Couverture de POLAF_143

Article de revue

Actualité de Fanon dans les mouvements étudiants sud-africains contemporains : un entretien avec Achille Mbembe

Pages 169 à 183

Notes

  • [1]
    Dans ses conférences ou séminaires publics, comme dans ses textes publiés. Voir notamment A. Mbembe, « Decolonizing Knowledge and the Question of the Archive » [en ligne], texte présenté lors d’une conférence publique, Johannesburg, université de Wits, Wiser, 22 avril 2015 (voir également le podcast de la présentation filmée), <wiser.wits.ac.za/content/achille-mbembe-decolonizing-knowledge-and-question-archive-12388>, consulté le 28 septembre 2016 ; « Rhodes Must Fall in Conversation with Achille Mbembe (Philosopher, Political Scientist and Public Intellectual) » [en ligne], YouTube, 29 avril 2015, <www.youtube.com/watch?v=g-lU4BCsL8w>, consulté le 28 septembre 2016 ; A. Mbembe, « Decolonizing the University : New directions », Arts & Humanities in Higher Education, vol. 15, n° 1, 2016, p. 29-45.
  • [2]
    Ibid. Voir aussi sa contribution à la presse quotidienne en ligne : A. Mbembe, « Ground-Up Op-Ed : The Debt Machine and the Politics of 0 % » [en ligne], Daily Maverick, 13 novembre 2015, <www.dailymaverick.co.za/article/2015-11-13-ground-up-op-ed-the-debt-machine-and-the-politics-of-0/#.V-6Cwoh97s0>, consulté le 28 septembre 2016. Se référer également à son message (et la discussion qui en découle) sur les réseaux sociaux : A. Mbembe, « This Thoughtful Piece by Judith February » [en ligne], Facebook, 19 octobre 2015, <www.facebook.com/achille.mbembe/posts/10153159928801451>, consulté le 28 septembre 2016. Voir enfin sa critique d’une université « off-shore », présentée à un débat public organisé par un comité de transformation, Johannesburg, université de Wits : A. Mbembe, « Tranformation/Decolonisation at Wits » [en ligne], Facebook post, 26 août 2015, <www.facebook.com/achille.mbembe/posts/10153057656896451>, consulté le 28 septembre 2016.
  • [3]
    J. Freeman, « The Tyranny of Structurelessness », Berkeley Journal of Sociology, n° 17, 1972-1973, p. 151-164.
  • [4]
    A. Mbembe, « Achille Mbembe Writes about Xenophobic South Africa » [en ligne], Africa Is a Country, 15 avril 2016, <africasacountry.com/2015/04/achille-mbembe-writes-about-xenophobic-south-africa/>, consulté le 28 septembre 2016.
  • [5]
    A. Mbembe, « Decolonizing Knowledge… », art. cité.
  • [6]
    « Rhodes Must Fall in Conversation… », art. cité.
  • [7]
    A. Mbembe, « What Franz Fanon Read » [en ligne], Facebook, 3 juin 2016, <www.facebook.com/achille.mbembe/posts/10153618690771451>, consulté le 28 septembre 2016.
  • [8]
    Achille Mbembe présente ainsi trois grandes périodes de lecture, mobilisation et interprétations de Fanon au cours de l’histoire : un premier âge, celui de la « praxis révolutionnaire », porté par les mouvements sociaux et de libération, dans les années 1960-1970, où Fanon est lu comme le théoricien de la violence émancipatrice (à partir des Damnés de la terre) ; un deuxième âge, dans les années 1980-1990 : celui des études postcoloniales, qui lisent Fanon au prisme de la construction identitaire (à partir de Peau noire, masques blancs) ; un troisième âge de Fanon, émergent, et que Mbembe nomme celui de la « contre-insurrection » (A. Mbembe, « Préface. L’universalité de Frantz Fanon », in F. Fanon, Œuvres, Paris, La Découverte, 2011).
  • [9]
    N. Ajari, « De la montée en humanité. Violence et responsabilité chez Achille Mbembe », Revue Ubuntou, n° 1, 2013, p. 20-31.
  • [10]
    A. Mbembe, « Is Radicalism the Same as Nihilism ? » [en ligne], Facebook, 3 septembre 2015, <www.facebook.com/achille.mbembe/posts/10153075545266451>, consulté le 28 septembre 2016 ; repris dans A. Mbembe, « The State of South African Political Life » [en ligne], Africa Is a Country, 19 septembre 2015, <africasacountry.com/2015/09/achille-mbembe-on-the-state-of-south-african-politics/>, consulté le 28 septembre 2016.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Voir par exemple la campagne « F*** White People » sur le campus de Wits, début 2016, qui a fait l’objet d’une plainte devant la commission sud-africaine des droits de l’homme. Pour une justification de cette campagne par certains leaders étudiants, voir T. Nhlapo, « F*** White People Is an Appropriate Expression of Black Pain » [en ligne], Daily Maverick, 9 février 2016, <www.dailymaverick.co.za/opinionista/2016-02-09-f-white-people-is-an-appropriate-expression-of-black-pain/#.V_E-7fmLTIU>, consulté le 28 septembre 2016.
  • [13]
    K. Von Holdt, M. Langa, S. Motlapo, N. Mogapi, K. Ngubeni, D. Dlamini et A. Kirsten, The Smoke that Calls. Insurgent Citizenship, Collective Violence and the Struggle for a Place in the New South Africa, Research report, Johannesbourg, CSVR/Swop, 2011.
  • [14]
    A. Mbembe, « Mantashe and Militant Student Protesters Agree on University Shutdowns, but this Is the Last Thing Africa Needs » [en ligne], Mail and Guardian, 22 septembre 2016, <mg.co.za/article/2016-09-22-mantashe-and-student-protesters-agree-on-university-shutdowns-but-this-is-the-last-thing-africa-needs-1>, consulté le 28 septembre 2016.
  • [15]
    A. Mbembe, « Theodor Adorno vs Herbert Marcuse on Student Protests, Violence and Democracy » [en ligne], Daily Maverick, 19 janvier 2016, <www.dailymaverick.co.za/article/2016-01-19-theodor-adorno-vs-herbert-marcuse-on-student-protests-violence-and-democracy/#.V-6Fsoh97s0>, consulté le 28 septembre 2016.

1Achille Mbembe, professeur à l’université du Witwatersrand à Johannesburg, est une des grandes figures intellectuelles à s’être activement engagée dans le débat sur la « décolonisation » des universités sud-africaines, en mobilisant explicitement la pensée de Franz Fanon. Cet entretien revient avec lui sur l’invocation mais aussi l’actualisation de Fanon dans les transformations contemporaines de l’université sud-africaine et dans les mouvements étudiants qui en sont le fer de lance depuis 2015. Il interroge aussi, plus implicitement, la position de l’intellectuel public dans le monde contemporain.

2Au-delà d’un travail plus large − et considérable − de « passeur », d’exégète et d’interprète de l’œuvre de Fanon aujourd’hui, Achille Mbembe s’est en effet évertué, en réponse au mouvement étudiant, et parfois en confrontation avec lui, à faire dialoguer la pensée fanonienne avec les enjeux, questionnements et dilemmes immédiats de l’action collective. J’aimerais souligner ici certaines dimensions de cette démarche, autant du point de vue du contenu que de celui du mode d’engagement – dimensions qui restent allusives dans l’entretien, mais qui en donnent une profondeur et un écho supplémentaires.

3Achille Mbembe a pris acte du point de départ du mouvement : la réappropriation de l’espace des universités par la mise à bas de la statue de Cecil Rhodes sur le campus de l’université du Cap par un groupe d’étudiants. Il a vigoureusement soutenu cette action [1], appuyé sur les écrits de Fanon, qui voit dans le colonialisme un arrangement inégal profondément ancré dans l’espace matériel et physique. Fanon est aussi invoqué pour décrypter le rapport à l’histoire, à la mémoire, à la reconnaissance du passé. Décoloniser l’université commence par la réappropriation de son espace public : dans sa matérialité (ses symboles, son iconographie, son architecture, ses noms), mais aussi dans sa dimension de « commun », de bien public, dont il faut assurer l’accessibilité économique et financière, largement compromise à l’ère néolibérale [2].

4Mais Mbembe s’est aussi attaqué à des questions moins consensuelles, plus complexes, à contre-courant de la pensée dominante largement relayée dans des réseaux sociaux, dont on souligne peut-être trop rarement la « tyrannie de l’absence de structure [3] ». Pour ce faire, il s’appuie sur Fanon, sur l’expérience postcoloniale des universités africaines et sur la réflexion développée dans toute son œuvre, qu’il modèle et adapte pour parler aux tensions propres à son temps – tensions structurelles comme crises immédiates. J’en citerai trois, qui me paraissent d’importance.

5La première est l’insistance d’Achille Mbembe sur la différence essentielle, soulignée par Fanon, entre le concept de décolonisation (un mouvement de sortie de l’aliénation coloniale) et celui d’africanisation (une poursuite de rapports de pouvoir coloniaux par la nouvelle élite africaine). Et Mbembe de souligner les dérapages xénophobes de la société sud-africaine [4] et les tentations, présentes dans le mouvement étudiant, du repli identitaire et de son cortège de violences essentialisantes. Le terme d’« africanisation » a ainsi disparu de la terminologie de la lutte étudiante, celui de « décolonisation » est devenu la langue commune, remplaçant le terme, dominant jusqu’alors en Afrique du Sud, de « transformation ».

6La deuxième ligne de front (liée à la première), est de complexifier la notion de « décolonisation du savoir », ou pour emprunter les termes de Mbembe, de poser la question de « l’archive africaine [5] ». Un tel projet est complexe, répète Mbembe à des étudiants souvent dubitatifs [6] : décoloniser le savoir ne saurait se réduire à faire l’autodafé des écrits « non africains », ni à appeler à la sécession d’avec les savoirs « occidentaux », ce qui ne pourrait que conduire à un appauvrissement de la pensée, à un repli autodestructeur. Mbembe utilise ici moins les écrits de Fanon que sa trajectoire intellectuelle, ses lectures, ses inspirations, la manière dont, loin de se retirer de débats « occidentaux », il se les réapproprie comme son héritage, il contribue magistralement à une pensée planétaire, en débat avec les théoriciens de son temps. Ce deuxième argument est mal compris par une grande partie des étudiants, avides de solutions simples pour expurger rapidement les cursus et les listes de lecture de leurs auteurs « blancs ». Au point que Mbembe met en place un séminaire spécialisé sur « la bibliothèque de Fanon », ouvert « à ceux que Fanon intéresse réellement [7] », afin de créer un espace protégé où cette réflexion collective redevient possible.

7Enfin, Achille Mbembe met en garde le mouvement étudiant et ses sympathisants universitaires contre une vision romantique de la violence, qui s’appuie, selon lui, sur une lecture erronée, ou en tout cas partielle, de Franz Fanon – la violence émancipatrice des Damnés de la Terre[8]. Il rappelle que cette violence est, chez Fanon, en constante tension avec une éthique du soin ; que l’espoir d’une nouvelle humanité ne peut émerger que dans l’arrachement à la violence (autant la violence subie que celle de la révolte [9]). C’est un des points-clés de l’entretien ci-dessous. Mbembe écrit aussi, face à l’urgence du réel (la face sombre de la révolte étudiante, ses tentations et ses dérives), contre la « posture doloriste » ou « l’identité victimaire [10] » comme forme dominante d’engagement avec le passé colonial et avec le futur postcolonial. Il appelle, suivant Fanon, à un processus de démystification de l’identité blanche (whiteness)[11], plutôt que du retournement de la violence raciale contre l’oppresseur d’hier [12] : une telle démystification est un des préalables à la construction d’une nouvelle humanité. Si l’usage tactique de la violence est souvent nécessaire face à un gouvernement qui ne semble comprendre que ce langage [13], Mbembe rappelle que le projet étudiant ne saurait être exclusivement négatif, car il court alors le risque de détruire les institutions fragiles et précieuses que sont les universités, comme ce fut le cas dans nombre de pays africains [14]. Il souligne, grâce au détour par l’histoire de mai 1968 en Europe [15], que la violence dans les mouvements sociaux peut être contre-productive et prendre des formes anti-démocratiques, voire tyranniques, lorsque le mouvement s’enferme dans une complaisance dangereuse envers sa propre violence interne : un point aveugle de l’histoire sud-africaine, un élément tabou des débats académiques sud-africains, qu’il faut savoir analyser sans pour autant remettre en cause l’importance et la légitimité des révoltes collectives. L’entretien revient sur ces éléments.

8Claire Bénit-Gbaffou : Vous avez contribué de manière significative à penser la « transformation » de l’institution universitaire sud-africaine en mobilisant la pensée de Frantz Fanon de multiples façons

9Achille Mbembe : La question de la transformation des universités et d’autres institutions publiques sud-africaines ne date pas d’aujourd’hui. Cela fait plus de vingt ans qu’elle est à l’ordre du jour.

10Le projet de transformation aura connu une phase bureaucratico-technocratique impulsée par le haut. À mon avis, cette phase s’est achevée avec les mobilisations étudiantes des vingt derniers mois. Nous sommes désormais en plein dans la phase politique et tout à fait radicale, inaugurée par ces mobilisations. La transformation n’est plus perçue comme un simple problème de justice sociale que l’on pourrait résoudre par des moyens techniques et bureaucratiques, mais comme un droit sans condition, tout à fait non négociable et qui doit être honoré, s’il le faut, par la violence.

11Les mouvements à l’origine de cet important déplacement de perspective sont, à la vérité, disparates et fragmentés. Ils ont des sources intellectuelles multiples : Franz Fanon bien entendu, Steve Biko et le mouvement de la « Conscience noire » (Black Counsciousness) mais aussi les féminismes noirs, des idées puisées dans les « études queer » les théories de l’intersectionalité, la pensée afro-pessimiste de Frank Wilderson en particulier, des bribes et variantes diverses du christianisme millénariste. À un moment donné, ces mouvements ont fait corps sous la bannière d’un concept, celui de la « décolonisation » et d’un « ennemi », la prétendue suprématie blanche.

12Le concept de décolonisation, on le retrouve dans les textes du romancier kenyan Ngugi wa Thiong’o pour qui celle-ci est une affaire de « désaliénation mentale ». Mais il est également au cœur de la pensée de Fanon chez qui il joue un rôle tellurique, quasi-démiurgique, presque historial. Pour Fanon, la décolonisation est un vaste projet de destruction radicale d’un ordre du monde corrompu par le racisme, une sorte de recommencement absolu porté par un sujet neuf, la sortie de la tutelle de l’Occident et l’inauguration sans condition d’un temps véritablement planétaire.

13Dans le contexte sud-africain, les étudiants mobilisent cette notion pour articuler une triple critique politique, institutionnelle et épistémique. Ils s’insurgent contre les institutions héritées du passé colonial et raciste contre leurs règles et leurs normes. Ils remettent également en question les disciplines académiques qu’ils accusent, en gros, de jouer avant tout des fonctions d’aliénation, de marginaliser les savoirs proprement « africains » et de consolider la suprématie blanche. L’institution universitaire, en particulier, est accusée de reproduire des normes dites blanches, une raison dominatrice et une idée de l’universel qui ne laisse aucune place à ce qui n’est pas occidental. Le savoir qu’elle véhicule et inculque reposerait, fait-on savoir, sur une violence épistémique dirigée contre les Noirs.

14La demande porte donc sur la déracialisation des institutions universitaires et sur l’endogénéisation des savoirs, sur fond de rejet parfois indifférencié de l’ordre post-apartheid, dont on pense qu’il n’a fait que consacrer la spoliation historique des Noirs. Ces revendications sont portées par une nouvelle génération qui, pour l’essentiel, n’a guère connu l’apartheid. Les femmes – peut-être tant à cause la violence qu’elles subissent au quotidien qu’en raison des penchants patriarcaux de la société sud-africaine – y jouent un rôle majeur. Une énorme fracture oppose cette classe de « cadets » sociaux à leurs aînés, auxquels ils reprochent de n’avoir point liquidé, comme il le fallait, le legs colonial et sa vaste réserve de racisme. Qu’ils le soutiennent ou pas, beaucoup de jeunes estiment que l’ANC se serait profondément compromis lors des négociations qui mirent fin au régime de ségrégation raciale ; que les Blancs auraient été les principaux bénéficiaires de la transition démocratique et n’auraient rien sacrifié en échange de leur acceptation au sein de la nouvelle communauté politique ; que les Noirs se seraient fait flouer, dans la mesure où la Constitution elle-même n’aurait fait que ratifier la continuation d’un ordre social inégalitaire fondé sur l’hégémonie culturelle blanche et l’appauvrissement structurel des couches opprimées ; que la majorité noire devrait se faire justice, voire se faire restituer, au besoin par la violence, ce que la négociation n’a pas permis de recouvrer en droit.

15Le contentieux est donc relativement lourd et ce retour de la violence comme horizon de possibilité dans la lutte pour l’émancipation raciale est une donnée culturelle de poids dans la reconstitution en cours de l’espace politique sud-africain. Dans ce contexte marqué par la colère, la rage, un certain raidissement culturel et une demande profonde de radicalisation, l’on comprend que des voix aussi inconditionnelles que celle de Fanon se fassent entendre de nouveau. La demande de radicalisation coïncide avec le fait que les générations ayant conduit la lutte contre l’apartheid aient fini par être phagocytées et assimilées par les forces de l’État et du capital. L’émasculation de l’ANC ouvre un espace pour de nouveaux protagonistes sociaux déçus par l’absence de changement radical et désireux d’en découdre, y compris violemment, avec l’ordre établi. D’où l’envie d’éradication, l’envie de tout brûler, qui sature la culture et qu’inspirent en partie les théories afro-pessimistes venues des États-Unis, ou qu’attisent les idéologies millénaristes véhiculées par un certain christianisme.

16Une lecture réductrice de Fanon dans ces conditions court cependant le risque de « racialiser » entièrement un conflit qui ne l’est que partiellement. Il y a, dans ce recours incandescent à la théorie du feu et de l’incendie, quelque chose de profondément nihiliste que l’on ne retrouve pas chez Fanon lui-même. Les universités risquent de payer le prix d’un différend qui, au fond, est sociétal et dont les enjeux ne sont pas qu’académiques.

17Pourriez-vous retracer brièvement ici ce qui, dans la pensée de Fanon, vous a paru pertinent pour comprendre, mais aussi guider, la transformation des universités sud-africaines aujourd’hui, et pourquoi ?

18Lorsque je suis intervenu dans ce débat, au tout début de la contestation étudiante, c’était pour contribuer à en affiner les bases intellectuelles, pour aider à poser le meilleur diagnostic possible sur la situation présente et enrichir la palette d’actions potentielles, car il n’est pas vrai que dans le contexte sud-africain contemporain, seule la violence et l’action directe, de préférence hors-système, paient. Il y a encore, en Afrique du Sud, d’énormes marges de manœuvre pour ceux et celles qui voudraient approfondir la démocratie de l’intérieur.

19Pour que Fanon soit utile dans ces circonstances nouvelles qui ne sont pas exactement les siennes, il me semblait qu’il fallait lui poser d’autres types de questions, le faire parler autrement. Il fallait ferrailler avec et contre ses concepts, le rejoindre en esprit et surtout, éviter de le prendre au pied de la lettre. La question n’était pas de l’utiliser comme une boîte noire, mais d’apprendre de lui et avec lui comment identifier les nœuds de tensions, mettre le doigt sur celles qui, à première vue, semblaient les plus insolubles.

20Du coup, tout en soutenant l’objectif de fond, celui de la déracialisation et de la démocratisation des institutions et du savoir, il fallait, par exemple, être conscient des limites du paradigme même de la décolonisation.

21La décolonisation n’a jamais, dans notre histoire, automatiquement conduit vers la démocratie. À peu près partout et quelles qu’en aient été les modalités (par la guerre ou pacifiquement), elle a généralement débouché sur des situations autoritaires, lorsqu’elle n’a pas tout simplement ouvert la voie aux régimes de partis uniques ou à une succession de régimes militaires, comme ce fut le cas dans l’Afrique des années 1960-1990. Décolonisation ne rime donc pas nécessairement avec l’idée de liberté et de pluralisme. Celle-ci ne peut pas être une fin en soi. Elle n’est qu’un moyen vers un but plus vaste, plus universel, qui est la montée en liberté, et donc en humanité.

22Il fallait, d’autre part, aller au-delà du simple désir de démolition des statues coloniales. La critique des statues devait être accompagnée d’une réflexion de fond sur la question de l’archive et du nom propre si, véritablement, l’espace colonial reçu en héritage devait être imbu de nouvelles significations ou faire l’objet d’une symbolisation neuve. Par fidélité à l’esprit de Fanon lui-même, il fallait insister sur le fait que la lutte contre le racisme n’a pas pour finalité l’institution d’un contre-racisme. L’on ne gagne rien à remplacer le racisme colonial par son pendant mimétique, le nativisme ou la défense des identités primordiales. Contre le retour à l’indigénisme, il fallait donc s’efforcer d’articuler une conception de l’africanité non point exclusiviste, mais ouverte sur le large et sur le monde – ou, comme je l’ai souvent répété, « afropolitaine ».

23Il aurait fallu finalement engager, dès le départ, une critique un peu moins simpliste des rapports entre le pouvoir, le savoir et la connaissance à l’ère néolibérale. On ne peut pas décoloniser le savoir sans avoir développé, au préalable, une théorie du savoir. On ne peut pas se contenter d’une « africanisation » des savoirs qui se limite à la réhabilitation des « ethno-savoirs ».

24D’autre part, je crois qu’il y a une nette différence entre « réformer » une institution afin de l’ouvrir à tous et la « détruire » ou la « paralyser. » L’Afrique est un vaste cimetière d’institutions. Là où elles sont mises à sac, ce sont toujours les plus démunis qui finissent par payer. Nous avons besoin de bâtir des institutions fortes alors même que l’âge est à la désinstitutionalisation.

25Pour le reste, je suis conscient du fait que l’expérience de l’université, au cours des deux dernières décennies, aura été très traumatisante pour beaucoup d’étudiants noirs sud-africains. La plupart sont les tout premiers de leurs familles à fréquenter cette institution supposée faciliter la mobilité sociale. En définitive, ils auront été profondément déçus. Ayant parfois suivi un cursus secondaire des plus médiocres, beaucoup étaient, de toutes les façons, mal préparés pour l’exercice. À l’université, ils auront été plongés, sans préparation psychologique suffisante, dans un milieu extrêmement stratifié et compétitif. Sans moyens matériels adéquats, beaucoup auront, en fin de compte, connu échec sur échec et s’en seront sortis lourdement endettés et, de surcroît, sans qualification et donc sans travail.

26Des franges extrémistes des organisations étudiantes cherchent, par conséquent, à prendre leur revanche en détruisant l’université telle qu’elle est. Mais elles ne savent pas par quoi la remplacer. Ou peut-être ne veulent-elles pas la remplacer par quoi que ce soit d’autre. D’autres sont honnêtement convaincus que l’Afrique du Sud du début du xxie siècle est exactement dans la même situation que l’Algérie française au moment de la guerre d’indépendance ; qu’à leurs justes revendications, l’État ne sait qu’opposer une violence structurelle, elle-même typique du racisme d’antan qui n’a pas arrêté de se transformer et de se reproduire sous des formes nouvelles ; que le seul moyen de démanteler ce système est la violence par le feu. Ou encore que le pays serait à la veille d’une révolution dont ils seraient les anges annonciateurs. Ces effluves millénaristes octroient à ces mouvements une partie de leur dynamisme. Mais elles expliquent également, du moins en partie, leurs dérives parfois sectaires.

27Dans ce contexte, l’utilisation de Fanon est très souvent polémique et conjuratoire. Le Fanon de maints étudiants militants est un auteur désincarné et a-historique. Sa fonction est avant tout mythologique. Il est une figure totémique dont le nom est chargé de dire la colère, d’exprimer la rage et le désir de vengeance, et d’agiter le spectre d’une violence éradicatrice et compensatoire, purement purgative, aux abords d’un certain nihilisme. Ce Fanon est un affect. Il n’est pas un concept.

28Vous venez d’évoquer les tensions inhérentes à la pensée de Fanon. Que nous apprend-il sur les manières de tenir ensemble ces dimensions contradictoires, surtout lorsqu’elles se manifestent dans un mouvement en train de se construire ?

29Il ne parle que de ça – de tensions irrésolues, voire irrésolvables − qu’il faut néanmoins affronter les yeux ouverts, avec lucidité, avec une volonté d’acier, avec la dernière énergie et de manière décisive. Toute son œuvre est une tentative parfois désespérée de dénouer des nœuds de tensions dont aussi bien la genèse que les conséquences sont toujours historiques, même lorsqu’elles se réfèrent à l’individu.

30Franz Fanon prend très au sérieux la division structurante qui définit d’emblée le sujet humain en situation de domination raciale. Il ne cesse de montrer que devenir sujet, c’est tenter de renouer quelque chose, un lien qui a été brisé. Telle est d’ailleurs la définition qu’il donne de la maladie – le lien brisé avec sa communauté. Devenir sujet, c’est s’efforcer de remonter la pente, de retrouver une certaine unité de soi à partir d’une expérience originaire de déchirement, de fêlure et d’écartèlement. L’aliénation, ce n’est pas seulement le résultat du travail négatif d’Autrui sur notre corps, notre voix, la défiguration de notre nom et de notre visage. C’est aussi la trace de l’Autre en nous ; nous comme un Autre à nous-mêmes ; nous comme notre propre part maudite ; notre propre « part-cochon », la confrontation avec notre propre statue. En d’autres termes, l’Autre n’est pas l’unique salaud. Il y a, d’après Fanon, une part du salaud que nous sommes qui consiste à s’aveugler à « l’Autre à nous-mêmes » que nous sommes devenus.

31Vous avez utilisé de multiples plateformes pour analyser et débattre de ces apports de Fanon (presse, blog, conférences, ateliers…) notamment à l’université du Witwatersrand. Quels publics avez-vous atteint, et à quels types de débats ces plateformes ont-elles pu ouvrir (ou non) ?

32J’ai surtout essayé de mettre en garde contre les lectures passablement anachroniques de Fanon qui sont colportées ici et là. En effet, beaucoup ne retiennent de lui que les développements concernant la violence. Ils s’intéressent non pas à l’ensemble de sa pensée, y compris ses écrits psychiatriques, mais à quelques formules-chocs qui sont utilisées comme autant de slogans que l’on psalmodie allègrement, peu importe le contexte.

33En réalité, une grande partie du vocabulaire des mouvements étudiants ne trouve pas véritablement son origine dans Fanon. Beaucoup d’énoncés, de phrases, de mots et autres désignations sont tirés du lexique de Black Lives Matter (La vie des Noirs compte) ou encore du courant de pensée afropessimiste aux États-Unis (Frank Wilderson, Fred Motten, Jared Sexton et ainsi de suite). Or, si on se contente de faire une lecture afro-pessimiste de Fanon, on privilégiera le crieur qui préconise le meurtre du colon raciste. On ne verra pas que cette figure est la même qui prend soin du policier tortionnaire, dont l’une des tâches quotidiennes est d’écraser à l’électrode les organes génitaux du nationaliste algérien.

34Quant à la critique de l’université dans les conditions contemporaines, elle ne peut pas se faire sur des bases uniquement nationales. Publique ou privée, l’université aujourd’hui est, par définition, une formation mondiale soumise à la fois à la loi des États nationaux et à celle des grandes firmes et réseaux transnationaux. Il existe un marché mondial de l’éducation qui, lui-même, est de plus en plus privé. À l’âge néolibéral, le savoir est un produit marchand qui s’achète et se vend comme tous les autres. Le modèle de l’université publique qui correspondait à l’État-providence est à peu près partout en recul. Un apartheid de fait sépare désormais les grandes universités globales, dont la fonction est la reproduction des classes transnationales et les autres, à court de financements et de plus en plus confrontées à des contraintes de tous ordres. La critique de l’institution universitaire est incomplète si elle ne s’attaque pas à ces dimensions qui relèvent de l’économie politique de la globalisation.

35Par ailleurs, pour décoloniser le savoir et les connaissances, encore faut-il, comme je l’ai suggéré, avoir développé au préalable une théorie de la connaissance et du savoir. Or tel n’est pas le cas. L’on est témoin de situations absurdes ou des étudiants noirs déclarent ne pas vouloir lire tel ou tel texte sous prétexte que son auteur est blanc, ou encore qu’il n’y a guère place dans ce texte pour l’expérience vécue des Noirs. Des notions telles que la raison ou l’universel font l’objet de dénonciations intempestives. Elles ne feraient que reproduire une violence de type coloniale et épistémique. Les rapports complexes entre le savoir et le pouvoir font l’objet de grossières caricatures. Aucune critique de l’État ou de la finance n’est esquissée.

36Dans un pays connu pour ses penchants xénophobes, et où l’Afrique est perçue comme un monde étrange et étranger, le sort suffisamment préoccupant des étudiants venus d’autres parties du continent n’est jamais évoqué. Cette sorte de myopie égocentrique et nationalo-centrée est à l’opposé des injonctions de Fanon. Au fond, tout se passe comme si tout se ramenait à une affaire d’identités blessées et souffrantes. L’ontologie prime sur tout le reste, l’histoire y compris. Or, le risque de toute politique identitaire est d’ouvrir la porte soit au narcissisme (dont s’accommode parfaitement l’idéologie néolibérale), soit au ressentiment et à son corollaire, le désir de vengeance.

37Comme je l’ai suggéré, ma lecture de Fanon va passablement à l’encontre des théories afro-pessimistes qui servent de réservoir idéologique à une bonne partie de la contestation étudiante. En conséquence, elle a rencontré peu d’échos, finalement. Par contre, elle a provoqué un certain agacement chez la plupart des gens, et pour cause. Comme je l’ai affirmé, l’usage de Fanon dans les mouvements protestataires aura été de type plutôt mythologique. Or, mon argument est qu’on ne peut pas se prévaloir de Fanon pour justifier je ne sais quel projet de transformation de l’université. On ne peut pas se prévaloir de ses considérations sur la violence sans, en même temps, prendre en compte sa philosophie du soin.

38De toutes les façons, il n’existe, à ma connaissance, aucun Évangile selon Fanon, aucune Église, aucun catéchisme. Fonder une cléricature sur la base de ce qu’il a écrit est absurde. La seule chose que dit Fanon, c’est que nous sommes, chacun, notre propre fondement. À la limite, on n’a pas besoin de Fanon pour transformer l’université. Les raisons de transformer l’université et la manière de le faire, c’est à nous, aujourd’hui, de les produire ici et maintenant. Fanon a accompli, en son temps, la tâche qui fut la sienne. À nous d’accomplir la nôtre, en forgeant nous-mêmes des concepts, des outils théoriques et politiques adaptés à notre temps. Cette tâche d’invention intellectuelle est bien plus exigeante que la répétition stérile de formules toutes faites.

39Dans l’ensemble, les organisations étudiantes ont donc suivi des directions tout à fait opposées à ce qui eut été, du moins de mon point de vue, logique, pratique et raisonnable. Et d’abord, la cible principale aurait dû être l’État. L’histoire des universités publiques en Afrique du Sud comme dans le reste du continent renvoie, de bout en bout, à l’histoire de l’État. C’est à ce niveau, c’est-à-dire celui d’une structure de pouvoir qu’il aurait fallu porter le fer. Tel n’a pas été le cas.

40Par ailleurs, le problème du financement des universités ne touche pas seulement les étudiants, mais une très large portion de la société. Pour les étudiants, la bonne démarche aurait consisté à bâtir patiemment des coalitions, à élargir les assises sociales du mouvement, à s’allier à d’autres forces. Il en a été tout autrement. Les logiques de la fragmentation ont rapidement pris le pas sur les logiques de coalition. Le sectarisme aidant, le mouvement a perdu le soutien de secteurs importants de l’université et de la société qui lui étaient favorables dès le départ. En prenant pour cible principale la bureaucratie académique, les étudiants ont réduit la portée sociale de leur mouvement et l’ont limité à une affaire interne aux universités.

41La stratégie consistant à multiplier les escarmouches, la rhétorique démesurée de la violence, les boycotts intempestifs et les interruptions sans lendemain, la zizanie et quelques actes franchement irréfléchis tels que l’incendie des objets d’art ou des bibliothèques, l’intimidation idéologique, la destruction de la propriété et des infrastructures – tout cela a fini par brouiller passablement les repères moraux et par disqualifier le mouvement aux yeux de ceux, nombreux, qui auraient pu en devenir les alliés objectifs.

42Entre-temps, le couteau à la gorge, la plupart des universités auront accepté l’une des revendications principales du mouvement, à savoir la fin de la sous-traitance des personnels précaires. Or, au même moment, l’État aura décidé de bloquer les taux des frais d’inscription qui servaient à compenser la diminution croissante des subsides gouvernementaux. Les universités se trouvent prises entre l’enclume et le marteau. Leur situation financière n’a jamais été aussi précaire qu’aujourd’hui. Si l’on n’y prend garde, la « décolonisation » débouchera sur la ruine pure et simple du dernier grand système universitaire sur le continent africain, le seul qui, à force d’appui et de créativité, aurait pu rentrer de plain-pied dans la compétition mondiale et infléchir durablement les tendances à la fuite des cerveaux.

43Quelles réflexions vous inspire la réception, parfois très politisée − et même venimeuse à l’occasion − de votre lecture argumentée de Fanon ?

44Dans ce genre de choses, il y en a toujours qui vous bénissent et d’autres qui vous maudissent. Intervenir dans le champ public, de nos jours, c’est chaque fois prendre des risques de toutes sortes et parfois, s’exposer aux invectives et aux abus. À l’ère des technologies digitales et de la communication de masse, beaucoup ne veulent pas réfléchir pour leur propre compte. Ils veulent simplement se défouler. Ils sont en quête de spectacle ou, mieux, ils cherchent à se mettre en spectacle.

45Dans cette civilisation de la distraction, du cirque et des jeux permanents, la réflexion critique perd du terrain, parfois victime de sa propre obscurité, de son caractère abscons et de ses complexes élitistes. Les nouvelles technologies ont, certes, permis de démocratiser la prise de parole. En même temps, elles ont profondément transformé la nature même de la sphère publique. Celle-ci ne se caractérise plus par sa civilité, mais bien davantage par le chahut. La démocratisation de la parole publique n’a donc pas nécessairement entraîné un relèvement de la qualité des débats.

46L’expertise compte de moins en moins, même lorsqu’elle s’auto-légitime par l’emploi de raisonnements techno-statistiques eux-mêmes toujours plus abstraits. La légitimité de ce que l’on affirme dépend de manière croissante de l’identité de qui parle, plus que du contenu de ce qui est dit. L’opinion, le point de vue, les convictions l’emportent presque toujours sur l’argumentation. Il en résulte une extraordinaire difficulté à traduire le savoir et la connaissance en information capable de peser sur les débats. À la place de la délibération, l’on a désormais recours à l’anathème, tandis que la prime va à qui sera le plus indigné ou se sentira le plus outragé. Les gens ne sont pas équipés pour construire un argument et en défendre la pertinence. Du coup, ils vous parlent de « l’expérience vécue » qu’ils se font fort de sanctifier, précisément afin de clore tout débat. Ils ne veulent entendre que ce à quoi ils croient dès le départ. Toute affirmation qui ne vient pas confirmer les préjugés et croyances de départ est d’emblée rejetée. Il est devenu plus facile de dire ce qui sépare que de dire ce qui unit ou fait lien. Le temps est à la recherche du bon bouc émissaire. Les mouvements étudiants n’échappent pas à ces tares.

47Les organisations d’étudiants mobilisées pour la transformation des universités sud-africaines semblent aujourd’hui fragmentées (à l’université du Witwatersrand en tout cas), leurs revendications perdent en lisibilité pour une partie du public, et même du corps universitaire. Quelle lecture faites-vous de ce mouvement et de son évolution ?

48Le champ était morcelé dès le départ. En posant à l’origine la question de la transformation des universités sous l’angle de la décolonisation du champ symbolique post-apartheid (le démantèlement de la statue de Cecil Rhodes), le mouvement RhodesMustFall a fait de la question raciale et de la liquidation du legs colonial l’antagonisme principal. Faute d’une réflexion neuve sur le non-racialisme et en l’absence d’un travail systématique pour bâtir une coalition multiraciale, il n’a pas créé un espace qui aurait pu accueillir les étudiants dissidents blancs disposés à faire une critique sans concession de leur statut et privilèges et à rejoindre les rangs d’une nouvelle génération militante largement inclusive, mais dirigée par des étudiants noirs. Pour une multitude de raisons liées à l’histoire sud-africaine, on a même entendu des leaders étudiants noirs exiger que leurs compatriotes blancs soient privés de parole lors des assemblées.

49Alors que les conditions objectives s’y prêtaient, le mouvement n’a pas, non plus, été capable de proposer une critique de classe suffisamment convaincante pour rallier à lui les forces opposées à l’ordre établi. Tout ceci a laissé la porte grandement ouverte à toutes sortes de dérives identitaristes propres à des luttes fragmentaires et des mobilisations de type sectaire. Il n’aura pas suffi de convoquer la blackness. Car il y a « noir » et « noir. » Il y a une fraction de la « négritude » qui s’accommode volontiers du patriarcat et de l’homophobie. De même n’aura-t-il point suffi de convoquer le féminisme noir. Il y a une fraction du féminisme noir tout à fait hétérodoxe, qui ne fait aucune place à d’autres identités sexuées qui dépassent le binôme homme-femme. Il s’ensuivra une logique politique que j’appelle « la politique des fractions » fondée sur l’illusion de la pureté. Le discours sur l’intersectionalité n’empêche guère l’idée qu’il y aurait des identités pures, tout comme il y en aurait qui seraient plus « radicaux » que d’autres. D’où une concurrence à la fois victimaire et une inflation du radicalisme qui, pour être gérée, aura imposé des purges incessantes.

50Le mouvement étudiant des deux dernières années a aussi opéré sur le mode de l’anti-organisation et de l’antisystème, avec des pratiques dont le but affiché est, soi-disant, d’approfondir la démocratie participative. Il a puisé à cet effet aussi bien dans la culture de la protestation de groupes tels qu’Occupy Wall Street et dans certaines franges de la culture anarchiste. Il en a résulté une forte suspicion à l’égard de tout mécanisme de représentation formelle. À titre d’exemple, des leaders sont élus et destitués au gré des événements. La suspicion de trahison est systémique. La nature des revendications change sans cesse. On cherche à isoler les délégués élus auxquels l’on n’accorde guère une totale confiance et l’on réclame des négociations publiques avec la foule. Le mouvement est également miné par une forte propension au putschisme. Le vide et l’absence de structure favorisent la montée d’hommes forts et la constitution de cabales et factions diverses.

51L’on y retrouve par ailleurs des groupuscules pseudo-radicaux aux yeux desquels l’histoire est un processus ininterrompu de trahisons, de purges et d’éradication – ce qui a conduit à d’interminables épurations. La pulsion identitariste et micro-segmentaire n’a pas beaucoup aidé. Des tensions sont apparues entre les groupuscules féministes, les trans- et autres identités sexuées, et les groupes hétéronormativistes, voire de tendance patriarcale.

52Le mouvement a payé le prix de ces incohérences. Au départ, surpris par la soudaineté et l’ampleur des événements, les établissements universitaires ont vite appris à jouer de la division et de la répression là où cela s’est avéré efficace. Certains étudiants ont été exclus des universités. Des sociétés de gardiennage ont été recrutées pour protéger les bâtiments et autres installations. La fatigue aidant, le mouvement s’est essoufflé. L’unique point de ralliement, pour l’heure, est la revendication d’accès libre, sans frais, à l’université.

53Septembre 2016


Date de mise en ligne : 27/12/2016

https://doi.org/10.3917/polaf.143.0169

Notes

  • [1]
    Dans ses conférences ou séminaires publics, comme dans ses textes publiés. Voir notamment A. Mbembe, « Decolonizing Knowledge and the Question of the Archive » [en ligne], texte présenté lors d’une conférence publique, Johannesburg, université de Wits, Wiser, 22 avril 2015 (voir également le podcast de la présentation filmée), <wiser.wits.ac.za/content/achille-mbembe-decolonizing-knowledge-and-question-archive-12388>, consulté le 28 septembre 2016 ; « Rhodes Must Fall in Conversation with Achille Mbembe (Philosopher, Political Scientist and Public Intellectual) » [en ligne], YouTube, 29 avril 2015, <www.youtube.com/watch?v=g-lU4BCsL8w>, consulté le 28 septembre 2016 ; A. Mbembe, « Decolonizing the University : New directions », Arts & Humanities in Higher Education, vol. 15, n° 1, 2016, p. 29-45.
  • [2]
    Ibid. Voir aussi sa contribution à la presse quotidienne en ligne : A. Mbembe, « Ground-Up Op-Ed : The Debt Machine and the Politics of 0 % » [en ligne], Daily Maverick, 13 novembre 2015, <www.dailymaverick.co.za/article/2015-11-13-ground-up-op-ed-the-debt-machine-and-the-politics-of-0/#.V-6Cwoh97s0>, consulté le 28 septembre 2016. Se référer également à son message (et la discussion qui en découle) sur les réseaux sociaux : A. Mbembe, « This Thoughtful Piece by Judith February » [en ligne], Facebook, 19 octobre 2015, <www.facebook.com/achille.mbembe/posts/10153159928801451>, consulté le 28 septembre 2016. Voir enfin sa critique d’une université « off-shore », présentée à un débat public organisé par un comité de transformation, Johannesburg, université de Wits : A. Mbembe, « Tranformation/Decolonisation at Wits » [en ligne], Facebook post, 26 août 2015, <www.facebook.com/achille.mbembe/posts/10153057656896451>, consulté le 28 septembre 2016.
  • [3]
    J. Freeman, « The Tyranny of Structurelessness », Berkeley Journal of Sociology, n° 17, 1972-1973, p. 151-164.
  • [4]
    A. Mbembe, « Achille Mbembe Writes about Xenophobic South Africa » [en ligne], Africa Is a Country, 15 avril 2016, <africasacountry.com/2015/04/achille-mbembe-writes-about-xenophobic-south-africa/>, consulté le 28 septembre 2016.
  • [5]
    A. Mbembe, « Decolonizing Knowledge… », art. cité.
  • [6]
    « Rhodes Must Fall in Conversation… », art. cité.
  • [7]
    A. Mbembe, « What Franz Fanon Read » [en ligne], Facebook, 3 juin 2016, <www.facebook.com/achille.mbembe/posts/10153618690771451>, consulté le 28 septembre 2016.
  • [8]
    Achille Mbembe présente ainsi trois grandes périodes de lecture, mobilisation et interprétations de Fanon au cours de l’histoire : un premier âge, celui de la « praxis révolutionnaire », porté par les mouvements sociaux et de libération, dans les années 1960-1970, où Fanon est lu comme le théoricien de la violence émancipatrice (à partir des Damnés de la terre) ; un deuxième âge, dans les années 1980-1990 : celui des études postcoloniales, qui lisent Fanon au prisme de la construction identitaire (à partir de Peau noire, masques blancs) ; un troisième âge de Fanon, émergent, et que Mbembe nomme celui de la « contre-insurrection » (A. Mbembe, « Préface. L’universalité de Frantz Fanon », in F. Fanon, Œuvres, Paris, La Découverte, 2011).
  • [9]
    N. Ajari, « De la montée en humanité. Violence et responsabilité chez Achille Mbembe », Revue Ubuntou, n° 1, 2013, p. 20-31.
  • [10]
    A. Mbembe, « Is Radicalism the Same as Nihilism ? » [en ligne], Facebook, 3 septembre 2015, <www.facebook.com/achille.mbembe/posts/10153075545266451>, consulté le 28 septembre 2016 ; repris dans A. Mbembe, « The State of South African Political Life » [en ligne], Africa Is a Country, 19 septembre 2015, <africasacountry.com/2015/09/achille-mbembe-on-the-state-of-south-african-politics/>, consulté le 28 septembre 2016.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Voir par exemple la campagne « F*** White People » sur le campus de Wits, début 2016, qui a fait l’objet d’une plainte devant la commission sud-africaine des droits de l’homme. Pour une justification de cette campagne par certains leaders étudiants, voir T. Nhlapo, « F*** White People Is an Appropriate Expression of Black Pain » [en ligne], Daily Maverick, 9 février 2016, <www.dailymaverick.co.za/opinionista/2016-02-09-f-white-people-is-an-appropriate-expression-of-black-pain/#.V_E-7fmLTIU>, consulté le 28 septembre 2016.
  • [13]
    K. Von Holdt, M. Langa, S. Motlapo, N. Mogapi, K. Ngubeni, D. Dlamini et A. Kirsten, The Smoke that Calls. Insurgent Citizenship, Collective Violence and the Struggle for a Place in the New South Africa, Research report, Johannesbourg, CSVR/Swop, 2011.
  • [14]
    A. Mbembe, « Mantashe and Militant Student Protesters Agree on University Shutdowns, but this Is the Last Thing Africa Needs » [en ligne], Mail and Guardian, 22 septembre 2016, <mg.co.za/article/2016-09-22-mantashe-and-student-protesters-agree-on-university-shutdowns-but-this-is-the-last-thing-africa-needs-1>, consulté le 28 septembre 2016.
  • [15]
    A. Mbembe, « Theodor Adorno vs Herbert Marcuse on Student Protests, Violence and Democracy » [en ligne], Daily Maverick, 19 janvier 2016, <www.dailymaverick.co.za/article/2016-01-19-theodor-adorno-vs-herbert-marcuse-on-student-protests-violence-and-democracy/#.V-6Fsoh97s0>, consulté le 28 septembre 2016.

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