Couverture de POLAF_111

Article de revue

La revue des livres

Pages 187 à 198

English version

ABOUBACAR YENIKOYE (Ismaël), Chroniques de la démocratisation au Niger, tomes I et II, Paris, L’Harmattan, coll. « Écrire le développement», 2007, 214 et 225 pages. Ethnicité, citoyenneté et culture de la paix en Afrique. L’exemple du Niger, Paris, L’Harmattan, coll. « Écrire le développement », 2007, 176 pages

1La trentaine de textes qui composent cette « trilogie nigérienne » pourrait constituer un ensemble assez hétérogène à première vue. Pourtant, leur unité et l’intérêt de les avoir rassemblés tiennent à deux choses : la première est le contexte dans lequel ils ont été écrits et le fait qu’ils aient été publiés dans la presse nigérienne à l’époque des faits ; la seconde est l’exemple choisi, celui du Niger, dont l’évolution singulière au cours des dernières décennies est particulièrement intéressante.

2Docteur en épistémologie et doyen de la faculté des lettres et sciences humaines de l’université Abdou Moumouni de Niamey, Ismaël Aboubacar Yenikoye a décidé, au début des années 1990, de décrire dans la presse (sous le pseudonyme de Taweye Batouré) la transition qui s’amorçait au Niger et le processus de démocratisation qui l’a accompagné. Les Chroniques de la démocratie au Niger rassemblent ainsi chronologiquement les articles publiés dans l’hebdomadaire Le Démocrate entre octobre 1992 et octobre 1994. Ces textes, présentés par leur auteur comme « une contribution à la préservation de la paix et de la démocratie » (p. 7, tome I) abordent donc les différents aspects de la vie politique, économique et sociale tourmentée du Niger des années 1990. L’auteur consacre notamment une large place à la Conférence nationale, organisée à Niamey entre le 29 juillet et le 3 novembre 1991, qui a marqué la fin du régime militaire et l’abandon, après trente ans, du système de parti unique – un événement clé pour le Niger, comme pour de nombreux pays africains secoués par le vent du « changement ». Elle est pourtant, selon l’auteur, « une conférence de la révolution ambiguë » (p. 17, tome I), car l’intransigeance du pouvoir a créé une réelle frustration sociale et sa chute a laissé émerger un mouvement anti-réactionnaire, principalement mené par les étudiants dont l’idéalisme a finalement cédé devant le « réalisme » et les « sacrifices ». Si l’auteur déplore les querelles politiques et les stratégies concurrentes dans la lutte pour le pouvoir auxquelles la Conférence a donné lieu, il reconnaît néanmoins en elle une étape fondamentale dans l’avancée vers la démocratie.

3En revenant sur les nombreuses étapes qui ont jalonné cette période, l’auteur dresse un constat « en temps réel » de la situation du pays à la fin du xxe siècle. La laïcité, l’aide au développement, l’application des plans d’ajustement structurels, les débuts du multipartisme, les balbutiements de la démocratie, entravés par la masse de défis à relever sur le plan national et international, sont décrits et étudiés ici, semaine après semaine. Cependant, ces textes n’illustrent pas seulement les difficultés, ils traduisent aussi l’imagination, la détermination et l’abnégation dont ont su faire preuve les Nigériens dans cette phase critique de l’histoire de leur pays.

4Ethnicité, citoyenneté et culture de la paix en Afrique… regroupe un ensemble d’articles traitant de l’ethnisme et de son instrumentalisation, publiés par l’hebdomadaire Alternative en 1995 ou présentés dans des ateliers internationaux (avec le Pnud et l’Unesco notamment). En partant du conflit avec la rébellion touarègue dans le Nord du pays, l’auteur propose une analyse de la question de l’ethnicité au Niger et de ses conséquences sur l’unité nationale. Il aborde ensuite le problème de la préservation de la paix, comme condition au développement. Ces textes, à la fois par la forme et le fond, relèvent tantôt de l’essai philosophique, tantôt du manuel scolaire, et les positionnements idéologiques de l’auteur s’accompagnent de recommandations très « pédagogiques ». Si les sujets traités sont intéressants, il est cependant décevant d’y trouver des postulats malheureux tels que le soi-disant refus de l’Afrique d’entrer dans l’histoire, dont la démonstration pouvait aisément se passer.

5Élodie Apard

BABOU (Cheikh Anta), Fighting the Greater Jihad. Amadu Bamba and the Founding of the Muridiyya of Senegal (1853-1913), Athens, Ohio University Press, coll. « New African Histories », 2007, 294 pages

6Cheikh Amadou Bamba est le fondateur emblématique de la célèbre confrérie des Mourides (Muridiyya) du Sénégal. Celle-ci compterait aujourd’hui plus de quatre millions de fidèles et se caractérise par un dynamisme qui fait d’elle une référence culturelle et un modèle social majeurs pour beaucoup de Sénégalais, notamment les jeunes.

7Cette réussite explique sans doute que les Mourides aient attiré l’attention de nombreux chercheurs – comme ils avaient suscité celle de l’administration coloniale – et qu’existe une abondante littérature sur l’histoire et la sociologie de cette tariqa (confrérie soufie) africaine, d’autant que celle-ci a su s’adapter aux changements sociaux, économiques et politiques qui ont marqué le Sénégal et même à ceux induits par la globalisation.

8Ce livre de Cheikh Anta Babou, professeur d’histoire à l’université de Pennsylvanie, apporte incontestablement, sur un sujet très étudié, une vision nouvelle sur la naissance de cette institution musulmane africaine et sur son fondateur.

9D’emblée, dès les premières pages du livre, l’auteur affirme son projet et son ambition. Il se réclame d’une approche différente de celles qui ont prévalu jusque-là : « Sans négliger le rôle du politique et de l’économique, elle met l’accent sur le culturel et le religieux » (p. 4). Ceux-ci ne sont plus vus comme une « variable dépendante » de ceux-là mais comme l’expression d’une dynamique propre liée à l’histoire islamique du Sénégal et au message d’Amadu Bamba. L’auteur retient en particulier, dans la doctrine du fondateur du mouridisme, le concept de jihad al-akbar, le grand jihad, celui qui vise non la lutte armée mais l’effort sur soi-même, à travers la tarbiyya, l’éducation de l’âme.

10Il s’agit d’analyser l’histoire de la confrérie en tenant compte des « voix mourides », souvent négligées par les chercheurs, et donc d’«écrire une histoire de la Muridiyya de l’intérieur » (p. 16). De ce point de vue, l’héritage mouride familial de l’auteur – qui a grandi à M’Backé-Baol, le village « historique » de la famille d’Amadu Bamba, et se dit un « compagnon de route » de la confrérie – est de nature à l’aider dans cette entreprise, même si cette inscription dans la confrérie comporte des inconvénients dont l’auteur, en chercheur avisé, est conscient.

11Au plan méthodologique, cette approche implique une attention particulière aux sources internes de l’histoire mouride. Et c’est sans doute un des apports majeurs de ce livre de prendre pleinement en compte dans le travail d’investigation aussi bien les œuvres d’Amadu Bamba, que les écrits et hagiographies issus d’auteurs de la confrérie (rédigés pour la plupart en arabe ou en wolofal – wolof écrit en caractères arabes) ou les traditions et légendes orales recueillies sur le terrain. Ce matériau interne est ensuite mis, selon l’expression de l’auteur, en « conversation » avec les versions coloniales puis académiques marquées par une interprétation essentiellement politique du phénomène mouride, dont P. Marty, qui fut officier des Affaires musulmanes en Afrique occidentale française (AOF), fut le promoteur. L’idée n’est pas simplement d’introduire ces sources internes dans l’analyse mais, au-delà, de considérer que ces « catégories indigènes de compréhension », pour suivre la terminologie de F. Cooper, peuvent aussi être les bases significatives des systèmes d’action sociale. On en arrive ainsi à « scruter l’histoire à l’envers », à « déplacer notre point d’observation », ainsi que proclame N. Wachtel dans son étude sur les Indiens du Pérou face à la conquête espagnole (La Vision des vaincus, Paris, Gallimard, 1971).

12Cette approche nous fait découvrir la confrérie mouride sous un autre jour. Est ainsi mise en exergue la philosophie soufie, telle que le fondateur l’a conçue, surtout à travers la notion d’éducation qui est au centre de son projet de renouveau et de réforme de l’ordre social dans un contexte historique marqué par l’effondrement des royaumes wolof et les transformations d’origine externe liées à la colonisation. Cette tarbiyya apparaissant alors comme l’instrument majeur de transformation de la société. L’entreprise mouride consiste, dans ces conditions, non à combattre de front l’ordre colonial mais à s’en éloigner par une sorte d’hijra (émigration) culturelle et spirituelle de nature à tracer au sein de l’espace colonial un espace propre, un espace mouride (daar al-murid). Cette stratégie non frontale d’autonomie autorise une certaine accommodation avec les autorités coloniales, surtout à partir du moment où le pouvoir français comprendra que la coercition face à un « péril musulman » aboutissait à une impasse et adoptera une nouvelle politique indigène, « la politique des races », sous la houlette de W. Ponty, nommé Gouverneur général de l’AOF en 1908. La culture de l’arachide, dont on sait que les marabouts furent les pionniers dans les camps de travail et d’éducation (daara) et dans les villages qu’ils créèrent, faisant le reste.

13Cet ouvrage comble à n’en pas douter un vide. Il nous présente le mouridisme comme une contreculture et donc une initiative indigène. Cette thèse ne vient pas contredire les études précédentes qui insistaient sur les dimensions politiques et économiques de la confrérie, mais elle les complète en restituant l’importance des « voix mourides » comme acteurs essentiels de leur propre histoire.

14On retiendra enfin que ce livre est rédigé avec une grande clarté, un style alerte et efficace, et qu’il comprend un appareil de notes précieux. Ce travail est une belle réussite, et l’on attend une traduction française, tout en sachant que sa parution en anglais participe à bien des égards d’une internationalisation de la confrérie. Mais c’est une autre histoire que l’on ne pourra écrire sans se référer à ces énoncés fondateurs dont ce livre a défini le répertoire.

15Christian Coulon

BLUNDO (Giorgio) et OLIVIER DE SARDAN (Jean-Pierre) (dir.), État et corruption en Afrique. Une anthropologie comparative des relations entre fonctionnaires et usagers (Bénin, Niger, Sénégal), Paris, Karthala, 2007, 374 pages

16Cet ouvrage, l’air de rien, est à la fois le résultat d’une longue histoire et d’une redéfinition des objectifs de la socio-anthropologie du développement dont Olivier de Sardan a été l’un des propagandistes les plus actifs à partir des années 1990. L’anthropologie de la corruption en tant que telle remonte en effet au milieu des années 1990. Les nombreuses recherches conduites collectivement et dirigées par les deux éditeurs scientifiques ont d’abord renvoyé aux thématiques portant sur les courtiers, les associations et les ONG impliqués dans le « développement » puis sur les modalités de la décentralisation et du fonctionnement des instances locales des États de l’Afrique de l’Ouest. Ces travaux pouvaient être qualifiés à l’époque comme relevant d’une anthropologie politique des instances sociales et bureaucratiques du développement. L’examen des relations entre tous les acteurs, privés et publics, met très rapidement en lumière l’importance des modes et moyens « d’ajustement », tant symboliques que sociaux ou financiers entre ces derniers. L’application du terme de corruption donne alors un sens très fort et général au fonctionnement de ces ajustements. Dès 1996, G. Blundo rédige un document de travail qui s’interroge sur la possibilité d’une ethnographie de la corruption et Olivier de Sardan publie, dans le n° 63 de Politique africaine, un article intitulé « L’économie morale de la corruption » (une version complète paraît trois ans plus tard en anglais). Ces réflexions conduisent à la mise sur pied en 1999-2001 d’une enquête collective sur trois pays avec six chercheurs originaires de cinq pays et quatorze assistants de recherche. Un rapport et un numéro de Politique africaine (n° 83, 2001) en découlent directement ainsi que de nombreux articles (voir par exemple le n° 20 d’Autrepart sur les fonctionnaires). Une nouvelle enquête collective sur les hôpitaux de cinq capitales ouest-africaines enrichit les informations sur les comportements « inappropriés » des personnels de santé (Jaffré et Olivier de Sardan, Une Médecine inhospitalière, Paris, Apad, Karthala, 2003). G. Blundo avait par ailleurs de son côté publié parallèlement à cette enquête un ouvrage collectif en 2000 avec des études sur plus de dix pays du monde entier, y compris la Chine, les États-Unis, la Suisse ou l’Argentine (Monnayer les pouvoirs, Paris, Genève, PUF, IUED, 2000), puis plus tard un long article minutieux sur la manière de décrire le caché, à savoir la corruption.

17Les enquêtes de l’ouvrage en recension portent sur la petite corruption, au point quotidien des articulations entre les usagers et citoyens d’une part et les administrations et « agents » de ces dernières de l’autre. La moitié du volume présente les résultats empiriques dans les secteurs de la santé (de Sardan, Bako-Arifari et Moumouni), des transports et des douanes (Bako-Arifari), de la passation des marchés publics (Blundo), et du système judiciaire (Tidjani Alou). Enfin une étude porte sur la coopération italienne au Sénégal (Mathieu). L’autre moitié, introductive, comporte des études plus synthétiques et réflexives sur la nature des recherches en sciences sociales sur la corruption (Blundo), les points communs entre toutes ces formes de corruption repérées dans des pays et des secteurs pourtant bien différents (Blundo et de Sardan), la sémiologie de la corruption (idem ; l’un de leurs objectifs ici est de montrer la diversité des registres interprétatifs de la corruption et de relativiser la modalité de la « manducation » mise en avant par J.-F. Bayart) et enfin la lutte contre la corruption (Mathieu). Une bibliographie générale clôt enfin l’ouvrage avec près de 500 références.

18L’ouvrage est remarquable par sa lisibilité, la richesse des informations et la pertinence minutieuse des réflexions comparatives, méthodologiques et même théoriques. Ces travaux refusent toute lecture normative des réalités, ce qui n’a pas empêché tous les chercheurs de participer à des ateliers de restitution et de discussion des données avec les acteurs concernés dans chacun des trois pays. Il est rappelé d’emblée par ailleurs que l’étude de la corruption n’est qu’une entrée pour mieux saisir la routine des administrations de l’État, les cultures professionnelles et les itinéraires administratifs de ses agents. Cette démarche débouche plus globalement sur une « socio-anthropologie des espaces publics africains » (Revue Tiers-monde, n° 191, 2007). L’introduction présente les instruments classiques d’enquête de ces disciplines, le déroulement des différentes enquêtes menées, y compris le dépouillement exhaustif de la presse, des centaines d’entretiens individuels et d’études de cas. Les chercheurs familiers de l’Afrique s’y retrouveront aisément à première vue mais la systématisation des observations, la problématique théorique globale sur l’enchâssement de la corruption dans les pratiques administratives les plus diverses et l’enchâssement de l’ensemble de ces dynamiques dans la structuration globale des sociétés que ce soit dans la parenté, l’emploi et surtout la politique, l’application rigoureuse de l’entretien et de l’observation à des faits a priori illégaux ou illégitimes, cachés et niés, confirment ici l’avantage comparatif de la socio-anthropologie. Les collaborations avec la science politique (en l’occurrence J.-F. Médard), la critique des approches économistes permettent de définir les avantages d’une immersion « participante » et surtout confiante dans les milieux sociaux les plus divers.

19Le refus de toute considération culturaliste (comme de toute théorie générale de l’État) est le point de départ de ces terrains et il est certain que la présentation des données par rubriques systématiques ou typologiques (tirées du classement des données empiriques) y contribue largement. Mais ce qui permet de sortir du fameux débat du culturalisme ou de l’ingérence étrangère (ce seraient les acteurs extérieurs, corrupteurs par essence, qui auraient fini par corrompre des valeurs africaines soi-disant « égalitaires »), c’est l’ampleur des terrains, leur variété, la vérification croisée et collective des données et de leur production. Certes, chacune des études empiriques tient par elle-même mais la construction d’un objet générique « corruption » qui soit simultanément la marque de fabrique de l’État moderne africain, mille autres choses très différentes, à la fois contradictoires entre elles mais aussi enchâssées (selon le vocabulaire des éditeurs) les unes dans les autres dans ce même État, permet de distinguer la « petite » corruption ordinaire, quotidienne et populaire de la « grande » corruption. L’État africain vit de la petite corruption qui concerne des centaines de millions de citoyens autant que de la grande corruption des sommets politiques. Blundo et Olivier de Sardan ont toujours été très réservés sur cette dernière dans la mesure où elle reste quasiment impossible à documenter, en tout cas à observer et à écouter directement. La socio-anthropologie ne peut pas tout faire et nous partageons ce point de vue. Mais à qui confier l’étude des sommets de l’État, des acteurs étrangers ? L’anthropologue et les sciences sociales en général ont-elles leur place dans la description et la documentation de l’« Angolagate » par exemple ? Probablement pas directement. Blundo et Olivier de Sardan font véritablement une analyse du « politique par le bas » mais peut-on dans le cas de l’analyse de l’État africain dissocier ou séparer l’étude de l’appareil local des appareils centraux, des appareils en prise directe avec les bailleurs de fond ? L’État est-il un tout d’un seul tenant malgré son informalisation et personnalisation croissante et manifeste ou est-il devenu un ensemble disparate d’appareils d’État de proximité, de tailles variées, les uns avec les acteurs « locaux », les autres avec les acteurs « globaux » notamment étrangers ? La corruption devenant petite ou grande non seulement selon les lieux des échelles hiérarchiques mais aussi selon la nature des activités des secteurs (voir les cas de l’armée, des entreprises des secteurs miniers ou au contraire de l’école) d’une part et de la conjoncture politique nationale de l’autre.

20Cet ouvrage désacralise et valorise à la fois l’action et la dynamique corruptive. Il la démystifie mais en même temps la généralise au point qu’elle apparaît comme une culture sociale d’une intimité publique plus profonde qu’il n’y paraît. Reste à savoir si cette prégnance qui semble définir de plus en plus l’arrière-fond de toute la vie sociale est généralisable au reste de l’Afrique et du monde, y compris du Nord ? La corruption n’a du coup plus rien d’exceptionnel : ce n’en est que plus inquiétant, d’autant que l’action judiciaire ou répressive n’ont pas vocation à moduler l’ordinaire de la vie courante.

21Jean Copans

CONVENTS (Guido), Images et démocratie. Les Congolais face au cinéma et à l’audiovisuel, Kessel-Lo, Afrika Filmfestival, 2006, ill., 487 pages

22On trouve rarement dans les bibliographies sur les cinémas et audiovisuels africains des livres s’attachant à décrire de manière détaillée et approfondie la situation d’un pays ou d’une région du continent. L’ouvrage de Guido Convents appartient à cette catégorie d’ouvrages, et l’on ne peut qu’être admiratif devant l’érudition et l’information de l’auteur. Au terme de presque 500 pages, peu de choses nous demeurent inconnues du cinéma et de l’audiovisuel dans le Congo de l’ère coloniale, le Zaïre de Mobutu et dans la République démocratique du Congo actuelle – même si cela implique, au total, de s’en remettre au savoir de l’auteur, sans que beaucoup d’espace ne soit laissé, en fin de compte, à l’interprétation des faits rapportés.

23De manière assez convenue, Convents divise son livre en deux grandes parties, la première traitant de L’époque coloniale, la seconde du Congo indépendant. La première partie rapporte une masse d’informations concernant une période marquée par le pouvoir de l’Église catholique, considéré à travers les débuts du cinéma au Congo belge, la politique cinématographique du Gouvernement général, la production cinématographique conduite par l’abbé Cornill, l’action des missionnaires, les premiers pas d’un « cinéma congolais », l’impact du cinéma sur les spectateurs congolais et, finalement, les premiers acteurs congolais. La seconde partie rend compte de la détérioration des structures coloniales, de la « zaïrianisation » du Congo indépendant, de l’émergence d’un cinéma congolais-zaïrois jusque dans les années 1985, de la production télévisée, de la libéralisation des médias, d’un cinéma congolais indépendant (avec des auteurs comme Mweze Ngangura ou Balufu Bakupa-Kanyinda), d’une nouvelle génération de réalisateurs congolais et enfin, de la situation d’acteurs congolais généralement expatriés. L’ensemble de cette seconde partie rend compte d’un relatif dynamisme actuel du secteur du cinéma et de l’audiovisuel en RDC. Tout en reconnaissant son apport, on doit souligner quelques problèmes d’ordre épistémologique dans cet ouvrage, ces questions étant pour partie contenues dans le titre même de l’ouvrage: Images et démocratie. Les Congolais face au cinéma et à l’audiovisuel. En effet, l’auteur voudrait imprimer une perspective « politico-culturelle » sur l’histoire qu’il souhaite rapporter. Or, pour l’essentiel, cette perspective s’identifie, d’une part, au seul fait du passage de l’ère coloniale et à celle de l’indépendance et, d’autre part, concerne plus la dimension culturelle des pratiques cinématographiques et audiovisuelles postcoloniales que celle proprement politique dans un contexte aussi chaotique que celui du Zaïre et de la RDC, en relation avec l’histoire politique africaine depuis les années 1960 jusqu’à notre époque.

24Il me semble qu’une première difficulté réside dans la séparation nette que Convents établit entre l’ère coloniale et l’ère de l’indépendance, c’est-à-dire dans le fait que les relations entre les deux ères ne soient explicitées autrement que par la chronologie. Le travail de l’historien ne saurait se limiter à la seule description chronologique, il implique aussi une réflexion sur l’historicité et le contenu même des faits et des films considérés. La seconde difficulté, liée à la précédente, est une forme de renoncement (volontaire ou non) à tout point de vue critique sur les faits et les films relatifs au Congo indépendant. Cela conduit l’auteur à constituer en fin d’ouvrage une sorte de catalogue d’informations peu hiérarchisées. Finalement, le sujet même du livre appelle d’autres critiques. Il paraît difficile, comme cela pourrait être induit indirectement, d’identifier « démocratie » et « situation postcoloniale » sans expliciter autrement que par les faits (et les films qui s’y rapportent) ce rapport entre démocratie et images (ou les médias produisant ces images). Les images sont aussi le lieu d’une manipulation, elles sont relatives à une mise en scène et à une esthétique que l’on doit prendre en considération et que l’expert sait mieux que quiconque reconnaître ; cela nécessite de mettre les faits en perspective, de prendre le risque d’un point de vue critique et subjectif, même s’il s’agit au total de rattacher ce point de vue à une histoire politicoculturelle plus globale. Car il ne fait pas de doute qu’avec l’augmentation du nombre de films (principalement depuis l’émergence de la vidéo), il est devenu encore plus difficile de rendre compte du sens de la production audiovisuelle, alors même qu’une juste appréciation de la valeur politico-culturelle des films congolais contemporains exige ce travail de discrimination.

25Samuel Lelièvre

FOUÉRÉ (Marie-Aude), Les Relations à plaisanteries en Afrique (Tanzanie). Discours savants et pratiques locales, Paris, L’Harmattan, 2008, 260 pages

26Depuis les travaux dirigés par S. Lucas (1974), l’étude des relations utani semblait tombée en désuétude en Tanzanie. Voilà un livre qui réactualise cet objet classique de l’anthropologie, mais en le problématisant de façon radicalement différente.

27Récusant de façon convaincante les approches structuro-fonctionnaliste (A. Radcliffe-Brown) et symboliste (M. Griaule) qui ont fait les beaux jours du concept, M.-A. Fouéré souligne combien l’oubli de l’histoire et du pouvoir, de pair avec la codification savante de ces relations par l’ethnologie coloniale, ont lissé des pratiques sociales autrement plus complexes et mis en circulation un concept trop homogène, renvoyant davantage aux présupposés juridicisants de l’époque qu’aux situations concrètement observables. Le travail de terrain a montré par ailleurs à quel point le terme utani est un signifiant fluide, presque déroutant, qui échappe aux simplifications théoriques. À rebours de l’irénisme et de l’hypothèse cathartique, l’ouvrage propose d’historiciser et de politiser ces relations, montrant comment elles s’inscrivent historiquement dans des rapports de pouvoir dissymétriques. L’auteur opte donc avec profit pour une analyse inspirée de Foucault, de l’approche conversationnelle et de l’interactionnisme symbolique permettant de resituer les relations utani au cœur d’une pragmatique des identités et d’une micropolitique du pouvoir. D’une part, ces relations ne lient pas des groupes « déjà là », mais contribuent à produire ces groupes ; d’autre part, l’apparente symétrie de la relation masque des enjeux de pouvoirs, passés et présents. L’individu, enfin, n’est pas un simple exécutant de règles préétablies mais bien acteur et manipulateur du cadre de l’interaction.

28Autant d’aspects ignorés par le discours néoculturaliste actuel (qualifié d’afrocentriste par l’auteure) qui promeut ces relations comme techniques de résolution des conflits, de pacification de la société et du politique, voire comme véritable système démocratique précolonial.

29Si le terrain a brillamment été mis à profit pour le travail de déconstruction justifiée du concept et de restitution des conditions sociales de l’utani, on peut néanmoins regretter que l’étude des usages contemporains soit moins développée. Ces relations peuvent aussi s’envisager comme des stratégies sociales d’insertion, comme des arts de faire société au quotidien, ou comme des procédures énonciatives de critique oblique en contexte fortement hiérarchisé ou antagonique. De plus, l’étude de la matrice historique de ces relations (esclavage, conquête, alliances hiérarchiques) mériterait d’être approfondie. À cet égard, une comparaison poussée avec des pratiques similaires en Afrique de l’Ouest reste à faire. Enfin ne faudrait-il pas étudier plus en détail les enjeux et les raisons diverses pour lesquelles le néoculturalisme afrocentriste s’est emparé de ces relations à plaisanteries, initialement considérées comme universelles par la théorie anthropologique, pour en faire l’emblème de l’africanité ? Au final, on ne peut que se réjouir du travail de déconstruction entrepris par M.-A. Fouéré, qui permet de repartir sur de nouvelles bases. Le cadre théorique renouvelé et les pistes d’analyse esquissées seront désormais incontournables dans toutes les recherches qui restent à entreprendre dans ce domaine.

30Étienne Smith

MICHEL (Serge) et BEURET (Michel), La Chinafrique. Pékin à la conquête du continent noir, Paris, Grasset, 2008, 352 pages

31Les études africaines connaissent leurs modes. Le renforcement des liens économiques et politiques entre la Chine et l’Afrique en est une. Depuis deux ou trois ans, rares sont les ambassades de France ou les missions économiques sur le continent africain qui n’aient, de leur propre initiative ou à la demande de Paris, rédigé un rapport sur cette question. Les articles de presse et les études universitaires se multiplient. Le chercheur anglais C. Alden, auteur de nombreux articles sur le sujet, a rassemblé son propos dans un China in Africa publié l’an passé à Londres. Mais rien de substantiel sur le sujet n’a été écrit en français hormis Afrique-Asie : une autre mondialisation ? par R. Marchal (Paris, Presses de Sciences Po, 2008). Aussi l’ouvrage de S. Michel – prix Albert Londres 2001 et correspondant du Monde à Dakar – et du journaliste suisse M. Beuret était-il attendu avec impatience. La déception est à la hauteur de l’attente et de la publicité inhabituelle que le quotidien Le Monde a donnée à cet ouvrage.

32Ces deux journalistes ont cédé à la tentation facile de la formule-choc et intitulé leur ouvrage La Chinafrique. Or, la relation franco-africaine et la relation sino-africaine ne sont en rien comparables. Si la France et l’Afrique ont, après la colonisation, maintenu une relation symbiotique étroite et parfois malsaine, rien de telle dans la relation sino-africaine. Dans un cas, on est face à un véritable système, la Françafrique, fruit d’une longue connivence linguistique, culturelle, politique, financière ; dans l’autre, ce qui frappe, c’est au contraire la diversité des acteurs et des stratégies. Certes, la politique africaine de l’État chinois, quasi-inexistante depuis la Conférence de Bandoeng et la tournée de Zhou Enlai en 1964, a connu depuis dix ans des développements fulgurants. Alors que le président Hu Jintao et son Premier ministre Wen Jiabao multiplient les visites sur le continent, en privilégiant l’Afrique anglophone, le troisième forum sur la coopération Chine-Afrique (Focca) se tient à Pékin du 3 au 5 novembre 2006 et réunit 48 pays (sur 53 au total) et 41 chefs d’État ou de gouvernement. La publicité faite autour de ce sommet, au cours duquel la Chine a promis de doubler son aide aux pays africains et de leur accorder des prêts importants à des taux préférentiels, a largement nourri le soudain intérêt pour la «nouvelle question sino-africaine » (voir T. Vircoulon, Études, 2007, p. 451-462). Certes encore, cette percée chinoise en Afrique coïncide avec la prise de conscience par les dirigeants chinois de leurs immenses besoins énergétiques. En 1996, la Chine devient importatrice nette de pétrole ; en 2005, elle est le deuxième importateur au monde devant le Japon et derrière les États-Unis. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’on retrouve les grandes entreprises pétrolières chinoises en Angola, au Nigeria et plus encore au Soudan où elles profitent de l’embargo des Occidentaux. Parallèlement, les Chinois pillent le bois d’Afrique centrale sans considération pour les équilibres écologiques.

33Pour autant, on ferait fausse route en croyant que la Chine poursuit en Afrique une politique cohérente qui accoucherait d’un système semblable à la Françafrique foccartienne. A. Kernen – qui est un rare sinologue à s’être intéressé à un sujet traditionnellement traité par les seuls africanistes – a raison de dénoncer cette lecture paranoïaque de la percée chinoise qui croit deviner derrière la présence économique et humaine croissante des Chinois sur le continent l’exécution soigneusement planifiée d’une politique expansionniste. «Il est nécessaire, écrit-il, de déconstruire cette catégorie par trop globalisante de “Chinois en Afrique”» («Les stratégies chinoises en Afrique: du pétrole aux bassines en plastique », Politique africaine, n° 105, mars 2007, p. 177). Des travaux de terrain pointus, menés par des géographes, des sociologues ou des anthropologues, dévoilent la variété sinon l’impréparation des parcours des immigrants chinois. S. Bredeloup et B. Bertoncello ont ainsi étudiés les migrants chinois au Sénégal et au Cap-Vert et en tirent la conclusion que « la diaspora chinoise essaime un peu partout dans l’ensemble régional africain sans programmation arrêtée de ses parcours migratoires, sans stratégie élaborée» («La migration chinoise en Afrique: accélérateur du développement ou “sanglot de l’homme noir” ? », Afrique contemporaine, n° 218, 2006, p. 221).

34Rédigé dans un style journalistique très alerte, l’ouvrage de Michel et Beuret nous fait certes rencontrer ces nouveaux colons « des forêts menacés du Congo aux karaokés du Nigeria, le long des pipelines du Soudan et des chemins de fer d’Angola ». Mais l’accumulation de ces récits, aussi vivants soient-ils, contredit le projet du livre sans même réaliser cette contradiction. Nulle part la Chinafrique n’apparaît ; nulle part on ne voit Pékin – où les auteurs ne semblent s’être rendus que pour assister, à distance respectueuse, au Focca de novembre 2006 avant d’aller interroger, au fin fond du Sichuan, la mère d’un ouvrier chinois kidnappé au Nigeria qui n’avait rien à leur dire – se lancer « à la conquête du continent noir ».

35Yves Gounin

MONGA (Célestin), Un Bantou à Washington suivi de Un Bantou à Djibouti, Paris, PUF, coll. « Perspectives critiques », 2007, 204 pages

36Cet ouvrage, heureuse surprise, est né de manière presque fortuite. Au moment de la réédition de Un Bantou à Djibouti, paru il y a une vingtaine d’années, en réponse à son éditeur, étonné de « retrouver » à la Banque mondiale l’auteur, écrivain et dissident politique camerounais célèbre, Célestin Monga a pris sa plume pour tenter de raconter sa vie depuis deux décennies. Il y relate ses années à la Banque mondiale ainsi que son rôle dans le changement politique au Cameroun au début des années 1990. Cela vaut au lecteur un beau morceau de littérature, essai, autobiographie et surtout point de vue sur le Cameroun et ses apories contemporaines.

37À la fin du mois de décembre 1990, en publiant une lettre ouverte au président Biya, Monga met le feu aux poudres dans un Cameroun où vibre déjà la volonté de changement. Le siège du Messager, où le brûlot est publié, est saccagé par l’armée et son auteur emprisonné. L’ampleur de la réaction populaire surprend le régime et l’auteur lui-même : intellectuels, artistes ou avocats et «de nombreux étudiants et enseignants entraient alors dans la danse, reproduisant sous forme de tract ma fameuse lettre ouverte et la brandissaient comme un étendard lors d’affrontements souvent violents avec la police » (p. 37). Monga avait réussi à appeler Mongo Beti en France, et RFI et l’AFP diffusèrent le jour même la nouvelle de l’arrestation, censée être discrète. L’affaire devient vite internationale : « la très redoutable F. Cook, ambassadrice des États-Unis au Cameroun, m’avait fait inviter à une conférence à Washington, sachant pertinemment que le gouvernement avait confisqué mon passeport. Cette invitation anodine mettait immédiatement une énorme pression diplomatique sur le régime camerounais pour au moins donner une explication officielle à mon internement » (p. 45-46). Après un simulacre de procès qui cache mal l’embarras du régime, Monga et Pius Njawe, le directeur de publication du Messager, sont libérés avec une sentence dérisoire en regard des « charges graves » initialement retenues contre eux. Un véritable délire collectif attend les deux hommes à la sortie du Palais de justice. Cette popularité ne s’est pas démentie, et la presse camerounaise, malgré les vexations et les coups durs, a acquis depuis une indiscutable liberté d’expression.

38En juin 1992, Monga, après bien des vexations de la hiérarchie de la banque d’État pour laquelle il travaillait, est toujours banquier et chroniqueur. Il est invité par Jeune Afrique Économie à recevoir les confessions de celui qui serait l’ancien banquier du président Biya, en disgrâce et en fuite au Canada. Le journal est saisi au Cameroun tandis que Monga est de passage en France. Des diplomates allemands et américains et l’ancien ambassadeur français G. Vidal, conseiller de F. Mitterrand, le prient alors de rester hors du Cameroun. Monga refuse et une foule de sympathisants défie les autorités pour l’accueillir à Douala et l’escorter à son domicile : il a su miser sur les mobilisations collectives, très fortes jusqu’en 1993. Mais sur le retour à des conjonctures routinières au Cameroun, Monga ne s’étend guère ici.

39À propos de la Banque mondiale, Monga est sans complaisance pour les États africains et sévère pour le Cameroun, mais il critique aussi l’institution qui l’emploie, une simple banque dont le travail consiste à « vendre de l’argent » à des États que leurs déséquilibres empêchent d’accéder aux marchés financiers. Quant à la domination idéologique qu’exercerait la Banque mondiale sur les pays qui font appel à elle, il argue que l’organisation emploie des gens aux origines culturelles et intellectuelles tellement variées qu’elles ne sauraient adhérer à une pensée monolithique. À son sens, le problème réside moins à la Banque mondiale que chez ceux qui font appel à elle. Pour lui, la réussite économique tunisienne, comparée aux échecs du Cameroun, montre que la question de fond réside dans la gestion interne des États emprunteurs. Sans doute une partie des interrogations adressées à Monga concerne davantage le FMI que sa consœur la Banque mondiale. Il n’empêche que les financements de cette dernière sont assortis de ce que l’auteur appelle «des conseils». On peut voir dans cette formule un euphémisme, pour ne pas dire une expression du « devoir de réserve » de l’auteur. Pour autant, son argumentaire est pertinent car à la différence du FMI, l’argent de la Banque, notamment pour les projets et programmes sociaux, s’accompagne de plus de contraintes de gestion pour les emprunteurs pendant leur déroulement qu’avant. En effet, pour le financement de certains programmes sociaux (lutte contre le sida par exemple), la Banque accepte de simples déclarations d’intention de la part des gouvernements qui sollicitent son aide. Aux critiques qui lui reprochent d’avoir « trahi la cause» en rejoignant la Banque, Monga répond qu’il n’a point de compte à rendre. Sans doute a-t-il raison de refuser que le parcours des combattants de la liberté en Afrique ne décrive que des destins tragiques (prison, misère, exil ou mort) et pitoyables (quand ils adhèrent à ce qu’ils ont combattu la veille moyennant avantages de toutes sortes). Il n’est pas candide non plus sur le rôle de la diaspora camerounaise, notamment aux ÉtatsUnis, prise dans les « transes du nombrilisme » (p. 88) et dans laquelle il retrouve des pratiques et des mœurs ostentatoires et superficielles qui ne lui inspirent guère optimisme pour le Cameroun. Pour ce qui est de l’opuscule Un Bantou à Djibouti (p. 115-204), c’est un autre plaisir de lecture, plus léger et poétique – des notes, un carnet de voyage, des Rêveries du promeneur solitaire, des Lettres persanes version « bantoue » ou L’Aventure ambiguë. Ces saynètes, du caustique au cynique, du drôle au grave, du coquin au contemplatif, sont celles d’un jeune Camerounais de Douala qui découvre à Djibouti une altérité radicale et un contexte écologique, économique et social de grand dénuement. Toutes les émotions y passent : surprise, effroi, révolte, dégoût, séduction, beauté… Le passage sur l’excision et l’infibulation des filles est insoutenable, et l’on ne peut mieux dénoncer ces pratiques (p. 135-141).

40En somme on trouve ici l’ouvrage d’un homme bien dans sa peau, qui ne mâche pas ses mots, qui vit et pense sans aigreur, assume sa liberté d’intellectuel comme son costume de banquier. C’est le témoignage littéraire d’un acteur politique important et plurivalent des années 1990. Le style est élégant et simple, riche d’incises poétiques et philosophiques où Cioran est omniprésent, sans pédantisme. Une œuvre d’écrivain en somme. Tout simplement ?

41Fred Eboko

MONTCLOS (Marc-Antoine, de), Guerres d’aujourd’hui. Les vérités qui dérangent, Paris, Tchou, coll. « Ingérences », 2007, 235 pages

42Ce chercheur – connu pour ses travaux sur les violences urbaines en Afrique subsaharienne – vise, avec cet essai, à « réhabiliter et remettre au premier plan les dynamiques locales d’un monde global » (p. 197). Vaste programme, mais appréhendé ici sous l’angle d’une problématisation des conflits armés contemporains, surtout internes, et d’abord en Afrique. L’objectif initial de l’auteur est de démonter le concept en vogue – dans les médias, mais aussi dans certains milieux académiques – de « nouvelles guerres » (p. 108). Non validé scientifiquement, il nierait la profondeur historique des logiques combattantes et des sociétés qui les subissent. Curieusement, la question n’est pourtant abordée qu’au bout d’une centaine de pages, dans la seconde partie de l’ouvrage. Car les trois premiers chapitres sont consacrés à une dénonciation en règle des théories dépendantistes et du fantasme d’un « grand complot occidental », ce qui conduit de Montclos à mettre l’accent sur un présumé « complexe obsidional » des intellectuels et élites politiques du Sud (p. 42) ou à souligner l’importance de la religion et de la progression de l’islam en Afrique de l’Ouest dans la construction de cette représentation. Il en profite pour reprendre des résultats de recherches antérieures à propos du profond décalage que le pouvoir de l’État – en général – accuserait « entre [sa] réalité urbaine… et sa représentation de façade » (p. 59) dans la capitale politique, à travers l’exemple du Nigeria et du poids réel d’Abuja. Le degré de contrôle qu’elle exercerait sur le pays de celle-ci – au-delà du District fédéral – serait très limité, les chefs-lieux des 36 États fédérés jouant « un rôle politique actif » et de puissants lobbies régionaux concentrant bien plus de pouvoirs réels.

43En venant alors au fond de son propos, l’auteur étaye sérieusement sa critique de diverses assertions, en faveur durant les années 1990, comme la multiplication du nombre de conflits, leur « milicianisation » ou leur privatisation, caractéristiques supposées neuves et qui rendraient la lecture de ces affrontements – contrairement à ceux des décennies précédentes – incompréhensibles aux observateurs extérieurs. Il y discerne plutôt une modification du regard porté sur eux par l’Occident. Croisant diverses données statistiques, il souligne ainsi les lacunes des explications purement économiques des guerres (qui mettent trop en exergue les querelles sur le partage des ressources) ou la focalisation, non moins contestable, sur les matières premières (p. 160-161). De même, insiste-t-il – mais il n’est pas le premier à faire cette analyse – sur le fait que les combats des prochaines décennies se dérouleront avant tout dans les villes (p. 178-192). Avec les prévisibles conséquences en termes de pertes humaines et de ruine des infrastructures que cette « urbanisation des conflits » provoquera. Il relativise néanmoins, avec pertinence, leur rôle démographique dans l’accélération des taux de croissance urbaine (p. 186).

44Cependant, ce louable travail de déconstruction est enrobé dans une structure générale et une tonalité majeure qui procurent un sentiment de malaise, même au lecteur le mieux disposé. Ce dernier est en effet ballotté, puisque, tantôt il a à faire un travail de nature scientifique, appuyé sur un appareil de notes et de sources bibliographiques conséquentes, même si – mais ce travers était déjà présent dans ses opus antérieurs – l’excessive prédominance chez l’auteur des références anglo-saxonnes, laisserait à penser à un public non averti que la recherche francophone serait inexistante en la matière. Ce qui est pour le moins exagéré.

45Mais, en parallèle, de Montclos alterne avec un style hautement polémique, voire un mode d’expression vindicatif, quand il ne cède pas carrément à la tentation du pamphlet. On ne sait s’il répond ainsi à de possibles exigences d’un éditeur – plus connu depuis les années 1970 pour sa spécialisation dans les publications à caractère leste que celles relevant de la recherche africaniste ou en relations internationales – ou s’il cède à un tropisme personnel. Il reste qu’il ferraille allégrement contre élites politiques du Sud comme du Nord, médias, mais aussi polémologues et chercheurs rattachés au courant dépendantiste ou à celui des post-colonial studies. Quant aux agences humanitaires non gouvernementales ou onusiennes, elles constituent l’une de ses cibles favorites (par exemple p. 141-142). Là encore – et c’est regrettable – diverses remarques critiques, étayées et opportunes risquent d’échapper à l’attention d’un lecteur peu convaincu par la systématisation de la charge contre l’aide humanitaire, à laquelle (tout en s’en défendant) l’auteur cède, non sans facilité. De même, l’utilisation fréquente du registre du péremptoire en indisposera plus d’un.

46Il est compréhensible que M.-A. de Montclos ait souhaité toucher un public plus vaste que celui restreint des ouvrages académiques, s’agissant surtout de questions peu propices à la simplification et souvent vues comme exotiques et lointaines. On ignore s’il y est parvenu, mais il demeure que ce va-et-vient entre analyse raisonnée et ton provocateur dessert plutôt le dessein poursuivi. Lequel aurait gagné à être développé de manière plus distanciée, compte tenu du caractère même du sujet. Il faudra donc que le lecteur fasse l’effort de surmonter la sensation désagréable suscitée par certains passages du livre pour en retenir ce qui fait – incontestablement – son intérêt.

47Philippe Ryfman

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