DOZON (Jean-Pierre), L’Afrique à Dieu et à Diable. États, ethnies et religions, Paris, Ellipse, 2008, 138 pages
1Les États africains et leur échec supposé sont au cœur de l’ouvrage de l’anthropologue Jean-Pierre Dozon. Pour celui‑ci, le remède – la libéralisation – pourrait bien avoir été pire que le mal, puisqu’il s’est accompagné d’une explosion des violences et des « tribalismes politiques » plutôt que d’une floraison des « ethnicités morales ». Plus que de leur mal-gouvernance, les États africains sont victimes d’une « crise du futur » (p. 16) : plus encore que les États du Nord, ils ne sont plus en charge de la modernisation, ils ne sont plus porteurs d’avenir. Le « développement auto-centré » a été remplacé par « une politique de saupoudrage des soutiens au développement local, de l’aide humanitaire, ou d’ONGisation massive » (p. 17). Pour survivre, les populations africaines se réfugient dans des entre-soi exclusivistes.
2La première partie offre une synthèse sur l’histoire de l’État en Afrique, partant de la variété des formes sociopolitiques de l’Afrique précoloniale, ambiguës et pluralistes, mais où le pouvoir tente souvent d’instaurer avec les gouvernés une « distance irréductible » (p. 27, citant Emmanuel Terray). Si l’histoire précoloniale nourrit l’« habitus » (p. 30) des pouvoirs postcoloniaux, ceux?ci ont plutôt suivi les « fils rouges » (p. 34) des États coloniaux. Pas de simple parenthèse coloniale donc, mais bien une historicité, que l’auteur rappelle : la « décharge », l’alliance avec les entités politiques préexistantes, le système d’ethnies (re)produit par un État?ethnographe, tout cela est inscrit dans la longue durée. Du colonial au postcolonial, ambiguïté et ambivalence sont les maîtres mots. Ainsi, l’État colonial est un État d’exception, presque pathologique… mais la référence à l’État de droit n’y est pas sans effet. Quant à l’ordre social, il est constamment réinventé et actualisé, de la dot qui se monétarise à la sorcellerie qui trouve confirmation dans les prophétismes chrétiens qui affirment la combattre ! Les sociétés civiles ne sont pas moins ambiguës. Témoignent?elles d’une résistance des sociétés africaines ? D’une dynamique associationniste à la Tocqueville ? Ou bien sont-elles un simple effet des politiques externes, contrôlées par des groupes d’intérêts ? L’auteur ne semble guère confiant… Enfin, contre le topos de la solidarité comme résistance « parle bas », il souligne l’individualisation – et l’isolement– que connaissent bien des Africains aujourd’hui.
3La deuxième partie montre comment cette situation sociale et politique se traduit dans le domaine magico-religieux par la production d’hétérogénéités nouvelles, qui accentuent souvent « la prolifération de divisions, de replis sur soi ou de “frontières internes” » (p. 59?60). Reprenant la chronologie à son début, Dozon fait un retour rapide sur les religions traditionnelles africaines, qui ne sont pas de simples fétichismes ou de purs mécanismes collectifs, mais aussi des dispositifs pragmatiques qui répondent « à des préoccupations et à des techniques individuelles » (p. 64). Dès l’époque coloniale, le religieux a servi à « encoder » (p. 83) le changement social et politique, permettant aux colonisés de reprendre l’initiative, non sans susciter l’inquiétude des autorités. La phase coloniale tardive et les deux premières décennies de l’État postcolonial laïque ont été moins troublées au plan religieux : les espaces publics sont alors plus politiques que religieux, et le tiers-mondisme est l’horizon d’attente. La rupture survient dans les années 1980, l’Afrique s’inscrivant ainsi dans la temporalité globale des « nouveaux mouvements religieux » avec une intensité toute particulière en des temps qui sont, pour elle, ceux du malheur. Un « marché Religieux » (p. 98) très compétitif se constitue, qui place la « réussite » en son centre. Sans doute, il y a là une forme de démocratisation, au sens où s’ouvrent des débats, mais les évolutions religieuses semblent se faire dans un sens surtout violent et exclusiviste. Ainsi, la subjectivation que proposent les mouvements chrétiens est faite de souffrance et de mal-être (p. 99), et les néo-pentecôtismes sont centrés sur la lutte contre le Diable… et contre les autres cultes. Du côté de l’islam, le réformisme se fonde lui aussi sur une « relation d’affrontements » (p. 105). Plus discrètes, les religions traditionnelles restent dynamiques, comme cultes de possession, techniques curatives ou projets intellectuels d’authenticité.
4Montant en généralité à partir de ses travaux sur l’articulation entre ethnie et État et sur le prophétisme en Côte d’Ivoire, Jean?Pierre Dozon propose un ouvrage qui est à la fois une prise de position ferme et une vive synthèse. Cette vivacité se paie d’ailleurs parfois du prix de la nuance et de l’intelligibilité. Mais cela, pas plus qu’un plan récursif, un travail éditorial un peu rapide (Vladimir Mudimbe, p. 46 ; le président ghanéen Rawlins, p. 51) et quelques inexactitudes de détail (Senghor n’était plus président au début du séparatisme casamançais, p. 78) n’ôte rien à l’intérêt du texte. Dozon va en effet à rebours de la fascination postmoderne pour les « inventions de soi » et propose une lecture critique (pessimiste ?) des subjectivations contemporaines, qui devrait susciter le débat – on regrettera toutefois qu’il ne prenne pas plus de temps pour exposer et expliciter la controverse. Ancré dans un universalisme (néomarxiste ? « français » ?) et dans sa longue expérience ivoirienne, l’auteur maintient que l’État doit incarner le vivre ensemble. Il conclut d’ailleurs l’ouvrage en demandant pourquoi, alors que l’État est un acteur décisif et la meilleure garantie contre les entre-soi identitaires dans bien des pays du Sud, c’est en Afrique seulement qu’on recommande son démantèlement… Mais si, comme l’auteur l’a lui-même montré, les ethnies se constituent en même temps que et par l’État, peut-on vraiment opposer, comme il le fait, l’État et les entre-soi ? Ne fait-il pas trop bon marché des pluralismes religieux pacifiques que connaissent bien des pays du continent ? Par ailleurs, en plaçant la question du « futur » au croisement du religieux et du politique et en soulignant que le rêve du développement incarné par l’État a pu, un temps au moins, éclipser les inventions religieuses, Dozon ouvre une piste très intéressante. Mais ne manque-t-il pas ainsi la relance étatique, d’ailleurs pas toujours fort heureuse, qu’ont connue certains pays du continent dans les années 2000 ?
5Vincent Foucher
FINNSTRÖM (Sverker), Living with Bad Surroundings. War, History, and Everyday Moments in Northern Uganda, Durham, Duke University Press, 2008, 286 pages
6Cet ouvrage de l’anthropologue suédois Sverker Finnström est la version attendue, revue et augmentée de la thèse de l’auteur, publiée et diffusée de manière plus restreinte par les Presses de l’Université d’Uppsala en 2003. Finnström se propose d’analyser la manière dont « les Acholi du nord de l’Ouganda luttent pour établir un contrôle et un équilibre dans leurs vies quotidiennes dans un contexte de guerre civile », « en lien avec une communauté plus large, à dimension mondiale » (p. 4). D’une structure un peu décousue, ce livre est écrit à la manière d’un carnet de voyages, illustré d’anecdotes parfois personnelles, qui apportent avec subtilité une lecture fine de la scène locale acholi. Finnström y bat en brèche les théories dominantes et génériques de la violence, dont aucune, dans le cas de la Lord’s Resistance Army (LRA), ne résiste à l’analyse de terrain. Il revient de manière systématique sur les principales tentatives explicatives et propose en contrechamp une lecture originale, quotidienne et locale du conflit. Au-delà des violences physiques perpétrées par la LRA, l’armée ou les bandits qui opèrent dans la zone, les environnements néfastes (bad surroundings) évoqués par l’auteur englobent également les transformations liées à la redéfinition des dominations sociales, morales et spirituelles de l’Acholi en guerre.
7Dans les deux premiers chapitres, l’auteur exploite archives et littérature de seconde main pour revenir sur les apprentissages de la violence en Ouganda, dont il attribue l’origine aux pratiques de l’administration coloniale britannique et à leur perpétuation par les régimes postcoloniaux. Le chapitre iii est à la fois le mieux documenté et celui qui a valu à Finnström le plus de critiques : l’auteur y examine la controverse concernant les manifestes de la LRA et la question sous-jacente de la légitimité politique du groupe armé. Un vif débat agite en effet depuis plus de dix ans le petit cercle des spécialistes autour de l’éventuel agenda politique de la LRA. L’auteur démontre ici de manière convaincante que les manifestes, dont de nombreux responsables ougandais, notamment, nient l’existence, et qui sont souvent décrits comme un instrument de propagande de la diaspora acholi de Londres, de Toronto ou de Washington, ont également circulé au nord de l’Ouganda. Il remet ainsi en cause l’extranéité et l’isolement du groupe armé par rapport à la société acholi et souligne au contraire les relations existant entre la LRA et les civils. L’auteur cependant ne lève qu’une partie du voile sur l’origine des pamphlets : on ne sait pas encore précisément qui sont les intellectuels de la LRA. On ne sait pas non plus quelle résonance leur discours a au sein du groupe armé, et en particulier de sa direction militaire. Surtout, on se demande quelle est la légitimité interne de la violence extrême exercée par la LRA. Par ailleurs, le texte entretient maladroitement une confusion entre les résonances locales du sens que certains membres de la LRA donnent à leur lutte (qui recoupe en effet les griefs de bien des Acholi à l’encontre du régime de Museveni) et un éventuel soutien politique sur lequel la LRA pourrait compter (sur ce sujet, voir les articles de Perrot et Finnström dans le n° 112 de Politique africaine).
8Cette repolitisation de la LRA a valu à Finnström d’être accusé de sympathiser avec le groupe armé. L’auteur utilise pourtant un biais, d’ailleurs clairement assumé dès le chapitre introductif, certainement moins pro?LRA ou antigouvernemental que « pro-Acholi ». Sans doute Finnström est-il « trop » proche du terrain et de ses assistants de recherche (c’est d’ailleurs la photo de l’un deux qui figure sur la couverture du livre), et trop engagé. Sans doute aussi cela fait-il partie du dilemme du chercheur en zone de guerre, qui se voit attribuer, bon gré mal gré, un rôle de porteur de parole par ses interlocuteurs. Les accusations grossières adressées à Finnström ne rendent pas justice à la rigueur dont il fait preuve dans le reste de l’ouvrage. À une littérature qui fait primer le rejet moral de la LRA sur l’analyse, l’auteur oppose une lecture recentrée sur les acteurs locaux. Dans les écrits, encore trop rares, sur le nord de l’Ouganda, on n’avait guère donné la parole à l’Acholi rural, où les interactions avec les rebelles ont pourtant été les plus intenses. Cet ouvrage a les qualités plus que les défauts d’un travail empirique fouillé, nourri d’un contact rapproché et prolongé avec les victimes de violences.
9La réflexion de Finnström déborde d’ailleurs le cas du groupe armé pour s’intéresser de manière plus large à la perception de la guerre par les non?combattants. Dans le chapitre iv, l’auteur établit un continuum entre la violence exercée par la LRA et celle qui résulte du déplacement interne de la population civile et de la déstructuration sociale que ce déplacement entraîne. Dans le chapitre suivant, plus fourre-tout, il travaille sur les effets de la rumeur en contexte de guerre et évoque les dynamiques sociales susceptibles de prolonger la guerre (la question foncière notamment). Enfin, il analyse dans le chapitre vi les luttes de domination spirituelle engagées entre l’ancien ordre moral acholi et le nouveau, imposé par le gouvernement, les croyances professées par la LRA et celles des nouvelles religions évangéliques.
10Dans cet ouvrage, Finnström dépeint un microcosme local toujours en lien avec le global et avec ses acteurs, notamment humanitaires. Sa lecture des perceptions et pratiques des Acholi, des « jeunes », des Occidentaux ou de la LRA est parfois uniformisante et ne souligne pas assez les divergences et les rapports de force internes (notamment au sein de la LRA, entre les représentants de la diaspora et la direction militaire, au sein du haut commandement militaire ou au sein même du groupe des humanitaires). On pourrait aussi reprocher à l’auteur de cette anthropologie de la violence de n’en relever qu’insuffisamment les variations spatiales ou temporelles, et on aurait aimé mieux percevoir les transformations que le temps fait subir aux discours et aux représentations.
11Mais l’impression qui domine après la lecture de ce livre est celle d’un trop peu. Chaque chapitre, en effet, pourrait à lui seul être l’objet de tout un ouvrage. Malgré cela, Living with Bad Surroundings est à ce jour le travail le plus fouillé publié sur la guerre du nord de l’Ouganda depuis La Guerre des esprits d’Heike Behrend, paru en 1999, dont il a le mérite de partager la finesse et le détail ethnologiques. On y trouve également une réflexion théorique et méthodologique sur la recherche en zone de guerre. Le travail de Finnström illustre brillamment l’apport majeur de l’anthropologie à la compréhension des conflits armés.
12Sandrine Perrot
GANDOLFI (Paola) (dir.), Le Maroc aujourd’hui, Venise, Casa editrice il Ponte, 2008, 375 pages
13Cet ouvrage inattendu est le fruit d’un colloque qui s’est tenu en décembre 2005 à Venise pour donner la parole à des intellectuels, chercheurs et artistes marocains sur les évolutions en cours dans leur pays. Une poignée de chercheurs européens a participé à ce travail foisonnant, coordonné par l’universitaire vénitienne Paola Gandolfi. D’un genre inédit en Italie, où l’Université peine à s’intéresser aux évolutions les plus récentes, l’ouvrage tient ses promesses. Il n’est d’ailleurs pas fréquent en France que des universitaires du Sud s’expriment collectivement sur les évolutions en cours dans leur pays. Ce travail, pourtant publié directement en langue française, est malheureusement mal distribué.
14Au milieu de la première décennie du siècle, et six ans après le début du règne de Mohammed VI, le Maroc est en pleine introspection. L’expérience de l’alternance gouvernementale (1998?2002) s’est achevée, mais la transition marocaine est encore vigoureuse, relancée par les attentats de Casablanca (mai 2003) puis de Madrid (avril 2004), qui ont plongé le pays en pleine introspection. Après le lancement de la réforme de l’école vient celle du champ religieux, du code du statut personnel (la fameuse moudawana) pour les femmes, mais aussi de l’Instance équité et réconciliation (IER), chargée de solder le tragique bilan des « années de plomb », ou de l’Institut royal de la culture amazighe (Ircam), qui autorise les recherches sur la part berbère de l’identité marocaine, longtemps occultée. Le Maroc tente en outre de régler son conflit saharien, en proposant un plan d’autonomie interne, et commence à relire le long règne de Hassan II.
15Parmi la vingtaine de contributions, toutes ne sont pas également pertinentes ni innovantes. Certaines ne sont pas exemptes de complaisance, d’autres sacrifient même à la « langue de bois », décriée comme un « mal national » par Abdallah Laroui, auteur d’un ouvrage de grande qualité (hélas inconnu en France) sur le règne de Hassan II, et présenté dans cet ouvrage par l’anthropologue parisien Kenneth Brown. On regrettera la part (trop belle ?) faite aux politologues et anthropologues au détriment des historiens, même si cela reflète une réalité du paysage intellectuel marocain. Enfin, Gandolfi reconnaît, dans son introduction didactique, qu’il y a des manques, comme la question des « langues », que Laroui estime à juste titre capitale. Mais derrière ces faiblesses inévitables, ce travail frappe par sa pertinence, sa profondeur historique et anthropologique, et le sérieux de ces intellectuels renouant avec une certaine liberté critique.
16On lira avec un grand intérêt la contribution de Mohammed Ayadi, qui remet en perspective ses travaux de longue durée sur le discours scolaire marocain, véritable machine idéologique à fabriquer un islamisme exclusif et furieux – ces travaux, régulièrement actualisés, trouvent leur pleine cohérence à la lumière des attentats du 16 mai 2003. On lira aussi avec profit plusieurs contributions qui traitent du rapport complexe de ce pays à son histoire. Laroui déplore une propension à l’historicisme qui conduit les Marocains à regarder des traditions reconstruites comme une part intangible de leur identité. Calé sur son sultanat hors d’âge et sur une vision réifiée de sa religion, le Maroc se vit comme une terre d’authenticité, ce qui fait bondir le grand historien. D’autres contributions nous invitent à déplacer la focale, puisque c’est désormais le xxe siècle, dans toute sa brutalité, que les Marocains sont prêts à exhumer et à réinterpréter.
17Hassan Rachik rappelle l’essentialisation du peuple marocain instruite par plusieurs générations d’intellectuels occidentaux. Un historien de l’Ircam souligne la prégnance de certaines mythologies politiques – en l’occurrence le Dahir dit « berbère » de 1930 – sur l’histoire récente de ce pays. Un autre rappelle l’occultation des épisodes en concurrence avec la mémoire monarchique. Mohammed Tozy revient sur les « enjeux de la mémoire » dans le Maroc des années 2000, à l’issue du travail de mémoire et d’histoire aussi important qu’inattendu réalisé par l’IER, alors que les historiens professionnels se voyaient jusqu’alors interdits d’écrire l’histoire du Maroc colonial et postcolonial.
18Toujours dans le domaine de la mémoire historique, trois contributions (parfois appelées « témoignages ») soulignent l’effet involontaire mais actif de migrants marocains d’Europe dans la recomposition de l’identité marocaine. Un des mérites de l’ouvrage est de dépasser le clapot événementiel des années 2000, pour replacer dans le temps long le surgissement de certains événements, l’accomplissement de phénomènes engagés depuis des décennies (la libération inexorable des femmes et la régression conjointe du patriarcat), ou la transformation des modes de vie et des représentations des Marocains. « Les hommes ressemblent plus à leurs contemporains qu’à leurs ancêtres », disait Marc Bloch. Ces constats sont d’autant plus stimulants qu’ils émanent d’anthropologues confirmés… et nous font un temps oublier le poids d’une actualité marocaine plus rude.
19Pierre Vermeren
LEMAÎTRE (Frédéric), Demain, la faim !, Paris, Grasset, Collection « Essai », 2009, 138 pages
20L’ouvrage de Frédéric Lemaître s’inscrit dans l’abondante production éditoriale suscitée par le retour au premier plan des questions nutritionnelles depuis 2007. On citera, parmi d’autres, le livre de Bruno Parmentier (Nourrir l’humanité, Paris, La Découverte, 2009), déjà devenu un « classique ». Ces deux auteurs partagent d’ailleurs nombre de thèses, et Lemaître fait explicitement référence à Parmentier (p. 29).
21Ce livre est celui d’un journaliste et son auteur, éditorialiste au Monde, le revendique, reconnaissant qu’il n’est pas spécialiste des questions agricoles : « [c]omme beaucoup, ce sont les émeutes de la faim [qui l’ont] incité à étudier de plus près ces sujets » (p. 12). Pourtant les chercheurs auraient tort de négliger ce court essai. Outre qu’il constitue pour des non-spécialistes une première approche utile, les autres y trouveront matière à nourrir leur réflexion sur l’appréhension qu’en a quelqu’un qui, s’il n’est pas membre de la communauté académique, discute du sujet fort professionnellement. Au travers de onze chapitres, Lemaître – évitant la forme pamphlétaire trop souvent inhérente à ce type de production – énumère avec pertinence (et sans dissimuler un certain engagement) les données du problème. S’efforçant à une approche rigoureuse et plutôt bien documentée, il souligne que la faim n’a non seulement jamais disparu de la surface du globe et qu’avant même les émeutes, elle ne cessait de progresser (p. 18), mais surtout que « pauvreté et sous-alimentation vont évidemment de pair ». Cette dernière, plutôt que d’être une conséquence de la première, apparaît au contraire de plus en plus « comme l’une des causes de la misère » (p. 21). Loin donc de constituer un accident sans lendemain, les émeutes du premier semestre 2008 ne constitueraient que l’amorce d’une crise profonde.
22L’auteur traite aussi des agro-carburants (chapitre iii), de l’instabilité des prix ou de la spéculation. Il souligne ainsi un événement sans précédent : « au début de 2008, le riz a augmenté de plus de 30 % en une seule journée » (p. 66)… Cette extrême volatilité est appelée à devenir durable. Lemaître s’étend aussi sur ce qu’il appelle – sans vouloir se cacher derrière les mots– un « possible retour du colonialisme » (p. 87), même s’il le formule de manière interrogative. Il s’agit là des achats de terres, soit directement par certains pays, soit par leurs entreprises (Chine, Corée, Arabie Saoudite, Émirats arabes unis…) en Asie, en Amérique latine, mais surtout en Afrique. Au-delà de son aspect macroéconomique et environnemental, ce thème est devenu un enjeu d’affrontements politiques internes sur le continent, de nature à ébranler les pouvoirs en place, comme à Madagascar début 2009.
23Lemaître se veut pourtant optimiste dans sa conclusion en suggérant que l’année 2008 a finalement servi de révélateur de « l’impossibilité dans laquelle se trouve une partie importante et croissante de la population [de la planète] de satisfaire ce droit fondamental qu’est le droit de s’alimenter… [et] l’entrée dans un nouveau monde : celui de la rareté » (p. 133). Dès lors, estime-t-il, vaincre la faim est possible et relèverait moins de moyens financiers que « de volonté politique et de gouvernance » (p. 137). Au-delà de son aspect généralisant, ce type d’affirmation conduit l’essayiste à s’inscrire dans le cercle des agronomes et économistes favorables à « une double révolution verte ». D’où la thèse selon laquelle « comme la crise économique, la crise agricole nous fournit l’occasion de remettre en question nos pratiques » (p. 137), car la résolution du défi de la faim serait l’affaire de tous et non pas des seuls décideurs politiques et économiques.
24Ce type de positionnement est de moins en moins marginal dans l’espace public et permet de penser que l’agriculture dans les PVD pourrait redevenir une priorité, ce qui est plutôt une bonne nouvelle. Il n’est pas à exclure, dès lors, que dans les années à venir – portée aussi par nombre d’ONG – cette lecture exerce une influence croissante sur les mécanismes décisionnaires nationaux et internationaux. Une raison supplémentaire pour des chercheurs de découvrir un livre qui, écrit dans un style alerte, se lit au surplus agréablement.
25Philippe Ryfman
SAÏD (Mahamoudou), Foncier et société aux Comores. Le temps des refondations, Paris, Karthala, 2009, 327 pages
26Loin des prédictions des experts internationaux qui voient la guerre civile comme seule issue à la crise foncière que connaissent les Comores, l’ouvrage de Mahamoudou Saïd en propose une analyse inédite. Les effets de la pénurie de terres, qu’aggrave un fort accroissement démographique, semblent, selon l’auteur, atténués par des modes locaux de régulation des conflits. Ces mécanismes de solidarité, que l’auteur expose tout au long de l’ouvrage, relèvent d’une gestion du foncier qui organise l’accès de tous à la terre de manière différenciée. L’auteur appelle ensuite de ses vœux une politique de lutte contre l’« insécurisation foncière » qui reprenne à son compte les pratiques informelles mises en œuvre par la population, ainsi qu’une décentralisation de l’État comorien propre, selon lui, à en renforcer la légitimité auprès des habitants de l’archipel. Dans la première partie de l’ouvrage, Mahamadou Saïd expose ce qu’il considère être la matrice de la société comorienne. Trois éléments sont pris en compte : l’imbrication de l’islam et de la « tradition », le rôle central de la terre et de l’agriculture, et le communautarisme, entendu comme l’ensemble des registres locaux nécessaires à la perpétuation d’un groupe social. Parallèlement, l’auteur pose la question de la place de l’État comorien au sein de l’archipel qui, caractérisé par une instabilité depuis 1975, se trouve à l’heure actuelle dans l’incapacité d’assumer son rôle de régulateur social. La deuxième partie se concentre sur les tensions liées au foncier et les stratégies mises en œuvre par les Comoriens pour s’adapter à la crise foncière. L’accès aux ressources naturelles devient alors possible au travers d’une multitude d’arrangements : contrats d’exploitation divers (gardiennage d’animaux ou de parcelles, métayage), mariages… La gestion des conflits liés à la terre est l’apanage principal des juridictions cadiales et traditionnelles, le recours aux juridictions étatiques étant l’exception. Dans la dernière partie enfin, l’auteur analyse au concret le modèle de la gestion patrimoniale. Il propose la mise en place d’une politique de sécurisation du foncier dont il pose les prérequis : intégration de l’archipel au sein de l’ensemble régional et de l’économie mondiale, promotion de nouveaux secteurs d’activités, mise en place par l’État de schémas d’aménagement adaptés au milieu naturel et à l’organisation sociale des îles, etc. L’auteur insiste par ailleurs sur la nécessaire refonte du système institutionnel afin de mener à bien cette politique de gestion patrimoniale.
27En s’appuyant sur la question foncière et plus spécifiquement sur l’étude du rapport des Comoriens à la terre, l’auteur nous donne l’une des clés de compréhension de l’illégitimité de l’État aux Comores et, plus largement, des manières de penser le politique au sein de l’archipel. La non-reconnaissance par l’État des modes locaux de régulation traditionnels et l’instabilité des gouvernements et de l’administration conduisent la population à considérer le système politique national comme extérieur à eux. L’auteur envisage ici une approche métissée de la gestion du foncier aux Comores, un dialogue constant entre l’institution étatique et une réalité locale fondée sur des liens socio-fonciers. Mahamoudou Saïd propose ainsi une analyse renouvelée de la question de la propriété privée dans les campagnes africaines qui, dans le cadre des Comores, ne pourra être sécurisée sans une intervention de l’État et sans une prise en compte de la gestion patrimoniale telle que pratiquée dans l’archipel.
28Estelle Richard
SOARES (Benjamin F.), OTAYEK (René) (dir.), Islam and Muslim Politics in Africa, New York, Palgrave Macmillan, 2007, 280 pages
29Fruit d’un travail de recherche mené en partenariat par l’African Studies Centre de Leiden et le Centre d’étude d’Afrique noire de Bordeaux, cet ouvrage regroupe les interventions de politistes, sociologues, historiens et anthropologues réunis à l’Unesco, les 12 et 13 mai 2005, pour la conférence « Islam, désengagement de l’État et globalisation en Afrique subsaharienne ».
30Dans une introduction, à laquelle succèdent treize études de cas nationaux dont l’intérêt est de ne pas se limiter aux États africains les mieux connus de la ceinture de l’islam majoritaire, Benjamin F. Soares et René Otayek présentent l’enjeu d’un tel travail : analyser les recompositions de l’islam et des sociétés musulmanes dans leur rapport au politique sur un continent qui a connu, depuis vingt ans, d’intenses bouleversements. La globalisation, l’ouverture démocratique, le retrait des États de la sphère publique et la mise en cause du modèle occidental de modernité ont poussé les musulmans d’Afrique subsaharienne à réévaluer leur rôle et à renouveler leurs modes d’action au sein d’États affaiblis et de sociétés plurireligieuses en effervescence. Les effets de ces changements, qui affectent un cinquième des musulmans du globe, sont finalement mal connus. Loin de se limiter à une étude des flux et reflux de l’islam politique sur le continent, les auteurs, qui empruntent à Dale F. Eickelman et James Piscatori l’expression de muslim politics, procèdent à une analyse large des rapports entre islam et politique, qui inclut les dynamiques opérant « par le bas », en marge des structures politiques formelles.
31Le livre, quoique structuré en trois parties thématiques (« Between the Local and the Global », « The Question of the State », « New Ways of Being Muslim »), met particulièrement en relief les singularités des trajectoires islamiques en fonction des contextes locaux et nationaux. Le rôle, fréquemment surévalué, des puissances islamiques extérieures (Arabie Saoudite, Koweït, Iran…) apparaît ici relativisé, de même qu’est nuancée la menace d’un affaiblissement des États qui favorise l’expansion des réseaux terroristes sur le continent (Mauritanie, Tchad). La « guerre contre le terrorisme », soutenue par les États-Unis en Afrique, est en outre souvent présentée, avec justesse, comme contre-productive (Kenya, Mauritanie). Le rôle des acteurs locaux (qui incluent les Africains de la diaspora), leur pragmatisme, leur souci de préserver des équilibres locaux fragiles sont en revanche partout mis en évidence. En Somalie, l’évolution de l’islam (et de l’islamisme) reste inséparable de la logique clanique. Au Nigeria, c’est à la faveur de l’ouverture démocratique et avec le soutien populaire que les États du nord ont choisi d’instaurer le droit pénal islamique, dont la capacité à résoudre les problèmes de corruption et de pauvreté a rapidement montré des limites. Au Soudan, la pratique du pouvoir par les islamistes a paradoxalement débouché sur un certain recul de l’islamisme. Face à la vague réformiste, la plupart des États ont su allier fermeté à l’égard des groupes les plus radicaux et intégration des réformistes modérés dans l’arène politique. Alors que l’islamisme semble finalement partout en recul, les risques de radicalisation de l’islam coïncident aujourd’hui avec les régions où les musulmans se sentent victimes de marginalisation (Éthiopie, Kenya, Tanzanie) ou menacés par l’activisme de chrétiens prosélytes et intolérants (Nigeria, Bénin, Tchad).
32C’est toutefois sans doute en marge de l’État, dans l’espace public, que le visage de l’islam s’est le plus transformé sous l’effet de la libéralisation politique et économique, comme le montrent bien les exemples de l’Afrique du Sud, du Cameroun, du Bénin, du Niger ou du Mali. On peut ici regretter l’absence d’illustrations montrant la visibilité, souvent spectaculaire, des associations et ONG ayant partout fleuri et investi des secteurs (enseignement, santé, droits de l’homme et de la femme, jeunesse…) délaissés par des États soumis aux plans d’ajustement structurels. Cette explosion souligne l’affirmation de nouveaux acteurs musulmans, qui cherchent à opérer une moralisation de la société « par le bas » et reformulent islamiquement la modernité, sans nécessairement se reconnaître ni dans le soufisme ni dans l’islamisme. Sur un continent jeune, les musulmans vivent de plus en plus un « islam mondain », qui inscrit la morale islamique « dans le monde présent » et la rend ainsi « compatible » avec les principes de l’économie néolibérale et de la démocratie.
33Maud Lasseur
STRAKER (Jay), Youth, Nationalism and the Guinean Revolution, Bloomington, Indiana University Press, 2009, 264 pages
34L’ouvrage de Jay Straker, issu de sa thèse, s’inscrit dans la lignée du renouvellement des études sur la Guinée, de part et d’autre de l’Atlantique. Grâce à des travaux en histoire, en science politique et en anthropologie, l’analyse de la Guinée sous Sékou Touré sort progressivement des approches dichotomiques, avec d’un côté les thuriféraires du régime, de l’autre ses détracteurs, exilés et victimes, auteurs de la « littérature de la douleur » (scar literature) (p. 2?3). La distance temporelle (le décès de Sékou Touré remonte à 1984), l’accès à certains fonds documentaires et une plus grande liberté d’expression permettent peu à peu de porter un autre regard, à la fois critique et nuancé, sur les manifestations et l’impact du régime à des échelles variées : régionale et locale, collective et individuelle.
35Straker se situe au-dessus de la mêlée manichéenne (p. 5) pour montrer la diversité des perçus et des traces émotionnelles, au-delà de l’analyse convenue de l’échec des nationalismes culturels en Afrique (p. 205). Il place sa recherche dans le sillage des subaltern studies et de l’analyse textuelle, le linguistic turn. Il utilise sa formation littéraire pour décrypter les écrits comme les oraux, courant parfois le risque d’une certaine abstraction, d’un jeu avec les mots qui contraste avec la matérialité des témoignages ou de certains événements. Son travail combine une excellente maîtrise de la littérature, au-delà de l’Afrique, et de nombreux entretiens avec des scolarisés, représentant diverses générations. De larges extraits charpentent les thèmes abordés par le biais de trajectoires personnelles. Cette méthode, supposant une immersion dans le milieu, souligne la difficulté de tirer un bilan monochrome des 26 ans de règne de Sékou Touré ; les témoignages illustrent en eux?mêmes l’impossibilité d’offrir une synthèse générale.
36L’entrée choisie est la jeunesse dans ses rapports au nationalisme, via à la fois ses implications militantes et l’instrumentalisation opérée par le régime autoritaire. Les jeunes, tout comme les femmes, sont ciblés en tant que catégorie opprimée (génériquement) et donc comme force de transformation sociale et agents potentiels de la Révolution menée par Touré et son Parti démocratique de Guinée (PDG).
37L’ouvrage se développe en deux parties dont les chapitres se font écho : la première est générale, la deuxième illustre le propos à partir de la région dite « forestière ». Sont abordées successivement des questions théoriques sur le rapport entre jeunesse et nationalisme, sur le rôle de l’école et du théâtre comme outils de conscientisation et de vulgarisation politiques. Les stratégies de l’État pour associer les jeunes au projet politique nationaliste et les contrôler sont ensuite traduites au niveau personnel dans des vécus multiples dont l’auteur nous donne quelques aperçus. Le chapitre initial cherche à saisir « l’état de la jeunesse » dans les années 1950 à travers trois types de discours : le Programme énoncé par le gouverneur Roland Pré en 1950 ; La Voix des Jeunes, revue de 1956 ; un ensemble de conférences prononcées par Sékou Touré entre 1959 et 1961. De ces écrits ressort le désintérêt du pouvoir colonial pour les jeunes, hormis les scolarisés, contrastant avec leur situation centrale après l’indépendance ; dans les deux cas domine une division rhétorique de la jeunesse opposant celle des campagnes, celle des villes et une minorité élitiste. Tout en soulignant les contradictions intrinsèques des analyses de Sékou Touré, Jay Straker présente le « complot des enseignants » de 1961 (p. 49) comme une action centrée autour des élèves et étudiants, faisant de cet affrontement un moment de rupture entre le PDG et les jeunes scolarisés, même s’il a des racines bien antérieures. L’année 1961 marque l’accélération de la réforme scolaire, accentuée par la Révolution culturelle socialiste de 1968. L’école révolutionnaire met au centre les élèves, affaiblissant l’autorité des enseignants ; le contenu et les méthodes doivent rompre avec le modèle colonial français et assurer le primat des impératifs du parti dans la construction et la diffusion des savoirs. Dans ce contexte, le théâtre fut adopté comme un des moyens de propagande des idées du PDG, exploitant paradoxalement une méthode appliquée à l’École normale William Ponty, dont l’auteur explore les racines et les transformations (chap. iv). L’accent mis sur les jeunes ruraux et les non-scolarisés, auxquels on confie des responsabilités importantes, a eu de multiples conséquences. Le clivage scolarisés/illettrés a été accentué par une opposition parallèle entre villes et campagnes reposant sur le même paradigme discursif opposant amoralité et déculturation à pureté et authenticité.
38En choisissant la zone forestière du sud?est de la Guinée, au peuplement hétérogène (Kissi, Loma, Kpelle, Kono) et faiblement islamisé, Jay Straker introduit une autre dimension dans son étude : celle des représentations au sein de la nation guinéenne en gestation. La deuxième partie débute par un chapitre consacré à la campagne de démystification lancée dès 1959 et destinée à lutter contre les croyances et pratiques religieuses « traditionnelles ». L’auteur y voit un affrontement entre générations (chap. v) mais aussi une dénonciation de comportements criminalisés. Les jeunes furent le fer de lance de la lutte contre une culture considérée comme archaïque sur les plans intimement liés du religieux et du social. Le pouvoir des aînés, s’exerçant notamment par les sociétés d’initiation (poro pour les garçons et sande pour les filles) fut dénoncé et ses représentants humiliés publiquement. De nombreux objets rituels furent détruits en quelques d’années et la société profondément déstabilisée. L’auteur explore à la fois les attitudes face au « fétichisme » et à ses pratiques sous la colonisation, et une certaine vision de la « modernité » promue sous Sekou Touré et à laquelle les jeunes semblaient vouloir accéder. Il privilégie le niveau collectif et analyse le mode de relations entre la capitale, les tenants du pouvoir (notamment à Macenta) et les habitants de la forêt.
39Le pouvoir mit fin à cette campagne, en jouant sur l’ambivalence de ces pratiques et représentations religieuses traditionnelles. L’image de la « Forêt » comme lieu de préservation des traditions et lieu de permanence d’une Afrique éternelle est rapidement valorisée par le pouvoir, qui instrumentalise la supposée authenticité des cultures de la forêt dans sa lutte contre l’impérialisme et la perversion des cultures africaines. Cette caractéristique se retrouve dans les représentations théâtrales qui puisent abondamment dans les « secrets de la forêt », en désacralisant et vulgarisant les pratiques hors de la zone d’origine. La richesse du patrimoine de cette région en fait une des marques identitaires de toute la nation (masques, échassiers…).
40Ce travail constitue un apport important à la compréhension du fonctionnement du régime guinéen vu de l’intérieur et au quotidien. Il est aussi une contribution fondamentale aux études en cours sur les manifestations culturelles des États postcoloniaux et les contenus identitaires véhiculés par la danse ou la musique. La richesse des itinéraires présentés ici fournit un tableau complexe des réalités de la Guinée sous S. Touré. Cet ouvrage stimulant, bien documenté et vivant du fait des anecdotes biographiques qui nourrissent le récit, devrait contribuer à affiner notre connaissance de la Guinée postcoloniale, à l’instar de la thèse de Mike McGovern.
41Odile Goerg
WRONG (Michela), It’s our Turn to Eat. The Story of a Kenyan Whistle?Blower, Londres, Fourth Estate, 2009, 354 pages
42Cet ouvrage de la journaliste Michela Wrong analyse les évolutions de la vie politique du Kenya entre 2003 et 2007 à travers le scandale de l’Anglo Leasing Company, une vaste opération de détournement de fonds impliquant les plus hauts responsables politiques du pays. Cette affaire politico-financière révèle les mécanismes d’une « politique du ventre » érigée en principe de gouvernement. L’argumentation est nourrie par une source de première main : le témoignage de John Githongo (le whistleblower), l’ancien conseiller du président Kibaki pour la lutte anti-corruption, nommé au lendemain de l’élection de 2003 et quia découvert et rendu public le scandale.
43L’affaire elle-même est assez simple. Elle porte sur dix?huit contrats frauduleux passés entre la société fictive Anglo Leasing et le gouvernement kenyan, pour un montant total de 750 millions de dollars. Tous concernent des équipements relatifs à la sécurité nationale (frégates, passeports, armes, véhicules militaires, etc.). Initiés pendant le mandat de l’ancien président, ils soulignent, au-delà du discours énergique de Kibaki sur la transparence et la bonne gouvernance, la permanence des pratiques.
44L’analyse de Michela Wrong éclaire de façon non académique la notion d’ethnicité morale, cet ensemble de liens invisibles, de codes et d’obligations qui lient entre eux les membres d’une même communauté (kikuyu en l’occurrence). Si l’ethnie est un facteur puissant d’identification du groupe lié à l’affaire (la Mount Kenya Mafia), celui?ci est également structuré par des liens familiaux et sociaux (fréquentation des mêmes clubs et écoles). Githongo, dont la famille appartient à ces cercles, ne s’identifie pas pour autant à ce groupe. Il incarne, en effet, cette nouvelle génération d’élites internationalisées qui s’est structurée dans les milieux des ONG internationales. Or la trahison de ce « Kikuyu non kikuyu » révèle (sans véritablement l’ébranler d’ailleurs) l’organisation d’un système politique entièrement tourné vers sa propre préservation : « Anglo Leasing is us ». L’Anglo Leasinga en effet une dimension politique majeure, puisqu’il s’agissait de « financer » la campagne électorale de 2007 pour asseoir durablement le pouvoir de la « mafia du mont Kenya ». La chronologie du scandale suit étroitement celle de la vie politique, marquée par la marginalisation progressive des membres non?kikuyu du gouvernement, jusqu’à leur éviction après l’échec du référendum de novembre 2005 sur la réforme constitutionnelle. L’exaspération des tensions et la radicalisation des rivalités ethniques atteignent leur paroxysme avec la campagne électorale de 2007 et la victoire contestée de Kibaki. Si la dimension ethnique est en effet un élément central de la structuration de la vie politique du Kenya, on peut regretter certaines simplifications excessives qui amènent l’auteur à réduire cette question complexe à une opposition radicale entre Luo et Kikuyu.
45En filigrane, l’ouvrage est également éclairant sur le rapport ambigu et souvent complaisant des acteurs de l’aide internationale aux affaires de corruption. Entre la nécessité de « décaisser » et les principes affichés de la bonne gouvernance, les contradictions s’expriment sur le terrain. Les dissensions entre l’ambassade et la Coopération britannique en donnent une bonne illustration.
46La principale faiblesse de l’ouvrage de Michela Wrong concerne son caractère parfois superficiel, qui est le défaut du genre. Les chapitres déroulant l’intrigue de l’affaire Anglo Leasing sont en effet entrecoupés de chapitres digressifs et peu convaincants sur l’organisation historique et sociale du Kenya. Les arguments de type psychologique avancés pour comprendre l’attitude et les choix de Githongo sont également discutables. Enfin, on peut déplorer une lecture peut-être trop « ethnique » de ces événements, lecture qui laisse peu de place à la nuance. Il s’agit cependant d’un ouvrage utile, qui présente un témoignage original sur les mécanismes internes de cette « politique du ventre » qui a conduit à l’enlisement et à l’explosion d’un système politique fondé sur des logiques de clans et nourri par le détournement systématique des fonds publics.
47Hélène Charton