GOERG (Odile), Fantômas sous les tropiques. Aller au cinéma en Afrique coloniale, Paris, Vendémiaire, coll. « Empires », 2015, 288 pages
1Au cours des trois dernières décennies, l’étude du cinéma a traversé une phase de profond renouveau, qui a amené les chercheurs à dépasser l’analyse textuelle, esthétique et historique des films pour s’intéresser d’avantage aux contextes et aux pratiques sociales liés à leur production, à leur circulation et à leur consommation. Dans ce cadre, la place des études sur l’introduction et la progressive affirmation du cinéma dans les empires coloniaux est restée, jusqu’ici, marginale. Cet ouvrage d’Odile Goerg, professeure d’histoire de l’Afrique contemporaine à l’université de Paris Diderot, contribue à inverser cette tendance, tout en participant à consolider un débat historiographique et anthropologique sur la place du cinéma dans l’Afrique coloniale – un débat né au cours des dernières années grâce au travail, entre autres, de Charles Ambler, James Burns, Laura Fair, Rosaleen Smyth, Brian Larkin et Odile Goerg ellemême.
2Conduire une recherche historique sur la place du cinéma dans les sociétés africaines de l’époque coloniale est une entreprise particulièrement ardue : les documents sont peu nombreux et ne montrent souvent que le point de vue des élites et des administrateurs européens. Comment donc se faire une idée des pratiques sociales qui se sont développées autour de l’introduction de cette nouvelle technologie ? Et comment rendre visibles les tensions qui ont animé les débats d’un public de plus en plus large et diversifié ? Goerg parvient à nous dresser un portrait dense et nuancé de cette réalité en basant son analyse sur une documentation vaste et multiple : des entretiens avec des personnes se souvenant de leurs premières rencontres avec le cinéma ; des romans et des films basés sur des récits de vie ; des rapports d’enquête officiels commissionnés par les autorités coloniales ainsi que des lois, des extraits de journaux et des correspondances privées. Sur la base de cette riche documentation, au cours des six chapitres qui composent cet ouvrage, on peut suivre au moins trois pistes d’analyse principales qui s’entremêlent, ainsi que la reconstruction chronologique de la relation entre cinéma, société et institutions au cours de plus de 60 ans de domination coloniale (de l’introduction du cinéma en Afrique à la fin du xixe siècle jusqu’aux années des indépendances).
3D’abord, il y a la question de la relation entre administration coloniale et cinéma. Si les autorités, françaises comme britanniques, ont très tôt compris le potentiel du cinéma comme instrument d’éducation et de propagande, elles ont généralement été plus lentes à comprendre la force subversive de ce divertissement populaire. En ce sens, Goerg montre bien comment la censure devient de plus en plus rigide au fil des années, pour atteindre son apogée après la Deuxième Guerre mondiale, à une époque pendant laquelle les cinémas deviennent parfois des lieux de rassemblement pour les nouveaux partis indépendantistes et où les films sur la résistance antinazie en Europe, aussi bien que les westerns et les films policiers américains, offrent des modèles de rébellion parfois paradoxaux, mais néanmoins accessibles aux masses urbaines.
4Ensuite, il y a la question du cinéma comme espace public, un espace qui reflète les ambiguïtés de la société coloniale. L’articulation de différents facteurs comme le prix des billets, la structure des circuits de distribution des films, le positionnement géographique des salles dans l’espace urbain, ou encore les détails architecturaux des salles ellesmêmes déterminent les possibilités d’accès du public, tout en reproduisant les hiérarchies raciales, économiques et de genre qui organisent la société coloniale. Il y a, cependant, dans cet ordre rigide, des situations de subversion inattendue, comme dans les petites salles des villes décentrées et loin de la côte où, en raison du contexte, le public est forcé de se mélanger le temps d’une projection.
5Finalement, il y a les entrepreneurs (qui gèrent ces lieux publics tout en négociant leur espace d’autonomie à l’intérieur d’un cadre législatif envahissant) et les spectateurs (qui affluent de plus en plus nombreux pour assister à ce spectacle, symbole d’une modernité désormais à portée de main). Le livre de Goerg est particulièrement riche de témoignages et d’histoires individuelles, tirés des entretiens qu’elle a ellemême conduits au cours de plusieurs années de recherche sur ce sujet ou des récits de vie publiés tout au long du xxe siècle. Goerg nous amène ainsi à connaître, par exemple, les expériences d’Albert John Mensah, entrepreneur togolais actif à Lomé dans les années 1920, et Alfred J. Ocansey, nationaliste ghanéen devenu l’un des plus grands propriétaires de salles de cinéma dans le Ghana des années 1930, ou encore les histoires de Maurice Jacquin et Maurice Archambeau, les deux entrepreneurs d’origine française qui créèrent les deux plus grandes chaînes de cinémas et de distribution de films dans l’Afrique coloniale francophone, la Comacico et la Secma.
6La région couverte par cette étude paraît très étendue : elle inclut les anciennes colonies françaises (Afrique occidentale française, Afrique Équatoriale française), une partie des anciennes colonies britanniques (notamment la Gold Coast et le Nigeria), le Congo belge, le Togo et le Cameroun. Ce choix est justifié par l’intention d’offrir un cadre comparatif de synthèse qui puisse contrebalancer le manque de documents détaillés, à travers l’adoption d’une perspective à la fois inclusive et multiple qui permet « de puiser à diverses sources [et] de multiplier les exemples » (p. 260). Le résultat est une étude remarquable qui, tout en se laissant lire facilement, permet d’accéder à une connaissance précise et nuancée de l’histoire du cinéma en Afrique au temps des colonies.
7Alessandro Jedlowski
8Marie CurieCofund, université de Liège
SIMÉANT (Johanna) Contester au Mali. Formes de la mobilisation et de la critique à Bamako, Paris, Karthala, coll. « Les Afriques », 2014, 258 pages
9Professeure de science politique à l’université Paris 1, Johanna Siméant s’est, depuis une dizaine d’années, détournée de l’étude des mobilisations en France et de l’action humanitaire pour s’intéresser à des actions collectives se déployant sur le continent africain. Dans ce livre, elle interroge la manière dont un contexte marqué par la pauvreté, l’inégalité, la corruption, le clientélisme et l’extraversion façonne la mobilisation et la critique à Bamako, de 1992 à 2011. Pour ce faire, l’auteure analyse les conditions matérielles et morales des mobilisations en veillant à se distancier de ce qu’elle nomme avec humour « une conception météorologique des sciences sociales » (p. 11) qui aurait visé à prédire le putsch du 22 mars 2012… D’un point de vue méthodologique, elle s’appuie sur une enquête empirique dense (archives récentes, entretiens, notes de terrain, ouvrages ou pièces de théâtre militants) qu’elle met en perspective avec la littérature classique et récente sur le Mali et, dans une moindre mesure, avec la sociologie des mobilisations hors du continent.
10La première partie, constituée de trois chapitres, est centrée sur les marches et violences de rue à Bamako. Johanna Siméant examine d’abord des archives contenant notamment des « demandes d’autorisation de marches pacifiques » (p. 5960) − et ce, alors qu’officiellement une simple déclaration suffit −, ensuite la gestion étatique et sociale de la protestation par répression et découragement, puis plusieurs épisodes d’émeutes. Ces dernières révèleraient leur socle critique en ciblant des symboles de l’État ou des « étrangers sociaux » du fait de leur statut social ou de leurs mœurs (p. 91). La deuxième partie, composée de quatre chapitres, concerne les rapports ambivalents à l’international de « la petite mouvance altermondialiste » (p. 120), c’estàdire des « organisations [dont la] critique de la mondialisation néolibérale appelle à une intervention de l’État, et à une souveraineté restaurée des États du Sud » (p. 55). Sont étudiées, sur les plans moraux et matériels, les ambivalences que suscitent l’international, le caractère bureaucratique des mobilisations ainsi que les thèmes liant le national à l’international (l’or, la dette, le coton et les migrations), puis, les trajectoires de deux leaders féminines altermondialistes (Aminata Traoré et Aminata Barry). Le dernier chapitre décrit les multipositionnements des altermondialistes bamakois et leur accord tacite sur le fait d’adresser leurs revendications aux acteurs internationaux plutôt que nationaux.
11Cet ouvrage déconstruit l’image du Mali comme « pays à consensus », prisé tant par les institutions internationales (p. 15) que, pendant longtemps, par « une anthropologie plutôt ahistorique » (p. 18). Dans la littérature sur les mouvements sociaux africains, ce livre contribue à pallier l’insuffisance de travaux sur le Mali depuis les contestations de 1991 qui avaient conduit à la mise en place d’institutions démocratiques. L’auteure démontre que les mobilisations, depuis 1992, ne se limitent pas aux pôles extrêmes des rébellions violentes et des mobilisations policées de la société dite civile. Sont finement décrits les usages de la rue bamakoise qui vont des marches pacifiques organisées avec l’approbation des autorités aux émeutes violentes en passant par des rassemblements altermondialistes locaux.
12L’auteure traite en particulier des « bonnes formes » de la mobilisation (p. 42), lesquelles sont fortement normées par des cadres internationaux, bureaucratisées, tolérables par les gouvernants, que sont les marches mais aussi les plaidoyers, consultances, rapports, émissions radiophoniques, ateliers et séminaires. Ces formes d’action permettent d’atténuer la crainte qu’inspire la mémoire des violences de 1991 ayant conduit au processus de libéralisation politique. Elles « peuvent constituer une niche critique, une forme d’écosystème pourvoyeur de ressources et permettant reconversions, chevauchements entre lieux d’accumulation et lieux de critique, assurément pas de manière aussi saisissante que dans des États où règne une forte répression, mais de façon analogue » (p. 123).
13Le livre montre en creux que les organisations de la mouvance altermondialiste les plus critiques des acteurs politiques nationaux sont le parti politique Sadi et les regroupements de petite taille, formels ou informels (Mouvement des sans voix [MSV], Mouvement des jeunes maliens sans emploi, Mouvement des rastas du Mali). Les connaissances apportées par Johanna Siméant pourraient être complétées par une analyse comparée des origines de ces derniers, de leurs revendications et acteurs (comme Tahibou Bah du MSV ou le leader musulman Chérif Ousmane Madani Haïdara, organisateur des plus grandes mobilisations bamakoises).
14Au niveau théorique, cet ouvrage prolonge le travail de questionnement et de clarification déjà entamé par l’auteure, de concepts classiques et occidentalocentrés de la sociologie des mouvements sociaux, mené grâce et à partir du terrain malien. On aurait souhaité que les apports de ce terrain à cette sousdiscipline soient cependant plus développés, et que cette confrontation aille plus loin encore. L’auteure souligne notamment l’importance de la distinction analytique entre « protester/ mobiliser/ne pas consentir », pour pouvoir « penser la contribution de l’une à l’autre » (p. 231) et les influences des formats de l’aide internationale sur l’action collective. Elle utilise la notion d’« économie morale », qu’elle avait discutée dans Genèses, pour saisir les attentes pragmatiques, morales et politiques implicites d’émeutiers à l’égard de dominants. De plus, elle pose une question « embarrassante : celle du statut analytique à donner au monde autodésigné comme tel, et proliférant, de la “société civile” » (p. 29) tout en précisant que « les problèmes posés par le lexique de la société civile, autant un lexique de pouvoir qu’un lexique de connaissance, sont assez connus pour qu’il ne soit pas besoin d’y insister » (p. 30) et en l’utilisant néanmoins largement.
15Plus généralement, l’introduction annonce une discussion sur « la frontière entre démocraties autoritaires et autoritarismes démocratiques » (p. 38). Si le livre illustre la ténuité de cette frontière, cette stimulante piste de réflexion n’est pas approfondie dans l’épilogue qui fait office de conclusion. Pourtant, cela aurait pu permettre d’éclairer sous un jour nouveau le processus malien de libéralisation politique et son interprétation. De même, ne sont pas abordés les effets sur les mobilisations des éventuelles transformations de la nature de l’État malien et de son rapport à la société avant et après 1991 ou, pour la période considérée, entre la présidence d’Alpha Oumar Konaré (19922002) et celle d’Amadou Toumani Touré (20022012). On se demande par exemple si la structuration du politique sous le régime de Modibo Keïta (19601968), dont tant de militants sont nostalgiques, n’aurait pas des effets sur les formes de mobilisation observées depuis 1992. Audelà de ces quelques regrets, ce livre d’une grande clarté constitue une contribution pionnière et fondamentale dans l’étude des mobilisations bamakoises et une invitation au dialogue entre des littératures écrites à partir de terrains géographiquement et/ou politiquement divers.
16Cindy Morillas
17Sciences Po Bordeaux,
18Les Afriques dans le Monde
MOHAN (Giles), LAMPERT (Ben), TAN-MULLINS (May) et CHANG (Daphne), Chinese Migrants and Africa’s Development. New Imperialists or Agents of Change ?, Londres, Zed Books, 2014, 192 pages
19Après l’ouvrage d’Howard W. French, China’s Second Continent, également publié en 2014, Chinese Migrants and Africa’s Development représente une nouvelle tentative importante de remise en cause des grands récits sur les relations entre la Chine et l’Afrique, et de lire la rencontre entre Chinois et Africains par le bas. Ces deux ouvrages partagent la même ambition de laisser l’empirie, plutôt que des idées préconçues, guider le débat, mais ont recours à des stratégies différentes pour parvenir à cette fin. L’ouvrage de French se déployait comme un carnet de voyage, rempli de rencontres avec des entrepreneurs et des petits commerçants chinois, au gré des errances de l’auteur à travers le continent, à la recherche d’histoires ayant échappé à des observateurs plus pressés. Chinese Migrants and Africa’s Development adopte plus clairement le langage et la structure des monographies académiques, avec leurs avantages et leurs inconvénients. L’ouvrage est le résultat d’une série de projets financés par le Conseil de la recherche économique et sociale (ESRC) du RoyaumeUni et porte la marque des études comparées bien policées. La sélection de sites d’étude au Ghana et au Nigeria en particulier offre une base riche pour comprendre les nuances entre les vies des migrants chinois en Afrique. Dans chaque pays l’équipe de recherche a conduit des enquêtes de terrain dans deux centres urbains, reliant les observations menées depuis les capitales économiques et administratives (Accra et Lagos) à d’autres conduites dans des villes plus reculées, où l’industrie manufacturière a rendu la présence d’usines et de migrants chinois particulièrement significative (Kano et Tema). Cependant, les effets de « signalisation » typiques d’une certaine prose académique, qui rappelle régulièrement aux lecteurs ce qu’ils viennent de lire et qui annonce ce qui va suivre, rompent parfois plutôt qu’ils ne fluidifient la narration.
20Les chapitres 3 à 7 apparaissent les plus solides. Ils reposent largement sur des extraits d’entretiens, et mettent le lecteur directement au contact des voix des Chinois et des Africains, de leurs espoirs et motivations, mais aussi de leurs préjugés et de leurs peurs. Ce choix, dans la présentation des matériaux, permet la mise à disposition d’un récit très vivant de multiples pratiques caractérisant la présence chinoise en Afrique. Dans le chapitre 4, les auteurs offrent une description détaillée et bien informée des processus de recrutement au sein de différentes entreprises et des conditions de travail expérimentées par les Africains travaillant pour des compagnies chinoises, mais aussi de Chinois ayant migré en Afrique pour trouver du travail.
21L’ouvrage parvient à peindre un tableau complexe des vies de migrants chinois en Afrique, en éclairant de manière nouvelle certains aspects des relations entre la Chine et l’Afrique qui ont été négligés, ou en fournissant de la matière empirique très utile qui vient confirmer et approfondir les considérations d’autres auteurs. La description de la manière dont des femmes chinoises ont trouvé leur place au sein de différentes entreprises, par exemple, offre de nouvelles perspectives pour comprendre comment la migration vers l’Afrique a ouvert des opportunités d’émancipation pour des femmes qui ne rentraient pas dans le rang en Chine. Des données nouvelles sont également mises à disposition pour comprendre comment les technologies de la communication créent des voies pour rester en contact avec des proches en Chine, mais aussi pour accéder à des informations déterminantes qui peuvent motiver la décision de partir pour l’Afrique. Il s’agit d’un ouvrage qui pourrait permettre à la fois aux sceptiques et aux enthousiastes des relations ChineAfrique de se départir de positions trop rigides et de se plonger dans ce que ces flux de migration représentent dans les vies quotidiennes de Chinois et d’Africains.
22Iginio Gagliardone
23Université d’Oxford,
24Centre for SocioLegal Studies
PAQUIN (Julie), Legal Reform and Business Contracts in Developing Economies. Trust, Culture, and Law in Dakar, Londres, Ashgate, 2013, 174 pages
25Le livre de Julie Paquin s’intéresse à l’impact des réformes juridiques sur les normes qui régulent les relations d’affaires des petites et moyennes entreprises dans la ville de Dakar. L’auteure, juriste de formation et professeure de droit civil à l’université d’Ottawa, s’inscrit dans une approche empirique et interdisciplinaire pour étudier les relations entre droit et vie économique. C’est pourquoi elle n’adopte pas une définition restrictive du droit mais s’intéresse à l’ensemble des normes qui participent de la régulation du comportement des acteurs pour mieux saisir leur impact différencié. L’approche inductive traduit également le souci de comprendre la construction sociale de la légalité.
26Les deux premiers chapitres offrent un cadrage historique et théorique qui rend l’ouvrage accessible à un public non spécialiste de la sociologie du droit. Depuis la colonisation, le droit a été considéré comme moteur des évolutions sociales, justifiant les réformes juridiques entreprises depuis les indépendances et poursuivies dans le cadre de la promotion de la rule of law. Le bienfondé de ces réformes reste finalement peu questionnée, en particulier dans le domaine du droit des affaires où le postulat de la rationalité économique des acteurs sert à évacuer la problématique de l’acculturation juridique. L’auteur plaide au contraire pour une approche qui intègre et questionne le rôle des variables culturelles et sociales.
27Les deux chapitres suivants sont consacrés au terrain dakarois. Julie Paquin y décrit le milieu des affaires, insistant sur la grande incertitude qui règne quant au respect des contrats. Elle montre ensuite que la justice étatique n’offre aucune solution viable à ce problème : là où il y aurait besoin de réactivité et de flexibilité, le droit ne propose que des procédures longues et axées sur la sanction. Le nonrecours à la justice s’expliquerait donc par une inadéquation entre logiques juridique et économique. Si la culture du compromis et le jeu sur le relationnel sont les solutions privilégiées par les entrepreneurs, c’est finalement parce qu’ils constituent le meilleur moyen de gérer l’incertitude, dans un contexte de fermeture et de fragilité du marché. Dans le dernier chapitre, l’auteur s’appuie sur les résultats de son enquête pour procéder à une relecture critique des transferts juridiques dont les résultats restent peu probants.
28L’un des intérêts majeurs de l’ouvrage tient à l’entrée choisie pour questionner le rôle du droit dans les pays africains. Alors que sont généralement privilégiées les questions relatives à la sphère privée ou au droit foncier (là où l’écart entre le « droit moderne » et le « droit traditionnel » est considéré comme le plus fort a priori), l’auteur choisit de s’intéresser au droit des affaires, domaine peu documenté. Pourtant, l’acculturation juridique s’avère constituer, là aussi, une problématique centrale.
29Et toute l’originalité de l’ouvrage de Julie Paquin tient à sa volonté de restituer sa place à la variable culturelle dans la compréhension du monde des affaires, sans pour autant tomber dans une analyse culturaliste simpliste. Dès l’introduction, elle souligne la difficulté de saisir ce que serait cette culture du compromis. En refusant de l’appréhender comme un trait culturel spécifique, l’auteur se démarque des analyses consistant à expliquer la faiblesse du monde des affaires par une intégration trop poussée (overembedded) des relations économiques dans la structure sociale. Le choix de la culture du compromis semble davantage relever de la nécessité dans un contexte où seule, la flexibilité paraît en mesure de réduire l’incertitude inhérente aux relations contractuelles. Les relations d’affaires durables, fondées sur la confiance, ne sont pas nécessairement liées à des solidarités familiales, ethniques ou religieuses, qui peuvent au contraire apparaître comme une contrainte avec laquelle il faut savoir composer.
30Si la démonstration est dans l’ensemble convaincante, l’argument selon lequel la corruption constituerait un facteur explicatif mineur pour comprendre la mise à distance de la justice étatique par les acteurs économiques interroge. L’auteur nous indique que la plupart des enquêtés n’ont pas remis en question la qualité de l’institution judiciaire, critique qui émanerait finalement surtout des acteurs étrangers. Ce point soulève deux questions. D’abord, sur le plan de la méthode, celui de la valeur à accorder à l’entretien dans l’élaboration des hypothèses : la corruption ou les tentatives de corruption du milieu judiciaire par les entrepreneurs peuvent exister sans être assumées ou explicitées en entretien. Sur ce point, on aurait aimé connaître le point de vue des avocats par exemple. Par ailleurs, le fait que les acteurs étrangers soient les seuls à émettre des réserves invite à creuser la réflexion sur les décisions judiciaires rendues. Leur sentiment d’être lésé estil fondé ? Au vu de l’enjeu majeur que constitue la corruption de la justice au Sénégal, on peut regretter que l’auteur n’étaye pas plus son argumentation sur ce point.
31Ces questionnements viennent néanmoins simplement prolonger la lecture d’un ouvrage riche, stimulant et accessible, qui rappelle tout l’intérêt du droit comme grille de lecture du politique en Afrique.
32Marième N’Diaye
33Université de Montréal, Centre d’études et de recherches internationales
REDFIELD (Peter), Life in Crisis. The Ethical Journey of Doctors Without Borders Berkeley, University of California Press, 2013, 298 pages
34Professeur d’anthropologie à l’université de Caroline du Nord à Chapel Hill, Peter Redfield a étudié l’ONG Médecins sans frontières (MSF) pendant plus de dix ans et de près : en s’immergeant dans ses programmes en Ouganda, dans les principaux sièges du mouvement et dans sa littérature. Life in crisis rassemble la plupart des travaux publiés depuis 2005 à partir de cette enquête multisituée et les replace dans une réflexion sur la mise à l’épreuve par MSF d’un principe apparemment simple : « les vies méritent d’être sauvées ».
35Dans la première partie, « Terms of engagement », le chapitre 1 (« Time of Crisis ») pose les termes de la « biopolitique minimale » de MSF et la centralité de l’idée de crise en son sein. Le chapitre 2, « A secular value of life », revient sur les deux premières décennies d’un mouvement (19701990) tranchant avec l’humanitarisme d’un Henri Dunant et d’un Albert Schweitzer. La seconde partie est consacrée aux ambitions mondiales de MSF. Le chapitre 3, sans doute le plus original et riche d’exemples savoureux, revient sur la codification logistique de MSF, ses kits et principes directeurs, compris comme les instruments d’une mobilité vitale. Le chapitre 4 décrit les pratiques différenciées du témoignage et les limites du principe de neutralité pour esquisser une figure du « témoin moral ». Le chapitre 5, « Human Frontiers », s’intéresse aux clivages inhérents à l’action humanitaire (tensions autour du caractère néocolonial de l’action, entre volontariat et engagement, etc.). On en retiendra les observations instructives sur le positionnement complexe du personnel national de MSF et sur les évolutions du personnel expatrié, sa féminisation notamment. La troisième partie traite de la question des « limites » de l’action d’une ONG médicale d’urgence : le « problème du triage » en termes de terrains d’intervention et surtout de sélection des patients éligibles (chapitre 6) puis la gestion délicate des maladies de longue durée, le VIH principalement (chapitre 7).
36Le chapitre 8, « Verges of Crisis », se recentre sur le terrain ougandais dont on comprend un peu mieux l’attrait pour les humanitaires depuis la chute d’Amin Dada. Pour des raisons politiques (stabilité gouvernementale et « tensions ethniques parmi les plus discrètes » du continent), matérielles (existence d’infrastructures hospitalières ou d’une politique « modèle » de prévention du VIH), linguistique (domination de l’anglais) autant que géostratégiques (possibilité de base arrière pour le Soudan, la République démocratique du Congo ou le Rwanda), ce pays, à la charnière des Grands Lacs et de la Corne de l’Afrique, offre en effet un terrain humanitaire de premier choix. Enfin, dans « Action Beyond Optimism », l’auteur interroge la gestion de l’« espoir » – qui ne parle guère, en ces termes, aux acteurs de MSF − pour en revenir à leur ambition d’incarner un « humanitaire modeste ».
37Complétée depuis par le livre de Renée C. Fox, Doctors Without Borders : Humanitarian Quests, Impossible Dreams of Médecins Sans Frontières, publié en 2014, cette première ethnographie de MSF en langue anglaise, à l’écriture généreuse, offre une vue synthétique des activités et des réflexions des principales sections (française, belge, hollandaise et suisse) du mouvement. Elle risquera cependant de décevoir le lecteur déjà familier du milieu humanitaire et de MSF.
38L’approche combine une temporalité longue (celle de l’histoire de MSF et de ses « antécédents » humanitaires) et un ensemble de vignettes empiriques révélatrices des tensions afférentes à une intervention de secours vital. L’analyse de la « Vie en crise » suit avec Michel Foucault, Didier Fassin ou Giorgio Agamben des chemins bien balisés et sans doute un peu trop pour le lecteur au fait des réflexions humanitaires. Surtout, la manière de connecter une analyse située des opérations éthiques de MSF à une réflexion élargie sur les formes de biopouvoir s’avère parfois déconcertante dans les cadrages conceptuels et/ou généalogiques encadrant les différents chapitres. Il n’est pas sûr que la gestion quotidienne de la vie et de la mort par les équipes de MSF, minutieusement restituée, gagne en clarté à être mise en perspective (à partir d’une définition interne de l’humanitaire comme « refus du sacrifice ») avec un « rite sacrificiel » au sens de Marcel Mauss. On peut également regretter que l’auteur identifie en Zola ou Camus les filiations de l’« éthique du refus » sans s’arrêter suffisamment sur la manière dont MSF en a fait un marqueur identitaire, ses relations concrètes avec des intellectuels contemporains ou le rôle de ses propres théoriciens. C’est d’ailleurs ce travail de théorisation de la pratique humanitaire qui explique, en partie, la préférence de MSF pour les contextes de « crise » (abordés dans le chapitre 1) et la centralité des interrogations sur les « limites » de son action, de sorte qu’on a là un maillon manquant pour pleinement comprendre la dernière partie de l’ouvrage (« Testing limits »).
39La seconde tension du livre tient, pour le dire dans les termes de l’auteur, à l’« approche descriptive » privilégiée dans ce Bildungsroman dont MSF est le principal protagoniste. Peutêtre pour échapper à « l’égal inconfort de la critique et de l’hagiographie » en travaillant sur une ONG caractérisée par une puissante réflexivité (p. 4), le propos reste parfois à la surface des nombreuses dimensions de son travail et/ou captif des discours et de la représentation, souvent critiques, de ses porteparole. Affirmer que la collection « Prises de parole publiques » de MSFFrance « n’est pas un principe directeur prescriptif » (p. 109) en matière de témoignage revient à manquer la singularité de l’écriture de l’histoire et de l’enseignement éthique dans cette institution critique. Parler de la « réversibilité » de la générosité des donateurs (p. 91) fait peu de cas de la réalité de cette relation et des techniques introduites par l’ONG pour pérenniser ses soutiens, analysées par Sylvain Lefèvre. Les apports du travail humanitaire manquent aux réflexions sur ce que signifie être un « vrai médecin » ou un professionnel de l’humanitaire. De ce point de vue, Life in crisis aurait gagné en épaisseur à mobiliser davantage, audelà de quelques références aux travaux de Pascal Dauvin et Johanna Siméant, la sociologie politique francophone.
40Elsa Rambaud
41CESSP/ Paris 1
BABO (Alfred), L’« étranger » en Côte d’Ivoire. Crises et controverses autour d’une catégorie sociale, Paris, L’Harmattan, coll. « Afrique : politiques publiques, sécurité, défense », 2013, 296 pages
42Dans sa préface à cet ouvrage, Yvan Droz souligne le courage de l’auteur qui aborde la question des étrangers en Côte d’Ivoire. Il s’agit effectivement d’un thème qui, encore aujourd’hui, peut entrainer le chercheur, surtout s’il est Ivoirien, dans un débat dont les termes sont réduits à des positions partisanes. Nous voudrions, pour notre part, souligner un autre type de courage : celui d’aborder à nouveau un sujet qui a déjà fait couler beaucoup d’encre. À partir des années 1980, plusieurs recherches historiques et anthropologiques ont montré comment la question des étrangers et des « allochtones » doit être replacée dans le contexte des politiques de mise en valeur et de développement territorial différentiel conçues par l’« État planteur » (houphouëttiste, mais, bien avant, colonial) : des politiques où un Nord « voltaïque » fournisseur de maind’œuvre était orienté vers un Sud forestier à mettre en valeur (voir JeanPierre Chauveau et JeanPierre Dozon). D’autres recherches plus récentes (d’Ousmane Dembélé, Marc Le Pape, Claudine Vidal, par exemple) nous ont montré comment ces mêmes catégories ont été transformées pendant la crise.
43Tous les travaux ici évoqués ont partagé une focalisation sur la dialectique entre le « haut » et le « bas » − voire « l’État ethnographe » et la société civile − en tant que dispositif de production sociale des catégories d’identité. Le livre d’Alfred Babo s’intègre dans ce panorama très dense avec une analyse de la construction « par le haut » de la catégorie sociale d’étranger. Il nous propose une analyse des différentes politiques qui ont été mises en œuvre depuis l’indépendance pour gérer (mais souvent pour éviter de gérer, comme cela apparaît dans l’ouvrage) les flux migratoires et la présence d’une importante partie de population étrangère dans le pays.
44Babo a travaillé sur les documents administratifs, les discours des hommes politiques, les lois, les comptes rendus des débats parlementaires où il a pu décrypter la transformation de la gestion houphouëttiste des étrangers − informelle, « utilitaire » (p. 27) et paternaliste – en une instrumentalisation « ivoiritaire » des années 1990 ; et ensuite, dans les années 2000, dans des politiques d’immigration « infléchies dans une logique de repli identitaire ». Si cette analyse des discours et des dispositifs légaux ne peut pas, à notre avis, « expliquer » (p. 28) causalement la crise comme l’auteur le voudrait, elle a néanmoins les mérites d’une évaluation analytique des outils législatifs impliqués dans ce domaine.
45Le livre est structuré en trois parties. La première (« La politique informelle de construction de la nation ivoirienne ») est consacrée à une analyse du paternalisme de Félix HouphouëtBoigny et du rôle qu’il accordait aux étrangers dans sa vision du développement du pays. Certes, il s’agit, d’un thème bien connu de l’historiographie ivoirienne. Toutefois, la reconstruction proposée par Alfred Babo des débats à l’intérieur du PDCI et des vicissitudes du code de la nationalité dans cette période contribue à une évaluation ultérieure de ce moment historique, approfondissant aussi certains aspects des rapports entre extraversion et nationalisme. La deuxième partie (« Instrumentalisation des préjugés ethniques locaux dans la lutte pour le pouvoir »), en revanche, tourne malheureusement le dos à cette démarche. On y trouve une approche instrumentaliste articulée à des concepts provenant de la psychologie sociale, qui ne produit pas de nouveautés pour notre connaissance des dynamiques identitaires de la crise. La troisième et la plus importante partie du livre (« Crises de l’État et inflexions nationalistes des politiques de l’étranger ») revient à l’analyse des politiques publiques. La crise économique et la création, en 1990, de la carte de séjour d’étranger par le gouvernement Ouattara ; la crise en milieu rural, l’ivoirité, les nouvelles lois foncières en 1998 ; la translation idéologique du Front populaire ivoirien du nationalisme à la xénophobie ; les vicissitudes du code électoral et la naissance de l’Office national d’identification en 2001 ; l’enrôlement sur les listes électorales qui a conduit aux élections de 2010 et l’instrumentalisation de la nationalité, prise en otage par les compétiteurs politiques : tous ces faits et ces dynamiques conflictuelles ont été repris et réanalysés par Alfred Babo sous l’aspect des politiques visant spécifiquement à régler et à gérer la présence étrangère en Côte d’Ivoire. Il en ressort une image précisée des contours législatifs et institutionnels, qui contribue à approfondir notre connaissance de la longue crise ivoirienne.
46Armando Cutolo
47Université de Sienne
STEIN ABREVAYA (Sarah), Saharan Jews and the Fate of French Algeria, Chicago, The University of Chicago Press, 2014, 272 pages
48Sarah Stein, professeur d’histoire à l’université de Californie à Los Angeles et figure bien connue des Jewish Studies, propose dans cet ouvrage une histoire de l’Algérie coloniale en s’intéressant à une population très minoritaire, celle des juifs habitant le Sahara. En se concentrant sur la communauté établie à Ghardaïa, dans le Mzab, elle nous plonge dans une chronique de l’inégalité de statut s’étendant de 1882 à 1962, rythmée par les tâtonnements des administrateurs français et la production d’images mythiques légitimant la sujétion des colonisés. Ce livre très documenté s’appuie sur un travail d’archive dense. En utilisant pétitions et correspondances, Stein fait entendre la voix de ces juifs qui se heurtent à un droit colonial erratique, mais essayent aussi d’en tirer profit individuellement et collectivement. Le prologue et l’épilogue offrent un aperçu de cette quête de documents visant à restituer fidèlement l’histoire d’une communauté tout en révélant les interventions des administrateurs. Pour clore l’ouvrage, Sarah Stein réussit à se servir de l’absence des registres rabbiniques recherchés pour réaffirmer le rôle de l’administration française dans la création d’une catégorie de « juifs indigènes » soitdisant issue du passé (p. 156). Saharan Jews s’inscrit dans une historiographie américaine de l’Algérie coloniale déjà riche, qui s’attache à comprendre l’articulation entre les pratiques administratives et militaires de l’occupant français et les formes culturelles et symboliques de sa domination. Stein s’appuie donc sur les travaux de référence de Patricia Lorcin, Benjamin Brower ou encore George Trumbull. Certes, elle emprunte des sillons théoriques déjà bien creusés, mais cela n’enlève rien au sérieux de l’enquête et à l’intérêt de son objet. De surcroît, l’ouvrage apporte sa pierre à l’historiographie de l’exception légale en situation coloniale, en mettant en lumière les mécanismes d’exclusion, les définitions changeantes des statuts et l’adaptation des différents échelons de l’appareil étatique, à l’instar par exemple des travaux de Laure Blévis ou d’Emmanuel Blanchard.
49L’ouvrage est organisé sous la forme de six chapitres chronothématiques. Dans l’introduction, Sarah Stein présente son argument principal, à savoir que la différenciation de la communauté du reste de la population algérienne est « le produit de quatrevingts années de lois coloniales et de politiques militaires françaises dans le Sahara » (p. 5). Le premier chapitre débute en 1962 et présente le parcours de Lloyd Cabot Briggs, anthropologue américain dont l’ouvrage sur les juifs de Ghardaïa a longtemps fait référence. En révélant les compromissions et les méthodes dérangeantes de Briggs, Stein décrit la production de l’image d’une tribu juive perdue devant être sauvée par les administrateurs français. Pour comprendre comment une population jadis bestialisée est désormais vouée au rapatriement en métropole, elle propose de revenir aux origines de la présence coloniale dans la région. Le second chapitre décrit donc la naissance de dispositifs hybrides, mêlant influences ottomane et française, qui façonnent cette catégorie d’indigènes après l’annexion du Mzab en 1882. Alors que les juifs du Nord de l’Algérie se sont vus proposer la naturalisation, ceux du Sud se trouvent assujettis à un « statut personnel mosaïque ». D’emblée, cette division légale abrupte se heurte à la réalité des liens anciens unissant les espaces et les communautés. Le chapitre suivant montre l’émergence des « typologies économiques et culturelles qui fournirent une validation conceptuelle des politiques » (p. 58). Ainsi, pour justifier la ségrégation spatiale, les juifs apparaissent comme des étrangers répugnants accueillis par des Mozabites culturellement supérieurs. Pendant l’affaire Dreyfus, la communauté devient le repère d’usuriers immoraux sapant les efforts « généreux » des Français en faveur des musulmans.
50Le quatrième chapitre révèle les tensions liées à la relation verticale entretenue avec l’État français. Au début du xxe siècle, la conscription ou la prise en charge des membres de la communauté par des médecins militaires se heurtent aux réticences des autorités d’occupation. Stein montre comment droits et devoirs deviennent l’objet de négociations, traduisant le flou qui entoure le statut des juifs du Sahara. Couvrant la période tumultueuse qui va jusqu’au début de la guerre d’indépendance, le chapitre suivant souligne la séparation des trajectoires historiques liée à l’inégalité de statuts. Les juifs du Sahara voient par exemple leur relation légale à l’État français quasiment inchangée sous Vichy, alors que leurs homologues du Nord sont déchus de leur citoyenneté. Après la guerre, les rapports s’inversent quand les seconds recouvrent leur nationalité tandis que les premiers sont confirmés dans un statut d’indigènes. En montrant les débats en son sein, Sarah Stein fait sentir le caractère incertain de la relation de l’État colonial à ses sujets. Si l’ultime chapitre revient sur le rapatriement des juifs du Sahara, c’est pour souligner l’indétermination qui caractérise le processus. « À l’ère de la décolonisation, [les juifs du Sahara sont] réinventés comme des citoyens français et des piedsnoirs » (p. 119). La découverte du pétrole et l’indépendance à venir de l’Algérie poussent en effet à une révision des catégories légales créées durant la conquête. La capacité de l’État à transformer sa réalité s’exprime alors par la délivrance de certificats de naissance rétroactifs et la création d’un état civil se substituant aux registres rabbiniques.
51En conclusion, Sarah Stein montre néanmoins que les autorités françaises continueront de se heurter à l’héritage de cette inégalité de statut après la décolonisation. Créée à la faveur d’un processus de conquête en constante reformulation, la catégorie donne encore des migraines aux uns et aux autres après 1962. Il est tentant alors de faire disparaître cette histoire coloniale de l’inégalité, pour effacer la honte et les innombrables contradictions. De ce point de vue, tout travail de la trempe de celui de Sarah Stein est une initiative salutaire.
52Thomas Serres
53Université Jean Monnet, SaintÉtienne
54Département d’Études Politiques et Territoriales