, en référence au bruit de ses ailes pendant son envol.
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[3]
Terme local signifiant « fou ».
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[4]
Les termes nouchis et ziguéhis désignent des jeunes marginaux qui, pendant les années 1980 et 1990, étaient réputés pour les agressions violentes dont ils se rendaient coupables, individuellement ou en bandes, sur les populations dans les rues d’Abidjan.
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[5]
Les défis éthiques et méthodologiques posés par cette approche de recherche fondée sur « l’immersion » dans le quotidien de ces acteurs réputés violents sont bien exposés par Francis Akindès dans « Understanding Côte d’Ivoire’s “Microbes” : The Political Economy of a Youth Gang », in J. Erin Salahub, M. Gottsbacher et J. de Boer (dir.), Social Theories of Urban Violence in the Global South : Towards Safe and Inclusive Cities, Londres, Routledge, 2018, p. 161-181.
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[6]
Écrit ou prononcé encore noussi ou noushi, le nouchi est tout à la fois une langue et une culture d’appartenance. Une description plus complète en est faite vers la fin du point 2.
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[7]
M. M. Garvey, en compagnie de K. Arnaut, Compagnon ! Journal d’un Noussi en guerre : 2002-2011, Mankon (Bamenda), Langaa Research and Publising CIG, 2016.
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[8]
Sous cet angle, en tant qu’idiome urbain syncrétique, le nouchi est tout à la fois fédérateur, en créant une conscience linguistique partagée par le groupe de locuteurs qui ont développé des compétences linguistiques pour l’utiliser, que producteur de tension, dans le sens où il a pour effet de générer une ligne de fracture identitaire entre ses locuteurs et les autres composantes de la société. Voir S. Newell, « Enregistering Modernity, Bluffing Criminality : How Nouchi Speech Reinvented (and Fractured) the Nation », Journal of Linguistic Anthropology, vol. 19, n° 2, 2009, p. 157-184 ; S. Newell, The Modernity Bluff : Crime, Consumption, and Citizenship in Côte d’Ivoire, Chicago, University of Chicago Press, 2012.
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[9]
Une des fiertés affichées du mouvement dit nouchi est le fait que mêmes les élites politiques ont parfois recours au langage nouchi pour parler au peuple. Les différents chefs d’État ivoirien de l’ère post-Houphouët-Boigny n’ont jamais manqué une occasion de glisser quelques expressions nouchi dans leurs propos, une façon de montrer leur proximité avec cette frange de la population.
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[10]
F. Akindès, The Roots of the Military-Political Crises in Côte d’Ivoire, Uppsala, Nordiska Afriainstitutet, 2004. Le compromis houphouëtiste y est défini comme une ingénierie politique particulière de répartition de la rente politique portée par le président Félix Houphouët-Boigny. Ses piliers étaient une politique fortement centralisée d’ouverture sur l’extérieur, la promotion d’une bourgeoisie locale dont on tolérait certains écarts en termes d’enrichissement personnel et une gestion paternaliste de la diversité sociale.
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[11]
Ce processus de réinvention de soi à la marge d’une jeunesse « reléguée » socialement mais forte de son « imagination » est largement décrit par un sociologue ivoirien, Abdou Touré, dans ses travaux sur les « petits métiers » et sur les jeunes néo-urbains. Voir A. Touré, « La jeunesse face à l’urbanisation accélérée en Côte d’lvoire », Cahiers Orstom, Série sciences humaines, vol. 21, n° 2-3, 1985, p. 275-293 ; A. Touré, Les petits métiers à Abidjan : l’imagination au secours de la conjoncture, Paris, Karthala, 1985.
-
[12]
Le terme « conjoncturé » serait passé dans le langage populaire ivoirien après un discours à la nation du président Houphouët-Boigny, discours dans lequel, au début des années 1980, il évoquait la difficile conjoncture économique à laquelle la Côte d’Ivoire était confrontée du fait de la dépréciation du cours mondial du cacao, principale source de devise du pays. On parlera alors de conjoncture dans le pays pour décrire la mauvaise passe économique que cette situation aurait engendrée, aussi bien pour les finances publiques que pour le quotidien des populations. En référence à ce discours, les Ivoiriens se diront alors eux-mêmes conjoncturés, c’est-à-dire victimes de la mauvaise conjoncture économique nationale et internationale.
-
[13]
Par opposition à « en-haut-de-en-haut », cette expression, qui renvoie en fait aux classes sociales, est de l’anthropologue ivoirien Georges Niangoran Bouah qui ne l’a pas théorisée après l’avoir employée.
-
[14]
Pour les aînés sociaux de l’époque, ce sont plutôt les bars et les maquis qui joueront ce rôle. Voir à ce sujet F. Kouakou N’Guessan, « Les “maquis” d’Abidjan. Nourritures du terroir et fraternité citadine, ou la conscience de classe autour d’un foutou d’igname », Cahiers Orstom, Série sciences humaines, vol. 19, n° 4, 1983, p. 545-550 ; F. Leimdorfer, « Dans les “maquis” d’Abidjan », in A. Huetz de Lemps et J.-R. Pitte (dir.), Les restaurants dans le monde et à travers les âges, Grenoble, Glénat, 1990, p. 325-336.
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[15]
Y. Konaté, « Abidjan : malentendu, poésies et lieux propres », Outre-Terre, n° 11, 2005, p. 319-328.
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[16]
É. de Latour, « Du ghetto au voyage clandestin : la métaphore héroïque », Autrepart, n° 19, 2001, p. 155-176.
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[17]
A. Tailly, John Ziguéhi, Abidjan, Frat Mat éditions, coll. « Tropiques », 2015.
-
[18]
Groupe ethnoculturel issu de Guinée dont les jeunes ayant migré en Côte d’Ivoire sont réputés, pour certains, avoir introduit, dans le milieu de la petite délinquance abidjanaise, l’usage des armes blanches au milieu des années 1980.
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[19]
Le terme « chiément » désigne un comportement excessif. Le mot « nouchi » lui-même serait donc une contraction de l’expression « Nous, on chie » à comprendre comme « Nous, on en fait à notre tête ».
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[20]
Dans la langue bambara, la moustache, caractéristique des acteurs jouant ce type de rôle, étant appelé nouchi.
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[21]
La délinquance en bande dont il est ici question renvoie à des actes délictueux comme le vol à l’arraché avec ou sans violence, la pratique des pickpockets, les agressions physiques et autres actes de brigandage à l’arme blanche dont ces jeunes marginaux se rendraient coupables dans la rue, le plus souvent pour survivre. Il est difficile d’en évaluer l’ampleur, mais ce sont des actes relatés dans la presse locale comme des faits divers rythmant le quotidien des populations sur les marchés, aux abords des restaurants ou des salles de cinéma, dans les gares routières et différents autres lieux publics de la capitale, ainsi que de certaines villes secondaires du pays, etc.
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[22]
Les travaux de Laurent Fourchard – « Les rues de Lagos : espaces disputés/espaces partagés », Flux, n° 66-67, 2006, p. 62-72 ; « Les territoires de la criminalité à Lagos et à Ibadan depuis les années 1930 », Revue Tiers Monde, n° 185, 2006, p. 95-111 ; « Urban Poverty, Urban Crime, and Crime Control : The Lagos and Ibadan Cases, 1929-1945 », in S. J. Salm et T. Falola (dir.), African Urban Spaces in Historical Perspective, Rochester, Rochester University Press, 2005, p. 291-319. ; « Lagos and the Invention of Juvenile Delinquency in Nigeria, 1920-1960 », Journal of African History, vol. 47, n° 1, 2006, p. 115-137 – montrent comment, dans la production et le contrôle de la violence dans les rues des mégapoles africaines, certains porteurs de violence peuvent se transformer en prestataire de service de sécurité.
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[23]
Le cinéma reste une constante dans la socialisation des nouchis et des ziguéhis. Les premiers, les nouchis, s’en sont inspirés pour se composer une identité à partir de la reproduction de l’allure et des pratiques des mauvais garçons, des méchants ; les seconds, séduits par les arts martiaux et la plastique de durs à cuire mis en scène, ont adopté comme base identitaire un goût pour le culturisme et les techniques de combats vus dans les films. Les plus grands noms du mouvement ziguéhi ont été des champions nationaux dans différents arts martiaux.
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[24]
Observatoire démocratique en Côte d’Ivoire, forum de discussion entre internautes totalisant plus de 97 500 membres, majoritairement des Ivoiriens vivant en Côte d’Ivoire ou à l’étranger.
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[25]
Dans le post d’origine, l’auteur demandait aux « savants » (sic) de lui donner des informations sur John Pololo. Très vite, des internautes l’ont repris sur le terme, lui suggérant de plutôt parler de « sachants », personnes qui auraient connu le personnage et qui auraient des témoignages à faire sur lui.
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[26]
Un Abobolais typique, ou Abobolais « gros grain » pour reprendre l’expression d’un internaute.
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[27]
Dans le langage populaire ivoirien, « fatigué » signifie ici « endurci ».
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[28]
Tandis que la première génération de ziguéhis se présentait comme des défenseurs de leur quartier, la seconde a plutôt été celle des individualités recherchant la reconnaissance à l’échelle de la ville d’Abidjan. Elle ne se gênait pas pour se rendre dans d’autres communes que celle dans laquelle ils résidaient pour en découdre avec un rival. Pour la troisième génération, l’élément caractéristique est le primat du groupe sur l’individu et l’identification du groupe à son espace résidentiel.
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[29]
D. K. N’Goran, Les enfants de la lutte. Chronique d’une imagination politique à Abidjan, Paris, Publibook, 2012. Les noms des différentes bandes sont inspirés des films américains mettant en scène des gangs se disputant des territoires.
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[30]
L’instauration des VS (pratique de rétribution de loubards cooptés par le régime PDCI) s’est faite au moment du retour au multipartisme, mais les loubards étaient déjà présents dans le champ social avant cette époque.
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[31]
Les travaux de Walter Kouamé Kra – « Ethnography of Crime in Small-Scale Public Transport Hubs in Abidjan », Les Cahiers du Celhto, n° 2, décembre 2016, Niamey, p. 241-267 – décrivent bien le fonctionnement de ces hubs de transports.
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[32]
Ce processus est très peu documenté scientifiquement, mais des films documentaires, comme Les enfants d’Houphouët, Bande-annonce [en ligne], <https://www.youtube.com/watch?v=klhfuPrkI90>, consulté le 23 février 2018, et Causerie avec les ziguéhis, <https://www.ladepechedabidjan.info/Causerie-avec-Les-Ziguehi_a239.html>, consulté le 23 février 2018, réalisés respectivement par Kipré Jean Omer alias Sahin Polo, un ancien ziguéhi, et Axel Illary, journaliste ivoirien résidant en France, montrent bien ce parcours.
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[33]
Sous la transition militaire intervenue en Côte d’Ivoire après le coup d’État militaire de 1999, une cellule dénommée PC-Crise s’emploiera à éliminer physiquement tous les loubards encore en activité sur lesquels elle aura pu mettre la main. Les plus connues des victimes de cette branche de la junte militaire sont John Pololo, Aurélien Kipré, etc.
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[34]
R. Banégas, « La politique du “gbonhi”. Mobilisations patriotiques, violence milicienne et carrières militantes en Côte-d’Ivoire », Genèses, n° 81, 2010, p. 25-44 ; Y. Konate, « Les enfants de la balle. De la Fesci aux mouvements de patriotes », Politique africaine, n° 89, 2003, p. 49-70 ; L. Proteau, Passions scolaires en Côte d’Ivoire. École, État et société, Paris, Karthala, 2002 ; K. Arnaut, « Regenerating the Nation : Youth, Revolution and the Politics of History in Côte d’Ivoire », in J. Abbink et I. van Kessel (dir.), Vanguard or Vandals : Youth, Politics and Conflict in Africa, Leiden, Brill, 2004, p. 110-142.
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[35]
Ce mode opératoire ressemble à bien des égards à ceux des area boys décrits par L. Fourchard, « Urban Poverty, Urban Crime, and Crime Control … », art. cité et A. Momoh, « The Political Dimension of Urban Youth Crisis : The Case of the Area Boys in Lagos », in L. Fourchard et I. O. Albert (dir.), Sécurité, crime et ségrégation dans les villes d’Afrique de l’Ouest du xixe siècle à nos jours, Ibadan/Paris, Ifra/Karthala, 2003, p. 183-200, au Nigeria, leurs agressions étant théâtralisées selon un scénario éprouvé.
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[36]
Cette appellation est largement inspirée du terme gbonhi, mobilisé pour désigner, dans le langage de la rue, les groupes d’acteurs, généralement porteurs de violence, animant le champ socio-politique pendant la période de crise militaro-politique depuis 1999.
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[37]
Ces entrepreneurs de violence ont passé des contrats avec certains ministres ou élus locaux pour mobiliser des jeunes lors de meetings politiques ou même pour agresser un concurrent ou ses supporters.
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[38]
Nombre de vié-pères ont aujourd’hui passé la quarantaine, certains approchant même la cinquantaine.
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[39]
Les bandes de microbes ont des effectifs fluctuant entre une vingtaine et une cinquantaine de membres, sinon plus.
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[40]
Opération qui consiste à mettre un quartier en coupe réglée plusieurs jours de suite en interdisant aux riverains de sortir de chez eux.
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[41]
Film brésilien adapté du roman de Paulo Lins par Fernando Meirelles et Kátia Lund. Le film est sorti en 2002 et a largement été diffusé en Côte d’Ivoire par le biais de petites salles de projection localement appelées vidéo-clubs. Dans ce film, il est fait référence à la dénomination « microbe » pour désigner les jeunes porteurs de violence des favelas.
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[42]
Le vagabond étant compris comme le dés œuvré, l’homme de la rue.
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[43]
Bien que cela soit aujourd’hui encore difficile à démontrer, nombre de jeunes perpétrant des violences se prévalent, pour justifier leur agressivité, du fait qu’ils aient été oubliés par le processus de DDR, après avoir fait office de supplétifs pendant la crise militaro-politique de 2010-2011 aux côtés des forces militaires qui ont combattu contre l’ex-chef de l’État, M. Laurent Gbagbo, pour porter l’actuel chef de l’État ivoirien, M. Alassane Ouattara, au pouvoir.
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[44]
D. Poitou, « Au cœur des bandes africaines », in M. Mohammed et L. Mucchielli (dir.), Les bandes de jeunes. Des « blousons noirs » à nos jours, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2007, p. 309-330.
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[45]
K. Biaya Tshikala, « Jeunes et culture de la rue en Afrique urbaine (Addis-Abeba, Dakar et Kinshasa) », Politique africaine, n° 80, 2000, p. 12.
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[46]
Entendre par cela les comportements de la rue.