Couverture de POLAF_113

Article de revue

Autour d'un livre

Béatrice Hibou, La Force de l'obéissance. Économie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte, 2006, 363 pages

Pages 211 à 226

Notes

  • [1]
    V. Geisser, « L’autoritarisme des “dominés” : un mode paradoxal de l’autoritarisme politique ? », in O. Dabène, V. Geisser et G. Massardier (dir.), Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au xxie siècle. Convergences Nord-Sud, Paris, La Découverte, 2008, p. 8.
  • [2]
    J. Linz, Régimes totalitaires et autoritaires, Paris, Armand Colin, 2006, p. 19.
  • [3]
    M. Camau et V. Geisser, Le Syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.
  • [4]
    M. Camau, « Tunisie : vingt ans après. De quoi Ben Ali est-il le nom ? », L’Année du Maghreb, Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 521.
  • [5]
    M. Camau et V. Geisser, Le Syndrome autoritaire…, op. cit.
English version

Le point de vue de Jean-Louis Rocca

1Certains livres font pitié, d’autres rendent jaloux. Le livre de Béatrice Hibou est de ceux-là. Je ne saurais juger de sa pertinence quant à la Tunisie, ne connaissant pas du tout ce pays, mais cet ouvrage est un objet que tout un chacun aimerait réussir : aller au bout de l’analyse des processus de domination. D’abord grâce à une multiplicité des angles d’attaque : économique, financier, policier. Ensuite par une variété des sources utilisées : travaux académiques, articles de presse, entretiens. Enfin, par des allers et retours incessants entre le haut et le bas qui permettent de changer de focus, de passer du global au local, du partiel au complexe. Pour moi qui suis lancé dans un programme différent mais parallèle – une recherche sur ce que l’on pourrait appeler dans le langage de l’auteur la « mise à niveau » (internationale, moderne, etc.) de la société chinoise – il y a sujet à envie.

2Comme on peut d’ores et déjà le sentir, mon propos n’est pas de parler de la Tunisie. Il n’est pas non plus de comparer ce que dit Béatrice Hibou avec ce que je sais de la Chine. Certes, les points communs sont nombreux. Même croissance économique rapide accompagnée d’une « modernisation politique » à la fois spectaculaire quand on regarde la machinerie (administration relativement efficace, ordre social, souveraineté nationale assurée, etc.) et fort déficiente en matière d’élections et de droits de l’homme. Le monde est « épaté » par ces deux pays. Pourtant une double différence, et de taille, les oppose. L’« appréciation » internationale des régimes est globalement bonne pour la Tunisie tandis qu’elle est partagée pour la Chine – bonne pour l’économie, assez exécrable pour le politique. Deuxième différence : la Chine peut se permettre bien plus de liberté que la Tunisie sur la scène internationale. Question de taille et de puissance stratégique mais aussi de richesse économique : elle n’est pas à la merci des bailleurs de fonds.

3Ces rapprochements pourraient néanmoins m’inciter à tenter un parallèle susceptible de déboucher, pourquoi pas, sur la création d’un nouveau type de régime politique, les « pays à forte croissance mais à déficit démocratique », ou plus précisément « à démocratisation rampante mais à maintien de parti unique », ou encore « à modernisation politique lente et limitée par l’absence d’un système d’élections compétitives ». L’idée n’a pas grand intérêt. D’abord parce qu’elle va précisément dans le sens de la « normalisation » théorique des processus de domination, un des principaux obstacles à leur compréhension. En rigidifiant et en sélectionnant les phénomènes, en les tordant pour les faire entrer dans des catégories, nous prendrions le risque de passer à côté des choses qui comptent vraiment. D’autre part, l’adoption d’une perspective typologique dans une comparaison Tunisie/Chine suppose que l’on ait une connaissance absolue des formes de pouvoir et de ce qu’est le pouvoir, autrement dit que l’on en ait une vision patrimoniale : « en avoir ou pas », telle serait la question. Or, le livre de Béatrice Hibou montre que le pouvoir est d’abord et avant tout un produit de relations sociales qui, par définition, ont des formes inépuisables. Tout rapprochement entre deux situations suppose donc en même temps la prise en compte de différences fondamentales qui empêchent toute typologie. On peut rapprocher des situations, des phénomènes, des modèles, des configurations de relations mais jamais au point d’en faire des types.

4Mon propos sera pour ainsi dire inverse. C’est de parler de ce qui compte vraiment, c’est-à-dire du pouvoir lui-même, des situations qui le font émerger, des formes souvent curieuses qu’il prend, de la répression à la servitude volontaire en passant par le plaisir que l’on peut prendre à obéir. C’est d’essayer, en comparant ces deux pays, de lever un peu le voile sur ce mystère qui conduit les sociétés, dans leur universalité, à mettre en place et à accepter la domination. Comment, dans telle configuration, les relations donnent-elles naissance à du pouvoir ? Je resserrerai le débat autour de trois éléments : la nature de la répression ; l’enchevêtrement économie/politique ; la question de l’ethos du réformisme.

5Pourquoi les gens obéissent-ils ? La réponse est apparemment simple lorsqu’il s’agit de pays comme la Tunisie ou la Chine : parce qu’ils ont peur. Comme dans le cas tunisien, la Chine nous montre que les choses sont plus complexes. L’importance de la banalité des contrôles est une évidence. C’est dans les recoins de la société, dans des motivations personnelles (à la fois individuelles et sociales) que s’expriment avec le plus de force et d’efficacité les relations de pouvoir. Les gens mènent « une vie normale » dans laquelle le quadrillage sécuritaire n’apparaît pas comme un élément ayant une existence propre. La spécificité chinoise réside dans l’aspect encore plus marqué de ce phénomène. Le pouvoir central est toujours loin – même dans les quartiers de Pékin. Il est mal renseigné sur la situation réelle car il n’a pas de représentant sur le terrain. Les forces de police, les administrations, la justice sont aux mains des gouvernements locaux qui « gèrent » la stabilité sociale en satisfaisant, au moins formellement, aux injonctions centrales tout en préservant leurs intérêts et ceux de leur fief. Personne ne peut défendre raisonnablement l’idée que les dirigeants chinois soient tout-puissants. Même au niveau central, l’action est le produit d’un équilibre entre factions, administrations, groupes d’intérêt et les décisions, sans être collégiales, sont pour le moins le fruit de négociations dans lesquelles la dimension individuelle est marginale. Les familles ont des privilèges mais leur pouvoir a d’étroites limites. Les hauts dirigeants prennent leur retraite même s’ils restent influents. Les raisons du rôle quasi nul de la figure du Chef dans la vie politique d’une part, et de l’ultra-décentralisation des dispositifs de contrôle d’autre part, sont d’ordre historique et géographique. Géographique, car la taille du pays et de la population ne peut pas ne pas avoir d’impact sur l’économie du pouvoir. Historique, dans le sens où la personnalisation du pouvoir à l’époque maoïste joue le rôle de repoussoir dans la culture politique. La vulgarisation et la technocratisation du pouvoir constituent d’évidents remparts au retour possible de l’homme providentiel. D’ailleurs, les aspects les plus élitistes de la technocratie sont gommés par sa diffusion jusqu’au plus bas de l’échelle des contrôles : à la base aussi doit s’exprimer une politique « scientifique » de la gestion sociale qui doit tenir compte des données locales. Enfin, la politique des réformes s’appuie sur un fort degré d’autonomie des localités : chacune doit s’appuyer sur ses atouts pour réussir. Il n’existe pas de politiques nationales en dehors des avantages fiscaux et financiers qui profitent à telle ou telle région. Le centre agit essentiellement par incitation, par cadrage, par campagne. On peut donc dire que le contrôle social est « hypermicro » en ce qu’il est d’emblée centré sur les spécificités de chaque « cellule » de la société. Cela ne signifie pas pour autant qu’il est plus « fort » ou plus « efficace ». Car ce localisme, l’absence de surveillance panoptique, même limitée ou « en tendance », laisse une marge de manœuvre importante aux arrangements de toutes sortes.

6L’économie comme dispositif de domination est une évidence en Chine. Mais, du fait de l’importance des migrations internes et de la rigidité du dualisme entre population urbaine et rurale, elle prend une forme plus radicale encore. Les migrants sont exploitables à merci car perçus d’emblée comme une population discriminée. Mais, d’un autre côté, les marges de manœuvre par rapport à ce dispositif sont assez larges. La migration, vecteur de toutes les exploitations, de toutes les violences est aussi un moyen d’échapper aux déterminations sociales : jeunes filles promises au mariage arrangé, jeunes garçons confrontés à l’ennui et à l’absence de perspectives, couples qui évitent la planification des naissances et le poids des contraintes familiales, etc. On voit ici avec évidence poindre à la fois la force du pouvoir et ce que sa nature relationnelle implique en termes de subjectivation. De plus, dans une société qui a commencé très bas en termes de niveau de vie et qui a connu une croissance économique très forte, la « probabilité » de la réalisation de la promesse est haute. Malgré l’augmentation des inégalités, même les gens placés au bas de l’échelle tirent leur épingle du jeu.

7Reste enfin la question de l’imaginaire, de l’ethos qui permet de « tenir » ensemble la société. Sur ce point, je ne rejoins pas la conclusion de Béatrice Hibou selon laquelle le « réformisme » n’existe pas en Chine, je dirais plutôt que le réformisme n’est plus un horizon, précisément parce que la réforme a… réussi. La perspective est dorénavant déplacée vers la notion de « modernisation dans la stabilité ». C’est cet ethos qui permet de justifier les politiques publiques et les interventions souvent brutales de l’État. Modernisation économique avec la volonté de projection internationale des grandes entreprises chinoises, modernisation sociale avec les campagnes visant à civiliser la population (moins de crachats, plus de politesse) et à promouvoir une consommation responsable, modernisation urbaine qui s’exprime par le recours à une planification « scientifique » de la ville, modernisation académique à travers l’adaptation rapide aux canons de l’évaluation internationale. Dans tous les domaines, il faut être « à niveau ». Les Jeux olympiques ont été un moment majeur de cette politique et de l’utilisation de l’aspiration à la modernité comme justification des dispositifs de domination.

8La participation à cet ethos de toutes les couches de la population conduit à une situation proche de celle que décrit Bourdieu à propos de la distinction : peu importe les goûts des couches sociales, du moment que toutes acceptent leur hiérarchisation. La domination est alors maximale, le consensus est total (« la modernisation dans la paix »), seul le degré de « modernisation » que chacun peut atteindre produit de la divergence. La contestation sociale est aussi fortement marquée par l’imaginaire de la modernisation comme mode de progression continue, on a envie de dire de civilisation sans fin, des institutions, des modes de vie, des individus. Ce n’est pas l’action ou le discours du gouvernement qui est remis cause – ni les politiques sociales, ni l’objectif de créer une société de classe moyenne, ni l’État de droit – mais les lenteurs des changements et les formes qu’ils prennent. La légitimation de cet espace de contestation par les autorités est elle-même une technique, largement inconsciente, de pouvoir. Ainsi de la censure qui ne s’appuie plus sur un corpus de mots et de sujets tabous mais est laissée à l’arbitraire de différentes institutions. Officiellement, tout est permis, mais dans les faits tout peut être interdit au nom de la préservation de l’ordre public. Le libéralisme politique – un aspect de la modernisation – conduit dans les faits à un contrôle plus efficace car plus diffus, plus précis, plus incontestable.

9En conclusion, il faut insister sur la nécessité d’analyser les phénomènes de pouvoir dans le cadre d’un continuum de régimes et non dans celui d’une typologie dont les modèles seraient largement étrangers les uns aux autres. Tout ce qui a été dit des techniques de pouvoir, de la servitude volontaire, des petits accommodements et des petites lâchetés, du rôle des intérêts et des imaginaires est, à des degrés divers, sous des formes diverses, le lot commun de tous les « régimes » politiques. Reste, à chaque fois, comme Béatrice Hibou a réussi à le faire, à rendre la spécificité des relations de pouvoir et de l’articulation des techniques mises en œuvre.

10Jean-Louis Rocca

11CERI-Sciences Po

12Université Tsinghua (Pékin)

Le point de vue de Jean-Noël Ferrié

13Il est tentant, quand on travaille sur d’autres régimes de la région (je travaille sur les régimes marocains et égyptiens), de rechercher en quoi l’autoritarisme tunisien, à propos duquel Camau et Geisser parlaient de « syndrome autoritaire », peut permettre de comprendre les autoritarismes voisins. La passionnante montée en généralité qui clôt l’ouvrage de Béatrice Hibou m’en offre l’occasion. Je vais, d’abord, essayer de résumer ses arguments tels qu’ils m’apparaissent. Premièrement, il n’est pas possible de considérer que l’autoritarisme est extérieur à la société et qu’il se maintient par la seule contrainte. De ce point de vue, l’extrême personnalisation du pouvoir est un trompe-l’œil : l’omniprésident (Ben Ali) n’est pas omnipotent. Deuxièmement, cela implique d’abandonner l’analyse des régimes autoritaires depuis la personnalité du « Chef » ou même depuis l’appareil de gouvernement. Dans une lumineuse référence à La Boétie – « le tyran asservit les sujets les uns par les autres » –, B. Hibou rappelle que l’autoritarisme met en jeu le fonctionnement de la société dans son ensemble. En d’autres termes, l’autoritarisme est favorisé par le comportement adaptatif des gens (p. 335). Troisièmement, la corruption est une « conséquence causale », puisqu’elle est à la fois cause et conséquence de l’équilibre autoritaire. Elle n’est dysfonctionnelle que lorsqu’elle ne profite pas au maintien de celui-ci (comme dans le cas du détournement de fonds ou du vol), c’est-à-dire quand elle n’implique pas un système d’échanges, de gains et de compromissions (notamment, p. 337). Dans le vocabulaire de Michel Dobry, on dirait que l’autoritarisme se structure à partir de la multiplication des transactions collusives. Cette description de l’autoritarisme est d’une grande efficacité. In fine, c’est la compromission de tous (à des titres, certes, divers) qui assure la stabilité de l’ensemble.

14Travaillant sur l’Égypte, je parviens assez aisément à m’y retrouver. L’autoritarisme y maintient partiellement sa stabilité grâce à la multiplication des transactions collusives – entendues, j’en conviens, dans un sens élargi, puisqu’il s’agit aussi bien de relations entre différentes élites qu’entre des gens ordinaires, dont certains détiennent une part (même infime) des ressources publiques. J’en donnerai un simple exemple, celui de l’élection d’un député, membre du parti au pouvoir. Les gens ordinaires vont voter pour lui, non parce qu’ils soutiennent le parti, mais parce qu’il peut leur rendre des services, bref parce qu’il est un intermédiaire utile et un patron efficace. Ils peuvent également voter pour un candidat « indépendant », mais ce candidat deviendra le plus souvent membre du parti au pouvoir après son élection, afin, précisément, d’accéder à des ressources publiques. Dans ces deux cas, nous avons bien affaire à un comportement adaptatif bénéficiant à l’autoritarisme : des hommes n’ayant pas (ou peu) d’idées politiques précises (au sens au moins où l’on s’identifie à un parti) votent pour d’autres, dont certains n’en ont guère plus, afin de bénéficier de certaines ressources publiques, non pas en tant que citoyens, mais en tant que clients (pour le dire vite). Cette recherche de gains privés aboutit à doter les gouvernants de députés, parties prenantes au maintien du régime, et d’électeurs qui en deviennent, pour les mêmes raisons, les soutiens de fait. Remarquons qu’il ne s’agit, pour les gouvernants, que du bénéfice d’une action entreprise à d’autres fins par ses premiers bénéficiaires. Dans cette affaire, en effet, les électeurs et les députés recherchent soit leur intérêt personnel, soit des bénéfices collectifs restreints, mais en aucun cas l’intérêt d’ensemble du régime. Les travaux portant sur les comités électoraux et sur les notables locaux montrent clairement le caractère, sinon forcément « égocentrique », du moins décentré, par rapport aux intérêts particuliers du régime, des préoccupations de ces acteurs. L’une des conséquences majeures (selon moi) du fait qu’il y ait ainsi deux groupes de bénéficiaires (pour le dire vite, les gouvernants et les gouvernés eux-mêmes scindés en différents collectifs fonctionnels) est que la stabilité du régime apparaît coproduite par la rencontre de plusieurs projets d’ordonnancement des choses et non par l’imposition (ou même la tentative d’imposition) d’un ordre pyramidal. D’une certaine manière, la société égyptienne m’apparaît comme un équilibre sans ordre.

15De ce point de vue, l’hypothèse d’un « État de police », proposée par B. Hibou dans le cas tunisien, me semble (si ma lecture est correcte) difficilement transposable dans le cas égyptien et me pose plus généralement un problème d’extension. Je vais essayer d’expliquer pourquoi. L’État de police est décrit comme « un système et des modes de régulation qui permettent le contrôle de la conduite des gens » (p. 342), où il s’agit de « gouverner rationnellement » (p. 343), pour « agir sur la réalité » (p. 344), bref d’établir des règlements pour « discipliner » les gens et les choses. Si, effectivement, il n’est pas centré sur une personne, comme le remarque justement B. Hibou, il est, néanmoins, moniste, c’est-à-dire organisé par et au bénéfice d’un ordre unique. Je crois avoir deux objections.

16J’ai implicitement développé la première dans ma (très) courte description du cas égyptien. Il est manifeste que ce n’est pas parce que des conduites sont profitables à une classe d’acteurs qu’elles sont entièrement contrôlées ou voulues par ceux-ci ; ce n’est pas davantage parce qu’elles leur sont profitables selon leurs besoins qu’elles correspondent à leurs attentes et, enfin, ce n’est pas parce qu’elles leur sont profitables qu’elles ne sont pas profitables à d’autres classes d’acteurs. Dit autrement, le fait que les candidats du parti au pouvoir, en Égypte, soient élus pour les services qu’ils peuvent rendre est utile aux gouvernants parce que cela solidarise de fait gouvernants et gouvernés, mais les conditions dans lesquelles les candidats sont sélectionnés échappent pour une part non négligeable aux gouvernants. Les comités locaux du parti peuvent, pour des raisons strictement locales, imposer des candidats que la direction centrale n’entendait pas soutenir. Les gouvernants peuvent profiter d’une dynamique imprévue (et non souhaitée) : c’est ainsi qu’à la suite de l’obligation faite par la Haute Cour constitutionnelle égyptienne d’autoriser les candidatures indépendantes de nombreux candidats indépendants ont battu les candidats du parti au pouvoir. Dans un premier temps, il s’agissait d’un revers, mais, dans un second temps, ce revers s’est avéré un bénéfice, puisque la plupart des indépendants sont devenus membres du parti au pouvoir. Toutefois, ils le sont devenus avec leur propre agenda, c’est-à-dire avec les intérêts de leurs électeurs (dont ils dépendent directement du fait de la réelle compétitivité de leur élection) et leurs propres conceptions des choses. Ces intérêts et ces conceptions doivent donc, en échange de leur adhésion, être pris en charge par le parti au pouvoir. Le centre de gravité de celui-ci comme, plus largement, de l’équilibre du régime se déplace alors, non en fonction d’un principe d’ordre, mais en fonction de l’état des ressources humaines disponibles. Il y a, certes, une régulation, mais cette régulation n’accomplit pas un ordre qui la précéderait, puisque l’agenda du régime se recompose au fur et à mesure que les régulations s’accomplissent, et ce en fonction de la nécessité dans laquelle il est de tenir compte d’autres agendas.

17Ma seconde objection tient à la sorte de rationalité qui peut s’attacher à cette manière de gouverner. Grosso modo, on peut entendre la rationalité de deux façons : comme la capacité de s’adapter aux circonstances ou comme la volonté suivie d’effet de se conformer à un ordre nécessaire. Si l’équilibre politique que je viens de décrire consiste bien dans l’adaptation aux circonstances, il en découle qu’il est difficile d’y voir l’adaptation à un ordre nécessaire. Cela ne veut pas dire que les gouvernants ne prétendent pas mettre en œuvre un ordre. Mais cet ordre projeté m’apparaît bien différent des conditions de l’équilibre. Certes, il est frappant de constater, en Égypte comme en Tunisie, que les gouvernants prétendent agir rationnellement ; cependant, cet ordre dramaturgique affirmé par le « haut » se perd rapidement dans les méandres de sa mise en œuvre. De manière ironique, Lampedusa parlait d’« écoles édifiées uniquement de premières pierres et d’égouts creusés par des affiches ». En d’autres termes, la monstration d’un État exemplaire est moins un principe d’action qu’un moyen de légitimation. À l’instar des gouvernants démocratiques, les gouvernants autoritaires éprouvent le besoin de montrer qu’ils gouvernent. Cela implique de présenter un projet, un ordre, une cohérence (et donc une efficacité). Toutefois, j’aurais tendance à penser que nous avons affaire à un ordre dans le discours (disons à une justification, voire à une justification préjudicielle : « je montre ce que je fais afin qu’on ne me reproche pas de ne pas le faire ») plutôt qu’à un ordre du discours s’imposant à la réalité. Cette rhétorique de l’ordre n’est que marginalement intrusive du fait même de ce qu’elle est.

18Prenons un dernier exemple égyptien : il y a de cela quelques années, le gouvernement égyptien a décidé d’imposer le port de la ceinture de sécurité. Si l’on considère l’état et la vétusté du parc automobile égyptien, le projet semblait relever de la rationalité comme adéquation à un ordre nécessaire plutôt que de la rationalité comme adaptation (optimale) aux circonstances. Il en a découlé que les chauffeurs de taxi ont installé de fausses ceintures de sécurité qui ne sanglent personne et qui ne sont destinées qu’à donner le change aux éventuels policiers qui en vérifieraient le port, lors des arrêts aux feux rouges. L’apparence de la rationalité comme ordre est préservée par la rationalité adaptative (on suit la règle), mais le coût de l’opération est que la rationalité comme ordre n’est au mieux qu’une rationalité dramaturgique fonctionnant par intermittence. Cela implique-t-il la soumission à un ordre ou la prudence aux arrêts, là où les policiers de la circulation peuvent contrôler le port de la ceinture, et la prudence aux arrêts exprime-t-elle l’existence d’un ordre ou la capacité des gens à se faufiler dans les méandres des règlements ? Dans tous les cas, les capacités intrusives de l’ordre attribué à un « État de police » apparaissent limitées.

19Autant la démonstration du caractère disséminé de l’emprise autoritaire – en d’autres termes, le fait qu’elle mette en jeu les relations sociales en dehors du strict périmètre du régime – m’apparaît pouvoir être utilisée dans la description de différents autoritarismes, autant l’idée que cette dissémination relèverait d’un ordre innervant ces relations sociales m’apparaît problématique. J’ai plutôt le sentiment, du point de vue de mon propre terrain, que l’autoritarisme est plus le produit d’un équilibre que d’un ordre et que l’ordre est une référence discursive des acteurs – plus ou moins dramatisée – plutôt qu’un principe de structuration. L’autoritarisme a besoin de la complicité de tous. Cette complicité m’apparaît découler de comportements adaptatifs – et rationnels en ce sens – plutôt que de comportements ordonnés, c’est-à-dire reliés à une « réglementation ». Mais cette différence peut résulter de la différence des terrains. Ma question serait donc : est-ce que B. Hibou considère l’« État de police » comme un fait tunisien ou, plus largement, comme une caractéristique de l’État autoritaire ?

20Jean-Noël Ferrié

21CNRS-PACTE, Institut d’études politiques de Grenoble

Le point de vue de Vincent Geisser

22« Quels sont les dispositifs, les mécanismes et les techniques qui aboutissent, in fine, à l’acceptation d’un régime qu’on appelle communément un régime autoritaire, voire une dictature ? » Telle est l’interrogation centrale de cet ouvrage, dont l’ambition théorique ne se limite pas à une analyse du cas tunisien ni même de « l’autoritarisme arabe » mais vise à renouveler la réflexion sur le fait autoritaire, détachée des approches classificatoires et typologisantes qui dominaient jusqu’à présent le champ des sciences sociales. Toutefois, au regard du projet éditorial, on notera que le sous-titre de l’ouvrage n’est pas forcément bien choisi, dans la mesure où il s’agit moins de livrer au lecteur une économie politique de la « répression » que du « consentement », ce qui rend sans doute la tâche de son auteur plus ardue : la « machine autoritaire » traitée moins sous l’angle classique de la coercition que comme productrice d’adhésion, de consensus, d’arrangements, voire de bien-être pour les individus.

23D’entrée, Béatrice Hibou opte pour une approche inédite et iconoclaste de l’autoritarisme qui ne cède ni au « romantisme du dominé », ni à l’illusion téléologique de la « nécessaire » transition vers la démocratie. Elle ne verse pas pour autant dans l’exceptionnalisme autoritaire qui reviendrait à isoler son objet des paradigmes et des débats ordinaires de la science politique, risquant ainsi de conforter une interprétation culturaliste de l’étonnante longévité des régimes autoritaires du monde arabe, en général, et du pouvoir tunisien, en particulier. Mais le plus grand mérite de l’étude de B. Hibou est sans doute de sortir des sentiers battus des approches « institutionnalistes » et « élitistes » de l’autoritarisme, en choisissant délibérément d’orienter son regard sur l’économie politique, à savoir la « face émergée de l’iceberg autoritaire [1] ». Car force est d’admettre que depuis Juan Linz, outre qu’elles ont délaissé le registre économique, l’immense majorité des études sur les régimes à « pluralisme limité » ont privilégié des approches « par le haut » de l’autoritarisme, se contentant de braquer leur projecteur sur la face visible et déformante des phénomènes d’ajustement politique qui se trament pourtant dans les divers secteurs de la société, y compris dans les secteurs dits « dominés » ou « marginalisés ».

24En ce sens, l’approche de B. Hibou réhabilite la dimension d’ordinarité autoritaire, qui était déjà présente à l’état d’intuition scientifique chez J. Linz mais qui ne fut guère approfondie par le père fondateur des études sur l’autoritarisme : « Les sociétés ne se différencient pas au seul regard de leur organisation politique. Elles le font aussi dans leur relation à l’autorité dans des sphères non politiques. Ce qui explique que, aux yeux de ceux qui considèrent que les dimensions extragouvernementales des sociétés sont les plus importantes pour la vie des gens, la dimension politique n’entre que de manière subsidiaire, voire accessoire, dans les critères d’un classement social plus général [2]. » Mais entre l’ordinarité ou la banalité des dispositifs autoritaires au sein d’une société donnée et la normalité de la coercition – ou, du moins, de sa perception par les acteurs –, il n’y a qu’un pas que l’auteur n’hésite pas à franchir, une audace scientifique qui peut être vécue comme une forme de provocation par certains lecteurs : « Ce que les observateurs peuvent présenter comme une contrainte, une coercition, un pouvoir de normalisation et de discipline est le plus souvent vécu sur le mode de la normalité, autrement dit comme des règles sinon intériorisées, du moins négociables et sur lesquelles on peut jouer. Le caractère indolore et pour ainsi dire invisible de la contrainte et même de la coercition peut être, dans d’autres situations, rendu possible par le processus de routinisation des interventions et de l’exercice du pouvoir » (p. 17). Et, dans la foulée, B. Hibou de reprendre à son compte la célèbre expression d’Étienne de La Boétie de « servitude volontaire » afin d’éclairer les processus d’obéissance acceptée, l’adhésion encadrée des individus ou encore les formes d’accommodements qui rendent « tolérable » le pouvoir disciplinaire. Sur ce point, nous la rejoignons en grande partie pour avoir nous-même critiqué les approches victimisantes de l’autoritarisme : les gens ordinaires, les acteurs protestataires, les dissidents, les opposants doivent être traités aussi, sur le plan analytique, comme des co-acteurs de l’autoritarisme et non simplement comme des « victimes » ou des « martyrs ». Une telle posture induit une véritable rupture éthique dans les sciences sociales : le chercheur ou l’observateur des situations autoritaires doit ici « se faire violence » pour ne pas céder à la tentation du « romantisme du dominé », qui nous guette tous, et nous conduit trop souvent à occulter, sinon à euphémiser, le rôle joué par les acteurs extérieurs à la sphère du pouvoir dans la production, la légitimation, la diffusion et la banalisation des logiques autoritaires. Toutefois, et c’est l’une des principales critiques que l’on pourrait adresser à B. Hibou, sa démonstration est bâtie sur une dissonance constante entre l’armature théorique de son projet éditorial, largement inspirée des travaux de Michel Foucault, et les illustrations factuelles et empiriques de son enquête. Au final, sa thèse du caractère « indolore » de la coercition parvient difficilement à convaincre le lecteur sceptique. Par honnêteté intellectuelle sans doute, mais probablement aussi par un recours à une documentation fort riche et à un corpus fourni d’entretiens, B. Hibou en vient à rédiger involontairement une sorte de Livre noir de l’autoritarisme tunisien qui, du coup, affaiblit sa thèse centrale de la « soumission volontaire ». Davantage encore, l’analyse de l’auteur semble épouser les doutes et les ambivalences, voire les contradictions, du discours de ses enquêtés qui louent à la fois le « consensus », le « juste milieu », la « tempérance tunisienne », tout en dénonçant les pressions, les interventions intempestives, les humiliations subies de la part du régime. En deux mots : l’auteur tente de nous convaincre de la « soumission volontaire », tout en déroulant sous nos yeux les « grosses ficelles » de la coercition institutionnalisée qui évoquent moins les idées d’adhésion ou de consentement que de répression dans ses versions brutes ou larvées. Du coup, le sous-titre de l’ouvrage – économie politique de la répression – retrouve toute sa pertinence.

25À juste titre, B. Hibou souligne que le « consensus » est d’abord une construction éminemment idéologique, « une fiction que le pouvoir central tente de naturaliser, notamment par des discours répétitifs et par la rhétorique de la classe moyenne et de la tunisianité » (p. 247). Et d’ajouter que « l’analyse des mécanismes économiques et sociaux menée tout au long de ces pages suggère plutôt que le consensus est certainement l’un des rouages les plus puissants de la servitude volontaire, notamment parce qu’il est construit sur une violence silencieuse et indolore, mais non moins réelle » (ibid.). Pourtant, à la lecture de certains passages de sa démonstration, l’on est en droit de se demander si cette fiction du pouvoir ne devient pas fiction de l’auteur lui-même. Ses développements sur le Pacte de sécurité semblent parfois céder aux sirènes enivrantes du réformisme tunisien et de la prétendue « tunisianité [3] » qui expliqueraient qu’en Tunisie la négociation prévaut presque toujours sur l’usage de la force dans la résolution des conflits sociaux et politiques.

26On n’est pas très éloigné ici du mythe de la « Tunisie du juste milieu », thème central de la propagande du régime sous Bourguiba et repris par son successeur Zine Abine Ben Ali. Dans une perspective similaire, B. Hibou préfère parler à propos de la Tunisie actuelle d’« État de police » et non d’« État policier » (p. 342), relativisant à bon escient la vision volontairement alarmiste des opposants indépendants et des ONG des droits de l’homme. Toutefois, l’auteur paraît oublier un peu trop vite que la première notion n’est pas exclusive de la seconde : s’il convient d’admettre que l’État tunisien recourt bien à des « modes de régulation qui permettent le contrôle de la conduite des gens », l’un de ses modes repose précisément sur l’hypertrophie de l’appareil sécuritaire qui fait que cet État de police est de plus en plus un État policier. Les modes de contrôle « indolores » ne sont pas exclusifs d’usages récurrents de la violence « brute » et de formes de surveillance et d’encadrement des individus qui rapprochent parfois le régime tunisien d’un pouvoir à visée totalitaire – même s’il n’a vraiment pas les moyens de son totalitarisme. Les éléments étayant cette thèse de la « policiarisation » du régime sont d’ailleurs contenus dans le livre lui-même, l’auteur se laissant aller parfois à une description quasi orwelienne de la société tunisienne des années 2000 : « Les cellules du RCD [parti du Président] ne sont pas les seules à quadriller le pays. Les associations, les “indicateurs” officiels et officieux, permanents ou occasionnels, les omdas et délégués représentant l’administration déconcentrée, les assistantes sociales dépendant de l’administration centrale, les syndics et gardiens d’immeubles…, acteurs individuels ou représentant des institutions, tous ont pour principale mission de porter un regard ordonné sur la société » (p. 110).

27En somme, la contrainte serait indolore non pas tant en raison de l’absence de violence « pure » et du quadrillage de la société tunisienne mais d’un phénomène d’accoutumance, de sa discrétion et de son caractère « négocié » et « diffus ». Une telle perspective pourrait laissait croire que les Tunisiens seraient porteurs d’une variante locale du syndrome de l’ICD (insensibilité congénitale à la douleur) qui feraient d’eux des « neuropathes sensoriels » en puissance… Et l’une des conséquences majeures du parti pris théorique de B. Hibou n’est pas l’occultation des mécanismes de répression et d’intimidation – l’auteur en fait largement état, quitte à affaiblir la force de sa démonstration –, mais davantage l’absence d’une analyse approfondie des « contre-conduites », comme le soulignait fort justement Michel Camau dans une critique récente de l’ouvrage : « La règle supposée de l’accommodement négocié tend à méconnaître la dimension agnostique qui dans les travaux de Foucault suture en quelque sorte ces niveaux, sous la forme de “contre-conduites” ou de “résistances” qui définissent le passage au politique ou la politisation [4]. » Or, s’il convient de reconnaître avec Béatrice Hibou que l’autoritarisme tunisien relève moins de l’État policier que de l’État de police, l’on ne peut ignorer les réactions à cette « entreprise de conduction » que constituent précisément les modes de résistance, de révolte ou de dissidence. Et, contrairement à une idée reçue, qui a parfois été confortée par certaines analyses scientifiques [5], ces réactions ne se réduisent pas à des coalitions élitistes animées par des cadres supérieurs déconnectés des classes populaires ou, pire, à des opposants cooptés par le régime. Les contre-conduites relèvent aussi très largement de tendances plus profondes traversant la société tunisienne et se greffant sur des objets qui, au départ, ne sont pas forcément « politiques » mais peuvent le devenir par feed-back répressif. La politisation des « contreconduites » apparaît comme la conséquence d’une entreprise de conduction qui en vient à disqualifier et à criminaliser des individus et des groupes qui, en retour, finissent par développer une forte conscience de la contrainte et de la coercition. Certes, cette conscience ne s’exprime pas toujours de manière visible dans l’espace public, mais le silence ne vaut pas forcément approbation ; il peut être aussi synonyme de résignation, de repli tactique ou de « socialisation parallèle », c’est-à-dire de refuge sur des formes de sociabilités échappant volontairement au contrôle de l’État. Par exemple, le retour en force, en ce début de xxie siècle, de manifestations de piété et de religiosité populaires ne saurait évidemment être interprété comme l’émergence de résistances ou de dissidences politiques. Certaines de ces expressions sont même aujourd’hui ouvertement encouragées par le régime comme contre-feux à l’islamisme et au « mouvement démocratique ».

28Il est vrai, par ailleurs, qu’elles n’ont pas grand-chose à voir avec le registre oppositionnel ou insurrectionnel de l’islam politique des années 1980-1990. Pourtant, si l’on suit Foucault, ces « contre-conduites » qui relèvent très largement de l’économie du salut et de la vérité (opposées à la vérité officielle et à la voie du salut tracée par le régime) pourraient revêtir au fil du temps une signification davantage politique et accélérer ainsi la rupture avec le « consensus ». Qu’adviendrait-il alors du Pacte de sécurité, ce contrat social « implicite » et « diffus » fort bien analysé par B. Hibou ? L’on touche là à l’un des « angles morts » de l’ouvrage : son économie politique du consentement et/ou de la répression – selon le point de vue duquel on se place –, aussi convaincant soit-il, n’est pertinent que dans les limites d’une polité tunisienne qui semble déjà appartenir au passé.

29Vincent Geisser

30CNRS-Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman

La réponse aux critiques de Béatrice Hibou

31En guise de réponse à ces commentaires qui portent parfois sur un livre que je n’ai pas écrit, je voudrais surtout revenir sur le projet qui a été le mien lorsque j’ai écrit La Force de l’obéissance. Comme tout travail de sciences sociales qui se respecte, mon livre n’entend pas décrire la Tunisie contemporaine sous toutes ses facettes mais construire un objet et, à travers lui, poser une problématique originale. En l’occurrence, comprendre l’exercice du pouvoir dans la Tunisie de la fin des années 1990 et du début des années 2000, comprendre les modalités de la domination et, parfois, de la répression au-delà de l’exercice explicite et physique de la violence. Cette démarche n’est pas en soi inédite. Cela fait bien longtemps que des universitaires ont montré que les régimes autoritaires les plus extrêmes, voire les régimes totalitaires, ne reposaient pas exclusivement sur la violence et la coercition physique.

32Nombreux sont ceux qui ont suggéré la banalité des mécanismes de pouvoir et des dispositifs de gestion du quotidien, l’intérêt d’analyser les régimes autoritaires ou totalitaires avec des instruments forgés pour d’autres situations, la nécessité de complexifier l’analyse par l’intégration des différences de temporalités, des pratiques relationnelles et des actions en retour. L’originalité de mon ouvrage – je l’espère – réside dans les modalités de cette démonstration et plus particulièrement, comme le souligne Jean-Louis Rocca, dans l’accent mis sur les dispositifs et les pratiques économiques de cet exercice du pouvoir. Dans La Force de l’obéissance, j’ai ainsi introduit la dimension économique, non pas l’économie d’une dictature ou d’un régime autoritaire, mais une analyse politique de l’économique qui montre comment les dispositifs économiques les plus banals et le fonctionnement économique quotidien participent simultanément des mécanismes de domination. Je ne me suis pas cantonnée à une analyse des relations entre sphères politique et économique – et en cela mon approche diffère de celle de Juan Linz évoquée par Vincent Geisser. Je suis entrée dans le fonctionnement même de l’économie (en l’occurrence tunisienne) en considérant l’économique comme un lieu de pouvoir, un champ non autonome, un site d’analyse des rapports de force et des jeux de pouvoir comme un autre. Autrement dit, au-delà d’une analyse de sociologie économique (i.e. une analyse sociologique des acteurs et des comportements économiques), j’ai voulu approfondir le champ d’analyse de l’exercice disciplinaire, voire répressif du pouvoir en entrant dans la mécanique même des rouages économiques, pour faire apparaître leur dimension proprement politique en menant une « anatomie politique du détail » (Michel Foucault), mais du détail économique. Telle pouvait être ma contribution en tant qu’économiste de formation, se reconnaissant dans une approche wébérienne et polanyienne.

33D’où une approche aux antipodes des modèles et des théories générales. C’est un contresens de lire ma référence à « l’État de police » comme un « fait tunisien » ou comme une théorisation globale de l’État autoritaire. De même, ma référence à la « servitude volontaire » ne se veut pas une lecture plate d’Étienne de La Boétie, une théorisation de la coparticipation active des gouvernés à l’autoritarisme. Ces références ne doivent pas être comprises comme une façon pour moi de qualifier l’État tunisien ou la société tunisienne, mais uniquement – et de façon bien plus modeste – comme des instruments qui, à un moment donné, face à un problème ou à un questionnement donné, m’ont permis de faire émerger des rationalités cachées (par exemple, au-delà du contrôle policier, une véritable préoccupation pour le bien-être de la population, une attention au « bien » de la population), de mettre en évidence et de trouver des significations à des faits, de dépasser aussi des visions fantasmatiques de l’exercice du pouvoir (pouvoir personnel ; répression policière ; pouvoir absolu…). Cela revient à concevoir la valeur heuristique des concepts ou des notions, non pas en tant que modèle ou méthode générale mais en tant qu’instrument et démarche pouvant servir à d’autres situations concrètes. C’est comme cela que l’on peut d’ailleurs concevoir le comparatisme, ainsi que le suggère Jean-Louis Rocca dans son analyse de la situation chinoise. Quoi qu’il en soit, il est pour le moins étonnant de penser, comme le fait explicitement Jean-Noël Ferrié, que je théorise l’État tunisien comme un « État de police », un pouvoir « organisé par et au bénéfice d’un ordre unique », alors même que la quasi-totalité des pages de ce volumineux livre met l’accent sur les négociations incessantes, les relations de dépendance mutuelle qui participent de l’exercice concret d’un pouvoir conçu comme relationnel, et non sur des principes, des règlements au service d’un ordre unique.

34De cette approche à la fois extrêmement empirique et théoriquement structurée (par Michel Foucault mais aussi par Max Weber et par Michel de Certeau) résulte une mise en évidence de l’ambivalence des pratiques et des rapports de pouvoir. Dire avec Vincent Geisser que j’oscille entre des interprétations contradictoires, que je « cède aux sirènes enivrantes » de la rhétorique officielle tunisienne ou que je ne vois dans les Tunisiens que des « neuropathes sensoriels », c’est être insensible à l’ambivalence constitutive du politique. Je pourrais citer Alf Lüdtke sur le national-socialisme et le socialisme en Allemagne ou Zinoviev sur la Russie. Mais, je le répète, l’originalité de ma contribution procède de ma formation en économie politique stricto sensu. Essayer de rendre compte de l’ambivalence nécessite d’abord de prendre en compte l’ensemble des arguments – y compris dans leur dimension contradictoire – mobilisés par les acteurs et, ensuite, de proposer une analyse qui s’emploie à mettre en perspective ces différents arguments concomitants et pas forcément incompatibles pour ceux-là mêmes qui les énoncent et les vivent.

35Ainsi en est-il du réformisme tunisien : La Force de l’obéissance peut également être lu comme une analyse critique de celui-ci, n’en déplaise à ceux qui me voient succomber à ses charmes… précisément parce qu’ils occultent sa profonde ambivalence. J’ai montré que le réformisme était certainement le grand récit tunisien, l’idéologie même du régime Ben Ali, une « tradition » construite, un mythe procédant d’une occultation des historicités propres des divers mouvements et expériences réformistes, de raccourcis historiques, de confusions entre projets et réalisations effectives, d’oublis des contingences et des conflits entre groupes sociaux. Mais j’ai également souligné que le réformisme était simultanément l’expression floue et ambivalente du « bon gouvernement » pour l’ensemble de la population, « un paysage imaginaire commun » à toute l’élite tunisienne – pour parler comme Peter Brown –, ou un même « champ du pensable politiquement » – pour parler cette fois comme Pierre Bourdieu – se traduisant par des détournements de sens aussi bien que par le renforcement de schèmes de pensée et d’action implicites de l’habitus de l’élite. Les opposants, les transfuges, les dissidents renforcent involontairement le discours du « régime », même si tous ne peignent pas le « paysage imaginaire commun » des mêmes couleurs.

36Mais le réformisme est légitime et il n’a pu devenir mythe que parce qu’il s’appuyait sur un imaginaire, sur des représentations, sur des schèmes de pensée et d’action implicites diffus dans la société. La participation à la lutte et à la construction nationales a fini par populariser et vulgariser le réformisme comme le « bien » en politique et comme langage commun. Aujourd’hui, la référence au réformisme n’est pas simple discours évanescent, mimétisme du « bas » plaqué sur le discours officiel du « haut ». Elle repose sur des demandes propres de la population, sur des aspirations et des représentations diffuses, parfois contradictoires, parfois opposées, parfois irréalistes mais toutes présentes : appel systématique à l’État clairvoyant ; participation massive à l’économie politique des interventions publiques et donc légitimation de la bureaucratie comme vecteur principal des réformes ; croyance en un progrès rationnel et en une modernisation matérielle ; partage de l’idéologie développementaliste ; attente de protection et de préservation des sources d’accumulation mises en péril par la globalisation ; sensibilité à la perte de souveraineté et à l’atteinte à l’identité arabo-musulmane des Tunisiens ; souhait d’un respect des règles et des textes ; critique du népotisme et de la corruption ; revendication d’un État de droit… Tout en prenant des significations autres pour les individus et les groupes en marge du savoir officiel et élitiste, la réforme n’en constitue pas moins un référentiel dans la conduite de vie de tous les acteurs économiques et sociaux. La réforme ne se cantonne pas au monde des idées, elle produit des modes d’existence particuliers en valorisant le volontarisme d’État, l’interventionnisme bureaucratisé, la recherche de « sécurité » et de « stabilité ». En étant avant tout une démarche, une façon de penser, une croyance, le réformisme opère non seulement comme le principal processus de légitimation du régime, mais aussi comme une technologie de pouvoir très concrète, qui permet coercition et adhésion, discipline et marge de manœuvre, normalisation et dissidence précisément parce qu’il ne reste pas de l’ordre de l’idéel mais, grâce à sa plasticité, s’ancre dans les réalités quotidiennes et dans les relations de pouvoir.

37À l’opposé d’une vision réifiée des conduites et des contre-conduites, j’ai donc essayé dans ce livre de ne pas essentialiser les comportements des acteurs (quels qu’ils soient), de ne pas les classifier ni les définir, mais de mettre en évidence l’ambivalence même des relations sociales et donc des relations de pouvoir. Il s’agit ainsi moins d’accoutumance, d’habitude, d’insensibilité – pour reprendre les critiques de Vincent Geisser – que de malentendus opératoires, ou peut-être plus précisément de coexistences pacifiques entre visées, intérêts, manières d’être, de vivre et d’interagir avec les autres, manières d’accumuler, de se représenter et de se comporter des gouvernants et des gouvernés. La progressivité, l’engrenage et les glissements temporels sont fondamentaux pour comprendre non seulement le resserrement des dépendances mutuelles et l’approfondissement des intérêts partagés, mais également l’intégration de la « normalité » politique et la relativité de valeurs humaines, morales ou sociales autres. Comme le rappelle l’approche du « politique par le bas » présente tout au long de ce livre (et fondatrice de Politique africaine), le caractère multidimensionnel des sociétés, la pluralité des espaces-temps traduit l’existence de trajectoires propres à des segments de la population qui peuvent se trouver en décalage par rapport à celle prioritairement défendue par le pouvoir central étatique sans pour autant s’opposer à lui. On n’est pas, ou pas seulement, en présence d’actions en retour, de contournements, de bricolages, d’interprétations et autres modalités d’adaptation des acteurs, mais ces derniers ont également une part d’autonomie, une capacité de fabrication propre qui, tout en intégrant et en partant des contraintes qui s’imposent à eux, permettent l’expression de quelque chose de singulier suivant des logiques indépendantes. Il serait ici utile de reprendre la critique des concepts de « résistance » ou de « situation » (par exemple coloniale) par Frederick Cooper et les historiens des Subaltern Studies ou par des politistes à l’instar de Jean-François Bayart et de Romain Bertrand. Le système de domination peut aussi être considéré comme légitime précisément parce qu’il permet l’épanouissement de logiques ou de stratégies propres, qu’il ouvre à des aménagements et laisse de la latitude, c’est-à-dire, comme le rappelle JeanLouis Rocca dans son analyse de la Chine, qu’il autorise un fonctionnement « normal » sans forcément normaliser.

38Prendre à bras-le-corps la question de l’ambivalence, c’est prendre également à bras-le-corps celle de l’intentionnalité. À partir des pratiques et des imaginaires économiques, cette approche s’emploie à ouvrir l’éventail analytique et l’intelligibilité de ce que l’on nomme généralement l’obéissance. En rejetant la thèse de la coercition aussi bien que du consentement (notamment en mettant en évidence la médiation, l’euphémisation et la maîtrise des conflits par la fiction – violente – du consensus et l’idéologie du silence), la thèse de l’univocité des relations causales ou des significations, ou encore la thèse de l’instrumentalisation, l’anatomie politique du détail économique permet de remettre en cause l’hypothèse totalitaire, celle d’un régime ou d’un État capable, par ses actions pensées, sa capacité d’adaptation et d’anticipation, ses calculs et ses jeux stratégiques, de contrôler, de dominer et, le cas échéant, de réprimer ; celle aussi d’acteurs aux visions et stratégies univoques clairement définies et poursuivies avec une intention précise.

39Autrement dit, elle permet de s’écarter d’une analyse réifiée des conduites et des contreconduites, de la discipline et de la résistance à la discipline. Elle autorise des analyses plus subtiles de l’exercice de la domination, en mettant en exergue les modalités complexes de construction de l’hégémonie dans ce qu’elle a de plus concret, au-delà des considérations générales et globalisantes sur l’adhésion ou sur l’opposition, sur l’usage de la force ou de la persuasion, sur l’existence ou non de la coercition. Elle contribue enfin à mettre en évidence non l’hybridité des situations, mais l’enchevêtrement de compréhensions, de rationalités, de valeurs différentes, la coexistence de multiples raisons, comportements, actions ou imaginaires libres de paradoxes ou de conflits inévitables, et par conséquent la reformulation permanente des relations de pouvoir et du jeu politique, suggérant la nature « multichromatique » (selon l’expression de Sarah Stein pour l’analyse des Juifs dans l’Empire ottoman) de l’exercice de la domination.

40Pluralité de sens n’est pas nécessairement synonyme d’espace de liberté ; elle ouvre cependant le champ des possibles et, ce faisant, élargit les marges d’action et les processus d’autonomisation. Ces pluralités de significations produisent d’autant plus d’effets que, dans des régimes qui prétendent tout contrôler et connaître – même si, je n’ai cessé de le montrer, ce projet est partout utopique, et notamment en Tunisie –, tout devient politique dès lors qu’un comportement, une action, un jugement a été identifié par les tenants du pouvoir central comme objet digne d’intérêt. L’analyse développée dans La Force de l’obéissance met ainsi en évidence, d’un côté, la part de contingence et d’aléas dans l’exercice de la domination et, de l’autre, la difficulté à identifier des décisions en bonne et due forme, à connaître et à contrôler les processus de décision et à en maîtriser leurs effets. La complexité et l’ambivalence des processus politiques expliquent l’ampleur des interactions possibles et des chemins buissonniers de la domination : il n’y a pas des conduites et des contre-conduites, des actions disciplinaires et de la résistance ; le plus souvent, il n’y a pas de cohérence des pratiques étatiques, de définitions claires des politiques, de prises de décision précises, de stabilité de choix ou d’univocité des représentations, mais bien plutôt multiplicité de négociations contingentes avec et entre groupes sociaux.

41Mon livre est un ouvrage de sciences sociales et non de « tunisologie », même si sa réception chez les prétendus « neuropathes », en dépit de la censure que le régime lui fait encourir – sans doute pour dissimuler ma connivence secrète avec lui… –, me donne heureusement à penser que les Tunisiens qui m’ont accordé leur confiance en neuf années de terrains et d’entretiens s’y reconnaissent peu ou prou.

42Béatrice Hibou

43CNRS-CERI-Sciences Po


Date de mise en ligne : 15/11/2012

https://doi.org/10.3917/polaf.113.0211

Notes

  • [1]
    V. Geisser, « L’autoritarisme des “dominés” : un mode paradoxal de l’autoritarisme politique ? », in O. Dabène, V. Geisser et G. Massardier (dir.), Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au xxie siècle. Convergences Nord-Sud, Paris, La Découverte, 2008, p. 8.
  • [2]
    J. Linz, Régimes totalitaires et autoritaires, Paris, Armand Colin, 2006, p. 19.
  • [3]
    M. Camau et V. Geisser, Le Syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.
  • [4]
    M. Camau, « Tunisie : vingt ans après. De quoi Ben Ali est-il le nom ? », L’Année du Maghreb, Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 521.
  • [5]
    M. Camau et V. Geisser, Le Syndrome autoritaire…, op. cit.

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