Couverture de POLAF_121

Article de revue

« Avant on tenait le mur, maintenant on tient le quartier ! »

Germes d'un passage au politique de jeunes hommes de quartiers populaires lors du moment révolutionnaire à Tunis

Pages 53 à 67

Notes

  • [1]
    Les remarques méthodologiques de Michel Dobry sont ici toujours d’actualité. Il s’agit, sans exceptionnalisme, de rendre compte des logiques de situation de cette « conjoncture fluide » que connaît la société politique tunisienne. Voir M. Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la FNSP, 1986.
  • [2]
    Les principales actions collectives protestataires en Tunisie n’ont pas provoqué de changement de régime. Depuis l’indépendance, la grève générale de janvier 1978, les « révoltes du pain » de 1984 et les protestations de Gafsa en 2008 ne se sont pas traduites, comme en 2011, par le départ du président. Voir I. Ben Dhiaf,« Chronique politique : Tunisie », Annuaire de l’Afrique du Nord, Paris, Éditions du CNRS, 1979, p. 411-432 ; O. Lamloum, « Janvier 84 en Tunisie ou le symbole d’une transition », in D. Le Saout et M. Rollinde (dir.), Émeutes et mouvements sociaux au Maghreb, Paris, Karthala, 1999, p. 231-241 ; M. Lahmar et A. Zghal, « “La révolte du pain” et la crise du modèle du parti unique », in M. Ben Romdhane (dir.), Tunisie : mouvements sociaux et modernité, Dakar, Codesria, 1997, p. 151-192 ; A. Allal, « Réformes néolibérales, clientélismes et protestations en situation autoritaire. Les mouvements contestataires dans le bassin minier de Gafsa (2008) », Politique africaine, n° 117, mars 2010, p. 107-126 ; L. Chouikha et É. Gobe,« La Tunisie entre la “révolte du bassin minier de Gafsa” et l’échéance électorale de 2009 », L’Année du Maghreb, n° 5, 2009, p. 387-420. Pour une analyse des engagements contestataires en Tunisie, voir M.-B. Ayari, S’engager en régime autoritaire. Gauchistes et islamistes dans la Tunisie indépendante, thèse de doctorat de science politique, Université Aix-Marseille iii, 2009.
  • [3]
    A. Allal, thèse de doctorat en science politique, en cours, IEP d’Aix-en-Provence.
  • [4]
    Il paraît important d’éviter les pièges des questionnements en termes de politisation/dépolitisation. Michel Camau rappelle les difficultés théoriques que pose l’utilisation de cette notion relevant de traditions conceptuelles multiples. Voir M. Camau, « Politisation, dépolitisation, repolitisation… Un survol du “triangle des Bermudes” ? », communication au séminaire annuel du Centre de science politique comparative, IEP d’Aix en Provence, 9 décembre 2005.
  • [5]
    Les « jeunes » renvoient à des réalités sociales différentes et, ainsi que Pierre Bourdieu nous y invite, il est utile de préciser ce que masque « la jeunesse ». Voir P. Bourdieu, « “La jeunesse n’est qu’un mot”. Entretien avec Anne-Marie Métailié », in P. Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984, p. 143-154.
  • [6]
    Pour des approfondissements, voir les travaux de Mounia Bennani-Chraïbi, notamment M. Bennani-Chraïbi et I. Farag (dir.), Jeunesses des sociétés arabes. Par-delà les promesses et les menaces, Le Caire/Paris, Cedej/Aux lieux d’être, 2007. Pour une analyse récente à partir du cas marocain, voir A. Bendella et M. Jeghllaly, « La “jeunesse” au Maroc : valeur, compétence et implication politiques », in J.-C. Santucci et M. Tozy (dir.), Le Maroc après Hassan ii. Le réformisme en question, Paris, Karthala, à paraître.
  • [7]
    Voir, pour ces données ainsi que celles qui suivent dans ce paragraphe : Banque mondiale, Stratégie de coopération. République tunisienne-Banque mondiale, 2004-2005, Washington, 2004 ; B. Hibou, La Force de l’obéissance. Économie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte, 2006, p. 232 et suiv.
  • [8]
    Ainsi qu’y invitaient Filip De Boeck et Alcinda Honwana dans « Faire et défaire la société : enfants, jeunes et politique en Afrique », Politique africaine, n° 80, décembre 2000, p. 6.
  • [9]
    Dans les entretiens, l’univers de référence est celui des jeux de la catégorie « First person shooter » (comme Counter-Strike) auxquels ces jeunes jouent habituellement dans les nombreuses petites échoppes qui vendent l’heure de jeu.
  • [10]
    Au-delà du contexte de ces quartiers de Tunis, l’autonomie des jeunes est de plus en plus importante. Jean et John Comaroff l’expliquent notamment par leur relative marginalisation du monde normatif du travail et du salariat dans le contexte global de diffusion du capitalisme néolibéral. Voir J. Comaroff et J. Comaroff, « Réflexions sur la jeunesse : du passé à la postcolonie », Politique africaine, n° 80, décembre 2000, p. 90-110.
  • [11]
    Le football est une arène de pouvoir. En Tunisie, le surinvestissement politique du milieu du football, notamment par la famille de Ben Ali, est une composante du régime autoritaire. Simultanément, le stade est une arène de mobilisation et d’expression critique. Voir F. Moroy, « Football et politique : le derby tunisois Espérance sportive de Tunis – Club africain », mémoire de DEA de science politique, IEP d’Aix-en-Provence, 1997.
  • [12]
    L’Étoile sportive du Sahel, de la ville de Sousse, est l’un des grands clubs de football en Tunisie. Elle est honnie à Tunis, en particulier à Bab Jdid, bastion du Club africain, l’une des principales équipes de la capitale.
  • [13]
    C. Toulabor, « L’énonciation du pouvoir et de la richesse chez les jeunes “conjoncturés” de Lomé (Togo) », in J.-F. Bayart, A. Mbembe et C. Toulabor, Le Politique par le bas en Afrique noire, Paris, Karthala, 2008 [1992], p. 115-126.
  • [14]
    J.-F. Médard,« Le rapport de clientèle : du phénomène social à l’analyse politique », Revue française de science politique, vol. 26, n° 1, 1976, p. 103-131. Pour une analyse de référence à partir du cas de la Corse, voir J.-L. Briquet, La Tradition en mouvement. Clientélisme et politique en Corse, Paris, Belin, 1997. Voir également J.-L. Briquet et F. Sawicki (dir.), Le Clientélisme politique dans les sociétés contemporaines, Paris, PUF, 1998.
  • [15]
    La situation autoritaire, rappelons-le, n’est pas une situation d’apathie politique. Voir par exemple le dossier récent coordonné par M. Aït-Aoudia, M. Bennani-Chraïbi et J.-G. Contamin, «La politisation des individus» Critique internationale, n° 50, 2011, et en particulier, pour le contexte marocain, M. Bennani-Chraïbi, « Jeux de miroir de la “politisation” : les acteurs associatifs de quartier à Casablanca », p. 55-71 ; F. Vairel et L. Zaki, « Politisation sous contrainte et politisation de la contrainte : outsiders politiques et outsiders de la ville au Maroc », p. 91-108.
  • [16]
    Selon l’expression de Cesare Mattina, « Mutations des ressources clientélaires et construction des notabilités politiques à Marseille (1970-1990) », Politix, vol. 17, n° 67, 2004, p. 129-155.
  • [17]
    Grâce à son collègue, également jeune agent de crédit, il est introduit dans les organisations de jeunesse du RCD. Il participe ainsi à deux réunions à Tunis de la Jeunesse constitutionnelle démocratique (JCD).
  • [18]
    O. Feynerol, « Pouvoir local, pouvoir sur le local. Les agents du parti entre État et territoires », in A. Hénia (dir.), Être notable au Maghreb. Dynamiques des configurations notabiliaires, Tunis/Paris, IRMC/Maisonneuve et Larose, 2006, p. 327-359.
  • [19]
    Entretien avec l’un des jeunes mobilisés de Hammam Lif, janvier 2011.
  • [20]
    J.-F. Bayart, « L’énonciation du politique », Revue française de science politique, vol. 35, n° 3, 1985, p. 343-373.
  • [21]
    M. Camau et V. Geisser, Le Syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.
  • [22]
    B. Hibou, La Force de l’obéissance…, op. cit., et sa préface à l’édition anglaise : The Force of Obedience. The Political Economy of Repression in Tunisia, Londres, Polity Press, à paraître.

1Les changements politiques à l’œuvre en Tunisie sont spectaculaires à plus d’un titre. Le « moment révolutionnaire » en cours est un formidable catalyseur de représentations et de pratiques politiques, que l’analyse doit prendre en considération. Pour autant, il faut se garder de « l’illusion de nouveauté » et s’interroger sur les pesanteurs de l’histoire [1]. C’est en suivant ces mises en garde que nous posons la question de l’existence de germes d’un passage au politique au sein des nouvelles générations, particulièrement visibles dans les mouvements protestataires au cours de la période s’étendant de la mi-décembre 2010 à la mi-janvier 2011 qui a été couronnée par la fuite de l’ancien président Ben Ali. Le moment révolutionnaire, séquence historique courte retenue pour cette analyse, n’est pas synonyme de révolution [2]. Il est en effet trop tôt pour qualifier le soulèvement populaire qu’a connu la Tunisie de « révolution » ou de « transition démocratique ». Il s’agit ici d’interpréter les pratiques observées sans prospective, sans anticiper sur le devenir de ces expériences.

2Ce sont les pratiques de jeunes hommes, majoritaires dans la rue pendant cette période, en particulier la nuit, qui sont ici analysées. Le matériau principal de cet article est issu d’une observation participante réalisée durant deux semaines, en janvier 2011, dans deux quartiers populaires : Echaabia (« la populaire ») dans la ville de Hammam Lif,à une quinzaine de kilomètres au sud du centre-ville de Tunis, et Bab Jdid, dans la médina de Tunis. Des entretiens ont complété l’observation. Ils ont été effectués avec les personnes mobilisées dans le mouvement protestataire et agissant dans leur quartier, mais aussi avec des familles, des parents et d’autres personnes moins visibles dans le quartier, surtout le soir.

3Ces données empiriques sont étudiées à l’aune d’autres terrains, effectués depuis 2006, et des analyses qui en ont été tirées dans le cadre d’une thèse de doctorat en sociologie politique [3]. Ce matériau sur le « rapport au politique » [4] des jeunes permet de rendre compte des « nouvelles » représentations et pratiques politiques en les mettant en perspective avec des réalités plus anciennes en situation autoritaire. Les« jeunes » [5] qui font l’objet de cet article sont les « garçons du quartier » (ouled el houma), qui ne peuvent être réduits à une catégorie sociologique uniforme [6]. S’ils appartiennent aux couches populaires, leur âge varie de l’adolescence à la trentaine ; ils se considèrent eux-mêmes comme jeunes et sont considérés comme tels par les autres ; ils sont célibataires, n’ont souvent pas de travail « stable » et habitent pour la plupart dans la maisonnée familiale. Autre trait commun d’importance, ils n’appartiennent à aucune organisation politique et surtout pas au parti hégémonique, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD). En cela, ils sont assez représentatifs de nombre de jeunes tunisiens, en ce qu’ils sont en situation de marginalité, aussi bien politique que sociale. Extrêmement sensibles, les données sur cette population étaient peu accessibles jusqu’au 14 janvier 2011, mais certaines d’entre elles étaient déjà publiques. En 2004, les jeunes auraient représenté plus des trois quarts des chômeurs [7]. Le taux de chômage des 15-17 ans aurait été de près de 40% et celui des 20-24 ans de 30 %. De même, en l’absence de données sur le politique, il était reconnu que les jeunes n’adhéraient pas au parti ou à ses organisations de jeunesse et que le taux d’adhésion des jeunes aux associations ne s’élevait qu’à 2 %. Bien entendu, ces données agrégatives écrasent la complexité de la catégorie « jeunes » et la multiplicité des conditions sociales dans lesquelles ils vivent ; il va de soi que les jeunes d’une capitale de région agricole comme Sidi Bouzid ne sont pas les jeunes de Carthage, et que ni les uns ni les autres ne peuvent être assimilés à ceux que j’ai pu observer à Tunis et dans ses environs non huppés.

4Pour comprendre la révolte en cours, ces « jeunes » peuvent être considérés « non seulement comme des êtres en devenir ou des proto-adultes, mais surtout comme des êtres au présent et des agents sociaux à la présence propre [8] » : leur situation de marginalité sociale et politique est une caractéristique centrale des raisons d’être de leur mobilisation.

5« Prendre le quartier »à la police est l’ambition première des jeunes au cours du moment révolutionnaire. Après les luttes contre les forces de l’ordre, ces jeunes ont occupé de façon significative l’espace public, assuré l’ordre public et tenté de se positionner comme une alternative aux responsables politiques. Cette position et ces postures nouvelles dans l’espace public portent les germes d’un passage au politique. Pour autant, les relations socio-économiques et politiques dans ces quartiers populaires sont complexes. Les registres de dénonciation que convoquent ces jeunes ne sont pas eschatologiques, et leur critique acerbe des modalités concrètes de la redistribution ne fait pas forcément table rase des pratiques antérieures. C’est cette ambivalence des pratiques sociales et politiques émergentes mais aussi du moment révolutionnaire que nous voudrions restituer, à travers l’analyse du processus d’affirmation des jeunes dans l’espace public.

La « prise » du quartier

6À Hammam Lif comme à Bab Jdid, les jeunes protagonistes du mouvement de protestation qui s’est développé dans la capitale les jours ayant précédé la fuite de Ben Ali ont acquis un nouveau statut. Ils ont adopté de nouvelles postures d’engagement dans la vie du quartier. Leur réputation se transforme, tout comme leurs façons de se comporter vis-à-vis des adultes, parents, voisins et commerçants du quartier. À Echaabia (dans la commune de Hammam Lif), la veuve âgée qui habite au coin de la rue donnant sur la plage, jadis gênée par ces « traînards » qu’elle n’hésitait pas à réprimander la nuit parce qu’ils veillaient jusqu’au petit matin sous sa fenêtre en faisant du bruit, s’exclame de son balcon « Wallaw Rajjala ! » (« Ils sont devenus de vrais hommes ! »). Le boulanger du quartier offre du pain de sa première fournée pour« récompenser ces jeunes ». Il me confie :« de voyous, ils se sont transformés en protecteurs ». Les groupes de jeunes ne cessent eux-mêmes de répéter, comme pour s’en convaincre : « Harrarna el Bled ! » (« On a libéré le pays ! »). Ces représentations sont peut-être éphémères mais elles permettent à ces jeunes d’occuper une position différente dans le quartier. Le récit ethnographique qui suit montre leur visibilité accrue dans l’espace public et leur mobilisation contre un ordre public qui s’effondre notamment sous l’effet de leur action.

L’épreuve du feu

7Les derniers jours avant la fuite du président sont décisifs. Les affrontements avec la police sont importants et dramatiques dans la capitale. Ce sont, tout d’abord, les plus jeunes, qui n’ont parfois qu’une quinzaine d’années, qui sont les plus prompts à combattre les policiers et à braver le couvre-feu. À Bab Jdid, mimant les prouesses de leurs héros virtuels, ils luttent comme dans un jeu vidéo [9]. Ils organisent la résistance pour éviter que la police s’introduise dans leur quartier. Dans les petites rues de la médina, dans un espace semiprivatif, les plus âgés sont installés devant leur porte, parfois au coin des rues, pour s’informer de la situation : « d’où sont partis les coups de feu ? » ; « c’était une balle ou une lacrymo ? ». Sur les terrasses, les adultes suivent les échauffourées d’un œil angoissé mais ne se mêlent pas aux affrontements. Très rarement, une mère s’aventure dans la nuit pour tenter de ramener ses enfants à la maison. L’autonomie de ces jeunes dans le quartier n’est pas nouvelle, mais elle prend une forme plus importante au cours de ces veillées [10].

8Les jeunes affirment vouloir « bloquer » la police, « ne pas la laisser monter », et veulent éviter « coûte que coûte » qu’elle ne « prenne le quartier ». Ils n’hésitent pas à répondre avec violence aux incursions policières. Les stratégies de résistance sont multiples. Les jeunes hommes s’élancent dans des courses de diversion dans les rues adjacentes. Ils lancent des pierres, parfois même des bouteilles de gaz, depuis les terrasses ou même depuis le toit de la porte Bab Jdid, entrée de la muraille qui borde la médina. Les policiers répliquent avec des bombes lacrymogènes et tirent parfois à balles réelles. La multiplication des victimes civiles n’entame pas la détermination des jeunes hommes, qui poursuivent leur résistance nocturne et parviennent à faire reculer la police.

9Cette confrontation avec la police n’est pas une première. Si, dans leur rapport au virtuel à travers les jeux vidéo, ces jeunes puisent une représentation insouciante de la violence, ils ont aussi déjà connu concrètement de telles hostilités – notamment lors des matchs de football, au cours desquels ils se sont engagés dans des batailles rangées contre les forces de l’ordre [11]. Ce « passif » que les jeunes convoquent dans leur récit s’avère en réalité être un « actif » : l’expérience pratique des charges et des tactiques policières est mobilisée pour se préparer et se protéger. Elle s’exprime à travers des affirmations comme : « ils n’entreront jamais par la rue Tourbet el Bey, on les a déjà eus là-bas lors du dernier match contre l’Étoile [12], l’année dernière ». Le face-à-face avec les policiers n’est pas nouveau et certains jeunes connaissent les policiers par leur nom ou leurs« caractéristiques » : « Celui-là est un sadique, s’il te coince tu passes la pire heure de ta vie ! ». Les scènes de combat sont filmées et, dès le lendemain matin, les vidéos circulent sur les portables. Chacun veut sa vidéo. En être, c’est être filmé en action ! Très vite, les jeunes s’affirment dans le quartier. Alors que les cortèges mortuaires sont habituellement guidés par des adultes, les marches funèbres du moment révolutionnaire sont composées de jeunes. Si ces cortèges semblent chaotiques dans leur organisation – les jeunes portent le défunt à même leurs épaules ou le promènent en scooter dans les rues du centre-ville –, ils permettent aux jeunes de rendre visible la violence de la répression, de crier leur tristesse et, surtout, de dénoncer la « responsabilité de Ben Ali ou du RCD ».

10La prise du quartier est définitive après la nuit du 14 janvier. Dans les deux quartiers étudiés, les jeunes se déploient et s’installent de manière ostentatoire aux coins des rues, ne craignant plus d’être délogés par les forces de l’ordre. Dès le lendemain de la fuite de Ben Ali, le rapport de forces s’inverse. Les policiers fuient, les militants des cellules du parti hégémonique et des comités de quartier sont invisibles, les jeunes s’emparent de l’espace public et assurent l’ordre public. À Hammam Lif, le commissariat est vidé de ses occupants. Symbole de la peur et des humiliations quotidiennes pour bon nombre de ces jeunes, le local est brûlé. À Bab Jazira, le commissariat est fermé. Le local d’où les policiers partaient pour tenter d’entrer à Bab Jdid est abandonné. Les cellules du parti sont également délaissées, leurs murs tagués de « RCD dégage ! ». Parmi bien d’autres, les archives de la cellule du quartier Echaabia sont brûlées dans la rue. Autour du feu, une explosion de rire : « c’est fini, il n’y a plus de dossiers sur les gens ! ». Les jeunes piétinent avec acharnement les papiers et les cendres tandis que l’un d’eux crie : « tout peut recommencer ! ». L’affirmation, jugée naïve, fait redoubler de rire ses amis.

11Dès la nuit du 15 janvier, les jeunes du quartier vérifient les identités des conducteurs et des piétons qui veulent traverser leur quartier. Ce quadrillage touche également les policiers. Une voiture banalisée passe à Bab Jdid avec des policiers à son bord ; ils sont « contrôlés ». On leur demande avec courtoisie, comme pour donner l’exemple, de présenter leurs papiers d’identité et d’ouvrir le coffre du véhicule pour vérifier qu’ils ne transportent pas d’armes. Le geste totalement improbable vingt-quatre heures auparavant devient banal. Les policiers obtempèrent et déclinent leur identité sans protester. La maîtrise et la gestion du quartier se calquent sur la matrice des pratiques policières qui y avaient cours, la politesse en plus.« La peur a changé de camp » est devenu un slogan scandé avec joie.

« Quadriller le quartier à la place du parti et de la police »

12Le lendemain de la fuite de Ben Ali, les plus jeunes glosent sans tabou sur le départ du dictateur. Des comités de sécurité se forment partout dans le pays. À chaque rue, un rassemblement de jeunes hommes armés de bâtons, de couteaux de cuisine et d’autres armes de fortune dresse des barrages. Leur objectif immédiat est de dissuader les pillards et les milichates (les milices). Pendant ces journées, les rumeurs sur les « clans » mafieux liés au pouvoir de Ben Ali et à sa famille font rage : des membres corrompus du parti, des policiers et des trafiquants adopteraient la stratégie de la terre brûlée.« Ils tirent sur les gens en roulant dans une ambulance ! » répète-t-on. La plupart de ces rumeurs ne sont pas vérifiables, mais elles permettent aux jeunes « révolutionnaires » de se donner une compréhension de ce qui se passe et d’assurer leur nouvelle position de protecteurs, de garants de l’ordre public. Ces dangers plus ou moins réels, souvent plus fantasmés que tangibles, sont une façon de pallier le manque d’informations fiables et ils autorisent l’occupation de l’espace public et la constitution de comités de vigilance.

13Ces groupes de jeunes du quartier– tous des garçons – ne sont pas nés du soulèvement de décembre 2010. Ces jeunes se fréquentent en effet de longue date. À Echaabia, ils se retrouvent assez souvent au coin de la rue ; ils conversent en été, parfois jusqu’au petit matin. La configuration du quartier de Bab Jdid est différente mais, là aussi, les jeunes se connaissent et partagent différentes activités « de rue ». Le moment révolutionnaire ne fait que mobiliser des réseaux d’interconnaissance et activer des répertoires de savoir-faire et savoir-être du quartier. Comme à l’accoutumée, les rues et dédales de la médina, les coins et recoins de la plage, les digues de Hammam Lif sont investis, mais le but est nouveau : il s’agit désormais non pas de « passer le temps », mais de combattre les forces de l’ordre et les mafieux du parti. La désignation de ces ennemis communs permet de transcender les inimitiés habituelles entre quartiers. Un échange à Hammam Lif le souligne :

14

« On ne va quand même pas demander de l’aide à ceux de Houmet Essaboun [un quartier «ennemi »]!
– Si, il le faut, je connais d’ailleurs un gars de leur quartier qui est fiable ».

15C’est ainsi qu’une connexion par téléphone entre deux groupes de« vigilants » est rendue possible, permettant aux uns et aux autres de traverser leurs quartiers respectifs et de s’appeler régulièrement pour se tenir au courant de la situation. Les habitants des deux quartiers anciennement « rivaux » acceptent désormais de partager un intérêt commun et d’éponger leurs différends : « Nous sommes tous Tunisiens, plus la peine de nous diviser ». Cette valorisation du consensus emprunte d’ailleurs beaucoup aux discours des acteurs politiques en ce temps de concorde politique.

16Ce ne sont pas les militaires mais bien les comités de vigilance qui tiennent ces quartiers où le couvre-feu n’est pas respecté. Très vite, un code d’entente avec l’armée se met en place : les jeunes fabriquent un drapeau blanc avec un tee-shirt et l’agitent lorsqu’un hélicoptère militaire survole leur position. Traverser les quartiers de Hammam Lif au milieu de la nuit est possible pour quiconque connaît un jeune dans chaque hameau. Dans le cas contraire, piétiner un portrait de Ben Ali, et donc manifester publiquement son ralliement à la même cause, constitue un laissez-passer. Les communiqués du gouvernement et de l’état-major de l’armée, diffusés à la télévision, ordonnant à tout le monde de rentrer chez soi et de respecter le couvre-feu, ne sont pas suivis d’effets. La résistance est grande à se laisser refouler dans l’espace privé. Un jeune du quartier explique : « les numéros d’appels d’urgence fournis par l’armée ne fonctionnent pas, on ne fait pas confiance ! ». Ce sont deux conceptions de l’ordre public qui s’affrontent.

17Au cours des journées, de multiples « projets » sont discutés et réalisés. Le principal consiste à établir des listes de« mafieux », de gens ayant trempé dans les divers trafics, de membres du parti, de mouchards (qaoueda), de policiers corrompus, bref de tous ceux qui, à l’instar des Trabelsi,« ont grossi de façon spectaculaire, grâce aux affaires ». Comme pour appartenir à ce nouveau monde qui s’ouvre à eux, les jeunes se raccrochent au registre le plus facile à utiliser : celui de la dénonciation publique. La constitution de listes, que l’on diffuse largement sur Internet, confère à l’action des jeunes une marque de professionnalisme et de sérieux.

18Mais le maintien de l’ordre public ne passe pas seulement par la sécurité et la dénonciation publique. Très vite également, à Bab Jdid comme à Hammam Lif, les jeunes s’organisent pour le ramassage des poubelles. À Hammam Lif, le local municipal déserté par ses agents, contenant brouettes et pelles, voit sa serrure fracturée. On se divise les secteurs pour la tâche de ramassage, parfois de façon maladroite lorsque, ne sachant que faire des ordures, après avoir essayé de les brûler, les jeunes les jettent à la mer. Toutefois, ces jeunes agissent toujours avec un souci de « légitimité », endossant une mission de salubrité, démontrant leur bonne foi et leur dévouement à la cause publique. Ainsi, à Hammam Lif, les jeunes hommes cadenassent les brouettes à un croisement de rue, à côté des bennes à ordures : ils entendent explicitement montrer que « c’est à tout le monde, pour le bien de tous ». Il y a dans les gestes de ces jeunes balayeurs une manifestation de moralité, voire de probité.

19Le passage dans le monde des adultes et la transgression de la relation hiérarchique entre les jeunes et leurs aînés caractérisent également ce moment révolutionnaire. Ces générations désormais visibles veulent mettre un terme au complexe paternaliste. Les actions pour faire reculer les « mentalités autoritaires » se multiplient. Les jeunes exigent reconnaissance et gratitude de la part des adultes et attendent, par exemple, d’être salués par ces derniers. On persifle : « Regarde-le celui-là, avec sa veste en cuir noir, ses lunettes de soleil Ray-Ban et sa moustache ! », s’exclame l’un d’entre eux au passage d’un homme d’une quarantaine d’années, jugé méprisant parce qu’il n’a pas répondu au salut des jeunes vigilants de Hammam Lif. « Qu’il dise bonjour, ou on lui rase la moustache ! », s’exclame alors un jeune avec humour. Ce mot d’esprit est ensuite repris pour slogan : « il faut leur raser les moustaches ! », scandent les jeunes, comme pour balayer les rapports hiérarchiques et contester la figure de l’autorité paternaliste.

« Ce qui est politisé n’est plus mité » !

20Que représente ce moment d’euphorie, d’inversion des rapports sociaux comme des rapports politiques ? Assiste-t-on à un élargissement du champ des possibles et cette évolution est-elle durable ? Il est évidemment trop tôt pour le dire mais certains éléments permettent de poser le décor qui est en train de se construire. Certes, certains de ces jeunes hommes, à Bab Jdid comme à Hammam Lif, expriment une conscience explicite de la nécessité d’entrer en politique. Sur la lancée de leur visibilité nouvelle, ils font du porte-à-porte, tels des candidats en campagne, et s’enquièrent auprès des riverains des problèmes rencontrés dans le quartier. Interrogés sur ce qu’ils font, ils ont des réponses éloquentes : « on ne se laissera plus guider par d’autres, c’est à nous de prendre les responsabilités, il faut faire des listes des dysfonctionnements ». À Hammam Lif, certains vont chercher les organisations politiques d’opposition, comme ce matin du 16 janvier, lorsqu’un groupe de six jeunes hommes discute de l’avenir. Cherchant une alternative au RCD, ils se demandent : « Où est le siège du parti de Chebbi, tu sais celui qui passe à Al Jazeera avec ses grosses lunettes ? » – description d’un personnage qui correspond davantage à Moncef Marzouki, un autre leader de l’opposition en exil. Ces jeunes confondent les figures de l’opposition et leurs partis.

21Ils découvrent peu à peu qu’aucun de ces partis n’a ouvert de structure locale dans leur ville.

22Alors, peut-on parler de passage au politique ? Il serait présomptueux de tirer des conclusions à partir de ces seules observations mais il reste que, si l’on reprend en creux les facteurs explicatifs du passage au politique retenus par Comi Toulabor à propos des jeunes « conjoncturés » dans le Togo d’Eyadema [13], la situation tunisienne actuelle est peu ambiguë. La peur du régime a disparu ; la relation aîné-cadet est bouleversée, voire transgressée ; le rapport à l’argent se transforme et les jeunes critiquent ouvertement l’enrichissement prédateur des familles de Ben Ali et de leurs « équivalents » locaux ; la notion populaire de destin est bafouée par l’euphorie de la prise du quartier ; le fatalisme hitiste (du mur) est surmonté. Au cours de ce moment révolutionnaire, les jeunes s’affirment comme les principaux protagonistes de l’espace public du quartier.

23Pourtant, il importe d’aller au-delà de cette première analyse pour tenter de mieux comprendre les évolutions en cours. Un retour sur des expériences passées permet de voir que les conditions et relations socio-économiques dans les quartiers populaires sont liées à des rapports clientélaires complexes qui structurent le champ des pouvoirs locaux [14]. Dans ces configurations, l’accès à l’emploi et à un revenu forme le cœur de ces rapports sociaux et politiques.

24Dans les enquêtes réalisées depuis 2006 dans le cadre d’une thèse sur les politiques de développement dans les quartiers paupérisés de Gafsa, dans le sud-ouest tunisien, une expression revenait souvent : « Mssayssa Mssawssa » (« ce qui est politisé est mité »). Discrètement et en privé, les interviewés manifestaient ainsi leur indignation face au régime autoritaire et liberticide. Par cette formule, ils confiaient leur contestation du jeu politique, de ses combines et de ses manigances, « qui ne concernent pas les honnêtes citoyens ». Simultanément cette expression venait interdire ou freiner la propension à poser des questions « politiques ». Ainsi, « Mssayssa Mssawssa » était à la fois un rappel des lignes rouges à ne pas franchir, des sujets interdits et tabous en situation autoritaire et une dénonciation larvée des pratiques politiques en cours [15].

25Riadh, un jeune homme de 28 ans interviewé à plusieurs reprises à Gafsa, a recours à cette expression comme à un mot joker, brandi avec humour pour esquiver une question gênante. Fils de berger, il a grandi dans la région pauvre de Redeyef, dans le bassin minier de Gafsa. Seul enfant de sa famille à avoir étudié à l’université, il est agent de micro-crédit pour une organisation « caritative », activité grâce à laquelle il perçoit un bon salaire. Sa situation confortable est rare dans une région minée par un chômage important. Le 16 janvier 2011, m’appelant au téléphone après de longs mois sans nouvelles, Riadh m’annonce avec enthousiasme : « Mssayssa Maaadech Mssawssa ! » (« Ce qui est politisé n’est plus mité ! »). Riadh, ce jeune homme docile, selon ses propres dires, qui confiait avoir « peur pour sa famille » et se pliait à l’obligation de « rentrer dans les rangs », serait-il porté par le même élan libérateur que les jeunes de Hammam Lif et de Bab Jdid ? Lui qui honnissait tout ce qui pouvait se rapporter au « politique », serait-il, comme d’autres jeunes, sorti de la stupeur des années Ben Ali ? Contrairement à ce que laisse présager cet échange téléphonique, la réalité du rapport au politique de Riadh ne se réduit pas au passage d’un état « dépolitisé » à une « politisation » en gestation. À trop se focaliser sur les discours exprimés au cours de ce moment révolutionnaire, on risque de se perdre dans le torrent cathartique où beaucoup de voix se font entendre. Il faut tenter de décrypter ce qui se passe au-delà des mots, faire l’effort de recontextualiser ces discours enthousiastes par rapport à des pratiques sociales. L’histoire du rapport au politique de Riadh est beaucoup plus complexe que le passage d’un « apolitisme » maîtrisé à une « politisation révolutionnaire ». C’est dans les relations professionnelles de Riadh que l’on trouve des indications sur le sens de son rapport au politique.

26Après avoir obtenu une licence d’économie à l’université de Tunis et effectué un stage au siège de l’agence de micro-crédit, situé dans la capitale, le jeune homme revient à Gafsa, sa région d’origine, et débute son métier d’agent de micro-crédit. À 25 ans, il sillonne la ville et atteint rapidement de très bonnes performances grâce à sa connaissance intime des quartiers populaires de la ville. Il multiplie les « dossiers » de micro-entreprises et est bien noté par la direction. Au bout de quelques mois, cette trajectoire ascendante est toutefois perturbée. Riadh tombe sur un os : un potentat local d’un important quartier populaire de la ville exige des micro-crédits sans garantie. Ce notable se réserve le droit de distribuer l’argent du micro-crédit à des gens de son choix et de conditionner ainsi« l’entrée » dans le quartier– véritable« territoire de notabilité » [16] – par un clientélisme affiché. Chef d’un clan appartenant à un groupe tribal implanté dans le quartier, il est à la tête d’un réseau contrôlant plusieurs cellules du parti dans cette partie de la ville. Après maintes tentatives infructueuses de faire son travail sans être ponctionné par le prédateur, Riadh se résout à suivre les conseils d’un collègue. Il prend la carte du RCD et « participe froidement », selon ses dires, aux réunions du parti au niveau régional et parfois national [17]. Cette fréquentation lui permet de se prémunir contre la prédation des big men du quartier. Désormais, la négociation est plus équilibrée : en échange d’un dossier « gratuit » de temps à autre, Riadh peut continuer son travail dans cette zone de la ville.

27Les péripéties de Riadh témoignent, à un niveau plus général, de la complexité des enjeux sociaux, économiques et politiques des quartiers populaires. Investi par des groupes différents de la population locale, le RCD assurait des fonctions administratives et redistributives. Le RCD était en effet protéiforme [18]. Dans le cas du quartier populaire de Gafsa où Riadh opère, il est peu probable que la redistribution clientéliste et prédatrice du potentat local vers son groupe communautaire disparaisse spontanément avec la fuite du dictateur. Cette redistribution constitue l’un des rares leviers de survie dans une situation économique dévastée. Le micro-crédit est coûteux et l’activité économique qu’il autorise est souvent circulaire (on vend par exemple ses vêtements à ses voisins, et vice-versa, en circuit fermé) : les conditions des dossiers de micro-entreprise et de remboursement des crédits sont dès lors facilement contestées. La « prédation » devient dans ce contexte une soupape et permet une captation de cet argent. L’histoire de Riadh permet de rappeler que les pesanteurs des rapports socio-économiques des « zones d’ombre » ne changeront pas d’un coup.

28Cet exemple de Gafsa est fondamental pour notre démonstration en ce qu’il montre, en creux, ce qui faisait la frustration et le mécontentement des jeunes observés lors du moment révolutionnaire : l’absence d’intégration dans la régulation clientéliste caractéristique de la « Tunisie de Ben Ali ». Au cours du moment révolutionnaire, la forme du politique et le discours qui s’y rapporte changent, avec la dévalorisation des pratiques clientélaires et la valorisation d’une vision plus idéaliste et principielle du politique. Néanmoins, concrètement, les rapports clientélistes et leur poids sur la configuration du rapport aux institutions et aux partis politiques ne peuvent disparaître immédiatement. Riadh fait d’ailleurs ce diagnostic : « Même si Monsieur X (le potentat dont il était question) disparaît, même si le RCD n’existe plus, l’organisation ancienne de cette communauté ne changera pas par miracle. La pauvreté est la seule certitude ici et ces gens continueront à se battre pour survivre », ajoute-t-il lors de notre échange téléphonique.

29Dans une certaine mesure, la situation décrite dans le quartier populaire à Gafsa est comparable aux configurations socio-économiques et politiques des zones paupérisées de Echaabia et Bab Jdid. L’essentiel des relations économiques de ces quartiers consistait en échanges clientélistes, dont le RCD était la matrice. Pour de nombreux habitants, l’accès aux crédits à la consommation, aux aides de telle administration ou de tel programme social, l’obtention d’autorisations (comme les permis de construire), d’une bourse d’études, d’une licence pour ouvrir un café, etc., n’étaient possibles qu’en vertu de la médiation de cadres du parti.

30Chômeurs pour beaucoup, les jeunes mobilisés observés dans ces deux quartiers n’étaient quant à eux pas intégrés dans les réseaux du RCD. Ils étaient tenus à distance du parti et de ses circuits de redistribution. Comme la plupart des jeunes en mal d’intégration, ils n’étaient pas concernés par les bénéfices des réseaux du parti, et se sentaient délaissés. La révolte vient remettre en cause cette mise à l’écart et rendre insupportable la fatalité. Les questions socio-économiques, la circulation jugée « injuste » de l’argent et des opportunités d’emploi sont les enjeux fondamentaux que ces jeunes désignent eux-mêmes comme des problèmes urgents. Un jeune du quartier d’Echaabia l’exprime ainsi :

31

« Il y en a marre que ce soient toujours les mêmes qui cumulent tout. Ils ont des bourses sans aller à la fac, ils ont des dérogations pour construire au bord de la mer, alors que les gens habitent dans des grottes ou des zones dangereuses à flanc de montagne, ils ont des dizaines de voitures du parti dont certaines servent pour le chauffeur de leurs enfants, alors que nous, on doit prendre un train pourri qui n’avance pas. Tu te fais contrôler quand tu bois, tabasser quand tu pries, tu es obligé de faire des stages pendant des mois sans salaire… ».

32Cette dénonciation, reprise par la plupart de ces jeunes, indique le ton, la détermination et la teneur de la révolte. Certes, il y a condamnation de l’exclusion, des inégalités et de l’injustice d’un système clientéliste mais, simultanément, on voit poindre la reproduction possible de ce modèle. Ce n’est pas tant le principe de la redistribution et des mécanismes de pouvoir qui est critiqué que ses modalités concrètes, inégalitaires. En ce sens, on peut dire que, si passage au politique il y a pour ces jeunes, il est probable qu’il se réalise, en l’absence de changements en profondeur du système économique et politique, selon des termes proches des pratiques antérieures.

33La période révolutionnaire étant toujours en cours, la situation est certainement plus ambivalente qu’il n’y paraît. Comme le dit l’un des mobilisés : « Les murs tiennent sans nous, maintenant il faudrait que nous on tienne sans les murs [19] ». Le passage au politique de ces jeunes est en train de se construire. Il sera nécessairement marqué par l’évolution des rapports de force sur le terrain, par la capacité, ou non, de conversion des comités de vigilance et de ces groupes de jeunes en acteurs engagés dans la lutte politique, et par les expériences concrètes du moment révolutionnaire. Comme le rappelle Jean-François Bayart, la véritable remise en cause d’un régime autoritaire se réalise quand il y a « institutionnalisation en véritable société civile du capital culturel que représentent les arts de faire ou de leur systématisation en un mouvement social engagé dans la lutte politique [20] ».

34Une question fondamentale reste, pour eux comme pour l’ensemble de la société : comment peser, en tant que nouveaux acteurs, sur les opportunités économiques qui peuvent se présenter à eux ? Dans un contexte marqué par la cohabitation d’une technocratie directement liée à l’ancien régime de Ben Ali et de groupuscules politiques élitistes [21] aux contours mal définis, ainsi que par une économie politique jusqu’alors directement structurée par le RCD [22], le défi est grand pour ces jeunes désireux de construire une nouvelle politique en Tunisie.

Notes

  • [1]
    Les remarques méthodologiques de Michel Dobry sont ici toujours d’actualité. Il s’agit, sans exceptionnalisme, de rendre compte des logiques de situation de cette « conjoncture fluide » que connaît la société politique tunisienne. Voir M. Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la FNSP, 1986.
  • [2]
    Les principales actions collectives protestataires en Tunisie n’ont pas provoqué de changement de régime. Depuis l’indépendance, la grève générale de janvier 1978, les « révoltes du pain » de 1984 et les protestations de Gafsa en 2008 ne se sont pas traduites, comme en 2011, par le départ du président. Voir I. Ben Dhiaf,« Chronique politique : Tunisie », Annuaire de l’Afrique du Nord, Paris, Éditions du CNRS, 1979, p. 411-432 ; O. Lamloum, « Janvier 84 en Tunisie ou le symbole d’une transition », in D. Le Saout et M. Rollinde (dir.), Émeutes et mouvements sociaux au Maghreb, Paris, Karthala, 1999, p. 231-241 ; M. Lahmar et A. Zghal, « “La révolte du pain” et la crise du modèle du parti unique », in M. Ben Romdhane (dir.), Tunisie : mouvements sociaux et modernité, Dakar, Codesria, 1997, p. 151-192 ; A. Allal, « Réformes néolibérales, clientélismes et protestations en situation autoritaire. Les mouvements contestataires dans le bassin minier de Gafsa (2008) », Politique africaine, n° 117, mars 2010, p. 107-126 ; L. Chouikha et É. Gobe,« La Tunisie entre la “révolte du bassin minier de Gafsa” et l’échéance électorale de 2009 », L’Année du Maghreb, n° 5, 2009, p. 387-420. Pour une analyse des engagements contestataires en Tunisie, voir M.-B. Ayari, S’engager en régime autoritaire. Gauchistes et islamistes dans la Tunisie indépendante, thèse de doctorat de science politique, Université Aix-Marseille iii, 2009.
  • [3]
    A. Allal, thèse de doctorat en science politique, en cours, IEP d’Aix-en-Provence.
  • [4]
    Il paraît important d’éviter les pièges des questionnements en termes de politisation/dépolitisation. Michel Camau rappelle les difficultés théoriques que pose l’utilisation de cette notion relevant de traditions conceptuelles multiples. Voir M. Camau, « Politisation, dépolitisation, repolitisation… Un survol du “triangle des Bermudes” ? », communication au séminaire annuel du Centre de science politique comparative, IEP d’Aix en Provence, 9 décembre 2005.
  • [5]
    Les « jeunes » renvoient à des réalités sociales différentes et, ainsi que Pierre Bourdieu nous y invite, il est utile de préciser ce que masque « la jeunesse ». Voir P. Bourdieu, « “La jeunesse n’est qu’un mot”. Entretien avec Anne-Marie Métailié », in P. Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984, p. 143-154.
  • [6]
    Pour des approfondissements, voir les travaux de Mounia Bennani-Chraïbi, notamment M. Bennani-Chraïbi et I. Farag (dir.), Jeunesses des sociétés arabes. Par-delà les promesses et les menaces, Le Caire/Paris, Cedej/Aux lieux d’être, 2007. Pour une analyse récente à partir du cas marocain, voir A. Bendella et M. Jeghllaly, « La “jeunesse” au Maroc : valeur, compétence et implication politiques », in J.-C. Santucci et M. Tozy (dir.), Le Maroc après Hassan ii. Le réformisme en question, Paris, Karthala, à paraître.
  • [7]
    Voir, pour ces données ainsi que celles qui suivent dans ce paragraphe : Banque mondiale, Stratégie de coopération. République tunisienne-Banque mondiale, 2004-2005, Washington, 2004 ; B. Hibou, La Force de l’obéissance. Économie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte, 2006, p. 232 et suiv.
  • [8]
    Ainsi qu’y invitaient Filip De Boeck et Alcinda Honwana dans « Faire et défaire la société : enfants, jeunes et politique en Afrique », Politique africaine, n° 80, décembre 2000, p. 6.
  • [9]
    Dans les entretiens, l’univers de référence est celui des jeux de la catégorie « First person shooter » (comme Counter-Strike) auxquels ces jeunes jouent habituellement dans les nombreuses petites échoppes qui vendent l’heure de jeu.
  • [10]
    Au-delà du contexte de ces quartiers de Tunis, l’autonomie des jeunes est de plus en plus importante. Jean et John Comaroff l’expliquent notamment par leur relative marginalisation du monde normatif du travail et du salariat dans le contexte global de diffusion du capitalisme néolibéral. Voir J. Comaroff et J. Comaroff, « Réflexions sur la jeunesse : du passé à la postcolonie », Politique africaine, n° 80, décembre 2000, p. 90-110.
  • [11]
    Le football est une arène de pouvoir. En Tunisie, le surinvestissement politique du milieu du football, notamment par la famille de Ben Ali, est une composante du régime autoritaire. Simultanément, le stade est une arène de mobilisation et d’expression critique. Voir F. Moroy, « Football et politique : le derby tunisois Espérance sportive de Tunis – Club africain », mémoire de DEA de science politique, IEP d’Aix-en-Provence, 1997.
  • [12]
    L’Étoile sportive du Sahel, de la ville de Sousse, est l’un des grands clubs de football en Tunisie. Elle est honnie à Tunis, en particulier à Bab Jdid, bastion du Club africain, l’une des principales équipes de la capitale.
  • [13]
    C. Toulabor, « L’énonciation du pouvoir et de la richesse chez les jeunes “conjoncturés” de Lomé (Togo) », in J.-F. Bayart, A. Mbembe et C. Toulabor, Le Politique par le bas en Afrique noire, Paris, Karthala, 2008 [1992], p. 115-126.
  • [14]
    J.-F. Médard,« Le rapport de clientèle : du phénomène social à l’analyse politique », Revue française de science politique, vol. 26, n° 1, 1976, p. 103-131. Pour une analyse de référence à partir du cas de la Corse, voir J.-L. Briquet, La Tradition en mouvement. Clientélisme et politique en Corse, Paris, Belin, 1997. Voir également J.-L. Briquet et F. Sawicki (dir.), Le Clientélisme politique dans les sociétés contemporaines, Paris, PUF, 1998.
  • [15]
    La situation autoritaire, rappelons-le, n’est pas une situation d’apathie politique. Voir par exemple le dossier récent coordonné par M. Aït-Aoudia, M. Bennani-Chraïbi et J.-G. Contamin, «La politisation des individus» Critique internationale, n° 50, 2011, et en particulier, pour le contexte marocain, M. Bennani-Chraïbi, « Jeux de miroir de la “politisation” : les acteurs associatifs de quartier à Casablanca », p. 55-71 ; F. Vairel et L. Zaki, « Politisation sous contrainte et politisation de la contrainte : outsiders politiques et outsiders de la ville au Maroc », p. 91-108.
  • [16]
    Selon l’expression de Cesare Mattina, « Mutations des ressources clientélaires et construction des notabilités politiques à Marseille (1970-1990) », Politix, vol. 17, n° 67, 2004, p. 129-155.
  • [17]
    Grâce à son collègue, également jeune agent de crédit, il est introduit dans les organisations de jeunesse du RCD. Il participe ainsi à deux réunions à Tunis de la Jeunesse constitutionnelle démocratique (JCD).
  • [18]
    O. Feynerol, « Pouvoir local, pouvoir sur le local. Les agents du parti entre État et territoires », in A. Hénia (dir.), Être notable au Maghreb. Dynamiques des configurations notabiliaires, Tunis/Paris, IRMC/Maisonneuve et Larose, 2006, p. 327-359.
  • [19]
    Entretien avec l’un des jeunes mobilisés de Hammam Lif, janvier 2011.
  • [20]
    J.-F. Bayart, « L’énonciation du politique », Revue française de science politique, vol. 35, n° 3, 1985, p. 343-373.
  • [21]
    M. Camau et V. Geisser, Le Syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.
  • [22]
    B. Hibou, La Force de l’obéissance…, op. cit., et sa préface à l’édition anglaise : The Force of Obedience. The Political Economy of Repression in Tunisia, Londres, Polity Press, à paraître.
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