BARBEITOS (Arlindo), Angola/Portugal : des identités coloniales équivoques. Historicité des représentations de soi et d’autrui, Paris, L’Harmattan, coll. « Études africaines », 2008, 441 pages
1En 1874, lors de la traversée du continent africain qu’il effectua pour le compte de la Société royale de géographie, Verney Lovett Cameron rencontra aux confins de la Zambie et de l’Angola actuels un certain José António Alves, marchand d’esclaves. À cause de son patronyme et parce que les populations locales parlaient de lui comme étant un musungu (Blanc), c’est bien sûr un marchand portugais que l’officier de marine britannique s’attendait à voir. Quelle ne fut pas sa surprise – et sa déception ! – lorsque, arrivé sur les lieux de la rencontre, il vit sortir du hamac un « affreux vieux nègre », selon ses propres termes. L’anecdote, rapportée par Arlindo Barbeitos (p. 263-265) illustre bien la thèse centrale de ce livre : jusqu’à la fin du xixe siècle, la question raciale a joué un rôle négligeable dans la définition des identités sociales en Angola et les catégories identitaires étaient très fluides ; puis, la race s’est progressivement imposée comme le marqueur biologique et somatique principal des codes identitaires, créant au passage la « chimère » (p. 55) du métis pris entre la haine de son ascendance noire (surtout si celle-ci était maternelle) et son désir d’appartenir à la société coloniale blanche – une « chimère » bien réelle qui, selon l’auteur, a non seulement été au centre du discours colonial mais a également été reprise sans distance critique par de nombreux historiens de l’Angola.
2Le livre trace par le menu l’histoire de ce changement de paradigme et de ses conséquences. Basé sur un corpus très étendu de sources (récits de voyages, publications officielles, journaux publiés en Angola notamment) et une vaste bibliographie, il explique tout d’abord les raisons de la fluidité des catégories identitaires sous l’Ancien Régime (des débuts de la présence portugaise en Angola au xviie siècle jusqu’au tournant du xxe siècle). Loin du mythe lusotropicaliste d’une prédisposition naturelle des Portugais à l’empathie face à d’autres cultures, Barbeitos juge que cette fluidité résulte de la « modicité des moyens humains et matériels de la métropole qui plaçait les Portugais en Angola dans une situation de contrainte permanente » et les rendait « très dépendants de la coopération avec des indigènes » (p. 48). Deux éléments complémentaires expliquent, selon l’auteur, le passage à la rigidité idéologique et biologique du colonialisme moderne dès les années 1890 environ. D’une part, l’influence du darwinisme social sur les élites portugaises et, de l’autre, le sentiment d’infériorité du Portugal face aux autres puissances coloniales. La distinction entre Blanc et Noir et l’infériorisation de l’Autre fonctionnèrent alors comme une catharsis.
3L’ouvrage est divisé en cinq chapitres organisés par thèmes plutôt que par ordre chronologique, chacun illustrant à sa façon la problématique centrale. Les trois premiers sont consacrés à trois auteurs et acteurs majeurs de l’histoire du colonialisme portugais. À partir de l’Histoire générale des guerres angolaises, une chronique écrite par António de Oliveira de Cadornega à la fin du xviie siècle (mais publiée en 1940 seulement), Barbeitos (chap. I) retrace l’origine des « Enfants du Pays » ou « Angolenses », ce groupe social « bigarré », dont la reproduction était notamment assurée par la généralisation des « mariages à la mode du pays » (p. 43, et ailleurs), laquelle a joué un rôle central dans la traite des esclaves et fut le berceau de la créolité en Angola. Reprochant à certains classiques de l’historiographie angolaise leur vision trop déterministe des catégories raciales, il montre comment la hiérarchie sociale n’était alors (xviie-xviiie siècles) pas (encore) déterminée par la couleur de peau. Le chapitre II, consacré à Oliveira Martins, figure clé de la vie politique et de l’écriture de l’histoire portugaise dans la seconde moitié du xixe siècle, relate l’apparition du concept de race dans la pensée coloniale portugaise. Il montre également comment la vision nationaliste et raciste de Martins a non seulement influencé la mise en place du colonialisme portugais au xxe siècle mais également préparé le terrain idéologique sur lequel fleurit le salazarisme dès la fin des années 1920. C’est la figure du missionnaire qui est au centre du chapitre III. L’étude de la figure d’Héli Chatelain, qui fut tout à la fois linguiste, ethnographe, consul des États-Unis pour les affaires économiques et, surtout, missionnaire protestant, révèle l’ambiguïté de l’action missionnaire dans la fixation des identités à l’époque coloniale, entre discours universaliste et une certaine appropriation des codes identitaires raciaux qui, in fine, était très proche des besoins de l’entreprise coloniale.
4Le chapitre IV illustre la façon dont le discours racial du colonialisme portugais s’est inscrit dans le corps des indigènes tant il était destiné à légitimer la réduction du « Noir » à la force de travail dont dépendait le développement du colonialisme moderne. Il montre également comment la taxonomie raciale s’est « popularisée », passant d’un discours scientifique à une « vérité » populaire « naturelle » et presque implicite, créant du même coup une césure lourde de conséquences historiques entre métis et Noirs au sein même de la population dite indigène. Enfin, le chapitre V propose une réflexion sur les origines de la violence coloniale au xxe siècle, arguant que le rabaissement du Noir à un être ontologiquement inférieur a été la « réponse compensatoire » à la profonde insécurité des élites intellectuelles portugaises à la fin du xixe siècle et à leur rejet à la périphérie de l’Europe.
5Cet ouvrage, résultat de plusieurs années de recherches couvrant deux siècles et demi de production littéraire, ethnographique et historique sur l’Angola, est le fruit d’une remarquable érudition. Sa principale contribution est d’historiciser la notion de race et son usage dans le discours et la pratique coloniale portugaise. Sans reprendre la thèse de Richard Hammond (1966) – selon laquelle ce ne sont pas des intérêts économiques qui ont été le moteur du colonialisme portugais moderne, mais les blessures infligées à l’honneur national du Portugal par les prétentions qu’affichèrent sur ses possessions coloniales la Grande-Bretagne et l’Allemagne suite à la Conférence de Berlin –, il met l’accent sur le décalage entre « la démesure de la construction immatérielle » du colonialisme portugais et « la modicité [de son] soubassement matériel » qui « se conditionnèrent mutuellement pour enfanter une configuration unique dans l’ingérence européenne en Afrique » (p. 169). Il avance également que les catégories raciales imposées par le colonialisme portugais ont eu d’autant plus d’impact qu’elles ont creusé au sein de la société angolaise de profondes divisions que la guerre civile a mises en lumière. C’est d’ailleurs là que se trouve la motivation première de cet ouvrage : plonger dans l’histoire pluriséculaire des constructions identitaires pour sortir des déterminismes ethniques, politiques ou raciaux qui ont dominé l’analyse de la guerre civile en Angola. Si l’intention est sans conteste louable et l’entreprise nécessaire, on peut regretter que les liens entre la construction des « représentations de soi et d’autrui » au tournant du xxe siècle et les causes de la guerre civile soient évoqués plutôt que problématisés.
6L’ouvrage est foisonnant et dense, parfois « redondant » comme le reconnaît l’auteur qui se dit (et est visiblement) « imprégné d’une oralité dont les techniques d’exposition requièrent qu’elle se déploie comme les anneaux d’une spirale » (p. 15). Si la déclinaison « en spirale » de la problématique centrale du livre dans chaque chapitre n’est pas gênante en soi, on peut regretter que l’auteur ne noue pas les fils de son propos dans une conclusion générale. Par ailleurs, le livre est desservi par son éditeur (L’Harmattan) qui, tout en demandant au lecteur de bien vouloir excuser la présence de scories dans le texte, ne fournit aucune explication à l’absence de bibliographie. Cette négligence, qui limite la portée du livre, aurait pu être compensée par la mise en ligne des ouvrages utilisés. Gageons que la version portugaise, publiée en 2012 en Angola (Angola-Portugal: Identidades Coloniais Equívocas, Luanda, Editorial Kilombelombe), compensera les faiblesses éditoriales de la version originale.
7Si la problématique centrale du livre n’est pas nouvelle, Arlindo Barbeitos a fait œuvre de pionnier en décortiquant les fondements idéologiques et philosophiques de la pensée coloniale portugaise et en retraçant de façon presque encyclopédique l’historicité des catégories identitaires sur la base desquelles s’est construit l’appareil colonial portugais au xxe siècle et qui ont durablement – et violemment – divisé la société angolaise.
8Didier Péclard
BRADBURY (Mark), Becoming Somaliland, Londres et Oxford, Progressio et James Currey, 2008, 272 pages
9Ce livre mérite d’être lu par tous ceux qui sont intéressés par le Somaliland et plus largement par la crise somalienne. L’auteur a vécu et travaillé au Somaliland comme humanitaire et consultant pour les Nations unies et des ONG internationales dès les années 1980. Il a donc pu approcher un certain nombre d’acteurs importants de cette histoire.
10En une dizaine de chapitres écrits clairement et sans fioriture, il tente de faire le tour des événements les plus importants de près de trente ans d’histoire. Il revient sur la période initiale du conflit, la création du Somali National Movement qui mène alors la guerre contre le régime basé à Mogadiscio et dirigé par Mahamed Siyaad Barré. Si le lecteur de la thèse de doctorat de Daniel Compagnon (Ressources politiques, régulation autoritaire et domination personnelle en Somalie, le régime Siyyad Barré : 1969-1991, Université Lille 3, 1996) n’apprendra pas grand-chose, au moins le grand public aura-t-il ainsi accès à ce pan important de l’histoire du Somaliland. Suivent plusieurs chapitres qui soulignent les réalisations et l’originalité de la trajectoire politique du Somaliland et donnent corps à la question maintes fois posée de la reconnaissance du micro-État.
11L’empathie de l’auteur pour le Somaliland est explicite au point de biaiser considérablement son analyse sur les aspects les plus sensibles de l’existence de cet État auto-proclamé. Ainsi, il mentionne avec beaucoup de détails les griefs des Somalilandais envers Mogadiscio et les populations du Sud, soudainement toutes responsables et coupables d’avoir soutenu une dictature militaire sanglante. S’il est important de citer ces arguments, il faut aussi en faire la critique mais celle de l’auteur se résume à constater que les élites politiques du centre-Sud de la Somalie ne sont pas d’accord. On est dans la doxa nationaliste, pas beaucoup plus loin.
12Cette posture est dommageable car elle ne permet pas d’analyser pourquoi la réconciliation au Somaliland a été à géométrie variable. Des éléments de l’appareil répressif de Siyaad Barré ont été de façon continue présents dans tous les gouvernements (et même à la présidence de 2002 à 2010) depuis 1993 dès lors qu’ils appartenaient au clan dominant du Somaliland, les Isaaq. Les autres étaient vilipendés pour la même appartenance. L’empathie est soudain beaucoup plus partisane.
13On a utilisé le terme Somalilandais mais il faudrait se demander d’abord quelle existence cette identité a eue depuis 1991. L’auteur construit son récit à partir de la vision de la capitale, Hargeysa, et du clan qui y domine, les Isaaq, sans s’interroger sérieusement sur la réalité de ce nationalisme au-delà des frontières de ce clan. S’il avait osé pousser sa réflexion dans cette direction, il aurait vu que beaucoup de Somalilandais restent attachés à une certaine idée de la Somalie unie, d’abord parce que les années 1980 n’ont pas été pour eux aussi dramatiques que pour les Isaaq et aussi parce qu’il vaut mieux être une minorité à Mogadiscio qu’à Hargeysa.
14Son biais nationaliste empêche souvent l’auteur de comprendre l’ambivalence de certaines couches sociales du Somaliland vis-à-vis de l’Indépendance auto-proclamée. Si cette revendication bénéficie clairement d’un soutien populaire dans certaines zones du pays, à commencer par Hargeysa, elle est aussi conçue comme une posture de négociation ou une tactique vis-à-vis du gouvernement à Mogadiscio. Les milieux d’affaires sont l’illustration la plus claire de cette hésitation car c’est au Sud que réside l’essentiel de la population et que le marché est le plus dynamique. Dans le même ordre d’idée, la période des Tribunaux islamiques à Mogadiscio a vu un renouveau de l’identité somalienne car la population a été heureusement surprise de voir que ces derniers restituaient à leurs véritables propriétaires, souvent isaaq, nombre de propriétés dont ils avaient été privés.
15Enfin, regrettons que les liens très particuliers qui existent entre le mouvement jihadiste au Sud et le Somaliland soient si peu évoqués. Mais visiblement l’islamisme n’est pas congruent avec une histoire nationaliste du Somaliland. Pour cela, il faudra attendre la publication d’autres travaux et notamment la thèse de Markus Hoehne qui analyse la création du Somaliland et du Puntland dans un cadre autrement plus rigoureux.
16Roland Marchal
CHELPI-DEN HAMER (Magali), Militarized Youths in Western Côte d’Ivoire: Local Processes of Mobilization, Demobilization and Related Humanitarian Interventions (2002-2007), Leiden, African Studies Centre, 2001, 266 pages
17Dans un ouvrage issu de la thèse qu’elle a soutenue en septembre 2011 à l’université d’Amsterdam, Magali Chelpi-den Hamer s’intéresse à la mobilisation et à la démobilisation des combattants dans l’Ouest ivoirien entre 2002 et 2007. Elle en explore les facettes en interrogeant plus particulièrement les liens qui s’établissent avec les programmes de DDR (désarmement, démobilisation, réintégration) mis en place par les organismes humanitaires. Ce travail repose pour l’essentiel sur un corpus impressionnant d’entretiens (237) réalisés avec d’anciennes recrues des mouvements rebelles actifs dans la zone de Man et des milices pro-gouvernementales de la région de Guiglo et Bloléquin. L’essentiel de ces entretiens (216) concerne des jeunes Ivoiriens enregistrés dans un programme de DDR géré par la Gesellschaft für Technische Zusammenarbeit (GTZ), la coopération technique allemande qui a prêté son concours à l’auteure pour qu’elle accède à son terrain.
18Les trois premiers chapitres sont consacrés à des questions de définition du sujet, de méthodologie et de réflexions théoriques sur l’état actuel des savoirs. Les trois suivants éclairent le(s) contexte(s) de l’étude : la guerre civile ivoirienne (chapitre 4), la scène Ouest-ivoirienne, avec notamment une chronologie locale assez détaillée (chapitre 5) et enfin, plus rapidement, les forces en présence dans cette région. Les chapitres 7 à 9 constituent le cœur véritable de l’ouvrage : l’analyse intensive des entretiens permet de décrire la diversité des itinéraires de mobilisation (chapitre 7), la porosité des sphères civiles, militaires et humanitaires (chapitre 8) et enfin les ambiguïtés du retour à la « vie civile », notamment dans la manière dont les acteurs humanitaires la perçoivent et cherchent à l’encadrer (chapitre 9).
19Cette recension pourrait simplement dire que l’ouvrage est bienvenu parce qu’il comble un vide. On manque en effet d’études sur une région certes connectée aux dynamiques nationales ivoiriennes mais qui semble également animée par des enjeux locaux et des formes de violence spécifiques. On s’attendait donc à ce que l’auteure, qui reconnaît sa dette à l’égard des travaux minutieux de Jean-Pierre Chauveau, explore en détail l’Ouest ivoirien, restitue son historicité singulière, démêle l’écheveau compliqué de l’ethnicité et décrive les dynamiques foncières. Rien de cela n’est complètement absent de l’ouvrage, mais ce n’est pourtant pas là-dessus qu’il se distingue véritablement. L’intérêt principal et l’originalité du travail de Chelpi-den Hamer résident en effet ailleurs : elle se rattache à un courant récent de travaux qui revisitent de manière assez radicale les logiques de la mobilisation armée. À rebours des approches systémiques qui insistent tantôt sur l’exclusion socio-économique des « jeunes », tantôt sur leur volonté de prendre part à la redéfinition politique de « l’être ensemble », le travail de Chelpi-den Hamer démontre l’extrême sensibilité des itinéraires de mobilisation aux conjonctures et micro-dynamiques locales, voire aux dispositions émotionnelles des individus. En resserrant ainsi la focale sur les trajectoires singulières (repassées, il est vrai, au spectre de la prosopographie), ce travail suggère d’ailleurs que la question la plus pertinente n’est pas nécessairement celle du pourquoi on s’engage dans un groupe armé mais du comment on est amené à le faire.
20Iconoclaste sans en avoir l’air, le travail rejette même au détour d’un paragraphe la sacro-sainte importance de l’historicité locale : Chelpi-den Hamer n’ignore pourtant pas la manière dont le moment colonial amorce une reconfiguration profonde de l’enjeu foncier comme des appartenances collectives en Côte d’Ivoire (voir chapitres 4 à 6). Il n’en demeure pas moins que ces dynamiques, sans être absentes (notamment dans les formes de l’engagement milicien à Guiglo), ne déterminent pas nécessairement les modalités très concrètes par lesquelles les jeunes Ivoiriens rejoignent les groupes armés dans l’Ouest ivoirien. La proposition ne manque pas d’être rafraîchissante : faut-il nécessairement de la profondeur historique pour expliquer l’engagement dans un appareil guerrier ? Chelpi-den Hamer ne rejette pas l’histoire, mais estime plus important de saisir le rôle des évènements conjoncturels ou encore celui des émotions par lesquelles passe un individu lors d’un conflit.
21Pour aussi stimulantes que soient ces pistes, elles n’en suscitent pas moins certaines réserves. La première relève de la méthodologie : faire parler les combattants a pu faire figure de démarche pionnière à la fin des années 1990, c’est devenu aujourd’hui la source privilégiée d’informations pour comprendre la conflictualité en Afrique de l’Ouest. On a incontestablement beaucoup gagné à faire surgir ces voix, mais on peut également se demander ce que l’on perd en se focalisant à l’excès sur elles. Or, à côté d’une masse impressionnante d’entretiens individualisés avec les jeunes engagés, l’ouvrage de Chelpi-den Hamer se singularise par la relative faiblesse des autres types de sources (peu d’entretiens avec la hiérarchie des mouvements armés, pas d’accès à la parole des non-combattants, peu ou pas d’archives, faible intérêt pour la littérature grise, etc.). Cela se ressent tout particulièrement dans le chapitre consacré au « contexte immédiat », qui paraît assez rapide : Guiglo est analysé en quatre pages, Man en deux – pas exactement une « description minutieuse » (p. 144). De même, les appartenances ethniques sont posées comme un état de fait. Leurs reconfigurations lointaines ou récentes et le rôle des entrepreneurs « identitaires » ne sont jamais discutés. Le général Maho méritait de ce point de vue sans doute plus que les brefs paragraphes évoquant son influence à Guiglo. On en est alors réduit à une compréhension très « brute » de la violence communautaire dans l’Ouest ivoirien et de son impact sur les mobilisations.
22La seconde réserve est d’ordre plus épistémologique : la valorisation des entretiens nourrit un penchant vers l’individualisme méthodologique (à moins qu’elle n’en procède ?). Là encore, que gagne-t-on et que perd-on dans une analyse au « ras du sol » des parcours combattants ? Sans doute, on évite les simplifications abusives et on restitue la grande diversité des formes de l’engagement et du désengagement. Mais à moins de compléter cette démarche par un subtil « jeu d’échelles », comme nous y encouragent depuis longtemps les micro-historiens, ne risque-t-on pas de diluer l’analyse ? Ne sombre-t-on pas dans une micro-variabilité qui peine à se porter au-delà de l’individu et qui a beau jeu d’opposer conjoncture et structure ? Les résultats de cet ouvrage comme ses lacunes suggèrent qu’il n’y a pas de réponse facile à ces débats.
23En focalisant ainsi la discussion sur une partie de l’ouvrage, nous n’épuisons pas tout son intérêt. L’auteure consacre ainsi de longs développements à la vie quotidienne des jeunes dans les mouvements armés, à la porosité entre activités militaires, vie civile et programme humanitaires, aux conditions particulières de la démobilisation dans l’Ouest ivoirien. Ces passages sont bien construits, bien informés et assez convaincants. Ils sont également moins surprenants et confirment généralement des analyses aujourd’hui bien connues et partagées (notamment sur la manière dont les contextes locaux affectent les programmes humanitaires). On nous permettra même de penser que, là aussi, l’auteure aurait gagné à diversifier ses sources et en particulier à croiser la lecture des itinéraires des jeunes recrues avec la parole des humanitaires comme avec la littérature grise qu’ils produisent. L’ouvrage de Magali Chelpi-den Hamer, avec ses forces comme avec ses faiblesses, n’en a pas moins le grand mérite d’être une véritable invitation aux débats.
24Jean-Hervé Jézéquel
Ciavolella (Riccardo), Les Peuls et l’État en Mauritanie. Une anthropologie politique des marges, Paris, Karthala et Università di Milano-Bicocca, 2010, 432 pages
25Le propos général de Riccardo Ciavolella dans cet ouvrage peut se décomposer en trois éléments. Du point de vue de l’observation, la marge et la marginalité sont constitutives du centre, en l’occurrence celui de l’État mauritanien et de son histoire. Deuxième élément, cette proposition ne résulte pas d’une décision préconçue mais de l’hospitalité accordée à l’auteur dans la capitale, Nouakchott, par une famille de FulaaBe, des Peuls nomades de l’Est du pays. Puis il poursuivit l’enquête au Guidimakha, espace situé entre les Maures Bidân « blancs » de culture arabe hassâniyya et les Noirs du Sud du pays, les Haalpulaaren du fleuve Sénégal et les Soninkés de la vallée du Karakoro à la frontière avec le Sénégal et le Mali. Enfin, troisième élément, sur le plan de la culture, les FulaaBe occupent également une position ambiguë par rapport aux oppositions sédentaires/nomades ou Blancs/Noirs. Or cette dernière a été promue en grille d’intelligibilité des « événements de 1989 » entre le Sénégal et la Mauritanie qui se soldèrent par l’expulsion des Peuls de l’hinterland mauritanien sous leurs diverses dénominations, les FulBe vers le Sénégal et les FulaaBe vers le Mali. Ces derniers, victimes collatérales du conflit restèrent tout aussi invisibles dans la prise en charge humanitaire par rapport aux réfugiés au Sénégal, invisibilité sur laquelle conclut l’auteur. Riccardo Ciavolella décline les ambiguïtés à l’origine de cette invisibilité, la plus évidente étant que leur nomadisme les rapproche des Bidân et les éloigne des Haalpulaaren dont ils partagent néanmoins la langue peule, le pulaar. Ils qualifient eux-mêmes ces derniers de « noirs » (baleeBe) car sédentaires, eux-mêmes se considérant comme des « rouges » (wodeeBe).
26Leur itinéraire avant leur installation en Mauritanie, raconté dans la première partie de l’ouvrage, éclaire leur marginalité à l’égard de l’islam, les FulaaBe restant les derniers « infidèles » et ne se convertissant qu’à partir des années 1950. Car c’est l’islam qui les sépare des Haalpulaaren qui, à l’intérieur de l’imamat du xixe siècle, sédentarisèrent les Peuls riverains « rouges », arguant que le nomadisme empêchait l’apprentissage de l’arabe à l’école coranique, seul moyen de sortir de l’état « d’ignorance de l’islam » ou jâhiliyya. À l’extérieur, les Haalpulaaren et les musulmans des jihâd de la fin du xixe siècle razziaient ceux qui étaient nomades, comme les FulaaBe du Ferlo, au Sud de la vallée du Sénégal.
27Aussi la « pacification » coloniale et la création du Territoire civil de la Mauritanie en 1905 permirent aux FulaaBe de traverser le fleuve Sénégal et de s’installer dans ce qui deviendra le Guidimakha. Cette zone avait été transformé en no man’s land par les razzias des Idaw’ish du Tagant et des Ahl Sîdi Mahmûd de l’Assaba, en particulier la fraction zbeyrât. Enfin, le long du Sénégal et du Karakoro s’égrainaient les villages des marabouts Hel Moodi Nalla qui, étant Haalpulaaren et Bidân, négociaient les rançons des capturés. Au moment de la colonisation, cet espace interstitiel fut comblé par l’installation de deux autres groupes. Dès la fin du siècle, les villages sédentaires des Soninkés de la rive gauche y essaimèrent, selon André Lericollais [1]. Enfin, en 1945, les Zbeyrât de la région de Kayes au Soudan, furent déplacés pour être intégrés au territoire de la Mauritanie à la suite à une décision de l’administration coloniale. Ils entraînèrent à leur suite de nombreux harâtîn sédentaires au statut ambigu, autochtones asservis ou affranchis, également victimes du déni d’islam.
28Loin de la vallée du Sénégal, les FulaaBe cultivèrent une distance à l’égard de l’islam des Haalpulaaren, celui de la confrérie soufie Tijaniyya jusqu’aux années 1940. C’est à ce moment que commença la prédication d’un arabisant, al-Hajj Mahmud Ba, qui ramena du Moyen-Orient un islam sunnite. Il visait à sortir les FulaaBe de leur ignorance (majjere, l’équivalent pulaar de jâhiliyya) en créant un réseau d’écoles Al Fallah qui s’étendit progressivement à toute la sous-région. Cet itinéraire d’islamisation par l’arabisation permettait de se rapprocher des Bidân, mais surtout de retourner contre les Haalpulaaren musulmans (appelés aussi TooroBBe) le « stéréotype de l’ignorance » dont ces derniers les affublaient, au nom du sunnisme opposé au soufisme.
29Mais cette trajectoire subit une première inflexion dans les années 1960 avant d’être mise à mal lors des événements de 1989. Dans les années 1950-1960, à l’époque de Nasser, les étudiants du mouvement Al Fallah furent envoyés poursuivre leur cursus d’arabe à l’université d’Al-Azhar au Caire. Mais stigmatisés en tant que Noirs, ils valorisèrent alors la culture pastorale et le pulaar dans un mouvement qui allait se fondre durant les années 1970, à l’instigation de Kibbel Ali Jallo et de Kane Moodi Nalla dans le mouvement Kawtal, qui ambitionnait de dépasser la distinction entre peuls sédentaires et nomades.
30La singularité du projet des « intellectuels » fulaaBe – faire tenir ensemble nomadisme et arabité – subit une première remise en cause avec la sédentarisation imposée par les sécheresses, surtout celle de 1984 et l’émigration vers Nouakchott. Mais alors que dans le Guidimakha, les FulaaBe nouent des rapports nombreux – dont on aimerait connaître précisément la nature – avec leurs voisins Harâtî, il n’en est pas de même à Nouakchott où se formèrent des quartiers « ethniques », confirmant l’analyse d’Armelle Choplin [2]. Mais ce sont les événements de 1989 qui vont remettre en cause partiellement les liens tissés avec les autres groupes du Guidimakha et de l’Assaba. Dans cette « vendetta entre pays », FulaaBe et FulBe ont été expulsés vers le Mali par des Harâtîn le plus souvent extérieurs à la région.
31Ciavolella a pu observer les changements induits par la politique de décentralisation des années 1990 et la transition démocratique qui s’intercale entre 2005 et la prise de pouvoir du premier président élu, Sidi Ould Cheikh Abdallahi, en 2007. Ces événements vérifient le double paradoxe décliné dans tout le livre : alors que durant les années 1980, l’État mauritanien essayait de contrôler ses marges, c’est au moment des expulsions de 1989 – c’est-à-dire du déni de leur citoyenneté – que les FulaaBe s’inventent une autochtonie. Mais la politisation de l’ethnicité menée par les jeunes notables qui créèrent une association des FulaaBe en 2002 ne peut être confondue avec du tribalisme. La preuve en est que le leader des FulaaBe de Kankossa, qui se présenta en 2006 à l’élection locale, est apparenté aussi bien à ceux-ci qu’aux Harâtîn Zbeyrât. Ainsi, cette anthropologie des marges de l’État, dans le sillage des travaux d’Alice Bellagamba et de Veena Das, permet à l’auteur d’échapper au piège de l’ethnographie multisites et à l’enfermement dans la communauté des FulaaBe, même étirée entre Nouakchott, Le Caire et le Guidimakha.
32Jean Schmitz
MERINO (Mathieu), Déchets et pouvoirs dans les villes africaines. L’action publique de gestion des déchets à Nairobi de 1964 à 2002, Pessac, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 2010, 372 pages
33Mathieu Mérino livre dans cet ouvrage les fruits de son travail de doctorat sur Nairobi. Les déchets sont un objet un peu inattendu en science politique, tant leur gestion semble davantage répondre à des impératifs techniques que politiques. De ce fait, un observateur extérieur peine à imaginer, de prime abord, le lien avec les questions de pouvoir. C’est pourtant bien ce lien qu’explore brillamment l’auteur. Il invite le lecteur à suivre l’évolution – presque la « saga » – de l’émergence de la gestion des déchets sur la scène publique de Nairobi. Alors que, classiquement, la formulation des problèmes publics répond à une demande sociale, ce n’est pas le cas à Nairobi, où ce problème a été construit par les autorités elles-mêmes, bien avant de devenir une question publique.
34L’auteur propose une analyse en trois parties. La première permet de faire une « visite de chantier » (p. 43) de la gestion des déchets à Nairobi et de ses difficultés. Cette partie, plus descriptive que les suivantes, permet de comprendre la réalité « physique » de la question des déchets dans la ville, notamment à travers les volumes concernés, et de prendre la mesure de la complexité du cadre juridique dont dépend cette gestion.
35L’auteur développe dans une deuxième partie un point essentiel de son analyse : le problème public des déchets est un construit des autorités municipales avant d’être une réalité sociale. Mérino propose pour cela une analyse sur un temps relativement long, à partir des années 1960 et de l’autonomisation de Nairobi comme municipalité. C’est une des grandes forces de cet ouvrage que d’avoir cette profondeur historique, qui permet de comprendre finement la « carrière diversifiée d’un problème public » (p. 308), tour à tour mis en avant dans les années 1980, puis « dilué » dans des questions de gestion urbaine générale, pour enfin revenir sur le devant de la scène avec l’émergence du discours environnemental dans les années 2000 (p. 310).
36La troisième partie, centrée sur la décennie 1992-2002, revient sur les points essentiels des questions de gestion urbaine, en particulier à travers la privatisation. L’auteur montre, entre autres, que la privatisation de la collecte des déchets répond à des agendas plus politiques que techniques. Ainsi, la privatisation de la collecte – très lucrative – du centre-ville de Nairobi permet au président Moi de pratiquer un « marchandage politique » (p. 292) et de favoriser certains de ses proches ainsi que certains groupes ethniques à l’approche des élections de 1997.
37La centralisation paradoxale de la gestion des déchets n’empêche pas, au niveau infra-urbain, la multiplication d’initiatives de collecte et de recyclage, en particulier dans les territoires les plus négligés par les autorités locales. On retrouve ici la figure du « courtier en développement », en l’occurrence celle des big men locaux, dont la capacité de mobilisation des ressources – monétaires ou foncières – est essentielle. L’auteur montre bien l’ambivalence des acteurs infra-municipaux, qui dénoncent l’inefficacité de la gestion des déchets tout en s’en nourrissant politiquement et économiquement, à travers des entreprises de recyclage par exemple (p. 307).
38On pourra regretter qu’en se focalisant sur la dimension politique des déchets, l’auteur ait un peu passé sous silence leur dimension symbolique, tel que le rejet culturel qu’ils peuvent susciter, qui influe incontestablement sur la formulation des politiques. D’autre part, s’il nous livre dans l’introduction – et en conclusion – des éléments très intéressants sur les dimensions spatiales de la gestion des déchets, avec en particulier le concept de « contre-fragmentation », cette analyse spatialisée disparaît au fil de l’ouvrage au profit d’une analyse strictement politique.
39Ces limites n’empêchent pas Mathieu Mérino d’analyser avec brio l’État au concret, en dépassant le cadre traditionnel des institutions pour s’intéresser à la décision publique, à sa construction et à ses motivations. Il va sans doute même plus loin : il contribue à mettre en lumière ces dynamiques centrales de la gestion urbaine, très nettes à Nairobi, que sont les luttes factionnelles ou les questions de corruption et à dépasser des oppositions aussi classiques qu’inopérantes, comme celle entre le formel et l’informel (p. 320). Ce faisant, il propose des outils rénovés et une analyse approfondie de la « fluidité » des relations urbaines, pour comprendre l’ensemble des dynamiques de gestion urbaine en Afrique et ailleurs, dont Nairobi est, au-delà du cas particulier, un puissant révélateur.
40Hélène Quénot-Suarez
PIOT (Charles), Nostalgia for the Future. West Africa after the Cold War, Chicago, University of Chicago Press, 2010, 195 pages
41Dans Remotely Global, paru en 1999, Charles Piot montrait comment les Kabré du Nord-Togo avaient élaboré leur ordre social en interaction dynamique avec l’État colonial et postcolonial. Dix ans après, il livre avec Nostalgia for the Future un nouveau petit volume dense et ambitieux. Virevoltant entre Lomé et la campagne kabré, entre religion, politique et parenté, dans un contexte résolument globalisé, il entend éclairer des dynamiques qui sont celles de l’Afrique de l’Ouest dans son ensemble. Il fait le « pari de la rupture » (p. 12), posant que l’ordre postcolonial a été mis à rude épreuve depuis la fin de la Guerre froide : la dictature, mais aussi la famille, l’ordre religieux et les pouvoirs traditionnels ont tremblé sur leurs bases. Piot s’emploie donc à décrire les formes culturelles de ce que Crawford Young appelait en 2002 « la fin de l’État postcolonial ». Il ne s’agit pour lui de rien de moins que de la « mort d’une culture » (p. 163). Il procède en cinq chapitres principaux, qui présentent successivement le cadre politique togolais, le pentecôtisme urbain, la course à l’émigration, la situation religieuse et le discours du « développement » dans le monde rural.
42Parmi les débris du monde ancien, alors que l’État voit sa souveraineté s’effriter, les cadets sociaux réclament leurs droits contre les aînés au nom des droits de l’homme, exigeant par exemple des salaires pour le travail familial ou communautaire ou affirmant leur souci de soi par un travail intensif sur le corps. Ils misent sur la loterie à la Carte verte, sésame vers les États-Unis, construisant à l’occasion une petite industrie des dossiers de candidature, avec constitution de familles fictives. Dans les villes, le pentecôtisme triomphe, en particulier parmi les classes moyennes. Ce mouvement religieux colle à leur sociologie, nourrissant leur critique de l’ordre villageois et même le début d’une critique de l’ordre politique, malgré son conservatisme. Surtout, il obéit à des « raisons affectives et narratives » (p. 72) : l’espoir d’une rencontre transformatrice, le besoin de confiance, une affirmation de vitalité.
43Mais le pentecôtisme affecte aussi les villages kabré, porté par des pasteurs sudistes. Il entretient une relation circulaire avec ce que les villageois perçoivent comme une poussée sorcellaire et qu’ils associent résolument au changement social : maintenant, les sorciers vendent et revendent leurs victimes sur des « marchés nocturnes », ils frappent au moyen de téléphones portables, s’organisent en véritables équipages pour piloter leurs avions magiques. Le pentecôtisme, très minoritaire dans les villages, confirme l’existence de la sorcellerie en prétendant lutter contre elle, mais il est vu lui-même par les villageois comme un repaire de sorciers. En campagne comme en ville, cette nouvelle tendance religieuse porte une virulente critique de la tradition et valide l’affirmation de l’individu : « Je me moque de ce que les gens peuvent dire. Dieu me jugera », affirme un fidèle (p. 105).
44Dans les villages, l’effacement de l’État a laissé place aux ONG qui bousculent les hiérarchies locales en privilégiant certains groupes cibles, les femmes et les jeunes. Surtout, en s’occupant d’un vague « développement humain », les ONG entérinent l’abandon de la fourniture d’infrastructures et de services publics : la situation matérielle des villages kabré n’a quasiment pas changé en vingt ans. Enfin, elles s’enferment dans des attitudes paternalistes et humiliantes, refusant d’admettre que le placement d’enfants n’est pas forcément la même chose que le trafic d’enfants, ou soumettant les villageois au difficile exercice de l’écriture de lettres aux « parrains » occidentaux qu’elles ont trouvés pour leurs enfants. Mais les Kabré eux-mêmes se saisissent du discours du développement, d’abord pour s’accuser eux-mêmes de l’absence de progrès, et incriminer leur africanité. Ils sont aidés en cela par leurs parents établis à Lomé, qui ont acquis un poids décisif au village et contestent son ordre, y compris ses chefs, au nom des normes démocratiques. Ils s’emparent de l’épidémie sorcellaire, qu’ils considèrent comme un problème de développement, et espèrent la résoudre en s’employant à obtenir l’électrification des villages.
45Au final, les villageois ont tout perdu – leurs enfants les quittent et les critiquent, les émigrés les gouvernent, leurs institutions et leur religion s’effondrent. Piot renvoie ici aux commentaires des Comaroff sur le millenial capitalism : dans un moment néolibéral où production et reproduction sont de plus en plus déconnectées, la reproduction sociale est en crise profonde. Ne reste plus qu’une créativité dans les pratiques de la parenté et de l’association : la religion, l’émigration, les ONG. Piot y voit la nostalgie d’un futur perdu et les multiples tentatives, plus ou moins adroites, plus ou moins « désespérées » (p. 77), des Kabré pour « établir leur droit à l’inclusion dans la société globale » (p. 166), et peut-être même « une conception naissante, post-nationale et même globale, de la citoyenneté » (p. 169).
46À la lecture de l’ouvrage, on pourra penser que l’auteur se prononce trop vite, et en s’appuyant sur quelques fragments et quelques histoires, à propos de sujets multiples qui fournissent ailleurs matière à des ouvrages entiers. À cette anthropologie culturelle, ne faudrait-il pas une sociographie plus systématique, qui permettrait de saisir la variété des parcours et des situations et de résoudre la tension de l’auteur entre une célébration de la « révolution culturelle » en cours et de sa créativité et une déploration de ce qu’après Mbembe il appelle l’« abjection » actuelle. Piot dit ainsi bien peu de choses des élites urbanisées qui viennent bousculer l’ordre villageois. Quant à la « petite classe politique ethniquement mixte » (p. 22) qui se presse autour du régime et lui assurerait une assise en dehors de la communauté kabré, il n’y fait qu’une brève allusion. Avec une perspective proche de celle de Piot, les Comaroff n’avaient-ils pas eu besoin des deux gros tomes de Colonization and Consciousness pour rendre compte de la rencontre de la société tswana avec le monde colonial ?
47On s’interrogera également sur les temporalités, dimension centrale de la réflexion de Piot : la monétarisation du travail agricole en pays kabré est-elle vraiment si tardive qu’il le dit ? Le souci du corps, si les techniques en sont aujourd’hui plus globalisées, est-il chose si nouvelle ? Et si les acteurs semblent toujours penser que la sorcellerie est plus grave dans le moment présent, la poussée sorcellaire actuelle est-elle si inédite ? Quant à l’usage que Piot fait de la notion de « crise » (ou de rupture entre ères, epochs), il n’est pas totalement convaincant : s’agit-il d’un pur effet de perception des acteurs (le pentecôtisme, note Piot, est une religion qui fabrique de la crise) ? Ou bien de quelque chose de plus réel, descriptible, voire mesurable ?
48On se demande d’ailleurs si Piot n’a pas fait trop bon marché de la souveraineté des États africains. Après tout, certains d’entre eux ont rebondi dans les années 2000, entre remise en cause du consensus de Washington, remontée des cours des matières premières, intérêt global pour la croissance africaine et retour vers l’État dans le post-11 septembre. Or si Piot évoque sans plus de détail le budget de l’État togolais, « une fraction de ce qu’il était dans les années 1980 » (p. 34), c’est pour négliger sa reprise assez remarquable entre 2001 et 2010, les recettes prévues par les lois de finances passant alors de 155 à 432 milliards de francs CFA et les dépenses prévues de 171 à 499 milliards. L’État n’est donc pas si « vide » (p. 34) que cela. Il a encore du nerf : la période qui a suivi la mort de Gnassingbé Eyadéma, en 2005, a été marquée par une dure répression, dont Piot dit peu de choses. Il documente pourtant lui-même la persistance de l’État, sans en tirer de conclusion. Ainsi, quand des candidats à l’émigration qui se sont vus refuser leur visa pour les États-Unis protestent devant l’ambassade par la prière (admirable manière de « parler la langue » de la société américaine, par ailleurs), ce sont bien les forces de l’ordre qui les chassent. Peut-être par fidélité envers les humbles parmi les Kabré qu’il fréquente depuis vingt ans, Piot va-t-il un cran trop loin dans son rejet des critiques standard du régime, dans sa relativisation de l’importance du clivage Nord/Sud ou du pouvoir des Eyadéma…
49Aussi, suivant l’usage actuel de l’anthropologie américaine, Piot dresse face à une société kabré qui se fragmente et s’individualise une sorte de quasi-personnage, le « néo-libéralisme », figure censée caractériser l’ère nouvelle, sans rendre compte de ses tensions ou indécisions internes. Pourquoi, par exemple, le néo-libéralisme s’insurge-t-il contre la traite des enfants et des jeunes, qu’il pourrait voir comme une mise en mouvement de travailleurs libres ? Surtout, à faire du néo-libéralisme une force toujours extérieure, toujours étrangère, Piot risque l’essentialisme. Il semble se faire violence pour admettre que les acteurs africains peuvent se saisir de ce qu’il appelle néo-libéralisme, y croire et « affirmer leur agencéité en s’immergeant dans l’altérité occidentale » (p. 162).
50Ne serait-ce que parce qu’il parle du Togo, pays peu étudié, le travail de Piot est très bienvenu. Mais au-delà du cercle des spécialistes du Togo, il est impossible de n’être pas impressionné par l’ambition de Piot et par sa capacité à relier des questions apparemment si diverses, à sentir leurs résonances. Son hypothèse d’une rupture radicale dans les ordres sociaux en Afrique de l’Ouest aide et oblige à penser. Sa sensibilité aux ambiguïtés du jeu social, sa réflexivité anti-orientaliste, son empathie pour les personnes à propos desquelles il écrit, son attention aux dimensions affectives du monde social, son goût des « histoires » (p. 18) et des fragments qui, en dernière analyse, sont toujours la base des sciences sociales, ses références théoriques variées et stimulantes enfin, tout cela se combine dans un ouvrage dont profiteront bien des lecteurs aux intérêts variés.
51Vincent Foucher