Couverture de POLAF_144

Article de revue

Revue des livres

Pages 197 à 205

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AIRAULT (Pascal) et BAT (Jean-Pierre), Françafrique. Opérations secrètes et affaires d’État, Paris, Tallandier, 2016, 208 pages

1Tallandier rassemble, en un volume, la série d’articles publiés durant l’été 2015 par le quotidien L’Opinion sous la plume du journaliste Pascal Airault et de l’historien Jean-Pierre Bat. Enrichies de quelques inédits, ces vingt-six enquêtes, présentées chronologiquement, reviennent sur les épisodes les plus marquants des relations franco-africaines des soixante dernières années. Dans une quatrième de couverture inutilement racoleuse, l’éditeur n’a pas résisté à la tentation d’évoquer des « témoignages inédits », des « enquêtes judiciaires inabouties » et des révélations sur de « nouveaux scandales franco-africains ». Mais la co-signature de Jean-Pierre Bat, auteur prolixe et spécialiste des années Foccart, garantit le sérieux de ces enquêtes.

2Comme l’annoncent les auteurs dans leur introduction, leur travail vise à « défaire la dimension fantasmatique de la Françafrique » et à « établir des faits concrets par-delà le poids de la rumeur » (p. 14). Ils atteignent toutefois mieux le second objectif que le premier. Leur travail parvient en effet, par des articles courts et agréables à lire, à démêler le vrai du faux des affaires les plus emblématiques qui ont tissé la légende de la Françafrique : l’empoissonnement de l’opposant camerounais Félix Moumié à Genève en 1960, digne d’un scénario à la James Bond, l’enlèvement de Françoise Claustres au nord du Tchad en 1975 et l’échec de la médiation du capitaine Gallopin, la première opération de Bob Denard aux Comores en 1975 où ce « corsaire de la République » sévit pendant près de vingt années, la libération des otages d’Areva au Niger en 2013, longtemps retardée par l’activisme contre-productif d’émissaires autoproclamés… Mais, en se focalisant sur ces affaires, scabreuses et clandestines, les auteurs donnent à penser que les relations franco-africaines n’auraient été que cela.

3Or les relations franco-africaines ne relèvent pas que de la légende ou du fantasme. Certains des faits relatés dans l’ouvrage le montrent bien. Par exemple, l’arrivée au pouvoir d’Omar Bongo au Gabon en novembre 1967 orchestrée de main de maître par Jacques Foccart ou la dévaluation du franc CFA, en janvier 1994, acquise contre la volonté des dirigeants africains attachés à l’intangibilité de ce symbole du lien ombilical franco-africain. Mais alors, c’est la cohérence de l’ensemble de la démarche que la critique, décidément difficile à satisfaire, peut légitimement questionner. Le but des auteurs est-il de faire l’histoire des relations franco-africaines ? Ceci aurait supposé d’être plus exhaustif et d’évoquer notamment l’intervention au Katanga en 1978, l’enterrement de Félix Houphouët-Boigny en 1994 ou encore la succession controversée du président togolais Gnassingbé Eyadéma en février 2005. Ou bien leur objectif est-il de faire uniquement l’histoire des « barbouzeries » qui ont, en partie, caractérisé la Françafrique, mais ne peuvent pourtant suffire à la définir ? Dernière critique : l’évocation de certains événements nord-africains – mais bizarrement pas du pourtant célèbre enlèvement de Medhi Ben Barka en plein Paris en 1965 – dont il n’est pas certain qu’ils participent de la même histoire que ceux qui se sont déroulés en Afrique subsaharienne.

4Il n’en demeure pas moins que les auteurs, dans une excellente conclusion, disent l’essentiel sur la Françafrique. Selon eux, ses pratiques les plus critiquées et les plus critiquables ne sont plus aujourd’hui de mise. Une génération a quitté la scène (Houphouët-Boigny en 1993, Eyadéma en 2005, Omar Bongo en 2009, Blaise Compaoré en 2014) qui ne concevait pas la relation franco-africaine autrement que sur un mode opaque et incestueux. Une autre a pris sa place, en partie débarrassée des mauvaises habitudes de ses aînées. Est-ce à dire pour autant que la Françafrique a disparu ? Il ne faut pas aller si vite en besogne. Ainsi, d’après Antoine Glaser et Stephen Smith, la Françafrique s’est déplacée de la sphère publique vers la sphère privée. Pas sûr qu’on ait gagné au change…

5Yves Gounin

6Conseil d’État

BJARNESEN (Jesper), Diaspora at Home ? Wartime Mobilities in the Burkina Faso-Côte d’Ivoire Transnational Space, Uppsala, Acta Universitatis Upsaliensis, coll. « Uppsala Studies in Cultural Anthropology » n° 53, 2013, 279 pages

7Cet ouvrage est issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université d’Uppsala en 2013. Il traite des formes de mobilité et des expériences vécues par les familles burkinabè rentrées au pays suite à la crise politique ivoirienne. Le contexte dans lequel ces expériences eurent lieu est celui de « l’espace transnational ivoiro-burkinabè ». Pour Kasper Bjarnesen, anthropologue, il s’agit d’un espace où l’histoire des frontières, du travail et des migrations s’articule aux expériences sociales et individuelles, politiques et subjectives des acteurs – lesquels, à leur tour, transforment cet espace par leurs pratiques.

8En proposant la notion de « diaspora at home », l’auteur veut justement rendre compte d’un des résultats essentiels de cette dynamique de déplacement et de retour chez les migrants retournés à Bobo-Dioulasso, dans le quartier de Sarfalao, où il a mené ses recherches de 2007 à 2010 (pour un total de douze mois). Selon lui, c’est une expérience de vie marquée par une « tension entre deux orientations subjectives » qui a pris forme chez ces migrants rentrés au pays (p. 257). D’un côté, ces acteurs sont amenés à (re)construire les lieux de résidence, de travail et de vie dans une « patrie » souvent très mal ou jamais connue avant (comme c’est le cas des jeunes nés en Côte d’Ivoire) ; de l’autre, ils ont conscience de leur étrangeté ou extranéité (foreignness) aux lieux fréquentés et (re)construits, fruit de leurs histoires « transnationales » (voire cosmopolites) de formation personnelle. Cette conscience est d’ailleurs imposée aux migrants par les habitants de Sarfalao, qui leur assignent la catégorie de « diaspos » et les excluent ainsi des réseaux de la sociabilité « normale » du quartier.

9On peut observer, à ce propos, que la notion d’exclusion paraît parfois trop forte pour qualifier les dynamiques étudiées. L’ethnographie de Bjarnesen donne surtout à voir la construction sociale et symbolique d’une identité diasporique qui se démarque de celle du reste de la population du quartier, mais non des phénomènes explicites de stigmatisation ou de négation des droits. Il n’en reste pas moins, toutefois, que les migrants burkinabè rentrés se composent des identités diasporiques « chez soi ». Ceci pose une fois de plus, comme Bjarnesen l’observe justement, la contradiction entre la logique de la citoyenneté et les logiques sociales de la mobilité du travail déployées dans l’espace transnational ivoiro-burkinabè à partir de l’époque coloniale.

10L’auteur est surtout intéressé par la dimension subjective de l’expérience de vie, des trajectoires individuelles et des « appartenances multiples » des rapatriés. Il s’ensuit que ses outils principaux de recherche sont les histoires de vie, les focus groups, et les études des cas. Ces méthodes et leurs implications sont discutées dans l’introduction (chapitre 1), où l’auteur expose aussi les concepts théoriques qui président à sa démarche. Parmi ceux-ci, la notion d’« emplacement » joue un rôle central, car elle dénaturalise les idées de lieu (place) et de « chez soi » (home) ; elle permet de voir celles-ci comme des constructions au croisement entre processus historico-sociaux et transformations des subjectivités « en marche » (chapitre 3). Ceci porte encore plus l’auteur à privilégier une démarche biographique et ethnographique pour explorer les liens (sociaux, personnels, affectifs) entre les personnes et les lieux constamment réinventés.

11Les risques d’un individualisme méthodologique débouchant sur le subjectivisme restent toutefois loin de la démarche de Jesper Bjarnesen. Les parcours biographiques des migrants et leurs expériences subjectives dans l’espace transnational sont systématiquement réinscrits par l’auteur non seulement dans l’histoire du travail de la sous-région (chapitre 2 et 4), mais aussi dans la sociologie de la mobilité des jeunes africains, voire dans leurs représentations du cycle de la vie et de la réussite (chapitre 7 et 8). Cette perspective porte l’auteur à se pencher – et on trouve là des pages très intéressantes – sur le recrutement des jeunes burkinabè dans les milices des Forces nouvelles en tant que stratégie de mobilité sociale, connectée à la recherche de la réussite et à l’accès à l’aînesse (chapitre 6). Une tactique qui s’avéra infructueuse pour ceux qui la choisirent, car non seulement elle ne produisit pas de revenus économiques décisifs, mais elle fut aussi stigmatisée par la société burkinabè en tant qu’opportuniste et immorale. Ce phénomène peut être juxtaposé, par contraste, aux « dynamiques intergénérationnelles des familles transnationales » décrites dans le chapitre suivant. On voit ici des processus de subjectivation morale au croisement entre mobilité, formes relatives d’individualisation et impératifs de solidarité parentale.

12En conclusion, l’auteur montre bien que les rapatriés de la diaspora burkinabè ne peuvent pas être simplement rangés dans la catégorie de réfugiés. L’histoire de l’espace transnational ivoiro-burkinabè est désormais liée de façon constitutive à la formation de subjectivités cosmopolites, qui en font l’espace de leurs trajectoires de mobilité spatiale et sociale. Un espace où les lieux d’arrivée ne sont que des étapes particulières d’une mobilité qui ne cesse de se projeter en avant, suivant en même temps des nécessités et des objectifs individuels et sociaux.

13Armando Cutolo

14Université de Sienne

BOYD (Lydia), Preaching Prevention. Born-Again Christianity and the Moral Politics of AIDS in Uganda, Athens, Ohio University Press, 2015, 238 pages

15L’histoire de l’épidémie du sida en Ouganda est désormais bien connue. La politique qui y a été mise en place et qui a aboutit à une baisse des taux de prévalence, en particulier dans les années 1990, a souvent été décrite comme une success story. Cependant, depuis une dizaine d’années environ et avec l’introduction en 2003 du Plan d’urgence présidentiel de lutte contre le SIDA (President Emergency Plan for Aids Relief, Pepfar), les stratégies de prévention déployées dans ce pays sont devenues un terrain de polémiques. Les leaders religieux y ont été parmi les plus actifs, en défendant la moralisation des politiques de lutte contre le sida par des références à l’abstinence et à la fidélité.

16Ainsi, Lydia Boyd, anthropologue américaine, a entamé son terrain à Kampala en 2005, à une époque où l’approche dite ABC (Abstain, Be faithful, use Condoms, c’est-à-dire abstinence, fidélité, usage des préservatifs) était sur le déclin. La focale des campagnes de prévention s’était réduite au A et au B, abstinence et fidélité. Une partie des mouvements born again ont joué un rôle important dans ce processus, en particulier par la promotion de l’abstinence chez les jeunes. Cette réorientation leur a fait gagner en écho, en visibilité et en influence politique. L’épidémie de sida et les stratégies de prévention sont donc devenues, pour les chrétiens born again, un instrument de promotion d’une moralisation de la société ougandaise et d’une certaine idée de la « personne morale » reposant sur l’idéologie du contrôle de soi et du « sujet responsable ».

17Dans le deuxième chapitre de l’ouvrage, l’auteure se concentre sur les dynamiques locales de cette politique. Elle donne à voir de manière convaincante la façon dont, malgré les connexions transnationales esquissées dans le premier chapitre, la politique morale du sida en Ouganda et le rôle des groupes born again doivent être resitués au sein d’une histoire propre à ce pays, qui a trait en particulier aux conceptions de la communauté morale, de la personnalité sociale, du mariage et de la sexualité. En accord avec d’autres recherches ethnographiques approfondies, Lydia Boyd montre comment, à la suite des transformations du mariage depuis la période coloniale jusqu’à aujourd’hui, la dialectique entre modernité et tradition, dans le discours born again, est complexe et nuancée, bien plus qu’il n’y paraît quand on s’arrête uniquement à une rhétorique où domine la « rupture avec le passé ». La politique morale born again en Ouganda ne se réduit pas au simple refus du passé ; elle fait souvent référence à une conception sélective de la « tradition » et use du langage de la culture pour gagner en autorité – langage qu’elle contraste avec des conceptions « modernes » de la moralité et de la sexualité.

18Dans les chapitres suivants, l’auteure suit plus précisément la vie, les actions et les discours d’une congrégation born again qu’elle rebaptise University Hill Church (UHC). Il s’agit d’un groupe de jeunes chrétiens peu nombreux mais très connus, qui étaient particulièrement actifs lors de la campagne pour l’abstinence. En restituant les voix de certains des membres de cette Église et en suivant leurs activités, notamment la promotion de l’abstinence, l’auteure retrace leurs idées sur la famille, le mariage, la sexualité mais aussi l’amour, le corps et la capacité d’action personnelle, montrant toujours les genèses locales de ces conceptions à travers une perspective historique.

19Cette congrégation bien spécifique, composée dans sa majorité d’étudiants de l’université de Makerere toute proche et bénéficiant de la présence d’un pasteur particulièrement charismatique, ne peut être considérée comme représentative de la complexité des positionnements au sein du mouvement born again ougandais. Cependant, à travers ces différents chapitres, l’ouvrage offre au lecteur un point de vue important et incisif sur la manière dont des groupes chrétiens locaux négocient de manière créative les modèles néolibéraux de responsabilité individuelle et d’autonomie qui dominent les politiques de santé publique.

20Après 2009, la politique du Pepfar a évolué de manière significative. Avec la réduction des financements des programmes pour l’abstinence et la fidélité, la campagne a perdu de sa force parmi les chrétiens born again. Cependant, les comportements sexuels et les attitudes morales sont restés un point de préoccupation central pour la plupart des congrégations. Comme le montre le dernier chapitre du livre, certains de ces groupes se consacrent au débat plus récent sur la sexualité et son contrôle, prenant une place-clé dans les polémiques autour de la loi anti-homosexuelle. Lydia Boyd reconstruit encore une fois la position de ses interlocuteurs chrétiens en prenant en compte les interactions complexes entre différentes visions de l’action morale qui ont influencé les réactions au projet de loi et l’opposition de divers secteurs de la société ougandaise au discours droit-de-l’hommiste.

21En analysant la manière dont les chrétiens born again contribuent à façonner la politique morale de la maladie en Ouganda, Preaching Prevention représente une contribution importante aux débats contemporains sur la politique du sida en Afrique, sur ses liens avec l’international et les organisations religieuses. Il permet d’éclairer de manière originale les polémiques sur les droits de l’homme et la sexualité sur le continent.

22Alessandro Gusman

23Université de Turin

HUNTER (Emma), Political Thought and the Public Sphere in Tanzania. Freedom, Democracy and Citizenship in the Era of Decolonization, New York, Cambridge University Press, coll. « African Studies », 2015, 259 pages

24Liberté, démocratie, modernité, civilisation, développement, citoyenneté, dans leur version swahili, ces termes ont été d’usage courant en Tanzanie pour parler de politique. Utilisés par les autorités coloniales, ils ont aussi servi aux acteurs engagés dans la lutte anticoloniale puis dans la construction nationale, après l’indépendance, pour asseoir leurs conceptions de la nouvelle nation à construire. Ils ont également été appropriés par les citoyens ordinaires pour débattre du projet national dans l’espace public et de sa conciliation possible, ou difficile, avec les pratiques et les représentations politiques locales. Le sens de ces notions n’a jamais été fixe et univoque, mais a varié en fonction des acteurs qui s’en sont emparés et des fins poursuivies. C’est ce que démontre Emma Hunter, historienne à l’université de Cambridge puis à l’université d’Édimbourg, dans Political Thought and the Public Sphere in Tanzania. Issu de sa thèse de doctorat, l’ouvrage explore minutieusement les significations changeantes d’une nébuleuse de concepts situés au soubassement d’une imagination politique tanzanienne qui s’est déclinée au pluriel et s’est énoncée au ras du sol par des hommes politiques locaux, des intellectuels d’en bas et des penseurs ordinaires.

25L’ouvrage est une histoire des concepts et une histoire intellectuelle qui s’adosse à une histoire politique et sociale locale. Les mots du politique sont placés au cœur du propos mais ils ne sont pas étudiés indépendamment de leur contexte sociopolitique et de leurs énonciateurs. Pour soutenir sa démarche, l’auteure s’appuie sur l’héritage de la Begriffsgeschichte allemande, pour qui le sens des mots n’est jamais univoque ou transparent mais, au contraire, le produit de leur usage. Les mots étudiés par l’auteure renvoient aux conceptions politiques de l’appartenance à la nation mais aussi à la communauté. Ils concernent, plus spécifiquement, les formes désirables de la gouvernance, dans une tension permanente entre tradition et modernité, entre reproduction et changement qui s’exprime dans le registre langagier de la moralité et parle des rapports de genre et de génération, des liens entre État et citoyens et des représentations de la vertu politique. Dans une filiation revendiquée avec l’historien Frederick Cooper, l’auteur cherche à montrer qu’en Tanzanie comme ailleurs, le nationalisme n’a en rien été une force homogène poursuivant un but clair. L’ouvrage prend place dans une nouvelle historiographie de la Tanzanie qui a déconstruit les grands tropes du récit nationaliste téléologique. Un de ces tropes est qu’un mouvement de masse uniforme et enthousiaste emporté par Tanganyika African National Union (Tanu, Union nationale africaine du Tanganyika) aurait dominé l’effervescence indépendantiste. Un autre grand poncif touche au rôle de Julius Nyerere et d’un cercle étroit d’hommes de pouvoir éduqués, ces few good men du nationalisme tanzanien. Emma Hunter souligne combien les débats locaux qu’elle étudie, portant sur la nature de l’autorité, sur les droits et devoirs des hommes politiques, ou encore sur les rapports aînés-cadets, partent toujours d’affaires locales – un chef corrompu, des taxes trop lourdes – qui, à un moment, agitent les membres d’une communauté. Elle écrit donc une histoire intellectuelle d’en bas ou par le bas, non une histoire de la pensée des élites.

26Ces affaires locales, et les concepts par lesquels elles sont formulées et débattues, Emma Hunter les trouve dans la presse locale en langue swahili. Cette presse variée comprenait les publications de l’État colonial et postcolonial, les parutions des missionnaires, les titres détenus par des hommes politiques et des gazettes prises en charge par les autorités locales. Certes, cette presse n’était pas indépendante et les possibilités de critique directe du pouvoir limitées, autant pendant la période du Tanganyika colonial qu’en Tanzanie indépendante. Mais les termes usités par les journalistes et surtout par les lecteurs – dans la rubrique « courrier aux lecteurs » qu’Emma Hunter étudie de manière approfondie – donnent tout de même à voir ce travail de réflexion sur la politique et sur le vivre-ensemble qui s’appuie sur le redéploiement de concepts locaux aussi bien que de concepts globaux réappropriés. En ce sens, les pages des journaux constituent, selon l’auteure, un espace public, suivant une définition lâche de ce vocable. L’auteure situe ainsi son travail dans une approche renouvelée de la presse et de la culture imprimée en Afrique. Son corpus comprend d’ailleurs des monographies historiques ou ethnographiques – écrites par des chefs locaux (tel Petro Itosi Marealle avec Maisha ya Mchagga Hapa Duniani na Ahera, p. 45 et 221-222) ou des enseignants dans les écoles missionnaires qui se firent parfois assistants de recherche pour les missionnaires et les administrateurs coloniaux (tel Nathaniel Mtui avec ses Nine Notebooks, p. 94-96) – qui entrent en conversation textuelle avec la presse étudiée. La région du Kilimandjaro constitue son cas d’étude principal pour observer cette pensée politique du bas et écrite. Importante zone agraire en raison de ses montagnes aux pentes fertiles, espace de commerce aussi, situé en bordure du Kenya, la région du Kilimandjaro fut – et reste – une région riche du pays, où une partie importante de la population bénéficia du système éducatif colonial ou missionnaire puis, après l’indépendance, d’écoles publiques ou privées.

27Les huit chapitres de l’ouvrage – dont certains avaient été publiés comme articles – proposent des entrées par le type d’enjeux débattus à une période donnée et le champ lexical associé. Ils décloisonnent ainsi les périodisations habituelles du nationalisme en montrant que les concepts, bien qu’ils soient changeants, ont la vie dure. Ce choix rend toutefois plus difficile, pour le lecteur, la compréhension des rythmes du temps et de ses principales dynamiques. Les chapitres centraux resserrent la focale sur des cas d’étude, tels la Kilimanjaro Chagga Citizens Union (Syndicat des citoyens chagga du Kilimanjaro) (chapitre 4) et les trajectoires de chefs locaux d’influence – comme Thomas Marealle (chapitre 4 et 6). Ils parviennent, de la sorte, à conjuguer plus étroitement histoire des concepts et histoire sociale locale. Ils montrent clairement qu’on ne débat pas uniquement pour le plaisir de débattre, mais aussi à des fins pratiques.

28On regrette qu’un ensemble de catégories sociologiques utilisées par l’auteure n’ait pas été discutées plus amplement. Ainsi, les acteurs auxquels elle s’intéresse, appelés diversement des « activistes et des penseurs politiques », des « élites éduquées par les Occidentaux », « l’élite cultivée » (literate) mais qui se trouvent, dit-elle aussi, « bien en dessous de l’élite dirigeante » et renvoient parfois aux « gens de la base » (grassroots), méritaient bien plus qu’une page (p. 5-6) au vu des débats en cours, dans les sciences sociales, sur la catégorisation de telles positions sociales. L’ouvrage tient aussi à l’écart une question pourtant fondamentale, à savoir que si les mots du politique circulent et se redéfinissent en permanence, ils donnent aussi lieu, dans certains contextes, à des efforts de contrôle pour en geler le sens. Éclairer ce point aveugle aurait permis d’explorer l’exercice réel du pouvoir, les acteurs du contrôle et de la censure, ou encore le monde journalistique. L’ouvrage n’en reste pas moins riche et passionnant, constituant une lecture incontournable pour comprendre la vie des mots et des idées en Tanzanie et, plus largement, en Afrique.

29Marie-Aude Fouéré

30École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

31Institut des mondes africains (Imaf)

PEARCE (Justin), Political Identity and Conflict in Central Angola, 1975-2002, Cambridge/New York, Cambridge University Press, coll. « African Studies », 2015, 204 pages

32En raison de son histoire tumultueuse, l’Angola compte parmi les pays d’Afrique ayant régulièrement servi de cas-type pour illustrer (ou prouver) les paradigmes dominants en cours dans les études sociopolitiques africanistes. Dès l’indépendance, à peine sorti d’une brutale lutte de libération de plus de dix ans, de 1961 à 1974, le pays s’est retrouvé inexorablement engagé dans une guerre civile fratricide qui opposait deux des trois mouvements de libération : le MPLA, Mouvement populaire de libération de l’Angola, et l’Unita, l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola. Chaque mouvement bénéficiait de soutiens internationaux : Cuba et l’URSS pour le MPLA, car ce parti avait adhéré à l’idéologie marxiste-léniniste, et le régime de l’apartheid de l’Afrique du Sud pour l’Unita, ainsi qu’indirectement les États-Unis et les partis de la droite conservatrice européenne. Les évolutions du conflit ont, en conséquence, été dictées par les logiques et les contraintes de la guerre froide, mais aussi interprétées quasi exclusivement à travers elles. Suite aux accords de paix de Bicesse de 1991, les premières élections de septembre 1992 dérapèrent. Les deux mouvements n’ayant pas rempli leurs engagements de désarmement, la guerre reprit, plus meurtrière encore qu’avant. Malgré ces élections avortées, le MPLA gagna en légitimité au niveau international. L’Unita, dépeint comme le « spoiler » du processus de paix, perdit ses soutiens externes. Ce récit du conflit angolais illustre la théorie prédominante, dans les années 1990, du « conflit de ressources » faisant de l’Unita le cas typique d’un mouvement rebelle « sans cause » qui perpétue le conflit pour s’emparer des richesses diamantaires de l’Est du pays.

33Dans son ouvrage précis et riche en matériaux inédits, Justin Pearce démontre à quel point ces explications unidimensionnelles ne suffisent pas à comprendre le conflit angolais. Révélant des facettes encore peu explorées du conflit, il développe une approche novatrice de la formation des identités politiques en Afrique. Son argument principal est que la formation de l’État et la construction de la nation sont essentielles pour saisir les dynamiques du conflit. Bien qu’à l’origine formulées par les élites des deux mouvements, ces ambitions étatiques devinrent le prisme à travers lequel les populations urbaines et rurales construisirent leur relation à la nation angolaise. La dichotomie entre gouvernement, d’un côté, et rebelles, de l’autre – qui prédomine dans la littérature sur le conflit angolais – est donc un obstacle à la compréhension des ambitions étatiques de l’Unita. Au contraire, ce n’est qu’en prenant au sérieux les desseins hégémoniques des deux mouvements, ainsi que les fonctions étatiques qu’ils remplirent et affichèrent dans les villes et les territoires sous leur contrôle, que nous pouvons comprendre les dynamiques d’inclusion et d’exclusion dans cet espace disputé (p. 10-12).

34Il est difficile de rendre justice en quelques lignes au travail de recherche de Pearce. L’auteur se distingue par une compréhension approfondie et nuancée des réalités sociales angolaises, une sensibilité historique remarquable, et une empathie et sympathie sincère envers ses interlocuteurs, issus du povo (peuple). Alors que le peuple est souvent vu comme un simple jouet de l’histoire, Pearce, lui, nous fait entrer dans les vies et les expériences de ses différents interlocuteurs, dépeints comme des protagonistes de l’histoire ; il rend compte de leurs choix, de leurs motivations et des contraintes auxquelles ils font face. L’ouvrage nous emmène dans le planalto central, constitué des provinces du Huambo et du Bié, réservoir « historique » du soutien de l’Unita. À travers des destins individuels, les chapitres étoffent de façon méticuleuse et systématique les points-clés de l’argumentaire général pour mieux montrer que les identités politiques, changeantes dans l’Angola central, sont autant le produit des circonstances et du contrôle territorial que celui des biographies politiques et des griefs sociaux. D’abord, il y eut, dès la lutte d’indépendance, une tendance à associer mouvements politiques et contrôle territorial, et donc à assigner les identités politiques des individus et des groupes en fonction des lieux où ils vivaient (p. 45-46). Le soutien à un mouvement ou à un autre, dans ce contexte, devient autant une question de faire-semblant que de convictions (p. 90). Le conflit n’est donc point, comme cela a souvent été affirmé auparavant, le résultat de revendications identitaires particularistes ; c’est plutôt le conflit qui a mené à la formation d’identités ethno-régionales distinctes. Ensuite, la guerre civile était comprise comme une continuation de la lutte de libération, où chaque mouvement se déclarait défenseur de la nation angolaise contre l’envahisseur néocolonial étranger.

35Le chapitre sur l’Unita à Jamba, la capitale « provisoire » du parti dans l’extrême Sud-Ouest du pays, ressort tout particulièrement dans l’ouvrage. Ce chapitre nuance les descriptions de ce lieu mythique chez d’autres auteurs, qui l’ont dépeint alternativement comme un bastion de liberté, de civilisation et d’égalité fraternelle en combat contre tous les maux du communisme, ou comme une sorte de goulag de la jungle dirigé par un dictateur brutal, obscurantiste et manipulateur. Les visions de la nation promues par le MPLA et l’Unita, bien qu’articulées dans des registres différents – l’internationalisme socialiste pour le MPLA et l’ethno-nationalisme pour l’Unita –, n’étaient pas aussi différentes que les discours et les divisions de la guerre ne le laissaient croire. Jamba ressort dans les récits des interlocuteurs de Pearce comme un espace urbain et rural à la fois, avec toutes les connotations que ces catégorisations ambivalentes impliquent, donc comme le lieu d’un ordre étatique civilisé et d’un développement moderne en même temps que comme une situation temporaire de vie dans la « brousse ». Sans minimiser la violence et la contrainte qui existaient à Jamba, l’auteur montre que la mise à disposition de services publics − santé, enseignement − qui avait été au cœur des efforts hégémoniques de chaque mouvement, tant à Jamba que dans les villes du planalto, reste aujourd’hui au fondement de la recherche de légitimité politique en Angola. C’est le cas autant pour le MPLA, dont l’incapacité de plus en plus évidente à partager les « dividendes de la paix » nourrit les contestations populaires croissantes actuelles, que pour l’Unita mais aussi la Convergence large pour le salut de l’Angola-Coalition électorale (Casa-CE), un « troisième » parti apparu lors des dernières élections de 2012.

36Le livre met en lumière les précédents historiques de certaines dynamiques politiques qui peuvent encore être observées en Angola aujourd’hui, tels l’abandon des populations rurales (« l’Angola inutile »), des visions développementalistes prenant appui sur le déplacement de groupes de personnes indésirables, par exemple, mais aussi un droit aux services et à l’emploi dans la fonction publique qui dépend de « l’appartenance » à un mouvement – uniquement le MPLA aujourd’hui. La défaite de l’Unita, dans cette perspective, était donc autant une défaite militaire que le résultat de l’incapacité grandissante de l’Unita à fournir des services de base. Les prétentions quasi messianiques du MPLA depuis la fin de la guerre s’appuient en partie sur une rhétorique selon laquelle le mouvement aurait « sauvé le peuple » de la guerre, en tout cas dans le planalto (p. 155). Pour bon nombre d’habitants de la région, surtout ceux qui ont fait l’expérience des deux mouvements, le rôle pacificateur du MPLA a aussi été une réalité, ce qui explique pourquoi ce parti a pu capturer le vote à Huambo et à Bié lors des deux dernières élections, même si le recours à la fraude électorale est manifeste. Le démantèlement de ce qui restait du peuple de l’Unita (povo da Unita) par la dispersion physique ou par l’intégration sélective sert, dans cette perspective, à renforcer la domination du MPLA.

37L’accent mis sur le lien entre contrôle territorial et appartenance politique est convaincant. Mais il implique que l’hégémonie, dans cet ouvrage, s’apparente à de la pure domination. Des approches plus gramsciennes auraient tenté d’explorer le travail de production (cultivation) du consensus au-delà de la mise à disposition de services étatiques. Je ne suis pas non plus entièrement convaincu par l’idée que les gens interprétaient les faits de guerre des années 1990 dans les mêmes termes que ceux utilisés pour comprendre la politique depuis la lutte pour l’indépendance (p. 159). Les références aux droits de l’homme (p. 148) montrent bien, justement, qu’une conscience politique plus récente se nourrit aussi d’imaginaires politiques transnationaux nouveaux. Ces remarques ne minimisent cependant nullement la portée de cet ouvrage. Dans un pays comme l’Angola, où l’analyse politique se fonde surtout sur la capitale, Luanda, en raison de l’issue de la guerre et de la victoire du MPLA sur la « brousse », l’analyse de Justin Pearce faisant ressortir la voix des acteurs de l’interior angolais est extrêmement utile et bienvenue. L’ouvrage intéressera non seulement les spécialistes de l’Angola mais aussi les chercheurs travaillant sur les dynamiques des conflits violents et la construction des subjectivités politiques en Afrique contemporaine.

38Jon Schubert

39Université de Leipzig


Date de mise en ligne : 27/02/2017

https://doi.org/10.3917/polaf.144.0197

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