Couverture de POLAF_109

Article de revue

« Kibaki tena ? » Les enjeux d'une campagne

Pages 122 à 134

Notes

  • [1]
    À deux reprises, en 2004 et en 2005, des opposants, membres du Ford-People et de la Kanu, étaient entrés au gouvernement.
  • [2]
    Les ministres David Mwiraria, Kiraitu Murungi et Chris Murungaru, ainsi que l’assistant personnel de Kibaki, Alfred Getonga, et son vice-président, Moody Awori, ont été cités dans le scandale financier Anglo-Leasing. Le ministre George Saitoti, artisan du programme d’éducation primaire gratuite, a été inquiété dans l’affaire de corruption Goldenberg.
  • [3]
    Le texte a été rejeté à 57 % des suffrages. Sur les origines et le processus de révision, voir W. Mutunga, Constitution-Making from the Middle. Civil Society and Transition Politics in Kenya, 1992-1997, Nairobi, Sareat, 1999 ; et le dossier spécial in H. Charton et C. Médard (dir.), Annuaire de l’Afrique orientale 2005, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 59-128.
  • [4]
    « Kibaki tena » (« De nouveau Kibaki ») était un slogan de campagne du Président sortant.
  • [5]
    Contrairement à ce qui était prévu, les postes ont été distribués de manière très inéquitable, le premier gouvernement nommé par M. Kibaki comprenant 17 ministres de la NAK et seulement 8 du LDP.
  • [6]
    L. Maina, F. Waswa et S. Waiyego, « Pitfalls in constitution-making in Kenya : experiences from Bomas and the 2005 national referendum », in H. Charton et C. Médard (dir.), Annuaire de l’Afrique orientale 2005, op. cit., p. 123.
  • [7]
    « New bill to tame political parties », Sunday Nation, 3 décembre 2006, p. 7. Odinga avait changé sept fois d’affiliation partisane et Kibaki cinq fois. Voir « Masters of defection : Raila and Kibaki lead », The Standard, 13 septembre 2006, p. 1-2.
  • [8]
    Il n’existe pas de loi spécifique sur la formation, la gestion et le financement des partis. La loi votée à ce sujet en 2007 n’a pas été signée par Kibaki avant la dissolution du Parlement.
  • [9]
    Les partis politiques en Afrique semblent attirer aujourd’hui plus d’intérêt. Voir G. Erdmann, « Party research : Western European bias and the “African labyrinth” », Democratization, vol. 11, n° 3, 2004, p. 63-87 ; M. Gazibo, « Pour une réhabilitation de l’analyse des partis en Afrique », Politique africaine, n° 104, décembre 2006, p. 8 ; G. Erdmann et M. Basedau, Problems of Categorizing and Explaining Party Systems in Africa, Giga Working Papers, n° 40, 2007 ; M. Basedau, G. Erdmann et A. Mehler, Votes, Money and Violence. Political Parties and Elections in Sub-Saharan Africa, Uppsala, Nordiska Afrika Institutet, Scottsville, KwaZulu-Natal Press, 2007.
  • [10]
    www.eck.or.ke/downloads/politicalparties.pdf. En réalité, près de 300 formations politiques sont reconnues auprès de l’Attorney General, mais seulement la moitié sont enregistrées à l’ECK.
  • [11]
    P. Wanyande, « The politics of alliance building in Kenya : the search for opposition unity », in W. O. Oyugi, P. Wanyande et C. O. Mbai (dir.), The Politics of Transition in Kenya. From Kanu to Narc, Nairobi, Heinrich Böll Foundation, 2003, p. 148. Le cas de la Kenya Democratic Alliance (Kenda) est significatif : cette formation, créée par Kamlesh Pattni, un homme d’affaires impliqué dans le scandale Goldenberg, lui a permis de se refaire un nom.
  • [12]
    La Kanu fait cependant exception et jouit d’une assise nationale.
  • [13]
    Le Kenya compte 42 ethnies, lesquelles sont parfois concentrées dans certaines régions : les Kikuyu dans la Province centrale, les Luo dans le Nyanza, les Luhya dans le Western.
  • [14]
    Le PNU, l’ODM et l’ODM-K avaient choisi d’organiser des primaires pour la désignation de leurs candidats aux élections locales et parlementaires. Celles-ci se sont déroulées de façon très désorganisée car si, en théorie, seuls les adhérents des partis devaient se prononcer, une carte d’identité et une carte d’électeur suffisaient à participer, tant et si bien que, par exemple, un partisan du PNU pouvait prendre part aux primaires de l’ODM et vice-versa.
  • [15]
    Le cas de la Kenda est encore intéressant ici car, n’ayant pas de candidat à la présidence, la formation a enregistré un nombre considérable d’aspirants parlementaires, ayant bénéficié du ralliement de nombreux postulants écartés lors des primaires des principaux partis.
  • [16]
    D. Anderson, « Le déclin et la chute de la Kanu. La recomposition des partis politiques dans la succession de Moi (Kenya) », Politique africaine, n° 90, juin 2003, p. 37-55.
  • [17]
    La Kanu s’est ralliée au PNU pour soutenir la candidature de Kibaki à la présidentielle, mais a pu maintenir ses propres candidats pour les scrutins parlementaire et locaux.
  • [18]
    K. Kanyinga, « Limitations of political liberalization : parties and electoral politics in Kenya, 1992-2002 », in W. O. Oyugi, P. Wanyande et C. Odhiambo Mbai (dir.), The Politics of Transition…, op. cit., p. 96-127.
  • [19]
    Moi soutenait Kibaki, la Kanu n’ayant pas de candidat à la présidentielle. Mais il souhaitait que son parti présente ses propres candidats aux parlementaires, et non pas sous la bannière du PNU.
  • [20]
    M. Kagwanja, Killing the Vote. State Sponsored Violence and Flawed Elections in Kenya, Nairobi, Kenya Human Rights Commission, 1998.
  • [21]
    P. Mutahi, « Political violence in the elections », in H. Maupeu, M. Katumanga et W. Mitullah (dir.), The Moi Succession. Elections 2002, Nairobi, Transafrica Press, 2005, p. 69-95.
  • [22]
    S. Brown, « Theorising Kenya’s protracted transition to democracy », Journal of Contemporary African Studies, vol. 22, n° 3, 2004, p. 332-333.
  • [23]
    P. O. Asingo, « The political economy of transition in Kenya », in W. O. Oyugi, P. Wanyande et C. O. Mbai (dir.), The politics of Transition…, op. cit., p. 39.
  • [24]
    « Why decades-old conflict is unlikely to end soon », Daily Nation, 5 décembre 2007, p. 32.
  • [25]
    Sous la colonisation, des Kikuyu, chassés de la Province centrale par les colons britanniques, s’étaient installés dans la Rift Valley et, à l’indépendance, profitant de leur domination politique et économique, des milliers d’entre eux s’étaient encore établis dans cette région.
  • [26]
    Diverses milices privées se sont développées dans les années 1990, afin d’assurer la sécurité dans certains quartiers où les pouvoirs de l’État sont défaillants en la matière. Ces gangs font payer les habitants des bidonvilles pour leur sécurité et pour la fourniture en eau et en électricité. Le cas de Mungiki paraît cependant particulier. Créé comme un groupe religieux soucieux de faire revivre les traditions kikuyu, le mouvement s’est progressivement transformé en milice violente. Mungiki est concentrée dans plusieurs bidonvilles de Nairobi et dans certaines parties des provinces de la Rift Valley et du Centre. Elle contrôle l’industrie des matatu (minibus) dans les zones de peuplement modeste. Voir D. Anderson, « Vigilants, violence and the politics of public order in Kenya », African Affairs, vol. 101, n° 405, 2002, p. 531-555 ; H. Maupeu, « Mungiki et les élections. Les mutations politiques d’un prophétisme kikuyu (Kenya) », Politique africaine, n° 87, octobre 2002, p. 117-137 ; P. Kagwanja, « Facing Mont Kenya or facing Mecca ? The Mungiki, ethnic violence and the politics of the Moi succession in Kenya, 1987-2002 », African Affairs, vol. 102, n° 406, 2003, p. 25-49.
  • [27]
    Mungiki est une secte qui obéit à de nombreux codes et rituels. Après avoir prêté serment, si un membre de la secte quitte le groupe, il est considéré comme un traître. De nombreux membres du groupe ayant cherché à le quitter ont ainsi été assassinés.
  • [28]
    Maina Njenga voulait d’ailleurs présenter des candidats Mungiki aux élections, ce qui constituait une menace pour M. Kibaki, qui avait au contraire besoin de contrôler sa base kikuyu.
  • [29]
  • [30]
    Jimbo (majimbo au pluriel) est un mot swahili qui signifie « région ».
  • [31]
    En 1964, Kenyatta amenda la Constitution pour établir une république très centralisée, dont il devint président. Voir D. M. Anderson, « “Yours in the struggle for Majimbo”. Nationalism and the party politics of decolonization in Kenya, 1955-1964 », Journal of Contemporary History, vol. 40, n° 3, 2005, p. 547-564.
  • [32]
    A. Morton, Moi : The Making of an African Statesman, Londres, M. O’Mara Books, 1998, p. 108.
  • [33]
    Affirmant que la Rift Valley était un territoire maasai et kalenjin, ils encouragèrent leurs supporters à expulser les membres des autres ethnies, soupçonnés de voter pour l’opposition. Ces violences auraient coûté la vie à près de 1 500 personnes et déplacé au moins 300 000 autres. Voir C. Médard, « Dispositifs électoraux et violences ethniques : réflexions sur quelques stratégies territoriales du régime kényan », Politique africaine, n° 70, septembre 1998, p. 32-39 ; J. M. Klopp, « Can moral ethnicity trump political tribalism ? The struggle for land and nation in Kenya », African Studies, vol. 61, n° 2, 2002, p. 269-294.
  • [34]
    Daily Nation, 30 octobre 2007.
  • [35]
    Après avoir refusé l’offre des Britanniques de diriger le Kenya tant que Jomo Kenyatta ne serait pas libéré, Oginga Odinga lui laissa prendre la tête du pays.
  • [36]
    E. S. A. Odhiambo, « Hegemonic enterprises and instrumentalities of survival : ethnicity and democracy in Kenya », in B. Berman, D. Eyoh et W. Kymlicka (dir.), Ethnicity and Democracy in Africa, Oxford, James Currey, 2004, p. 167-182 ; A. Oloo, « The Raila factor in Luoland », in H. Maupeu, M. Katumanga et W. Mitullah (dir.), The Moi Succession…, op. cit., p. 159-196. De nombreux Luo estiment avoir été marginalisés sous Kenyatta et Moi et en trouvent la preuve dans la marginalisation ou l’assassinat des grandes figures politiques luo Oginga Odinga, Tom Mboya et Robert Ouko.
  • [37]
    Pour Odinga, l’alliance Kibaki-Moi-Kenyatta visait à garantir cette suprématie et Kenyatta aurait accepté de soutenir Kibaki en 2007 en échange de son soutien pour le scrutin de 2012.
  • [38]
    Économiste, formé à l’université de Makerere, puis à la London School of Economics, Kibaki est un vétéran de la vie politique : élu dès 1963, il a été vice-président de Moi, avant de devenir une figure de l’opposition dans les années 1990 et de fonder le Democratic Party.
  • [39]
    « Kazi iendelee » (« que le travail continue ») était un slogan du PNU.
  • [40]
    D’après un accord de principe conclu en 1997, l’opposition devait proposer des noms pour la moitié des membres de la commission. Mais cet accord n’a jamais fait l’objet d’une loi et rien n’obligeait donc le Président à le respecter.
  • [41]
    Sunday Nation, 14 octobre 2007. En raison de son accident de voiture en décembre 2002 et de son âge (il avait 71 ans lors de son élection), la santé de Kibaki a été un problème dès son arrivée à la présidence.
  • [42]
    Daily Nation, 13 décembre 2007.
  • [43]
    « ODM-K launches campaign », Daily Nation, 15 octobre 2007.
  • [44]
    Ces demandes concernent en particulier la lenteur dans la délivrance de certains papiers d’identité, le harcèlement dont certains musulmans se disent victimes de la part des autorités dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ou leur marginalisation en termes d’éducation et d’emploi.
  • [45]
    En octobre, Kibaki a par exemple désigné une équipe pour réfléchir aux questions soulevées par les musulmans (discrimination, harcèlement) et il a aussi annoncé la mise en place d’un bureau pour la délivrance de passeports aux musulmans, afin de faciliter les démarches des pèlerins se rendant à La Mecque.
  • [46]
    Sur les rapports entre les Églises et la politique, H. Maupeu, « The churches and the polls », in M. Rutten, A. Mazrui et F. Grignon (dir.), Out of the Count : the 1997 General Elections and Prospects of Democracy in Kenya, Kampala, Fountain Publishers, 2001, p. 50-71 ; H. Maupeu, « Religion and the elections », in H. Maupeu, M. Katumanga et W. Mitullah (dir.), The Moi Succession…, op. cit., p. 33-68.
  • [47]
    « Maisha Bora » (« une vie meilleure ») était le slogan de l’ODM.
  • [48]
    Dans les grandes villes du pays, les violences se sont aussi manifestées par le pillage de boutiques et de grands magasins.

1À l’issue de la campagne, le scrutin s’est déroulé de manière pacifique en comparaison avec la période postélections. Avant le vote, la compétition s’annonçait pourtant tendue entre deux principales formations politiques, le Party of National Unity (PNU) de Mwai Kibaki et l’Orange Democratic Movement (ODM) de Raila Odinga. De plus, le scrutin 2007 constituait un test pour Kibaki qui, malgré un certain nombre de succès en matière socio-économique – retour de la croissance (6 % en 2006), réussite du programme d’éducation primaire gratuite –, se trouvait affaibli par une gestion hasardeuse de son cabinet et par ses difficultés à tenir plusieurs engagements de campagne. Le nombre impressionnant de remaniements ministériels et l’entrée dans le gouvernement de membres de l’opposition ont en particulier soulevé la controverse [1]. Mais surtout, alors que Mwai Kibaki s’était fait élire en s’engageant à lutter contre la corruption, plusieurs de ses ministres ont été mis en cause dans des « affaires » [2]. Enfin, alors que la promesse d’une nouvelle constitution avait été l’un des principaux arguments de campagne de Kibaki, le gouvernement a été affaibli par le rejet de son projet lors du référendum du 21 novembre 2005 [3]. Cet échec a conduit à des changements politiques importants et à des réalignements partisans qui ont pesé sur le déroulement de la campagne électorale de 2007. En outre, le scrutin n’opposait pas seulement deux hommes, mais bien deux visions de l’avenir du pays, Mwai Kibaki promettant la poursuite de ses politiques autour de son slogan « Kibaki tena[4] » et Raila Odinga affirmant qu’il conduirait le pays vers une « troisième libération », pour le guérir de la corruption et du tribalisme. On s’interrogera donc ici sur le contexte et la tenue de la campagne, afin de mieux comprendre pourquoi la fraude électorale a provoqué une réaction violente.

La complexité du jeu des partis

2Les trois principales formations en compétition en 2007 ont vu le jour après le référendum de 2005, témoignant du caractère assez opportuniste des groupements partisans qui, tout en apparaissant comme des entreprises personnelles ou ethnorégionales, se coalisent dans la recherche de l’accès au pouvoir national ou se chargent ethniquement, mais aussi politiquement, selon les zones. Parallèlement, le seul groupement d’ancrage national, la Kenya African National Union (Kanu), l’ex-parti unique, est apparu affaibli tout au long de la campagne.

La confusion partisane

3Pour les élections de 2002, Mwai Kibaki s’était appuyé sur un front anti-Kanu, la National Rainbow Coalition (Narc), qui rassemblait la National Alliance of Kenya (NAK), elle-même une coalition de quatorze partis comprenant le Democratic Party (DP), alors dirigé par Mwai Kibaki, et la Rainbow Alliance de Raila Odinga (ensuite Liberal Democratic Party, LDP). Très rapidement après sa victoire en 2002, la Narc s’est divisée. Frustrés par le non-respect par Kibaki des accords passés [5], la plupart des députés du LDP, autour d’Odinga, se sont rapprochés de la Kanu, devenue le principal parti d’opposition. C’est ainsi qu’est né le « Mouvement Orange », pour lutter contre la nouvelle Constitution proposée par Kibaki. Le rejet du projet de Constitution par les citoyens lors du référendum de novembre 2005 a fini de briser la Narc, Kibaki ayant renvoyé les ministres qui avaient appelé à rejeter le texte. Le Président ne s’appuyait alors plus que sur une coalition restreinte et il a perdu une grande partie de son soutien populaire [6]. La Narc a aussi été affectée par le départ d’un nombre important de ses députés vers d’autres formations créées plus tard, telles que la Narc -K ou l’ODM. D’ailleurs, au total, environ les trois quarts des 222 députés du neuvième Parlement ont changé de parti politique entre 2002 et fin 2006 [7]. En outre, jusqu’à ce que Kibaki annonce, en octobre 2007, qu’il se présenterait sous l’étiquette d’une nouvelle coalition, le Party of National Unity (PNU), trois partis (le DP, la Narc et l’une des scissions de ce dernier groupe, la Narc -Kenya) se le disputaient comme leader. Au-delà de ses dimensions institutionnelles [8], cette forte mobilité amène à s’interroger sur la signification et la fonction des formations politiques dans un pays qui a vécu depuis l’indépendance sous un parti unique de fait – et de droit, entre 1982 et 1992.

4Les partis politiques africains ont longtemps été un objet d’étude assez négligé, et l’ouverture au multipartisme des années 1990, qui a suscité une multitude de formations éphémères n’a guère amélioré la situation [9]. Le Kenya ne fait pas exception et en novembre 2007, lorsque la commission électorale a rendu publique la liste finale des candidats aux élections locales et parlementaires, 134 formations étaient enregistrées [10]. Pourtant, seuls quelques partis dominent la scène politique, ceux-ci changeant de nom au gré des scrutins, mais réunissant plus ou moins les mêmes membres, le plus souvent engagés de longue date en politique. En outre, les formations partisanes ne traduisent pas de différences idéologiques et sont avant tout des machines électorales d’individus qui les instrumentalisent au gré de leurs intérêts [11].

5En outre, parce que les origines ethno-régionales et le clientélisme sont des aspects centraux dans la vie politique kényane, les partis sont très souvent ancrés dans la région de leur leader principal et n’ont que rarement un caractère véritablement national, à moins de constituer des coalitions d’hommes politiques d’origine différente, ce qui explique aussi leur fragilité [12]. Par exemple, le DP, créé en décembre 1991 par M. Kibaki, domine la Province centrale, à peuplement kikuyu, alors que le Ford-Kenya est associé à l’Ouest et à Musikari Kombo. De même, l’Orange Democratic Movement-Kenya (ODM-K) du candidat à la présidence Kalonzo Musyoka, d’ethnie kamba, jouit d’une audience limitée à l’Ukambani.

6Compte tenu de la grande dispersion ethnique du pays [13], pour s’imposer électoralement, les hommes politiques doivent bien sûr mobiliser des électeurs hors de leur bloc ethnique. Les aspirants à la présidence se sont donc très tôt affairés à mobiliser des alliés à travers le pays, pour tenter de jouer la multi-ethnicité. Par exemple, M. Kibaki s’appuyait sur Daniel Moi et Kipruto Kirwa (tous deux Kalenjin) dans la Rift Valley, sur Chirau Ali Mwakwere (Mijikenda) sur la Côte, sur Musikari Kombo (Luhya) dans l’Ouest, sur Simeon Nyachae (Gusii) dans la région de Kisii. R. Odinga bénéficiait pour sa part de la popularité de Musalia Mudavadi (Luhya) dans l’Ouest, de Najib Balala (Arabe) sur la Côte, de Joseph Nyaga (Mbeere) dans le Centre et l’Est, de W. Ruto (Kalenjin) dans la Rift Valley et de Fred Gumo (Luhya) et Reuben Ndolo (Luo) à Nairobi.

7Malgré tout, la faiblesse institutionnelle des partis politiques s’est manifestée au moment des primaires pour la désignation des candidats aux sièges parlementaires et locaux [14]. Ces nominations se sont déroulées de façon chaotique et parfois violente, et de nombreux postulants écartés des grandes formations ont maintenu leur candidature en rejoignant des partis moins connus [15].

L’impossible redressement de la Kanu ?

8La Kanu, le parti le plus ancien du pays, hégémonique sous Kenyatta et Moi, ne s’est jamais relevée de sa déroute de 2002 [16]. Officiellement à la tête de l’opposition depuis, la formation a vu la quasi-totalité de sa direction rallier l’ODM, à l’exception du fils de Jomo Kenyatta, Uhuru. En 2007, son affaiblissement s’est confirmé car, pour la première fois de son histoire, le parti était absent du scrutin présidentiel et n’a pas présenté de candidat dans toutes les circonscriptions pour les élections parlementaires [17]. L’affaiblissement de la Kanu était apparu dès les élections parlementaires de 1997, où elle n’avait conservé la majorité que de quatre sièges [18]. Puis, peu avant le scrutin de décembre 2002, l’alliance avec Odinga, décidée par Moi, avait déchiré le parti, certains responsables qui y étaient hostiles dénonçant l’absence de démocratie interne. Lorsque Moi a choisi unilatéralement Uhuru Kenyatta comme successeur à l’approche de l’élection 2002, il a encore suscité des critiques et des défections. Les difficultés actuelles de la Kanu doivent sans doute beaucoup à Kenyatta, politicien inexpérimenté et très critiqué au sein du parti. En janvier 2005, après l’élection de ce dernier à la tête de la formation, Nicholas Biwott, figure historique de la Kanu, avait créé un groupe dissident avant de réintégrer le parti.

9Uhuru Kenyatta se trouve donc aujourd’hui à la tête d’une Kanu divisée et désertée par nombre de ses anciens membres. Une faction s’est ainsi identifiée au gouvernement Kibaki, autour de Njenga Karume et des députés de Kiambu, alors que la majorité des députés Kanu de la Rift Valley se sont associés à l’ODM à partir de la fin 2005, autour de W. Ruto. Ce dernier souhaitait en 2007 entrer dans une coalition, tandis que Moi estimait que la Kanu pouvait aller seule aux élections parlementaires. La lutte entre les deux hommes portait non seulement sur la direction de la formation, mais aussi sur le leadership de la communauté kalenjin de la Rift Valley, la région qui comporte le plus grand nombre d’électeurs (presque trois millions et demi). Tout au long de sa présidence, Moi avait largement contrôlé le vote kalenjin, et en 2007, il avait cherché à le rallier à Kibaki [19]. En 2002, beaucoup de Kalenjin l’avaient suivi en votant pour Kenyatta, puis, en 2005, contre le projet de Constitution. Mais la popularité de Moi s’est effritée et se limite aujourd’hui à l’élite politique et économique de la Rift Valley, ainsi qu’à sa communauté tugen, un sous-groupe kalenjin – Ruto jouit pour sa part du soutien des jeunes et des pauvres, ainsi que des sous-groupes kipsigi et nandi. Par ailleurs, Kibaki est peu populaire chez les Kalenjin, qui ne lui ont pas pardonné d’avoir renvoyé beaucoup de membres de leur communauté des postes de responsabilité qu’ils avaient acquis sous Moi. L’alliance entre Moi et Kibaki en 2007 a ainsi donné lieu à une situation équivoque, puisque Kenyatta, adversaire de Kibaki en 2002, a fait campagne pour lui en 2007 !

Les mutations de la violence préélectorale

10Devenues récurrentes après l’ouverture au multipartisme, les violences préélectorales constituaient un outil utilisé par l’État pour affirmer sa domination sur la société kényane [20]. Qualifiés d’affrontements ethniques, de luttes foncières, de vols de bétail, de différends frontaliers ou de banditisme, ces actes, qui se jouaient dans une trame locale de conflits profonds, avaient aussi pour ambition masquée de terroriser les populations soupçonnées de soutenir l’opposition, afin de les empêcher de voter. Malgré tout, l’élection de 2002 avait démontré l’échec de la violence d’État [21], puisqu’elle n’avait pu empêcher la victoire de la Narc sur la Kanu ; plusieurs responsables des violences de 1992 et 1997 avaient d’ailleurs rejoint la coalition d’opposition, affaiblissant la capacité de la Kanu à mobiliser des milices [22]. En outre, en 2002, les deux principaux candidats étaient kikuyu : il était donc impossible, pour les Kikuyu comme pour les autres Kenyans, de se déterminer par rapport à la question ethnique [23].

11En 2007, la situation était bien différente, les candidats les plus sérieux étant issus d’ethnies différentes, a fortiori considérées comme politiquement antagonistes. Il y avait donc lieu de craindre que la thématique identitaire soit manipulée à des fins politiques… D’ailleurs, s’il est difficile d’affirmer que les violences préélectorales préfiguraient ce qui s’est passé après l’annonce des résultats, la réaction des perdants pouvait susciter des inquiétudes, en raison du caractère très serré de la compétition. En réalité, ces affrontements préélectoraux ont résulté pour l’essentiel de problèmes anciens. Un cas rural, celui du district de Molo, et un cas urbain, celui de Mungiki, seront ici discutés.

12Le district de Molo avait été un épicentre des violences en 1992 ; pendant la campagne de 2007, ces violences ont surtout touché la zone de Kuresoi, où des centaines de maisons ont été brûlées et plusieurs dizaines de personnes tuées entre octobre et décembre [24]. La région connaît un problème foncier ancien, lié à l’implantation, à l’époque coloniale, de « squatters » originaires de la Province centrale [25] : dans un contexte où des milliers de Kalenjin ont été chassés par le gouvernement Kibaki de la forêt du Mau – située dans le district de Molo – où ils s’étaient installés illégalement, les Kalenjin estiment que les terres de la zone leur reviennent de droit. Le Kenya est une société agraire, où l’accès à la terre constitue une question fondamentale, utilisée par certains membres de l’élite à des fins politiques, en recourant à la peur. Par exemple, chez les Kikuyu, la crainte repose sur l’idée que s’ils perdent la présidence, ils perdront aussi la terre. Or, dans la région de Molo, les Kikuyu sont considérés par les Kalenjin comme les détenteurs illégitimes de la terre et, dans un tel contexte, la lutte foncière se transforme aisément en conflit macropolitique. Des leaders kalenjin auraient ainsi joué sur ce ressentiment, incitant les populations rurales pauvres de leur communauté à expulser leurs voisins kikuyu, leur promettant les terres abandonnées. Décrites comme une réponse à des vols de bétail, ces violences visaient en réalité à éloigner les Kikuyu, mais aussi les Kisii, considérés comme favorables au président Kibaki – un Kikuyu – et au PNU, afin de les empêcher de prendre part au vote. Les autorités se sont vues reprocher leur passivité face aux troubles graves survenus dans le district de Molo comme dans le Mont Elgon – dans ces régions, éloignées des principaux centres de pouvoir, les violences concernaient avant tout des acteurs locaux et ne menaçaient pas l’appareil gouvernemental, au contraire des troubles ont touché la capitale et qui ont été violemment réprimés.

13En mars 2002, après les affrontements qui avaient opposé à Nairobi deux milices, le mouvement kikuyu Mungiki et les Talibans (une milice luo), ces groupes avaient été interdits par l’administration Kibaki [26]. Malgré cette interdiction, les membres de Mungiki avaient soutenu la candidature d’Uhuru Kenyatta en décembre 2002. Après l’échec de ce dernier, les membres de la secte, en majorité des jeunes sans emploi, se sont sentis abandonnés par l’élite kikuyu. Reconvertie en milice contrôlant certains quartiers délaissés par les autorités, la secte s’est spécialisée dans les activités économiques clandestines et les règlements de compte [27], échappant progressivement au contrôle des politiques. Parce qu’elle est très bien implantée dans la capitale et qu’elle a pénétré la société, voire l’État, Mungiki représentait un enjeu pour le pouvoir. C’est pourquoi le régime Kibaki, à partir de juin 2006, s’est lancé dans une véritable guerre contre la secte, donnant lieu à des affrontements entre Mungiki et forces de l’ordre dans le bidonville de Mathare et dans certaines zones rurales de la Province centrale. En outre, après l’arrestation de son ancien leader, Maina Njenga, en février 2007, puis sa condamnation à cinq années d’emprisonnement en mai, le groupe a multiplié les violences extrêmes, auxquelles les forces de l’ordre ont répondu très brutalement [28]. Dans cette lutte, menée en grande partie en dehors de toute légalité, des centaines de membres supposés de Mungiki ont été tués sans merci. D’après la Kenya National Commission of Human Rights (KNCHR), plus de 500 jeunes hommes, majoritairement kikuyu, auraient été tués par la police entre juin et octobre 2007, leurs corps déposés auprès de diverses morgues du pays ou abandonnés dans la nature [29]. Le groupe jouirait toujours du soutien de certains hommes politiques influents et des ministres kikuyu du président Kibaki, tels John Michuki (Sécurité intérieure), Maina Kamanda (Sports) ou Njenga Karume (Défense), sont soupçonnés de liens avec la secte.

Une campagne alimentée par des débats explosifs

14La campagne a été structurée par plusieurs thématiques très sensibles et les promesses faites ont suscité d’énormes attentes, en particulier chez les catégories les plus défavorisées du pays : les pauvres et les jeunes. Alors que le thème du majimbo[30] a cristallisé la compétition entre les deux principaux partis, celle-ci a également opposé deux hommes aux images et aux personnalités antinomiques.

Le retour de la controverse sur le majimbo

15Promettant tous la poursuite de la « croissance » et la « réduction de la pauvreté », les candidats à la présidentielle se sont opposés sur la question du régionalisme, connue sous le terme de majimbo. Cette question avait été au cœur du débat constitutionnel du début des années 1960 et, à l’indépendance, le Kenya avait adopté un système fédéral dans lequel chaque province possédait son propre gouvernement. L’expérience avait échoué en raison de l’incapacité de certaines régions à s’autogérer et de la farouche opposition de Jomo Kenyatta, devenu Premier ministre en 1963 [31]. Ainsi, sous l’autorité de la Kanu, le principe régionaliste avait été abandonné au profit d’un projet centralisateur. Dans les années 1990, le terme est réapparu sous un sens particulier, en lien avec les violences à connotation ethnique de la Rift Valley, du Nyanza et de la région côtière. Le régime Kenyatta ayant favorisé les Kikuyu et les groupes connexes – Embu et Meru –, la grande majorité des richesses du pays appartenait à cette nouvelle élite, regroupée au sein de la Gikuyu Embu Meru Association (Gema). Ainsi, sous le régime Moi et pour « protéger l’intégrité des petites tribus qui risquaient d’être étouffées par d’autres plus importantes, telles que les Kikuyu » [32], certains hommes forts de la Kanu comme N. Biwott, William Ole Ntimama ou Kipkalya Kones invoquèrent le majimbo et formèrent une coalition dénommée Kamatusa (KAlenjin, MAasaï, TUrkana et SAmburu) visant à regrouper ces différentes communautés. Cherchant à recomposer leur pouvoir dans un contexte de demandes croissantes pour une ouverture au multipartisme, ils défendirent le concept pour promouvoir un système fédéral basé sur l’ethnie, impliquant l’expulsion des groupes non « indigènes », en particulier les Kikuyu, mais aussi les Luo et les Luhya, vers leurs terres d’origine [33].

16Si l’idée du majimbo a été invoquée par l’ODM comme une forme de gouvernement régionalisé qui bénéficierait aux provinces les plus pauvres, sa réactivation n’était pas sans danger en raison de la polysémie du terme, qui touche à la question de l’autochtonie. C’est d’ailleurs à cause de son potentiel conflictuel que le PNU de M. Kibaki s’est déclaré opposé à l’idée en 2007. Le thème du régionalisme était réapparu lors des discussions constitutionnelles dès la fin des années 1990, comme une réponse au modèle de gouvernement centralisé. L’idée de « dévolution » avait alors été l’un des thèmes les plus discutés, avec le sentiment qu’il permettrait la promotion des intérêts des minorités et des groupes marginalisés et un partage plus équitable des ressources, dans une société aux inégalités criantes. Après l’échec de la révision constitutionnelle, certains candidats, à commencer par Raila Odinga, ont repris l’idée de décentralisation et proposé l’introduction du majimbo pour garantir un partage plus équilibré du pouvoir entre le centre et la périphérie et une meilleure distribution des ressources. Du point de vue politique, l’idée était bonne, le thème comme ses sous-entendus ethnocommunautaires étant très populaires dans certaines régions, comme la Côte, qui compte un électorat non négligeable (1,1 million de votants). Dans la Province centrale, peuplée majoritairement de Kikuyu et déjà acquise à Kibaki, l’idée était au contraire impopulaire, en raison du souvenir des actes violents qui avaient visé les Kikuyu au nom de ce principe en 1992 et 1997. Pour Odinga, il s’agissait donc d’unir autour de lui, contre la région kikuyu, toutes les régions du pays [34].

17Cette résurgence de la question révèle une tension profonde entre la région et la nation et mis en lumière des défis beaucoup plus profonds, reflétant les limites du modèle de gouvernement que le Kenya a conservé depuis l’indépendance, caractérisé par une toute-puissance du Président et l’absence d’un véritable partage du pouvoir. Le thème du majimbo a rappelé les problèmes de l’allocation inégalitaire des ressources entre les diverses régions, de l’efficacité et de la transparence des politiques en matière de développement, ainsi que de la participation des citoyens. La promotion du principe par Odinga participait aussi de son discours sur la nécessité d’une rupture, en opposition à la continuité promise par Kibaki.

Deux hommes, deux images

18La compétition entre les deux favoris, Odinga et Kibaki, symbolisait la lutte politique entre Luo et Kikuyu, qui a alimenté l’imaginaire politique kényan depuis l’indépendance. L’éventuelle victoire de Raila Odinga aurait constitué une revanche de l’histoire [35], et son accession à la présidence aurait représenté une victoire face aux Kikuyu, accusés d’avoir « accaparé » le pouvoir [36]. D’ailleurs, ayant renoncé à se présenter pour soutenir M. Kibaki en 2002, le leader luo tenait en 2007 sa meilleure chance d’accéder à la présidence. Il a cherché à se donner une image nationale, se décrivant comme « le candidat du peuple » contre les dynasties Kenyatta et Moi [37] et promettant une « troisième libération » après l’indépendance et la transition politique de 2002, pour guérir le pays de la corruption et du tribalisme. Grâce à ses thèmes de campagne, R. Odinga était très populaire parmi les jeunes de toutes ethnies, fortement touchés par le chômage dans un système marqué par les inégalités. En comparaison, Kibaki est apparu comme le candidat de la classe des affaires [38], se basant sur son bilan économique pour promettre « que le travail continue [39] ».

19Plus que le facteur ethnique, c’est donc l’opposition entre deux conceptions du pouvoir qui a structuré la campagne, ce qui explique pourquoi l’échec du « candidat du peuple » a, dans les villes, suscité une telle flambée de violence dans les quartiers défavorisés, où les jeunes et les pauvres, qui n’ont guère bénéficié de la croissance et des effets des politiques gouvernementales, avaient placé beaucoup d’espoir dans l’éventualité d’un changement de pouvoir.

20Malgré un certain déséquilibre dans les ressources des candidats (par exemple dans l’accès aux médias publics et dans l’usage des moyens de l’État), tout au long de sa campagne, Odinga a démontré son habileté à utiliser l’image et les formules chocs, confirmant aussi sa capacité à mobiliser les foules et à susciter l’enthousiasme populaire, capacité qu’il avait déjà prouvée en 2002 lorsqu’il avait dirigé la campagne de la NARC et contribué à la victoire de M. Kibaki. Jouant, face à un apparatchik comme Kibaki, de son passé de prisonnier et d’opposant au régime Moi, R. Odinga est apparu comme un maître de la propagande, utilisant le thème du complot et se poser en victime. Au cours de la campagne, il a par exemple affirmé que les difficultés entourant l’enregistrement de l’ODM faisaient partie d’une stratégie de l’exécutif pour affaiblir l’opposition, ou bien encore que le non-renouvellement du mandat du vice-président de la commission électorale visait à truquer les élections. D’ailleurs, la composition de cette commission a soulevé la controverse tout au long de la campagne, puisque tous les membres de l’institution qui a contrôlé le scrutin 2007 ont été nommés ou reconduits dans leurs fonctions par Mwai Kibaki [40]. Les candidats à la présidentielle ont d’ailleurs joué sur les symboles : ainsi, à Mombasa, Kibaki s’est déplacé à pied dans les rues pour prouver qu’il avait l’énergie pour un second mandat [41]. De son côté, l’outsider K. Musyoka a utilisé son image de « Monsieur Propre », rendant publique sa fortune personnelle, pour affirmer son engagement à la transparence financière et à la lutte contre la corruption [42]. Se basant sur la forte religiosité de la société kényane, il s’est aussi servi de sa réputation de piété et de sa qualité de chrétien born again, employant les termes de « miracle » ou de « prophétie » lors du lancement de sa campagne à Uhuru Park en octobre 2007, estimant qu’il créerait la surprise en remportant la présidentielle contre les deux favoris [43]. Les politiciens jouent donc aussi sur des valeurs (la foi, la santé, l’honnêteté) et pas uniquement sur les réseaux ou sur l’ethnie.

21La religion a d’ailleurs été présente tout au long de la campagne électorale, en particulier après la publication d’un accord entre R. Odinga et un groupe de leaders musulmans, dans lequel le premier s’engageait à répondre à des critiques régulièrement formulées par les seconds [44], en échange de quoi ces leaders religieux ont promis à R. Odinga de lui apporter leur soutien. S’il a suscité la critique de certains responsables chrétiens, cet accord a permis à Odinga de s’allier à l’influente minorité musulmane, envers laquelle Kibaki a lui aussi multiplié les gestes [45]. Il est d’ailleurs assez surprenant que les représentants de l’islam aient autant occupé l’espace médiatique, alors que les Églises chrétiennes sont toujours apparues comme la structure religieuse la plus influente dans l’espace public, jouant un rôle fondamental dans le débat politique en 1992 et 1997 [46]. Or, au cours de la campagne 2007, tout comme en 2002, la plupart des leaders chrétiens ont appelé à la neutralité, rappelant simplement aux citoyens l’importance d’aller voter et de garantir des élections libres, justes et pacifiques.

22Si le déchaînement de violence qui a touché le Kenya après l’annonce des résultats controversés de l’élection présidentielle a surpris la majorité des observateurs, il est néanmoins incontestable que tout au long de la campagne, les tensions étaient perceptibles, étant donné l’enjeu et le caractère explosifs de certaines thématiques, telles que le majimbo ou l’accès inégal aux ressources. En promettant un partage du pouvoir et des richesses nationales et en se posant comme le candidat des classes les plus défavorisées, Raila Odinga a suscité d’énormes espoirs chez les jeunes et les plus pauvres, d’autant plus qu’il faisait « jeune » par rapport au « vieux » Kibaki. Les violences qui ont éclaté à partir du 27 décembre 2007 exprimaient avant tout les déceptions de ceux qui avaient voté pour le changement en 2002 et qui n’avaient pas vu leur situation s’améliorer. Ayant exprimé par son vote le désir d’une « vie meilleure [47] », après l’échec de son candidat, une partie de la population a eu recours à la violence non seulement pour exprimer sa colère, mais aussi pour s’approprier les richesses auxquelles elle avait espéré accéder [48].


Date de mise en ligne : 15/11/2012.

https://doi.org/10.3917/polaf.109.0122

Notes

  • [1]
    À deux reprises, en 2004 et en 2005, des opposants, membres du Ford-People et de la Kanu, étaient entrés au gouvernement.
  • [2]
    Les ministres David Mwiraria, Kiraitu Murungi et Chris Murungaru, ainsi que l’assistant personnel de Kibaki, Alfred Getonga, et son vice-président, Moody Awori, ont été cités dans le scandale financier Anglo-Leasing. Le ministre George Saitoti, artisan du programme d’éducation primaire gratuite, a été inquiété dans l’affaire de corruption Goldenberg.
  • [3]
    Le texte a été rejeté à 57 % des suffrages. Sur les origines et le processus de révision, voir W. Mutunga, Constitution-Making from the Middle. Civil Society and Transition Politics in Kenya, 1992-1997, Nairobi, Sareat, 1999 ; et le dossier spécial in H. Charton et C. Médard (dir.), Annuaire de l’Afrique orientale 2005, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 59-128.
  • [4]
    « Kibaki tena » (« De nouveau Kibaki ») était un slogan de campagne du Président sortant.
  • [5]
    Contrairement à ce qui était prévu, les postes ont été distribués de manière très inéquitable, le premier gouvernement nommé par M. Kibaki comprenant 17 ministres de la NAK et seulement 8 du LDP.
  • [6]
    L. Maina, F. Waswa et S. Waiyego, « Pitfalls in constitution-making in Kenya : experiences from Bomas and the 2005 national referendum », in H. Charton et C. Médard (dir.), Annuaire de l’Afrique orientale 2005, op. cit., p. 123.
  • [7]
    « New bill to tame political parties », Sunday Nation, 3 décembre 2006, p. 7. Odinga avait changé sept fois d’affiliation partisane et Kibaki cinq fois. Voir « Masters of defection : Raila and Kibaki lead », The Standard, 13 septembre 2006, p. 1-2.
  • [8]
    Il n’existe pas de loi spécifique sur la formation, la gestion et le financement des partis. La loi votée à ce sujet en 2007 n’a pas été signée par Kibaki avant la dissolution du Parlement.
  • [9]
    Les partis politiques en Afrique semblent attirer aujourd’hui plus d’intérêt. Voir G. Erdmann, « Party research : Western European bias and the “African labyrinth” », Democratization, vol. 11, n° 3, 2004, p. 63-87 ; M. Gazibo, « Pour une réhabilitation de l’analyse des partis en Afrique », Politique africaine, n° 104, décembre 2006, p. 8 ; G. Erdmann et M. Basedau, Problems of Categorizing and Explaining Party Systems in Africa, Giga Working Papers, n° 40, 2007 ; M. Basedau, G. Erdmann et A. Mehler, Votes, Money and Violence. Political Parties and Elections in Sub-Saharan Africa, Uppsala, Nordiska Afrika Institutet, Scottsville, KwaZulu-Natal Press, 2007.
  • [10]
    www.eck.or.ke/downloads/politicalparties.pdf. En réalité, près de 300 formations politiques sont reconnues auprès de l’Attorney General, mais seulement la moitié sont enregistrées à l’ECK.
  • [11]
    P. Wanyande, « The politics of alliance building in Kenya : the search for opposition unity », in W. O. Oyugi, P. Wanyande et C. O. Mbai (dir.), The Politics of Transition in Kenya. From Kanu to Narc, Nairobi, Heinrich Böll Foundation, 2003, p. 148. Le cas de la Kenya Democratic Alliance (Kenda) est significatif : cette formation, créée par Kamlesh Pattni, un homme d’affaires impliqué dans le scandale Goldenberg, lui a permis de se refaire un nom.
  • [12]
    La Kanu fait cependant exception et jouit d’une assise nationale.
  • [13]
    Le Kenya compte 42 ethnies, lesquelles sont parfois concentrées dans certaines régions : les Kikuyu dans la Province centrale, les Luo dans le Nyanza, les Luhya dans le Western.
  • [14]
    Le PNU, l’ODM et l’ODM-K avaient choisi d’organiser des primaires pour la désignation de leurs candidats aux élections locales et parlementaires. Celles-ci se sont déroulées de façon très désorganisée car si, en théorie, seuls les adhérents des partis devaient se prononcer, une carte d’identité et une carte d’électeur suffisaient à participer, tant et si bien que, par exemple, un partisan du PNU pouvait prendre part aux primaires de l’ODM et vice-versa.
  • [15]
    Le cas de la Kenda est encore intéressant ici car, n’ayant pas de candidat à la présidence, la formation a enregistré un nombre considérable d’aspirants parlementaires, ayant bénéficié du ralliement de nombreux postulants écartés lors des primaires des principaux partis.
  • [16]
    D. Anderson, « Le déclin et la chute de la Kanu. La recomposition des partis politiques dans la succession de Moi (Kenya) », Politique africaine, n° 90, juin 2003, p. 37-55.
  • [17]
    La Kanu s’est ralliée au PNU pour soutenir la candidature de Kibaki à la présidentielle, mais a pu maintenir ses propres candidats pour les scrutins parlementaire et locaux.
  • [18]
    K. Kanyinga, « Limitations of political liberalization : parties and electoral politics in Kenya, 1992-2002 », in W. O. Oyugi, P. Wanyande et C. Odhiambo Mbai (dir.), The Politics of Transition…, op. cit., p. 96-127.
  • [19]
    Moi soutenait Kibaki, la Kanu n’ayant pas de candidat à la présidentielle. Mais il souhaitait que son parti présente ses propres candidats aux parlementaires, et non pas sous la bannière du PNU.
  • [20]
    M. Kagwanja, Killing the Vote. State Sponsored Violence and Flawed Elections in Kenya, Nairobi, Kenya Human Rights Commission, 1998.
  • [21]
    P. Mutahi, « Political violence in the elections », in H. Maupeu, M. Katumanga et W. Mitullah (dir.), The Moi Succession. Elections 2002, Nairobi, Transafrica Press, 2005, p. 69-95.
  • [22]
    S. Brown, « Theorising Kenya’s protracted transition to democracy », Journal of Contemporary African Studies, vol. 22, n° 3, 2004, p. 332-333.
  • [23]
    P. O. Asingo, « The political economy of transition in Kenya », in W. O. Oyugi, P. Wanyande et C. O. Mbai (dir.), The politics of Transition…, op. cit., p. 39.
  • [24]
    « Why decades-old conflict is unlikely to end soon », Daily Nation, 5 décembre 2007, p. 32.
  • [25]
    Sous la colonisation, des Kikuyu, chassés de la Province centrale par les colons britanniques, s’étaient installés dans la Rift Valley et, à l’indépendance, profitant de leur domination politique et économique, des milliers d’entre eux s’étaient encore établis dans cette région.
  • [26]
    Diverses milices privées se sont développées dans les années 1990, afin d’assurer la sécurité dans certains quartiers où les pouvoirs de l’État sont défaillants en la matière. Ces gangs font payer les habitants des bidonvilles pour leur sécurité et pour la fourniture en eau et en électricité. Le cas de Mungiki paraît cependant particulier. Créé comme un groupe religieux soucieux de faire revivre les traditions kikuyu, le mouvement s’est progressivement transformé en milice violente. Mungiki est concentrée dans plusieurs bidonvilles de Nairobi et dans certaines parties des provinces de la Rift Valley et du Centre. Elle contrôle l’industrie des matatu (minibus) dans les zones de peuplement modeste. Voir D. Anderson, « Vigilants, violence and the politics of public order in Kenya », African Affairs, vol. 101, n° 405, 2002, p. 531-555 ; H. Maupeu, « Mungiki et les élections. Les mutations politiques d’un prophétisme kikuyu (Kenya) », Politique africaine, n° 87, octobre 2002, p. 117-137 ; P. Kagwanja, « Facing Mont Kenya or facing Mecca ? The Mungiki, ethnic violence and the politics of the Moi succession in Kenya, 1987-2002 », African Affairs, vol. 102, n° 406, 2003, p. 25-49.
  • [27]
    Mungiki est une secte qui obéit à de nombreux codes et rituels. Après avoir prêté serment, si un membre de la secte quitte le groupe, il est considéré comme un traître. De nombreux membres du groupe ayant cherché à le quitter ont ainsi été assassinés.
  • [28]
    Maina Njenga voulait d’ailleurs présenter des candidats Mungiki aux élections, ce qui constituait une menace pour M. Kibaki, qui avait au contraire besoin de contrôler sa base kikuyu.
  • [29]
  • [30]
    Jimbo (majimbo au pluriel) est un mot swahili qui signifie « région ».
  • [31]
    En 1964, Kenyatta amenda la Constitution pour établir une république très centralisée, dont il devint président. Voir D. M. Anderson, « “Yours in the struggle for Majimbo”. Nationalism and the party politics of decolonization in Kenya, 1955-1964 », Journal of Contemporary History, vol. 40, n° 3, 2005, p. 547-564.
  • [32]
    A. Morton, Moi : The Making of an African Statesman, Londres, M. O’Mara Books, 1998, p. 108.
  • [33]
    Affirmant que la Rift Valley était un territoire maasai et kalenjin, ils encouragèrent leurs supporters à expulser les membres des autres ethnies, soupçonnés de voter pour l’opposition. Ces violences auraient coûté la vie à près de 1 500 personnes et déplacé au moins 300 000 autres. Voir C. Médard, « Dispositifs électoraux et violences ethniques : réflexions sur quelques stratégies territoriales du régime kényan », Politique africaine, n° 70, septembre 1998, p. 32-39 ; J. M. Klopp, « Can moral ethnicity trump political tribalism ? The struggle for land and nation in Kenya », African Studies, vol. 61, n° 2, 2002, p. 269-294.
  • [34]
    Daily Nation, 30 octobre 2007.
  • [35]
    Après avoir refusé l’offre des Britanniques de diriger le Kenya tant que Jomo Kenyatta ne serait pas libéré, Oginga Odinga lui laissa prendre la tête du pays.
  • [36]
    E. S. A. Odhiambo, « Hegemonic enterprises and instrumentalities of survival : ethnicity and democracy in Kenya », in B. Berman, D. Eyoh et W. Kymlicka (dir.), Ethnicity and Democracy in Africa, Oxford, James Currey, 2004, p. 167-182 ; A. Oloo, « The Raila factor in Luoland », in H. Maupeu, M. Katumanga et W. Mitullah (dir.), The Moi Succession…, op. cit., p. 159-196. De nombreux Luo estiment avoir été marginalisés sous Kenyatta et Moi et en trouvent la preuve dans la marginalisation ou l’assassinat des grandes figures politiques luo Oginga Odinga, Tom Mboya et Robert Ouko.
  • [37]
    Pour Odinga, l’alliance Kibaki-Moi-Kenyatta visait à garantir cette suprématie et Kenyatta aurait accepté de soutenir Kibaki en 2007 en échange de son soutien pour le scrutin de 2012.
  • [38]
    Économiste, formé à l’université de Makerere, puis à la London School of Economics, Kibaki est un vétéran de la vie politique : élu dès 1963, il a été vice-président de Moi, avant de devenir une figure de l’opposition dans les années 1990 et de fonder le Democratic Party.
  • [39]
    « Kazi iendelee » (« que le travail continue ») était un slogan du PNU.
  • [40]
    D’après un accord de principe conclu en 1997, l’opposition devait proposer des noms pour la moitié des membres de la commission. Mais cet accord n’a jamais fait l’objet d’une loi et rien n’obligeait donc le Président à le respecter.
  • [41]
    Sunday Nation, 14 octobre 2007. En raison de son accident de voiture en décembre 2002 et de son âge (il avait 71 ans lors de son élection), la santé de Kibaki a été un problème dès son arrivée à la présidence.
  • [42]
    Daily Nation, 13 décembre 2007.
  • [43]
    « ODM-K launches campaign », Daily Nation, 15 octobre 2007.
  • [44]
    Ces demandes concernent en particulier la lenteur dans la délivrance de certains papiers d’identité, le harcèlement dont certains musulmans se disent victimes de la part des autorités dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ou leur marginalisation en termes d’éducation et d’emploi.
  • [45]
    En octobre, Kibaki a par exemple désigné une équipe pour réfléchir aux questions soulevées par les musulmans (discrimination, harcèlement) et il a aussi annoncé la mise en place d’un bureau pour la délivrance de passeports aux musulmans, afin de faciliter les démarches des pèlerins se rendant à La Mecque.
  • [46]
    Sur les rapports entre les Églises et la politique, H. Maupeu, « The churches and the polls », in M. Rutten, A. Mazrui et F. Grignon (dir.), Out of the Count : the 1997 General Elections and Prospects of Democracy in Kenya, Kampala, Fountain Publishers, 2001, p. 50-71 ; H. Maupeu, « Religion and the elections », in H. Maupeu, M. Katumanga et W. Mitullah (dir.), The Moi Succession…, op. cit., p. 33-68.
  • [47]
    « Maisha Bora » (« une vie meilleure ») était le slogan de l’ODM.
  • [48]
    Dans les grandes villes du pays, les violences se sont aussi manifestées par le pillage de boutiques et de grands magasins.
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